lire de façon non linéaire
Je me souviens de la première fois où j’ai entendu parler de la lecture non linéaire. C’était un jour d’hiver, dans une petite bibliothèque de quartier. Un homme, assis à une table près de la fenêtre, lisait un livre d’une manière qui m’a semblé étrange. Il ne tournait pas les pages dans l’ordre. Une page ici, une autre là. Il s’arrêtait, revenait en arrière, puis avançait de nouveau. Je l’observais, intrigué. Ce n’était pas ainsi que j’avais appris à lire. Mais cet homme semblait en savoir plus que moi. Peut-être qu’il avait découvert quelque chose que je ne comprenais pas encore. En sortant de la bibliothèque ce jour-là, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette façon de lire. Cela m’a rappelé certaines choses dans ma propre vie. Les événements ne se déroulent jamais vraiment dans un ordre parfait, n’est-ce pas ? On vit un moment, on en oublie un autre, puis quelque chose nous ramène en arrière. On repense à des choses qu’on croyait avoir laissées derrière nous, et parfois on se projette dans l’avenir sans vraiment savoir ce qui nous attend. Tout cela forme un ensemble désordonné, mais c’est ainsi que la vie fonctionne. La lecture non linéaire est un peu comme cela. Elle reflète la manière dont nous vivons et pensons réellement. Contrairement à la lecture traditionnelle — où l’on suit une intrigue bien définie du début à la fin — la lecture non linéaire permet au lecteur de naviguer dans le texte comme bon lui semble. On peut commencer au milieu d’un livre, puis revenir au début pour comprendre ce qu’on a manqué. Ou bien on peut sauter directement à la fin pour voir comment tout se termine avant de plonger dans les détails. Cela me fait penser aux histoires que j’ai entendues dans ma vie. Des histoires racontées par des amis autour d’une table, où chacun ajoute sa propre version des faits, parfois dans le désordre. On commence par l’anecdote la plus marquante, puis on revient en arrière pour expliquer comment tout cela a commencé. C’est une manière plus organique de raconter et de comprendre les choses. Certaines œuvres littéraires se prêtent particulièrement bien à cette approche fragmentée. Prenons par exemple *Marelle* de Julio Cortázar. Ce roman est conçu pour être lu dans n’importe quel ordre : vous pouvez suivre l’ordre traditionnel des chapitres ou sauter d’un chapitre à l’autre selon les indications données par l’auteur ou selon votre propre intuition. Chaque fragment du texte possède une autonomie qui permet au lecteur de reconstruire le récit comme il le souhaite. C’est là que réside un des grands avantages de la lecture non linéaire : elle permet au lecteur d’explorer les thèmes et les idées du texte à son propre rythme et selon ses propres priorités. Vous pouvez choisir de vous concentrer sur certains aspects du récit qui vous parlent davantage, ou bien revenir plusieurs fois sur des passages qui vous intriguent sans être contraint par une progression linéaire imposée. Dans cette approche, chaque fragment devient une sorte de fenêtre ouverte sur l’ensemble du texte. Vous n’avez pas besoin de tout lire pour comprendre l’essentiel ; chaque morceau contient en lui-même une part du tout. Un autre aspect fascinant de la lecture non linéaire est qu’elle transforme chaque expérience de lecture en quelque chose d’unique et personnel. Deux lecteurs peuvent aborder le même livre de manière totalement différente et en retirer des impressions complètement distinctes. Je pense souvent à cela quand je relis des livres que j’ai aimés par le passé. À chaque nouvelle lecture, je découvre quelque chose que je n’avais pas remarqué auparavant — un détail caché entre les lignes, une phrase qui prend soudainement tout son sens après avoir vécu certaines expériences personnelles. La lecture non linéaire amplifie cet effet en permettant au lecteur de revisiter certains passages du texte sous différents angles et à différents moments de sa vie. Ce qui paraissait insignifiant lors d’une première lecture peut soudainement devenir crucial lors d’une relecture ultérieure. Bien sûr, tout cela a aussi ses inconvénients. La liberté offerte par la lecture non linéaire peut parfois être déroutante pour certains lecteurs habitués à suivre une intrigue claire et ordonnée. Il y a un risque réel de se perdre dans le texte, surtout si celui-ci est complexe ou fragmenté.Je me souviens d’un ami qui avait tenté de lire La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski — un roman connu pour sa structure labyrinthique et ses multiples récits imbriqués — et qui avait fini par abandonner après quelques chapitres seulement. "C’est trop compliqué", m’avait-il dit. "Je ne sais jamais où je suis ni ce qui se passe." C’est vrai que ce type d’œuvre demande souvent plus d’effort et d’attention que les récits traditionnels. Mais pour ceux qui sont prêts à relever le défi, la récompense peut être immense : une compréhension plus profonde des thèmes abordés et une expérience littéraire plus riche. Il y a aussi quelque chose d’ironique dans cette idée de liberté offerte par la lecture non linéaire. En tant que lecteur, on a l’impression d’avoir le contrôle — on choisit où aller, quoi lire en premier — mais en réalité, c’est souvent l’auteur qui orchestre tout cela en coulisses. Prenez Marelle encore une fois : bien que Cortázar vous donne la liberté de lire son roman dans n’importe quel ordre, il a soigneusement structuré son texte pour que chaque chapitre résonne différemment selon l’ordre dans lequel vous le lisez. C’est comme si l’auteur jouait avec vous, vous donnant l’illusion du choix tout en contrôlant subtilement votre expérience. C’est peut-être là toute la beauté de la lecture non linéaire : elle crée un dialogue entre l’auteur et le lecteur où chacun a son rôle à jouer dans la construction du sens. En y réfléchissant bien, je me demande si cette manière de lire ne reflète pas aussi notre rapport au temps lui-même. Le temps n’est jamais vraiment linéaire dans nos vies ; il est fait de souvenirs fragmentés, d’anticipations incertaines et de moments présents fugaces. La lecture non linéaire capture cette réalité en nous permettant de naviguer librement entre passé, présent et futur au sein du texte — tout comme nous le faisons constamment dans nos esprits lorsque nous repensons à notre propre vie ou imaginons ce qui pourrait arriver ensuite. Peut-être est-ce pour cela que certaines œuvres littéraires modernes adoptent cette approche : elles cherchent à représenter plus fidèlement notre expérience subjective du temps et des événements. En fin de compte, la lecture non linéaire offre une nouvelle manière d’appréhender le récit littéraire — plus libre, plus personnelle, mais aussi plus exigeante. Elle permet au lecteur d’explorer un texte selon ses propres termes tout en ouvrant des possibilités infinies d’interprétation et de découverte. Mais elle demande aussi une certaine ouverture d’esprit et une volonté d’accepter l’incertitude et le désordre inhérents à ce type de lecture. Comme cet homme que j’avais vu dans cette bibliothèque cet hiver-là — celui qui lisait son livre dans tous les sens — je pense qu’il avait compris quelque chose que je ne comprenais pas encore à l’époque : parfois, ce n’est pas tant l’ordre des mots qui compte, mais ce qu’ils éveillent en nous lorsque nous les rencontrons au bon moment. Et c’est peut-être cela toute la magie de la littérature non linéaire : elle nous permet de trouver notre propre chemin à travers les histoires qu’elle raconte — un chemin unique pour chacun d’entre nous.
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Lectures
ce genre de phrase
Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}
Lectures
Contre l’admiration
Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}
Lectures
Le Chiffon et la Buée
Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}