Parcours d’une idée, la théosophie

New York, 1875. Dans un salon enfumé, encombré de livres et de bibelots orientaux, Helena Petrovna Blavatsky et Henry Steel Olcott posent les bases de ce qui deviendra la Société théosophique. Elle, aventurière russe, grande raconteuse d’histoires, revenue d’Inde et du Tibet avec des récits de maîtres invisibles. Lui, avocat américain, organisateur méthodique et propagandiste efficace. À deux, ils scellent une alliance improbable : la flamboyance d’une visionnaire et la rigueur d’un fonctionnaire.

Leur époque vacille. Les religions traditionnelles perdent leur emprise, le spiritisme fait fureur dans les salons, Darwin bouleverse l’idée d’origine, l’Orient attire les imaginaires fatigués de l’Occident. Dans ce mélange d’incertitude et de curiosité, la promesse de Blavatsky tombe comme une évidence : il existe une sagesse universelle, plus ancienne que les religions, plus profonde que la science, capable de réconcilier toutes les contradictions.

La Théosophie se présente comme un savoir total. Elle promet de relier la physique moderne et les Védas, la kabbale et le bouddhisme, les sciences naturelles et l’occultisme. Pas seulement un système de croyances : une clé pour comprendre l’histoire entière de l’humanité, son origine, son destin, ses cycles. Les continents disparus, les civilisations englouties, les « races-racines » : tout trouve une place dans cette cartographie grandiose, à la fois érudite et fantasmatique.

C’est ce vertige de totalité qui séduit : un récit où rien n’est laissé au hasard, où tout se relie. Une promesse de pouvoir aussi : détenir la connaissance des origines, des fins et des lois secrètes, c’est déjà s’installer dans la position d’une élite éclairée.

Helena Blavatsky est la grande prêtresse de ce système. Dans Isis dévoilée (1877) puis La Doctrine secrète (1888), elle prétend révéler la trame invisible de l’univers. Les textes mêlent citations érudites, fragments d’écritures sacrées, spéculations pseudo-scientifiques et visions personnelles. Tout est agencé comme si une logique profonde liait le passé de l’humanité et son avenir. On y croise des civilisations perdues, des maîtres invisibles, des cycles d’évolution immenses. Blavatsky se présente moins comme une autrice que comme la porte-parole d’une tradition universelle, transmise par des initiés tibétains ou indiens.

Autour d’elle gravitent d’autres figures. Henry Steel Olcott, cofondateur, assure l’assise administrative et politique de la Société, notamment en Inde où il contribue à un renouveau du bouddhisme. Annie Besant, ancienne militante féministe et socialiste, prend la tête du mouvement après la mort de Blavatsky : elle allie ésotérisme et action politique, devenant une voix importante de l’indépendance indienne. Charles Webster Leadbeater, plus controversé, revendique des dons de clairvoyance et de télépathie. C’est lui qui pousse la Société à présenter un jeune Indien, Krishnamurti, comme « l’instructeur du monde » — messie à peine adolescent, destiné à guider l’humanité.

Mais ce qui fixe l’imaginaire, ce sont les grands mythes : les « races-racines », sept humanités successives traversant les âges ; les continents disparus comme la Lémurie et l’Atlantide, préfigurations d’une Hyperborée idéalisée ; les cycles cosmiques où chaque civilisation naît, s’élève, décline et s’efface. Tout y est présenté comme une science, mais une science du caché, du secret.

Ces images sont puissantes parce qu’elles combinent deux forces : la rigueur apparente d’une classification quasi scientifique, et la démesure de récits mythologiques. Elles donnent l’impression qu’un ordre secret gouverne l’histoire et que certains, les initiés, en détiennent la clé.

La force de la Théosophie vient aussi de sa capacité à recycler. Blavatsky ne crée pas un univers ex nihilo : elle assemble, traduit, simplifie. Elle puise dans des traditions anciennes, les met en correspondance et les réécrit pour un public occidental avide d’exotisme et de certitudes nouvelles.

Côté Occident, elle revendique l’héritage du néoplatonisme, des rosicruciens, de l’hermétisme de la Renaissance, de la kabbale chrétienne. Autant de courants où le monde est pensé comme un enchevêtrement de correspondances entre haut et bas, visible et invisible. Elle les modernise en leur donnant le langage du XIXᵉ siècle : un vocabulaire scientifique, fait d’énergies, de vibrations, de fluides.

Côté Orient, elle s’appuie sur des fragments d’hindouisme et de bouddhisme — karma, réincarnation, cycles cosmiques. Mais ces concepts sont simplifiés, transformés en lois quasi physiques de l’univers, bien loin de leur subtilité d’origine. Le bouddhisme devient une « science de l’esprit », l’hindouisme une cartographie de l’âme.

Enfin, elle croise ces influences avec les modes de son temps : le magnétisme, les expériences spirites, les sciences psychiques. Les médiums et les tables tournantes trouvent place dans le grand récit théosophique comme autant de « preuves » des mondes invisibles.

La Théosophie se présente ainsi comme une machine à réactiver les traditions. Elle traduit l’ancien dans une langue neuve, et offre à ses lecteurs l’illusion d’un savoir total : l’impression que toutes les religions, toutes les sciences, toutes les philosophies disent la même chose depuis toujours — mais que seuls les initiés savent l’entendre.

Ce grand récit n’a pas seulement séduit des croyants. Il a servi de réservoir à des créateurs en quête de formes nouvelles. La Théosophie offrait un langage où l’art pouvait devenir expérience spirituelle, outil de révélation, presque rituel.

Le poète irlandais W. B. Yeats adhère à la Société théosophique avant de s’en éloigner, mais il garde toute sa vie ce goût pour l’ésotérisme et les correspondances invisibles. Dans sa poésie, l’image n’est jamais seulement décor : elle est signe, clé, accès à un autre plan.

Les peintres de l’abstraction, Kandinsky, Mondrian, Hilma af Klint, ont puisé eux aussi dans cet imaginaire. Hilma af Klint, en particulier, affirme peindre sous la dictée de « maîtres spirituels » ; ses toiles circulaires, vibrantes de formes géométriques, sont pensées comme des cartes cosmiques. Mondrian, derrière ses lignes droites et ses aplats de couleur, cherche une harmonie universelle. Kandinsky écrit Du spirituel dans l’art : un manifeste où chaque forme, chaque couleur doit traduire une vibration intérieure.

En musique, Scriabine rêve d’une œuvre totale, une symphonie cosmique qui unirait sons, lumières et parfums pour déclencher l’extase collective. Sa dernière partition, inachevée, devait s’intituler Mysterium et être jouée au pied de l’Himalaya, dans un temple ouvert sur l’infini.

Du côté de la littérature de l’imaginaire, Lovecraft et Clark Ashton Smith se saisissent de ces mythes à leur manière : fascinés par l’Atlantide, l’Hyperborée, mais sceptiques, ils les transforment en décors de cauchemar, en ruines inquiétantes. Chez eux, la théosophie est détournée, ironisée, mais elle irrigue pourtant leurs mondes.

La Théosophie devient ainsi un laboratoire de mythes : certains artistes y trouvent une foi, d’autres un matériau, d’autres encore un repoussoir. Tous y rencontrent une même promesse : qu’au-delà du visible, quelque chose vibre et attend d’être révélé.

Là où Blavatsky parlait de fraternité universelle, d’autres ont retenu surtout l’idée de « races-racines ». Ce vocabulaire, encore teinté d’ésotérisme chez elle, s’est rigidifié en doctrine racialiste dans l’Europe germanique de la fin du XIXᵉ siècle.

Des auteurs comme Guido von List ou Lanz von Liebenfels transforment les mythes théosophiques en idéologie. L’Hyperborée devient le berceau d’une race aryenne pure, les continents disparus des preuves d’une grandeur perdue à restaurer. On ne parle plus de cycles cosmiques mais de hiérarchie entre peuples, d’élection d’une élite nordique. Cette aryanisation de la Théosophie prend le nom d’Ariosophie.

De là naît la Société Thulé, cercle occultiste où se mêlent mythologie germanique, nationalisme radical et antisémitisme. C’est dans cet arrière-plan que s’organisent les premiers cercles du parti nazi.

Au sein du régime, l’occultisme reste marginal et ambivalent. Hitler méprise ces illuminés, qu’il juge dangereux pour la discipline du Reich. Mais d’autres, comme Himmler, s’y plongent avec ferveur. Le château de Wewelsburg est pensé comme un centre spirituel de la SS. L’Ahnenerbe, institut de recherches créé en 1935, envoie des expéditions au Tibet ou en Scandinavie pour « prouver » l’existence d’anciennes civilisations aryennes.

La Théosophie, ainsi dévoyée, devient une arme idéologique. Elle offre une mythologie pseudo-scientifique qui justifie la hiérarchie raciale et légitime la violence. Ce qui était présenté comme une quête de sagesse universelle s’est transformé en langage de pouvoir, outil de domination.

Le passage est révélateur : les mêmes mythes peuvent servir à rêver d’unité ou à construire l’exclusion. Tout dépend de la main qui s’en empare.

Après 1945, l’occultisme nazi devient un repoussoir. Mais les mythes théosophiques, eux, ne disparaissent pas. Ils se déplacent, se métamorphosent.

Dans les années 1960-70, le New Age reprend presque mot pour mot certains thèmes de Blavatsky et de ses successeurs : les Maîtres ascensionnés, la mémoire akashique, l’idée que l’humanité traverse des cycles et qu’une nouvelle ère de lumière s’ouvre. Ces concepts, qui avaient servi de caution idéologique aux pires dérives, sont recyclés en promesse d’harmonie, d’éveil personnel et de guérison spirituelle.

La science-fiction et la fantasy s’emparent à leur tour de ce réservoir. Les continents engloutis, les races anciennes, les bibliothèques cosmiques deviennent des décors, parfois critiques, parfois exaltés. Les pulps d’hier irriguent les blockbusters d’aujourd’hui. On retrouve des traces de la Théosophie dans l’imaginaire des comics, des jeux de rôle, des sagas de fantasy planétaire.

La culture populaire diffuse ainsi, souvent sans le savoir, des fragments de ce grand récit : civilisations perdues, énergies invisibles, élus promis à guider l’humanité. De fil en aiguille, ces mythes nourrissent aussi les spiritualités alternatives et les complotismes ésotériques. Dans les années 1990-2000, les forums en ligne bruissent de références à l’Atlantide, aux Archives akashiques, aux initiés cachés qui gouverneraient le monde.

La Théosophie n’est plus une doctrine centrale, mais un filigrane persistant : une réserve de symboles qui ressurgit sous d’autres noms, dans d’autres discours, toujours prête à réenchanter ou à justifier.

Aujourd’hui, la Théosophie n’apparaît plus en vitrine. Mais ses fragments circulent, comme un langage discret, souvent dans des cercles où pouvoir économique et quête spirituelle se confondent.

On en retrouve l’écho dans certains milieux de la Silicon Valley, fascinés à la fois par le transhumanisme et par les récits de civilisations perdues. Derrière les discours sur l’immortalité technologique, le téléchargement de la conscience, la colonisation de Mars, résonne la même promesse que celle de Blavatsky : dépasser les limites de l’humain, franchir un seuil d’évolution. Les « races-racines » deviennent ici générations augmentées, sélectionnées par la biotechnologie et l’accès au capital.

Chez certains ultra-riches, on voit se mêler pratiques spirituelles alternatives, recours à des gourous privés, fascination pour les mythes d’élection. L’idée d’appartenir à une minorité éclairée, détentrice d’un savoir secret ou d’un pouvoir de régénération, se répète presque à l’identique. Là où la Théosophie rêvait d’une sagesse universelle, on assiste à une réappropriation élitiste : les mythes deviennent outils de distinction sociale, justificatifs d’un droit à dominer ou à s’extraire du commun.

Ce regain n’est pas visible dans les masses, mais il circule dans les marges du pouvoir, comme un soft power spirituel. La méditation de façade, les retraites chamaniques privatisées, la rhétorique de l’éveil personnel, tout cela fonctionne comme une réécriture contemporaine de la vieille promesse théosophique : posséder la clé d’un savoir total.

Ainsi, la Théosophie n’a peut-être jamais autant ressemblé à ce qu’elle prétendait être : non pas une religion pour tous, mais un langage secret des élites, un outil symbolique de différenciation et d’influence.

La Théosophie est née comme une promesse d’universalité : tout relier, tout expliquer, offrir à l’humanité une carte des origines et des fins. Mais cette promesse a connu des destins contrastés. Elle a nourri des artistes en quête de formes spirituelles, elle a été dévoyée en idéologie raciale, elle s’est recyclée dans le New Age et les spiritualités de masse, et elle refait surface aujourd’hui dans certains cercles élitistes, sous la forme d’une quête d’exception, de dépassement ou d’immortalité.

Ce qui frappe, c’est la résilience du mythe : Atlantide, Hyperborée, races-racines, maîtres cachés. Ces récits survivent parce qu’ils comblent toujours le même vide : le besoin d’un sens global, d’une explication totale qui dépasse les religions établies et les sciences incertaines.

Ils fascinent parce qu’ils sont malléables. Tantôt fraternité universelle, tantôt hiérarchie raciale. Tantôt quête artistique, tantôt justification du pouvoir. La Théosophie apparaît ainsi comme un laboratoire moderne de mythes : un dispositif où chacun vient puiser ce qu’il veut voir confirmé.

Reste une question ouverte : pourquoi ces récits séduisent-ils aussi bien les marges que les centres du pouvoir ? Peut-être parce qu’ils donnent à la fois un vertige de totalité et un sentiment d’élection. Ils promettent de voir derrière le rideau, d’accéder à ce qui est caché. Et cette promesse — savoir ce que les autres ignorent, ou ce qu’on ne devrait pas savoir — continue d’être l’un des moteurs les plus puissants de l’imaginaire humain.

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Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation oeuvres littéraires