fictions brèves
Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.
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fictions
Ce qui est proche se doit de rester loin
La phrase m’a réveillé en sursaut. Je la voyais presque s’inscrire sur le mur en face de moi. Ce qui est proche se doit de rester loin. Quelqu’un me l’avait soufflée. Ou alors c’était ma propre voix, mais désynchronisée. Trop distincte pour être un simple écho mental. J’ai regardé mon téléphone. Un appel manqué. Numéro inconnu. 2h03. Un frisson me parcourt. J’avale un Doliprane effervescent, observe les bulles crever la surface du verre. Puis j’ouvre Les Montagnes de la folie. (Hallucinées). Je n’avais jamais pris la peine de lire la préface. Cette fois, je m’y attarde. C’est comme du Lovecraft, pensé-je. Mais mon esprit bifurque. Impossible de rester concentré. Le Procès. K. J’ai vu passer une annonce dernièrement. The Trial, Orson Welles, Anthony Perkins dans le rôle de K. Je fouille, retrouve, visionne une bonne partie du film en attendant que le médicament fasse effet. Il doit y avoir un lien entre HPL et Kafka. Ces personnages, chez Lovecraft, contraints de dire alors qu’ils préféreraient se taire. Comme K., figé devant le portail de la Justice. Et puis cette idée : Ce portail, il l’a créé lui-même. Ce n’est pas une barrière extérieure. C’est sa propre idée de la Loi, un concept d’inaccessibilité qu’il est condamné à ne jamais franchir. Parce que son rôle, le seul qu’il s’autorise en silence, c’est de ne pas pouvoir passer.. Un vertige s’installe. L’absurde d’hier paraît aujourd’hui plus réel que jamais. Je suis dans la chambre. Non, dans un couloir. Une seconde avant, c’était ma chambre. Une seconde après, c’est autre chose. Un espace sans mur défini. Mais la porte est toujours là. La poignée tourne d’elle-même. À l’intérieur, une table. Je la connais. Je l’ai déjà vue. J’en suis sûr. Mais où ? Je ferme les yeux. Me retrouve dans un réseau de galeries souterraines, où la roche suinte d’une humidité minérale, l’odeur de soufre et de fer rouillé envahit mes narines. Le sol est instable, friable sous mes pas, une croûte de schiste éclaté qui cède par endroits, révélant des strates sédimentaires enfoncées dans la pénombre. Des veines de quartz luisent faiblement, réfléchissant la lueur d’un néon mourant accroché à une voûte de basalte. J’avance entre les formations calcaires, les piliers naturels rongés par le temps, et là, dans une cavité plus large, des centaines de corps nus sont entassés sur des lits superposés de pierre taillée, creusés à même la roche. Les camps. Mais quelque chose cloche. Les corps ne sont pas maigres. Ils sont luisants, pleins, presque gras. Et de leur juxtaposition insensée se dégage une étrange sensualité. J’entends un bruit derrière moi. Un froissement. Un pas. Une respiration retenue. Mais la pièce est vide. Ou du moins, elle l’était. Je vérifie mon téléphone. L’appel manqué est toujours là. Mais la date a changé. Nous sommes en 2135. Je rouvre les yeux. Ce n’est ni un rêve ni un souvenir. C’est autre chose. La douleur est encore là. Supportable. Une foreuse de conscience. Avoir mal est une chose. Entretenir ce mal en est une autre. Quand ai-je compris cela pour la première fois ? Je ne sais plus. Peut-être ce jour où je suis resté allongé sur le carrelage froid de la cuisine, après une correction magistrale. Le froid collé à ma peau, le corps immobile, incapable de pleurer. Mais étrangement détaché. Comme si je n’étais plus dans la scène. Bourreau et victime ne formaient plus qu’un, un ensemble flou, indistinct. Ou était-ce cette autre fois, dans l’enfance, quand la branche du cerisier s’est rompue sous mon poids, me projetant contre la terre avec une violence inattendue ? L’impact, la douleur vive, la respiration coupée. Ce moment suspendu où on se demande si l’on va se relever. Mais en revoyant la scène, quelque chose cloche. Tout ne tombe pas au même rythme. Un résidu reste en suspens, en dehors de l’événement. Un témoin silencieux qui observe l’ensemble. Ou peut-être n’était-ce ni l’un ni l’autre. Peut-être était-ce J., et son absence soudaine. Un matin, elle n’était plus là. Et alors, ce n’était plus une douleur localisée. C’était autre chose. Un vide sidéral, froid, effroyable. Mais encore une fois, l’étrange possibilité de mise à distance, de mise en abîme. J’ai dû m’endormir dans ce rêve lui-même, m’enfoncer dans sa trame comme un corps glisse dans une faille souterraine. Puis un autre rêve s’est formé, à l’intérieur du premier. Un rêve dans le rêve. Le mot dent s’est modifié. Il s’est effrité, recomposé, jusqu’à se métamorphoser en autre chose. Mal de dent est devenu mal dedans, puis s’est encore transformé. Adama. accompagné d'un dégoût envers une expression méprisante sans-dent. Alors, une silhouette a émergé. Une forme noire, indistincte d’abord, à la lisière du réel. Puis elle s’est précisée, condensée, comme sculptée à même la terre. Une figure d’argile noire, craquelée, dont la peau semblait vivante, suintante. Son regard était un gouffre, sans reflet, sans profondeur. Il ne marchait pas, il avançait, glissant lentement vers moi. Il me connait. Une épouvante encore jamais vécue m’envahit, glaciale, absolue. Elle s’enroule autour de moi comme un linceul, me prend à la gorge. J’essayai de me détourner. Impossible. L’être avançait toujours, et dans ma poitrine, un battement s’accélérait, non pas le mien, mais le sien. Musique : Ludsmord Goetia|couper{180}
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La quête sans fin
Chute. D’abord, il n’enregistre pas l’information. Son cerveau refuse de classer ce qui est en train de se produire. Une fraction de seconde plus tôt, tout était stable, sous contrôle, plus ou moins. À présent, son centre de gravité a disparu, son bras droit s’agrippe à ce qui semble être une corde poisseuse – poisseuse non pas d’une humidité neutre, mais d’une substance plus visqueuse, plus suspecte, possiblement une résine végétale ou un dépôt huileux laissé par une autre main avant la sienne. C’est une corde de chanvre grossier, tressée à la va-vite, déjà effilochée en plusieurs endroits, marquée par un vieillissement inégal, certaines fibres étant plus détendues que d’autres, ce qui indique qu’elle a été utilisée de façon intermittente, probablement mal entretenue, possiblement grignotée par des insectes xylophages, et quoi qu’il en soit en fin de vie. Sous lui, la jungle. Mais pas une jungle de cinéma, pas une jungle d’illustration de guide touristique, pas une jungle romantisée à la Conrad ou Kipling, avec des explorateurs moustachus en casque colonial avançant héroïquement sous des lianes perlées de rosée. Non. Une jungle laide. Un fouillis opaque de végétation mal organisée, où les branches ne forment pas des arabesques photogéniques, où les fleurs exotiques n’apportent pas de respiration colorée à la scène, où l’ensemble ressemble à un potager laissé en friche pendant cinquante ans. Le vent siffle dans ses oreilles. Ce détail l’agace, car il ne devrait pas entendre le vent. Il y a trop de végétation en contrebas, trop de masses feuillues pour que l’air puisse s’engouffrer ainsi. Quelque chose cloche. Puis son téléphone vibre. Il pense d’abord à une hallucination, puis non. C’est bien une vibration, une alerte, une connexion qui ne devrait pas exister ici. Il décroche. — Félix, c’est le syndic. Vous avez oublié de régler vos charges. Porte. Elle est grande, métallique, austère. Une porte conçue pour résister aux âges, aux pillards, aux éléments, probablement coulée dans un alliage robuste, un mélange d’acier et de nickel pour limiter la corrosion, renforcée par des rivets industriels du type utilisé dans la construction des sous-marins nucléaires. Elle est rouillée. Ce qui est un problème, car cela signifie que son entretien a été négligé. Or, ce genre de porte ne se néglige pas. Une rouille avancée sur une porte censée être inviolable remet en question son inviolabilité même. Ce qui suggère deux hypothèses : 1. Elle a été abandonnée il y a longtemps et son mystère n’en est plus un. 2. Quelqu’un voulait qu’elle semble abandonnée, pour mieux décourager les curieux. Dans les deux cas, ça ne sent pas bon. Félix pose une main sur la poignée, teste la résistance du mécanisme. — Attends, dit Sophie. Il attend. À ce stade, il sait que ça va mal tourner. Elle ajuste ses lunettes, l’air de celle qui ne demande rien d’extraordinaire. — L’amulette. Il plisse les yeux. — Quelle amulette ? — Celle du temple. — Quel temple ? — Le temple aztèque. — Les Aztèques avaient des amulettes ? — Évidemment. Il réfléchit. — Ils avaient aussi des portes métalliques ? — Non, ça, c’est un ajout récent. Il soupire. — Où est cette putain d’amulette ? Elle vérifie son carnet. — Dans les ruines aztèques. À deux jours d’ici. Ruines aztèques. Ce ne sont pas des ruines spectaculaires, du moins pas à la manière des temples de Chichén Itzá ou de Teotihuacán. Elles sont mal dégagées, peu mises en valeur, comme si personne n’avait jugé utile de les promouvoir. La mousse y pousse sans discipline, les marches en pierre sont inégales, bancales, traîtresses, et le seul panneau d’information disponible est un vieux panneau de bois avec un texte à moitié effacé, un pictogramme signalant qu’il est interdit d’uriner ici, et un graffiti en espagnol dont la traduction littérale serait « Sergio est un chien ». L’amulette est là, posée sur un socle de pierre noire. Elle est petite, terne, anodine, avec au dos une étiquette indiquant « Made in China ». Félix ne dit rien. Retour au bunker. Il pose l’amulette sur la serrure. Rien ne se passe. Il ferme les yeux. Il sait déjà ce que Sophie va dire. Elle le dit quand même. — Il faut une clé. Collectionneur. Un homme au front luisant, aux lunettes fines, vivant dans un appartement feutré, tapissé de livres jamais ouverts, dont l’odeur se mélange à celle d’un whisky de bonne facture et d’un vieux cuir anglais. Il tend une clé minuscule, en cuivre patiné. Félix la prend sans poser de questions. Retour au bunker. Il insère l’amulette. Puis la clé. Un clic. La porte s’ouvre. Un piédestal. Une boîte. Félix ouvre la boîte. Un papier. Trois mots. « Trop tard. Essayez ailleurs. » Rue de l’Arcade. Pluie fine. Une porte rouge. Sur la porte, une photo en noir et blanc, un torero figé au moment où un taureau lui ouvre la poitrine. Un frisson traverse Félix. Il lève la main. Frappe deux coups secs sur la photo. Un silence. La porte s’ouvre. Une femme brune. Elle sourit. — Tu en as mis du temps. FIN. Ou début.|couper{180}
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Retour en arrière
Gare de San Sébastian Ernst Belin Le pinceau attaque la toile dans un froissement presque inaudible, un de ces bruits qu’on ne perçoit qu’en tendant l’oreille à trois centimètres de la source. La main qui le tient – main droite, naturellement – s’avère reliée à un bras qui, suivant une logique anatomique difficilement contestable, se prolonge jusqu’à une épaule. L’épaule, elle, fait partie d’un corps. Le corps, debout. L’atelier, vide. La nuit, dense.Dehors, le quartier joue les morts. Temporairement. À quelques kilomètres, un coq se prépare déjà à son numéro quotidien – pas le choix, c’est contractuel. Son chant, bientôt, va se mêler aux annonces SNCF, ces litanies ferroviaires qui résonnent comme des mantras administratifs. « Les voyageurs pour Lyon… » (pause réglementaire) « …voie B ». La région s’ébroue alors, tel un chien mouillé sortant d’une sieste. L’agitation se propage par ondes concentriques, comme une pierre jetée dans une mare, sauf qu’ici personne n’a rien jeté et que ce n’est pas de l’eau. Le temps, cette invention discutable, fait encore des siennes. Les aiguilles de l’horloge – un modèle standard des chemins de fer espagnols, fabrication suisse probablement – ont décidé de faire grève. On ne peut pas leur en vouloir. Le hall de la gare de San Sébastian, lui, joue parfaitement son rôle de hall de gare désert, avec cette application maniaque propre aux lieux publics en pleine nuit.Une odeur – disons-le franchement : une puanteur – s’élève de la rivière voisine. C’est le genre d’effluve qui ne laisse aucun doute sur sa nature, le type même de la fragrance urbaine nocturne. Se lever devient une option raisonnable. Les jambes, ces fidèles servantes de la locomotion, acceptent de reprendre du service.Dehors, l’éclairage municipal fait preuve d’une discrétion remarquable. Quelques clochards – deux, pour être précis, ni un ni trois – ont transformé les bancs en suites présidentielles à ciel ouvert. Un pont se dessine au loin, quoique « se dessiner » soit peut-être un peu optimiste vu la pénombre. L’Espagne entière, cette nuit, semble avoir décidé de participer à un concours d’exhalaisons douteuses. Le Portugal attend, là-bas, quelque part après la ligne d’horizon – pour autant qu’on puisse faire confiance aux horizons. L’Étranger de Camus – choix discutable d’un point de vue mobilier – fait office de cale sous le pied d’une table ronde qui, sans lui, manifesterait des tendances chorégraphiques inquiétantes. La Remington – acquisition dominicale aux Puces de Clignancourt, section brocante – trône au centre, flanquée d’une pile de feuillets d’une blancheur presque agressive.Le linoléum – beige à l’origine, désormais d’une teinte indécidable – exhibe les stigmates d’un entretien méthodique mais vain. L’évier, modèle réduit, jouxte ce qu’on pourrait qualifier, par excès d’optimisme, de cuisine. La fenêtre, elle, cultive une vocation exhibitionniste permanente, été comme hiver – choix architectural discutable mais assumé.Les dimanches, le marché de Château Rouge livre ses effluves sans sommation, participant à cette cacophonie urbaine qui s’infiltre par la fenêtre récalcitrante. La vie, cette importune, s’invite sans préavis. Paris tout entier – et par extension concentrique le pays, voire la planète – semble atteint d’un syndrome de distraction chronique, pathologie contemporaine s’il en est.Reste la Remington, sur laquelle on frappe – technique proche de l’interrogatoire musclé – pendant que la vie s’infiltre, tel un poison quotidien. Comme ce Mithridate – référence possiblement pédante mais historiquement attestée – qui s’immunisait par doses progressives. À ceci près qu’ici, l’immunité reste hypothétique. Les mains des autres – appendices anatomiques en pleine action ludique – s’activaient autour des billes selon une géométrie variable. L’observation de cette chorégraphie digitale ne résista pas plus de quatre minutes à l’assaut de l’ennui – pathologie chronique s’il en est. Les platanes – specimens végétaux de taille respectable – proposaient sur leurs troncs des cartographies improvisées, atlas naturel dont l’intérêt s’épuisa avec une rapidité remarquable. Les gendarmes – coléoptères rouges et noirs, pas les représentants de l’ordre public – disparurent à leur tour dans le gouffre de l’indifférence, cette ogresse moderne.Au-delà du mur – construction en moellons d’âge indéterminé – un champ de pommes de terre hébergeait, selon les rumeurs locales, une colonie de doryphores. Information invérifiable dans l’immédiat mais potentiellement salvatrice pour un esprit en quête de distractions inédites.La cloche – instrument sonore réglementaire – interrompit ces considérations entomologiques. L’institutrice – figure d’autorité diplômée – exécuta le geste ancestral des deux paumes qui se rencontrent. Le troupeau scolaire se mit en rang – formation militaire adaptée au contexte éducatif. L’imagination, cette vagabonde, propulsait déjà la scène vers d’autres latitudes : Amériques, Chine, partout ce même rituel de soumission acoustique.Le soulagement final – sensation paradoxale mais tenace – s’installa comme une évidence physiologique. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – devenait enfin lisible, comme un mode d’emploi traduit en langue maternelle. Ce qu’on peut faire de ça ? Meyer – c’était son nom, probablement se le demandait – observait ces quatre scènes depuis un point indéterminé de l’espace-temps. Un détective privé sans mission précise, spécialisé dans l’observation des coïncidences improbables. Il notait dans un carnet à spirale – modèle standard, papier quadrillé – les détails qui lui paraissaient significatifs : un pinceau qui frôle une toile, une horloge espagnole en grève, un exemplaire de Camus servant de cale, des mains d’enfants autour de billes.Le hasard – cette blague cosmique – avait disposé ces scènes comme autant de pièces d’un puzzle dont personne n’aurait conservé l’image originale. Meyer se déplaçait entre elles avec la fluidité caractéristique des personnages désoeuvrés.. Il collectionnait les temps morts, les lieux bancals, les rencontres improbables..Dans sa chambre d’hôtel – établissement de troisième zone au papier peint décollé – il disposait ses notes sur le lit. Les connexions apparaissaient, disparaissaient, comme ces doryphores qu’on croit apercevoir dans un champ de pommes de terre. Le cosmos – cette vaste plaisanterie – semblait vouloir lui dire quelque chose, mais quoi exactement ? Meyer n’en savait rien, et c’était probablement mieux ainsi. Personne ne lit plus des textes aussi long à l’écran. Il faudrait écouter. Essayer au moins. Quitte à éprouver cette sensation désagréable durant un petit moment d’avoir travaillé pour rien. Comme si on travaillait vraiment pour quelque chose. Mais bon. Et donc : Le détail – microscopique, presque dérisoire – d’une goutte de sueur perlant sur un index. L’index en question appartient à une main – droite, naturellement – qui elle-même prolonge un bras. Le bras, rattaché à un corps – disposition anatomique difficilement contestable – occupe une position verticale dans une pièce aux dimensions modestes. Un livre de Camus – choix mobilier discutable – cale une table bancale sur un linoléum d’une teinte indéterminée.La fenêtre – béance architecturale réglementaire – laisse entrer les rumeurs du quartier. Le quartier, collection désordonnée d’immeubles, s’étend jusqu’à la gare où des haut-parleurs déversent leurs litanies ferroviaires. La ville – organisme tentaculaire en perpétuelle expansion – pulse au rythme de ses artères congestionnées.Le pays tout entier – notion géographique approximative – s’étire jusqu’aux frontières, ces cicatrices administratives. Le continent – masse tellurique capricieuse – dérive imperceptiblement vers on ne sait où. La planète – boule bleue légèrement cabossée – poursuit sa valse autour d’une étoile quelconque dans un cosmos qui, décidément, manque singulièrement d’indications de montage.|couper{180}
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histoire de raconter une histoire
Voilà qu’Hermine – il est temps de préciser qu’elle portait ce jour-là des chaussures peu adaptées à la course – rata son bus de dix-sept heures douze. Le véhicule s’éloigna dans un nuage de particules fines dont la composition chimique précise nous importe peu. Elle demeura plantée là, ses bras effectuant ce mouvement pendulaire caractéristique des situations d’attente contrariée. Cette oscillation dura exactement – nous l’avons chronométrée – dix secondes. La librairie Décitre se trouvait à quarante-trois pas, à condition d’adopter une démarche moyenne de soixante-dix centimètres par pas. Hermine – dont nous n’avons pas encore décrit le visage, mais cela viendra – poussa la porte vitrée, qui émit ce son particulier des portes coulissantes des grandes librairies. J’aurais bien tenté de placer le mot « amorti », mais l’occasion s’est envolée. Le rayon Minuit l’attendait, comme si la collection tout entière s’était mise sur son trente et un en prévision de son arrivée. C’est là qu’intervint ce que l’on pourrait appeler un effet de synchronicité – terme dont la pertinence reste à démontrer. Son regard – bleu-gris, précisons-le maintenant – tomba sur *Bristol*. Nous pourrions disserter longuement sur la probabilité statistique d’une telle rencontre, mais contentons-nous d’observer Hermine ouvrir le livre et lire cette phrase qui semblait l’attendre : « Voilà un bon moment que nous ne l’avions plus vue, Geneviève... ». La coïncidence était presque trop parfaite pour être honnête. Hermine pensa que le narrateur s’adressait à elle. Voilà déjà un début rondement mené. On pourrait s’arrêter là pour aujourd’hui. Mais vous attendez sans doute une suite. Il y a quelque chose de rassurant à vous imaginer en attente d’une suite. Pourquoi pas ? Observons donc comment Hermine – dont nous devrions peut-être mentionner la tendance chronique à la distraction – se fige devant cette phrase. Le hasard, s’il existe vraiment, fait parfois preuve d’un sens de l’humour particulier. Car voilà qu’une femme – appelons-la Geneviève, puisque c’est son nom – s’approche du rayon. Elle porte un de ces manteaux dont la couleur hésite entre le beige et le gris, une indécision chromatique qui mériterait qu’on s’y attarde, mais nous avons d’autres préoccupations narratives. Précisons que cette Geneviève n’a strictement rien à voir avec celle du roman. Quoique. La probabilité qu’une Geneviève réelle croise une Geneviève fictive dans une librairie un jour de bus raté pourrait faire l’objet d’une étude statistique approfondie. Nous y renonçons pour l’instant. Hermine – dont nous n’avons toujours pas décrit le visage, mais la patience est une vertu romanesque – sent une légère vibration dans sa poche droite. Son téléphone, bien sûr. Un message qui annonce : « Rendez-vous annulé ». Ce qui nous amène à nous demander : y avait-il vraiment un rendez-vous ? Et si oui, avec qui ? Des questions qui appellent des réponses, naturellement. Mais pas tout de suite. La Geneviève réelle – si tant est qu’on puisse être sûr de la réalité de quoi que ce soit dans un récit – s’approche maintenant du rayon polar. Ce qui nous éloigne de notre sujet. À moins que. Puisque vous insistez, poursuivons cette histoire qui, comme toute histoire qui se respecte, doit bien mener quelque part. Même si ce quelque part n’est pas encore très clair. Il faudrait maintenant parler de la façon dont Hermine – nous approchons du moment où son visage devra être décrit – referme le livre dans un claquement sec qui fait sursauter un client trois rayons plus loin. Ce client, d’ailleurs, ressemble étrangement à l’auteur de *Bristol*, mais nous ne nous aventurerons pas sur ce terrain glissant de la métalittérature. Pas maintenant. La Geneviève du rayon polar – celle qui existe vraiment dans notre fiction, pas celle du livre – vient de saisir un Simenon. Plus précisément *Maigret et le clochard*, si ce détail a la moindre importance. Elle le manipule avec cette délicatesse particulière des gens qui savent que les livres sont des objets potentiellement dangereux. Et c’est là – il fallait s’y attendre – que le téléphone d’Hermine vibre à nouveau. Nous pourrions, à ce stade, nous interroger sur la nature exacte des vibrations d’un téléphone portable, sur leur fréquence, leur amplitude. Mais ce serait retarder l’instant où Hermine lit ce nouveau message : « Finalement, rendez-vous maintenu. Même endroit. Autre personne. » Il y a des moments, dans un récit, où les coïncidences s’accumulent d’une façon si peu naturelle qu’elles en deviennent suspectes. C’est précisément un de ces moments. Car voilà que la Geneviève au Simenon se dirige vers la caisse, suivie par Hermine – dont le visage, décidément, devra attendre encore un peu avant d’être révélé – qui tient toujours *Bristol* comme on tiendrait une preuve. Ah, vous insistez. Soit. Observons donc la caisse numéro trois – les deux autres étant momentanément fermées pour des raisons administratives qu’il serait fastidieux d’expliquer ici. La Geneviève au Simenon – qu’il faut bien distinguer de la Geneviève de *Bristol*, nous insistons sur ce point – pose son livre devant une caissière dont le badge indique « Marie-Jeanne ». Ou peut-être « Marie-Jane ». La typographie approximative de ces badges mériterait une étude sociologique que nous n’entreprendrons pas. Hermine – dont le visage continue de se dérober à toute description, comme par une sorte de pudeur narrative – attend son tour en feuilletant distraitement *Bristol*. Elle tombe sur une nouvelle phrase : « Geneviève avait toujours eu cette manie de payer en petite monnaie ». Or – et c’est là que le hasard devient franchement suspect – la Geneviève réelle sort de son sac un porte-monnaie débordant de pièces de cinquante centimes. Il y a des moments où la réalité plagie la fiction avec une telle impudence qu’on se demande si les deux n’ont pas passé un accord secret. La caissière – Marie-Jeanne ou Marie-Jane, peu importe maintenant – compte les pièces avec cette patience résignée propre à sa profession. Nous pourrions calculer le temps exact nécessaire pour compter trente-sept pièces de cinquante centimes, mais l’urgence narrative nous en empêche. Le téléphone d’Hermine vibre une troisième fois. Nouvelle variation sur le thème du rendez-vous : « Changement de programme. Même personne. Autre endroit. » Ces messages contradictoires commencent à dessiner une chorégraphie dont la logique nous échappe. Pour l’instant. C’est à ce moment précis – et nous employons « précis » avec toutes les réserves qu’impose ce genre de situation – qu’une voix dans le haut-parleur de la librairie annonce : « Le bus de dix-sept heures quarante-deux vient d’arriver en avance. » Voici comment nous pourrions conclure cette histoire qui, comme toute histoire digne de ce nom, doit bien s’arrêter quelque part...|couper{180}
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L’enterrement
Tous paraissent croire à la solennité de la situation. Un enterrement, difficile de faire autrement. Pourtant, à mesure que les souvenirs s’échangent, quelque chose grince. L’éloge devient inventaire. – Il détestait les asperges, ça je peux vous le dire. – Ah non, c’était les endives. – Oui, enfin, il n’aimait pas grand-chose. Un silence. Quelqu’un renifle. Difficile à dire si c’est d’émotion ou d’agacement. – Il avait un rire franc. – Plutôt bruyant. – Un rire d’otarie. Nouveau silence, plus long. Quelques sourires étouffés. On se racle la gorge. – Un brave type, quand même. – Oui. – Il nous manquera. Puis ils baissent la tête, remettent un peu d’ordre dans leur sérieux, et fixent à nouveau le cercueil. Le plus étonnant de l'affaire fut le fou-rire qui emporta la veuve bien malgré elle.|couper{180}
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Vitrine
Les diamants. Éclat vif, blanc, net. Comme un souvenir trop précis. Trop acéré. Le soleil tape, fait naître des reflets. Larmes de lumière. Larmes de ma mère. Alabama. Sa main sur la poignée de la porte. Le claquement. Rien après. Chanel blanc. J’enroule un pan de la veste autour de mes doigts. Trop serré. Une bouée ou une corde. Blanche, comme les mots que je dis aux hommes qui paient l’addition. Blanche, comme le mensonge d’un sourire dans un restaurant tamisé. Une femme sort de la boutique. Petit chien sous le bras. Perfection de magazine. Elle me regarde. Curiosité. Dédain. Ce mélange qu’elles savent faire, là-haut, dans les salons, avec des sourires minces et des verres à pied. -- Darling... Un instant d’hésitation. Sa voix caresse, puis mord. -- Vous ressemblez tellement à quelqu’un que j’ai connu à Palm Beach. Palm Beach. Alabama. Rien à voir. Rien à voir et pourtant. Silence. Je le laisse s’installer. Il prend la place entre nous. Comme une table entre deux convives qui ne se connaissent pas vraiment. -- C’est possible, je réponds. J’ai été tellement de personnes différentes. Un froncement de sourcils. L’infime recul de son pied. Le chien frémit. Elle s’éloigne. L’odeur de son parfum reste un instant, puis disparaît. Les diamants brillent toujours. Je pourrais entrer. Demander à essayer une bague, une montre. Effleurer du bout des doigts. Jouer la cliente, l’héritière, la femme pressée. Mais non. Certaines vitrines ne s’ouvrent jamais. Certaines vies non plus.|couper{180}
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La tondeuse
Je me suis réveillé ce matin avec cette envie de parler à n'importe qui. La caissière du supermarché, le type qui promène son chien, même le gamin sur son vélo. N'importe quoi pourvu que ça sorte. Ma femme m'avait prévenu la veille : « Tu parles trop aux gens, ça devient gênant. » Elle a raison, comme toujours. Dans la cuisine, j'ai fixé la bouteille de gin presque vide sur la table. Les mots cognaient dans ma tête comme des tambours. J'ai allumé une cigarette, regardé par la fenêtre. Le voisin tondait sa pelouse. J'ai serré les dents pour ne pas sortir lui raconter l'histoire de ma première tondeuse, celle que mon père m'avait donnée en 1982. Les objets autour de moi me narguent - la cuillère dans l'évier, le paquet de cigarettes presque vide, la télé éteinte. Chacun porte sa petite histoire que je m'oblige à vouloir retenir, comme on retient sa respiration sous l'eau. J'ai pris une gorgée de café froid. Les mots s'entassent derrière mes lèvres, prêts à débouler comme une avalanche de souvenirs inutiles. Je me suis concentré sur le bruit de la tondeuse, sur son rythme régulier. C'est ça ou devenir le vieux fou du quartier qui raconte sa vie à des gens qui n'en ont rien à faire.|couper{180}
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Le bouddha rieur sur le téléviseur
Il ne m’appartient pas. Il appartient à la maison. À mon père. Je le mets dans le coffre de la Dacia, parmi les restes de ce que je n’ai pas pu jeter. Je referme la maison derrière moi. C’est fini. Sur la route, dans le rétroviseur, une tête : il se marre. Épaules rondes, graisse en plis, pommettes luisantes. Un bâton, un balluchon. Il ressemble à Diogène. Moi, pas. La nuit, l’autoroute, Melun derrière. Je roule, il rit. Un cube blanc, étagère premier prix. Dix ans qu’il est là. En silence, mais pas tout à fait. Il prend la poussière, avale les années, persiste. De temps en temps, je le regarde. Il me regarde aussi. Puis un matin, j’ai dit : il faut s’en débarrasser. Trois photos. Une annonce. « Vend Bouddha rieur, zen, acajou synthétique. Bon état. 5 euros. » Rien. Puis rien encore. Parfois, en cherchant autre chose, je tombe sur lui. Son image, son rire coincé entre une table basse et un vélo d’appartement. Il est toujours là, suspendu. C’est rassurant, d’une certaine manière. Noël dernier, mon beau-fils l’a pris. Il l’a remis à un acheteur. Un type de la région parisienne. Depuis, un vide sur le cube blanc. Je le regarde. Il ne me regarde plus. Parfois, un pincement au cœur. Rien d’autre. Je me demande si c’est ce pincement qui me relie encore à quelque chose. Si ce n’est pas ça, le dernier fil. J’ai toujours été du côté des perdants, des loosers. Je ne crois pas que ce soit un choix. Peut-être que c’est plus simple de se détacher quand on n’a jamais rien possédé. Mais parfois, la nuit, une image : un Bouddha en plastique, imitation bois, faux sourire vrai mystère. Il ricane. Il dit : rien n’a d’importance. Ou bien c’est moi qui me le dis, pour voir si ça marche. Mais ça ne marche pas. Pas encore.|couper{180}
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Illya Kouriakine
utilisation de « il y a », succession d'images.|couper{180}
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Trois en un
d'abord un fait banal. Ensuite quelqu'un le commente. Puis on peut partir dans l'imaginaire.|couper{180}
fictions
papillons de la Z.I
suzanne-d-williams—ija84n6jwe-unsplash Zone industrielle de Tremblay-en-France. 1991. 7h30 du matin. Tu as décroché un job de préparateur de commandes dans une boîte japonaise spécialisée dans les machines-outils, ces engins capables de découper le métal comme du beurre, sans effort ni bavure. Chaque jour, c’est un périple. Depuis la maison de L., qui t’héberge dans le quinzième, il te faut une heure trente de trajet matin et soir. Une fois descendu du bus, il y a ce grand parc à traverser. On est à l’orée du printemps : déjà, tu remarques les bourgeons timides sur les branches. Mais ce qui capte surtout ton attention, ce sont ces milliers de chenilles d’un vert céladon qui s’étirent sur les feuilles et les troncs. Chaque matin et chaque soir, tu empruntes le même chemin, observant leur développement avec l’espoir d’assister à leur métamorphose. Cela fait un mois que tu fais cet aller-retour quotidien — trois heures par jour dans les transports en commun. Ce temps, tu l’emploies à lire, à écrire dans tes carnets, à tenir bon. Le contremaître portugais t’apprécie bien : il t’a confié le petit matériel. Des vis, des boulons, des écrous par milliers. Ton travail consiste à lire les bons de commande, parcourir les allées bordées d’immenses racks pour trouver les références demandées, puis emballer et peser les cartons avant de les déposer sur la palette des expéditions. Ce n’est pas compliqué ni particulièrement fatigant. Avec une bonne mémoire et un sens de l’orientation correct, n’importe qui peut s’en sortir. L’art réside dans l’optimisation : développer des stratégies pour réduire l’effort et éviter toute fatigue inutile. Tu échanges peu avec tes collègues. À la pause déjeuner, tu préfères t’asseoir dans le parc avec un livre ou ton carnet, surveillant d’un œil distrait tes chenilles. Personne ne te dérange ; tu ne déranges personne. L’ambiance est calme, presque feutrée — une atmosphère japonaise. Parfois, deux ou trois cadres japonais débarquent dans l’entrepôt : cheveux courts impeccablement coiffés avec une raie sur le côté, costumes sombres parfaitement ajustés, chaussures brillantes mais sans ostentation. Ils incarnent une rigueur mesurée : gestes précis, voix posées, sourires affables mais distants. Tout en eux semble voué à représenter dignement leur pays et leur rôle. Un matin, Thomas est venu te voir. C’est le gars qui gère l’informatique ; il avait besoin d’aide pour localiser une pièce mal répertoriée en stock. Vous avez rapidement sympathisé. Lui venait de se séparer de sa femme et de ses enfants ; toi, tu étais empêtré dans une relation ambiguë où l’on te voulait un jour et te rejetait le lendemain. Ces blessures partagées ont suffi à créer un lien immédiat. Quand Thomas a appris que tu passais trois heures par jour dans les transports, il n’en revenait pas et t’a aussitôt proposé de partager sa chambre au Formule 1 en bordure de la zone industrielle. Gêné par cette générosité soudaine — toujours suspecte à tes yeux — tu as finalement accepté. Une nouvelle routine s’est installée : après le boulot, vous retraversiez ensemble le parc sans que tu prêtes encore attention aux chenilles ; tes lectures et tes carnets furent abandonnés au profit des longues conversations avec Thomas. Le soir venu, vous alliez dîner au GRILL attenant à l’hôtel. Thomas payait régulièrement l’addition — « ça passe en frais », disait-il — et vous buviez sans retenue avant de regagner la chambre exiguë où il te laissait le lit superposé du haut. La télé restait allumée en sourdine ; la pièce baignait d’une lumière bleutée intermittente. Dormir sur un lit superposé exige une certaine abnégation : pas de lampe pour lire ; des précautions élémentaires pour éviter les descentes nocturnes inutiles vers les toilettes ; apprendre à maîtriser son corps et ses besoins devient une discipline en soi. Après une semaine de ce régime étrange et déséquilibré, tu as pesé le pour et le contre avant de remercier Thomas et de trouver un prétexte bidon pour partir. Le jour même, tu as appelé la boîte d’intérim pour demander une autre mission plus proche de Paris. Le contremaître fut désolé ; sa poignée de main te l’apprit mieux que ses mots. Ce fut ta dernière traversée du parc. Et c’est justement là que tu les vis enfin : des milliers de papillons voltigeant au-dessus des arbres dans la lumière dorée d’une fin d’après-midi — leur métamorphose achevée.|couper{180}
fictions
Dormir dans le lit des morts
Le lit était là, massif, en chêne. Un meuble d’un autre temps, solide, fait pour durer. Pas un clou, pas une vis. Juste des tenons et des mortaises. C’était le lit de Charles Brunet, ton aïeul. Quand il est mort, on l’a déplacé dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et puis, un jour, c’est toi qui t’y es allongé. Pas le choix. Chez vous, un lit de mort ne se jette pas. On le garde, on le transmet. Un vivant finit toujours par s’y coucher. Tu dormais là quand tu passais l’été à la ferme. De 1972 à 1975, peut-être 76. Les nuits étaient longues. La fumée des Gitanes flottait encore dans l’air. Les ronflements de Robert emplissaient la pièce. Tu rêvais parfois. Des rêves dont tu ne te souvenais pas vraiment au matin mais qui te suivaient toute la journée, comme une ombre. Le jour, tu marchais. Longtemps, loin. Chazemais, Villevendret. Parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, cinq ou six kilomètres plus loin. L’ennui te rongeait et tu ne savais même pas que ça s’appelait comme ça. Alors tu marchais pour t’éloigner de ce vide qui te collait à la peau. Le soir, tu revenais à la ferme. La table était mise dans la salle à manger. La télévision parlait toute seule dans un coin. Le bulletin météo passait, puis les publicités avec leurs jingles criards. Et puis venait le générique du JT, dramatique et solennel. Tout le monde se redressait autour de toi comme si quelque chose d’important allait arriver. C’était l’heure de la soupe. Aujourd’hui encore, tu penses à ce lit. À Charles Brunet et à ce qu’il t’a appris : la mort existe. Mais ce n’est pas une explication à ta mélancolie d’adolescent ni à ce qui est venu après. Juste une coïncidence que l’écriture a fait remonter à la surface – deux souvenirs qui se croisent sans raison apparente.|couper{180}