Livre Flipbook - Le Dibbouk

1 / 1

Narration et Expérimentation

Version feuilletable

Table des matières

embryons —à faire pousser dans l’encre

9 novembre 2025

 notes pour Le sabbath des calques

Une surcouche AR (= augmented reality overlay, calque de réalité augmentée), c’est une couche d’informations numériques affichée par-dessus le monde réel via un écran (téléphone, lunettes, pare-brise). Elle ne remplace pas le réel : elle l’annote, le guide, le filtre.

Concrètement, ça fait quoi ?

  • Affichage : flèches de navigation sur la rue, étiquettes “Boulangerie — ouvert”, prix sur produits vus par la caméra, noms des plantes dans un parc.

  • Action : bouton “ouvrir la porte”, “signaler un nid-de-poule”, “appeler un ascenseur”, “déverrouiller un trottinette” quand tu regardes l’objet.

  • Filtrage : tu ne vois que certains commerces (ex : partenaires), ou seulement les bornes de recharge compatibles avec ton abonnement.

  • Maintenance : un technicien voit les canalisations invisibles sous la chaussée, l’état d’un transformateur, la vanne à fermer.

Comment ça marche (simple)

  • La caméra/localisation capte où tu es et ce que tu vises.

  • Un calque (la surcouche) associe à ce lieu/objet des données + droits (texte, icônes, commandes).

  • Le système rend ces données alignées sur la scène réelle (position/orientation).

Pourquoi c’est important dans “Le sabbat des calques”

Dans l’histoire, chaque surcouche AR n’est pas qu’un visuel : elle porte des droits et des flux (livraison, entretien, accès, soins). Si on désactive les calques sans procédure de retour, certaines choses sortent du graphe (plus d’ID, plus de tournée) et “n’existent” plus pour la ville. D’où le nom résolutoire : un énoncé public qui ré-attache officiellement les lieux/objets/personnes au système.

En bref : une surcouche AR, c’est un calque opératoire qui dit au monde numérique quoi est et qui peut faire quoi avec. Quand tu coupes le calque, tu coupes souvent l’accès autant que l’affichage.

ID 1

Dans une métropole gouvernée par des surcouches de réalité augmentée qui pilotent livraisons, soins, entretien et droits d’accès, un collectif obtient une heure hebdomadaire sans calques pour “souffler”. Effet pervers : ce qui n’est pas re-référencé à la reprise est considéré obsolète par les plateformes, dé-publié des index, puis “cesse d’exister” pour la ville (plus d’ambulance, plus de tournée, plus d’adresse résolue).

Quand une petite clinique disparaît des systèmes, une cartographe d’infrastructures remonte la chaîne technique et découvre que visibilité = existence procédurale ; désactiver sans formule de retour équivaut à effacer.

Elle invente un « nom résolutoire » : une nomenclature publique, prononcée sur site et horodatée, que les opérateurs doivent accepter pour ré-attacher lieux, objets et personnes au graphe urbain.

Climax sur la place centrale : la ville lit ses propres noms pour se faire revenir, tandis que les éditeurs de calques tentent d’en limiter la portée. Enjeu : reprendre la responsabilité d’“éditer” le réel sans renoncer au repos collectif.

ID 2

Le locataire non inscrit

Dans un vieil immeuble où l’existence des habitants tient à un registre calligraphié du hall, le nom de Lise refuse de “prendre” : l’encre perle et s’efface.

La nuit, un voisin invisible prononce son nom avec une exactitude troublante — chaque syllabe qu’il dit fixe sa propre chambre (odeurs, objets, chaleur), tandis que Lise disparaît des sonnettes, du courrier, du bail.

En fouillant les archives notariales, Lise découvre le vrai nom du voisin, effacé après un décès douteux : pour se sauver, elle devra le prononcer en face dans l’appartement muré — geste résolutoire qui le libérera… ou la rayera définitivement du registre.

Scène-pivot : minuit, palier glacé, Lise ouvre la porte condamnée, lit à voix claire le nom exact ; les lettres du hall se remettent à l’encre — mais pas toutes.

Thèmes : nom comme emprise (parasitage d’identité) → nom résolutoire (révocation par adresse), droit d’exister par inscription, loyers fantômes, éthique de la restitution.

3

Le nom-miroir

Dans une petite ville, un photographe ambulant promet de révéler aux clients leur “vrai nom” en développant leurs portraits au nitrate d’argent. Sur chaque cliché, un mot apparaît sur le col ou la peau, différent du prénom civil : “Déserteur”, “Fiancée”, “Veilleur”, “Fille de personne”… Celui qui adopte ce nom gagne un pouvoir discret (veille sans dormir, franchit une barrière, traverse le fleuve gelé) mais perd une chose intime en échange (un souvenir, une capacité). Une femme veuve découvre que le mot sur sa photo — “Soeur” — rétablit une sœur que sa famille a gommée. Pour arrêter l’hémorragie de pertes, il faudra renommer la ville entière lors d’une exposition nocturne où l’on retourne les photos et déclare publiquement le nom qu’on refuse de porter.

-- Nom en jeu : habiliter (adopter le mot confère) ↔ emprise (le mot prélève) → résolutoire (publiciser le refus d’un nom).

4

La maison aux noms empruntés

Une maison bourgeoise accueille des colocataires à bas prix… à condition de déposer, dans un coffret, un nom dont on ne se sert plus (surnom d’enfance, nom d’artiste, nom d’emprunt).

Tant qu’on y habite, la maison protège (pas de cauchemars, pas de cambriolages). À la Toussaint, le coffret s’ouvre et la maison revêt ces noms : les pièces prennent des caractères (une cuisine “Maman”, un couloir “Caporal”, une chambre “Perdue”).

Quand une nouvelle locataire dépose par erreur son vrai nom complet, la maison s’en pare et la dépossède : plus personne dehors ne la reconnaît. Pour la récupérer, les habitants doivent organiser une veillée de restitution où chacun ré-appelle un nom prêté à son vrai détenteur, jusqu’au dernier — le sien.

-- Nom en jeu : emprise (la maison vit des noms prêtés) → résolutoire (rite de restitution, nom rendu au bon destinataire, à voix claire).

04 novembre 2025

4 novembre 2025

Entre deux catastrophes, l’oubli de la précédente, l’ignorance de la suivante, l’homme à tête de linotte bat des paupières en espérant s’envoler — ce qui n’arrive jamais. Par dépit, il donne sa langue au chat, en remarquant que c’est toujours bien difficile d’écrire « à la chatte » plutôt qu’« au chat ». Content, car après tout, pourquoi ne pas tenter de l’être, d’avoir à donner quelque chose plutôt que rien ? Enfin, il lève les yeux au ciel et voit le bleu. Il ne voit plus que du bleu. Il s’en remet tout entier au bleu ; cela finit par descendre sur lui. Il devient un de ces hommes bleus, calé entre deux bosses, entre deux dunes ; il traverse un grand désert à pas lents, toujours en se demandant : « Doit-on dire chameau ou dromadaire ? » Ou rien, pour avoir l’air, toujours l’air, alors qu’on étouffe, qu’on aurait bien des choses à dire, mais l’abondance — comme la pauvreté — se cachant derrière la facilité de la chose, l’épuise trop.

J’ai remis hier ma copie pour l’atelier d’écriture. Je pense que l’atelier m’apporte surtout la vitesse d’exécution en ce moment. Mais il faut dire aussi que je baigne dans tout cela toute la journée et la nuit. Au dépens de tout le reste, j’en ai bien peur.

Nouveau billet : phrases ouverture pour novembre. À relire octobre , bonne impression, quelque chose de tranquille, léger ; bien que ce soient des phrases seules, le blanc entre elles, sans doute, avec de moins en moins de doute.

Et toujours cette ambiguïté fatigante de partager, de ne pas partager. Parfois je m’en tire sans me poser la question, c’est une affaire d’enchaînement de gestes, très rapides, sans réfléchir. Aujourd’hui la réflexion m’en empêche, je l’ai trop laissée prendre le dessus.

Ici, prendre une nouvelle habitude : écrire court. Ménager le blanc entre les groupes de phrases. Patience, 40 jours suffisent pour prendre une nouvelle habitude, 40 nuits pour traverser un désert.

illustration attraction à voir autour de Quarante (34)

27 octobre 2025

27 octobre 2025

À partir d’un document trouvé sur le net : Gertrude Stein on Punctuation signé Kenneth Goldsmith. Poursuivre une réflexion sur la ponctuation. J’hésite entre deux titres encore. Arrêter sans interrompre. Économie de la respiration.

Le point selon Gertrude Stein : arrêter sans interrompre

Chez Gertrude Stein, le point n’est pas un signal de fin mais un organe. Il n’indique pas « ça s’arrête ici », il permet plutôt au mouvement de continuer après une prise d’appui nette. C’est une différence de nature : là où beaucoup de signes servent l’économie du lecteur, le point, lui, sert l’énergie de la phrase. Dans ses conférences américaines, Stein explique que le besoin de going on — d’écrire sans s’interrompre — l’a conduite à éprouver chaque marque pour ce qu’elle fait au flux. Le point a gagné parce qu’il autorise la pause sans imposer le repos, une bascule franche qui clarifie la poussée au lieu de la diluer. On pourrait imaginer la phrase comme une marche en terrain accidenté : la virgule nivelle et tient la main ; le point plante un bâton dans le sol, prend l’appui, et relance.

Ce renversement explique son aversion pour les signes « serviles » — son mot est dur, mais précis. La virgule, chez elle, sert d’abord une gestion assistée du souffle. Elle aide, donc elle affaiblit : on délègue à une petite prothèse typographique ce que la construction devrait faire sentir d’elle-même. Le point, à l’inverse, ne materne pas, il décide. Il ne « fait pas joli », il ne simule pas la nuance ; il tranche pour rendre à la syntaxe sa responsabilité. La conséquence stylistique est claire : plus la phrase se complexifie, plus le point devient un allié, parce qu’il oblige l’auteur à prendre position sur la structure, et le lecteur à se savoir en train de traverser un relief. Si l’on aime vraiment les longues périodes, dit Stein en substance, on préfère démêler que couper le nœud : le point marque le moment où l’on a vraiment démêlé.

Ce n’est pas une morale de l’austérité pour l’austérité. Chez Stein, le point finit par acquérir une « vie propre ». Il n’est plus seulement un arrêt nécessaire ; il devient une force qui compose. Dans certains textes tardifs, la ponctuation pose ses jalons comme un motif rythmique indépendant, installant une logique de coupes qui n’obéit plus au seul découpage narratif. On n’est pas loin d’une prosodie : le point articule des blocs d’attention. Il ne sert pas la « clôture », il sert la forme — au sens où la forme est ce qui distribue la tension et gouverne la durée. C’est pourquoi, paradoxalement, l’usage radical du point n’éteint pas la durée, il l’invente : chaque arrêt permet que « ça reparte » en sachant mieux ce que l’on porte.

En creux, ce parti pris fait apparaître l’ambiguïté du point-virgule et du deux-points. On peut les pousser du côté du point — gestes de décision — ou les laisser glisser vers la virgule — gestes d’assistance. Stein tranche : sous leurs airs imposants, ils restent de nature comma, plus décoratifs que structurants. Autrement dit, ils risquent de produire de la nuance en prêt-à-porter, sans nous obliger à faire le travail d’architecture. Le point, lui, oblige. C’est sa rugosité — et sa vertu. Les guillemets de distance ou l’exclamation spectaculaire, pour Stein, déplacent le sens hors de la phrase ; la virgule déplace l’effort ; le point, au contraire, recentre l’un et l’autre là où ils doivent se résoudre : dans la syntaxe.

Qu’est-ce que cela change pour nous, aujourd’hui, dans l’écriture courante ? D’abord, de cesser de craindre l’arrêt net. Un point trop tôt n’est pas un échec si l’on a formulé un vrai nœud d’idée : il devient la condition d’une reprise plus exacte. Ensuite, d’accepter que la clarté n’est pas la multiplication de petites béquilles mais la netteté des décisions. Une page révisée « au point » n’est pas une page courte ; c’est une page où chaque unité d’énonciation est assumée comme telle. Enfin, de voir le point comme un test d’attention : si l’on ne parvient pas à placer un point, c’est souvent que la phrase n’a pas décidé ce qu’elle voulait faire — décrire, relier, conclure, renverser — et qu’on lui demande de tout faire à la fois.

Le geste steinien n’ordonne pas de bannir la virgule ; il nous apprend ce qu’elle coûte. À chaque virgule insérée pour « aider », demander : est-ce une articulation logique indispensable ou un palliatif qui empêche la phrase de tenir par elle-même ? À chaque point posé, vérifier : relance-t-il vraiment ou sert-il d’écran de fumée à une idée qui n’ose pas se formuler ? En ce sens, le point est moins un signe de ponctuation qu’un instrument de responsabilité. Arrêter sans interrompre, c’est accepter que le sens naisse d’un enchaînement de décisions visibles, non d’un ruissellement d’effets. Et c’est rendre au lecteur non pas la facilité, mais l’attention : cette manière de marcher dans la phrase en sentant, sous le pied, la fermeté du terrain.


Maintenant, il faut que je parle de la différence entre écrire pour le numérique et écrire pour l’objet-livre. Je ne me dis jamais, avant d’écrire, si je veux écrire pour le numérique ou faire un livre. Je ne pense pas à ça. Mais je suis plus attentif, ces derniers temps, à un dilemme qui pointe : écrire en me laissant porter par ce qui vient au moment où j’écris — appelons ça le hasard de l’écriture — ou bien élaborer une stratégie plus orientée « article ». Je dis rarement « article », je dis « texte » pour tout : il y a là une résistance. C’est-à-dire que ça ne me plaît pas de saucissonner l’écriture. Il y a surtout le mot « écriture ». Celui-ci, tant que je ne l’ouvre pas en deux, tout va bien ; c’est sans doute le seul à ne pas ouvrir. Pour le reste, me concentrer sur les poissons-pilotes — articles, textes, billets, rubriques, collections — sert à apprivoiser le format et à poser quelques rambardes de sécurité, afin de ne pas me laisser distraire de l’essentiel : l’économie de respiration. L’écriture est ma ligne de flottaison ; la tenir me rend plus présent aux miens.


Tension descendue à 10. L’année passée, à la même période, j’étais à 16–17. En discutant avec l’infirmière, elle me dit que c’est plutôt pas mal d’avoir une tension basse ; il faut juste faire attention à l’essoufflement, prendre son temps pour gravir un escalier, pour se relever d’un siège… Mon Dieu, tout ce qu’il faut bricoler pour tenir, j’ai dit, elle s’est marrée. Je termine ici, avec cette histoire de tension qui descend et de marche à gravir sans bravade : écrire pour l’écran m’a appris la même chose que l’infirmière m’a rappelée ce matin, une économie de respiration. Des points comme des paliers, des virgules comme de courts soupirs, pas de signes qui crient pour donner l’illusion de courir plus vite que le sang. On tient mieux en posant l’appui puis en relançant, et ce que je bricole pour rester debout — me lever en trois temps, monter les escaliers sans me prouver quoi que ce soit — ressemble beaucoup à ce que je demande à mes phrases : décider, reprendre souffle, continuer.

illustration Escaliers, Escher

24 octobre 2025

24 octobre 2025

Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste.


Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.

23 octobre 2025

23 octobre 2025

Adorno s’amuse à regarder les signes de ponctuation comme des petites figures avec une tête et un caractère : le point d’exclamation qui lève le doigt, le point-virgule moustachu, les guillemets qui se lèchent les babines. Pour lui, ce ne sont pas que des outils de grammaire, mais des gestes qui règlent la respiration du texte, presque comme des indications musicales. Comma = demi-cadence, point = cadence parfaite : la phrase rejoue de la musique sans le dire. Il taille un costard aux points d’exclamation : jadis élan, aujourd’hui posture d’autorité — du bruit typographique qui essaie d’imposer l’emphase de l’extérieur. Les avant-gardes en ont abusé, signe d’une envie d’effet plus que d’un véritable travail de la langue. Le tiret (le vrai, pas le gadget suspensif) marque la cassure utile : il accepte la discontinuité quand deux idées se regardent sans vraiment se toucher. Theodor Storm en a fait un art discret ; ses tirets sont des rides qui creusent le récit et ouvrent une distance. Il défend le point-virgule — oui, ce grand malade : sa disparition signale qu’on ne sait plus tenir une période ample, articulée, respirant large. À force de tout couper court, la prose capitule devant le simple “constat” et perd sa capacité critique. Côté parenthèses : mieux vaut des tirets pour intégrer le digressif sans l’exiler ; mais il pardonne à Proust ses vraies parenthèses, parce que, chez lui, l’incise devient fleuve — il faut des digues solides pour que l’édifice ne déborde pas. Les guillemets ironiques ? À proscrire : juger un mot “à distance” en le mettant entre crochets typographiques, c’est refuser de faire le boulot dans la phrase elle-même. Et les points de suspension en mode ambiance… typiquement le cache-misère d’une profondeur supposée. Conclusion d’Adorno : on ne gagne jamais complètement avec la ponctuation — règles trop raides d’un côté, caprices expressifs de l’autre. Alors on vise l’ascèse : mieux vaut trop peu que trop, mais intentionnel à chaque signe, comme un musicien qui sait quand oser la dissonance


Bruce Andrews soutient que lire Gertrude Stein, c’est lâcher l’idée que les mots “représentent” : la langue agit directement, par sons et rythmes, en détraquant grammaire, récit et expression de soi. La lecture devient une expérience physique et immédiate qui nous désoriente, fissure l’ego et remplace l’analyse distante par une contagion sensorielle. La “présence” naît de micro-chocs matériels des mots : on se fait littéralement prothèse du texte, emporté par ses accélérations. Plutôt qu’expliquer ou contextualiser, il faut accueillir cette énergie — plaisir, surprise, excitation — comme une pratique de transformation du lecteur.

19 octobre 2025

19 octobre 2025

assumer la rétractation

Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle.

Tenir l’appel

Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.

Décrire le lieu, Gracq et Bergounioux

17 octobre 2025

Comment proposer la description d’ un même lieu par différents personnages dans une fiction. D’une façon ambitieuse il pensa immédiatement à Julien Gracq , ou plutôt Louis Poirier Agrégé d’histoire-géographie. Œil de géographe : relief, hydrographie, expositions, axes. Les lieux sont pensés en structures, pas en décors. Echelle, cadrage. Il zoome et dézoome avec méthode : plan d’ensemble, lignes de force , points d’appui. Exemple : Un balcon en forêt construit l’Ardenne par crêtes, vallons, brumes, postes, puis replis. Géologie et hydrologie : Le terrain prime : affleurements, talwegs, méandres, nappes de brouillard, vents dominants. Les Eaux étroites est une leçon d’hydrologie intime sur l’Èvre, rive après rive, seuil après seuil. Toponymie et axes. Noms précis, directions, continuités. La Forme d’une ville arpente Nantes par rues, quais, ponts, pentes, et montre comment un tissu urbain impose ses trajectoires au corps. Atmosphère comme système : Météo, lumière, acoustique et odeurs forment un régime continu. Chez lui, un front de brouillard ou un contre-jour modifient la lisibilité d’un site comme le ferait un changement de carte. Syntaxe topographique : Périodes longues, appositions, reprises anaphoriques. La phrase dessine le plan : d’abord l’armature, puis les détails, puis la bascule sensible. Effet d’onde qui “contourne” l’objet avant de le saisir. Seuils et lisières Ports, bordures d’eau, franges forestières, talus, presqu’îles. Le “lieu” naît au contact des milieux. La Presqu’île et Le Rivage des Syrtes travaillent la tension entre terre et eau, connu et indécis. Réel et imaginaire raccordés Orsenna ou les Syrtes sont fictifs mais régis par des lois physiques crédibles. L’imaginaire garde une cohérence géographique, d’où la puissance d’immersion. Mémoire des formes : Le temps sédimente le site. La Forme d’une ville superpose âges urbains, démolitions, survivances. Le paysage devient palimpseste lisible. Poétique sans flou. Lexique exact, images parcimonieuses et orientées. Le lyrisme sert la lisibilité du relief, jamais l’inverse. Références rapides

Ville : La Forme d’une ville (Nantes).

Forêt/relief : Un balcon en forêt (Ardennes).

Cours d’eau : Les Eaux étroites (Èvre).

Littoral et seuils : La Presqu’île.

Géographie imaginaire crédible : Le Rivage des Syrtes.

Le Rivage des Syrtes

Un jeune aristocrate d’Orsenna, Aldo, est nommé « observateur » sur le rivage des Syrtes, frontière maritime face au lointain Farghestan, ennemi officiel mais endormi depuis trois siècles. Il découvre un État décadent qui a fait de l’attente sa politique : flottes désarmées, fortins en ruine, traités tabous. Aimanté par la mer interdite et par une grande dame de la cité, il franchit peu à peu les limites : patrouilles plus loin que la ligne fixée, exploration d’îles et de passes, interrogation des archives et des secrets d’État. Cette curiosité devient transgression ; un geste symbolique relance le jeu stratégique et provoque l’engrenage. Les signaux se rallument, les ports s’animent, les escadres sortent : la « veille » bascule en guerre. Roman d’atmosphère et de seuils, Le Rivage des Syrtes décrit la fin d’un monde figé, happé par le désir d’éprouver le réel. Thèmes centraux : fascination du dehors, fatalité historique, politique de l’évitement, géographie comme destin. Style : phrases longues, cartographie précise, métaphores de brumes, d’eaux et de lisières qui rendent perceptible la carte d’un empire au moment où il se réveille.

réflexion : métaphore de l’écriture

Correspondances clés

  • Attente stratégique → gestation du texte, temps de veille avant la première phrase.

  • Rivage/zone interdite → page blanche, seuil où l’on hésite.

  • Cartes, passes, vents → plan, structure, contraintes formelles.

  • Archives et secrets d’État → notes, lectures, matériaux enfouis.

  • Décadence d’empire → formes usées qu’il faut dépasser.

  • Transgression d’Aldo → acte d’écriture qui franchit le tabou initial.

  • Signal rallumé, flotte qui sort → mise en mouvement du récit après l’incipit.

  • Brume, brouillage des lignes → indétermination productive du brouillon.

  • Lisières et seuils → transitions, changements de focalisation ou de temps.

  • Surveillance du poste → relecture et vigilance stylistique.

  • Geste minuscule qui déclenche la guerre → phrase pivot qui engage tout le livre.

Bilan Le roman modélise l’écriture comme passage du report à l’engagement, avec la géographie pour diagramme des choix poétiques.


La forme d’une ville

Un récit-essai de déambulation et de mémoire sur Nantes. Gracq y cartographie une ville vécue plutôt que décrite : axes, pentes, quais, ponts, passages, faubourgs. Il superpose les couches du temps (ville d’enfance, ville d’études, ville transformée) et montre comment la topographie, la toponymie et les circulations fabriquent des souvenirs. La Loire et l’Erdre (comblées, détournées, franchies) servent de moteurs de perception ; les démolitions et réaménagements modifient l’orientation intime. Le livre mêle géographie sensible, palimpseste urbain, littérature et rêves de lecteur surréaliste. Idée centrale : « la forme d’une ville » change, mais imprime au corps un plan secret qui persiste, d’où la mélancolie précise du retour.

Méditation : Métaphore opératoire de l’acte d’écrire et de réécrire.

Correspondances précises

  • Déambulation urbaine → exploration mentale du matériau.

  • Axes, pentes, quais → plan, architecture du texte, lignes directrices.

  • Passages, ponts, carrefours → transitions, changements de focalisation, nœuds narratifs.

  • Toponymie → lexique choisi, noms propres comme balises sémantiques.

  • Rivières déplacées/comblées → versions successives, coupes, déplacements de paragraphes.

  • Faubourgs et lisières → marges du projet, digressions contrôlées.

  • Palimpseste urbain → mémoire des brouillons, strates d’écriture conservées-supprimées.

  • Ruptures du tissu (démolitions) → renoncements formels, ablations stylistiques.

  • Orientations corporelles (monter/descendre, rive gauche/droite) → rythmes phrastiques, périodisation des chapitres.

  • Ville d’enfance vs ville présente → tension entre première impulsion et mise au net.

  • Regarder, revenir, comparer → relecture, montage, critique interne.

Bilan La forme d’une ville propose un modèle : écrire, c’est cartographier des strates, tracer des trajets, poser des noms, puis accepter que la carte change et réoriente le texte à chaque retour.

Repères clés :

  • Cadre : Nantes, rives et quais, passages, quartiers d’étude et de transit.

  • Geste : marche, repérage, retour, comparaison des âges de la ville.

  • Méthode : regard de géographe + mémoire personnelle + lexique exact.

  • Thèmes : palimpseste, orientation, disparition, survie des noms, puissance des seuils.

  • Effet : un atlas intime où l’espace refaçonne la mémoire et inversement.


Immédiatement Pierre Bergounioux après Gracq ( dans son esprit et à propos de ressemblances )

Points communs

  • Enseignant de formation, écrivant “à côté” du métier.

  • Ancrage provincial fort qui structure l’œuvre.

  • Sens géologique du paysage et de ses lignes de force.

  • Écriture de la marche, de l’arpentage, des seuils et des reprises.

Différences nettes

  • Gracq (Louis Poirier) : imaginaire souverain, géographies littorales et frontières, décors transposés ou fictifs mais crédibles, lyrisme ample et continu.

  • Bergounioux : Massif central et Corrèze, histoire sociale et dépossession, vocabulaire minéralogique/entomologique, carnets et enquêtes, cadence analytique plus sèche.

  • Rapport au temps : Gracq travaille l’attente et le mythe ; Bergounioux la stratification mémoire-classe-technique.

  • Dispositifs : romans d’atmosphère et essais de ville chez Gracq ; courts récits + “Carnets de notes” et atelier de métal chez Bergounioux.

Conclusion

Même “méthode du lieu” par savoir du terrain. Deux visées : le mythe géographique (Gracq) vs la radiographie historico-matérielle (Bergounioux).

Joy Sorman, Eric Lapierre : L’inhabitable

12 octobre 2025

📓 Fiche Obsidian — Joy Sorman, Eric Lapierre L’inhabitable

Objectif : extraire des procédés narratifs et de style réutilisables en exercice d’écriture.

1) En deux lignes

Cartographie narrative de l’insalubrité urbaine. Montage alterné entre définitions, chiffres, adresses précises, et micro-scènes au présent, pour faire sentir sans pathos.

2) Geste d’écriture

Observer, décrire, inventorier. Coller au concret. Laisser les faits produire l’éthique. Aucun plaidoyer frontal : la critique passe par la précision matérielle, la toponymie, et le cadrage des corps dans les lieux.

3) Architecture

  • Découpage par lieux : chapitres titrés par adresses réelles (ex. 31 rue Ramponneau, 10 rue Mathis, 23 rue Pajol, 72 rue Philippe-de-Girard, 73 rue Riquet, 46 rue Championnet).

  • Alternance :

    1. Fiches (définitions juridiques, historiques, statistiques)
    2. Scènes (pièces, couloirs, cages d’escaliers, hôtels sociaux, cuisines, murs, odeurs).
  • Progression : du général au minuscule. Retour régulier au lexique administratif pour relancer.

4) Procédés narratifs clés

  • Toponymie comme ancrage : un lieu ouvre et gouverne la séquence.
  • Présent descriptif dominant, passé bref pour l’arrière-plan.
  • Inventaires concrets : objets, surfaces, fluides, nuisibles, températures, bruits.
  • Chiffres et seuils : pourcentages, loyers, normes, dates, arrêtés.
  • Discours rapporté minimal : guillemets rares, préférer l’indirect libre discret.
  • Focalisation témoin : un “je” parcimonieux, fonction d’interface.
  • Transitions sèches : par liste, par deux-points, par reprise d’un mot pivot.
  • Effet dossier : alternance “document”/“terrain” sans commentaire évaluatif.
  • Ethos : empathie froide, précision clinique, refus du pathos.

5) Syntaxe, rythme, ponctuation

  • Phrases courtes à moyennes (≈ 20–25 mots).
  • Deux-points pour définir, exemplifier, inventorier.
  • Parenthèses et chiffres pour cadrer sans digresser.
  • Anaphores discrètes sur un nom concret (mur, porte, odeur) pour la cohésion locale.
  • Verbes d’état et de perception + lexique technique → stabilité, netteté.

6) Lexique récurrent

insalubrité, relogement, arrêté, plomb, saturnisme, cafards, humidité, murs, couloir, pièce, hôtel meublé, loyer, euros, foyer, cage d’escalier, odeur, fuite, moisi, peinture écaillée, Paris, arrondissement, immeuble, appartement, chambre, fenêtre, matelas, chaudière.

7) Cadrages et motifs

  • Cadre : seuils et passages (portes, cages, paliers).
  • Motifs matériels : murs qui suintent, peintures qui cloquent, bruit de tuyauterie, odeur de gaz ou de café, ampoules nues.
  • Figures sobres : métonymie et synecdoque (la “pièce” pour la vie entière), métaphore minimale.

8) Scènes-types (réutilisables)

  1. Ouverture-adresse : annonce d’une rue + impression de densité + premier objet saillant.
  2. Couloir-diagnostic : inventaire des défauts + norme rappelée + chiffre.
  3. Pièce-corps : un geste banal (faire du café, ouvrir une fenêtre) révèle l’habitat.
  4. Entrailles-immeuble : sous-sol, colonnes, compteurs, conduites → matérialité du risque.
  5. Sortie-constat : retour au trottoir, replacer l’adresse dans la ville.

9) Gabarits syntaxiques (copier-adapter)

  • Définition + seuil : « [Terme] : est dit [terme] tout lieu où [critère 1, 2, 3]. »
  • Adresse + densité : « [N° rue Lieu]. [Nom du lieu] est [qualificatif mesuré] : [éléments]. »
  • Inventaire : « [Objet 1], [surface 2], [bruit 3], [odeur 4]. »
  • Chiffre + visage : « [x % / x €], et pourtant [geste précis d’une personne]. »
  • Constat sans morale : « [Détail concret], rien d’autre. »

10) Contraintes d’écriture (checklist)

  • [ ] Une adresse réelle en titre.
  • [ ] Présent pour les faits, passé bref pour l’avant.
  • [ ] 1 chiffre minimum (%, €, année, surface, seuil).
  • [ ] 1 norme citée ou paraphrasée (définition/arrêté/seuil).
  • [ ] 8–12 éléments d’inventaire matériel.
  • [ ] Zéro pathos, zéro jugement explicite.
  • [ ] Clôture par un détail concret, sans commentaire.

11) Micro-atelier “à la manière de”

Durée : 20–30 min. Longueur : 180–300 mots.

  1. Choisis une adresse (vraie).
  2. Écris 3 phrases de définition paraphrasée d’un problème (humidité, plomb, nuisibles).
  3. Ajoute 1 chiffre et 1 seuil.
  4. Décris une pièce par inventaire.
  5. Conclus par un détail neutre.

Modèle

# [N° RUE NOM-DE-RUE, QUARTIER]

[Phrase 1]: [définition paraphrasée + seuil].
[Phrase 2]: [densité, matériaux, lumière].
Inventaire: [objet], [surface], [odeur], [bruit], [trace], [eau].
Chiffre: [x % / x € / année] + [effet local].
Geste: [action minuscule d’une personne].
Clôture: [détail concret], rien d’autre.

12) Variations possibles

  • Bascule de focale : plan d’ensemble → gros plan sur une main ou une tache.
  • Chrono-variation : matin vs nuit, même adresse, deux inventaires.
  • Dossier : encadré chiffres intercalé entre deux scènes.

13) À éviter

  • Métaphores appuyées, hyperboles, indignation verbale.
  • Dialogues longs.
  • Psychologisation.
  • Conclusion morale.

14) Indices quantitatifs utiles (sur l’ouvrage analysé)

  • Temps dominant : présent.
  • Longueur moyenne des phrases : 23 mots.
  • Marqueurs : nombreux deux-points, chiffres, toponymes.
  • “Je” discret : narrateur témoin, non héroïsé.

15) Fiche “copier-coller” Obsidian

---
type: "Fiche style"
auteur: "Joy Sorman"
oeuvre: "L’inhabitable"
focus: "Procédés réutilisables"
tags: [style, documentaire, urbain, inventaire, toponymie]
---

## Geste
[Résumé en 2–3 phrases]

## Procédés
- Toponymie:
- Alternance doc/terrain:
- Présent descriptif:
- Inventaires:
- Chiffres/Seuils:
- Focalisation:
- Transitions:

## Lexique utile
[20–30 mots concrets]

## Gabarits
1) Définition + seuil:
2) Adresse + densité:
3) Inventaire:
4) Chiffre + visage:
5) Clôture:

## Atelier (20 min)
[Adresse] — [Inventaire] — [Chiffre] — [Geste] — [Clôture]

Remarque : l’autrice est Joy Sorman. La fiche cible son dispositif dans L’inhabitable et le rend opératoire pour d’autres textes.

12 octobre 2025

12 octobre 2025

On dit vivre au présent. Le présent n’a pas lieu. Il se soutient d’une lacune qu’on nomme instant. Une époque répond à une autre, sans rencontre. Revenir ne rejoint rien. Cela répète. Nommer l’instant le retire. Ce qui se montre se défait. Rien à retenir. Aller sans objet. Passages. Lire. Relire. Couper. Laisser le reste. Parfois l’écriture a lieu dans le sommeil. Au réveil, rien. Mieux, peut-être. Se soustraire au présent nommé n’éclaire pas. Une ouverture a lieu, sans lieu. Exposé au neutre. Sans accueil, sans refus. L’inquiétude prévaut sur l’assurance. Il y a, peut-être, urgence. Non à comprendre. À sortir. Un pas se fait, sans direction. Pourquoi, comment, en suspens. Rien n’est décidé.


Le présent n’a pas lieu. S’il n’a pas lieu, il oblige. Tenir l’écart. Suspendre l’assentiment. Reporter le jugement. Réduire la phrase. Épreuve minimale. L’horloge passe de 12:00 à 12:01. Rien n’a eu lieu. Le fichier porte une date. Rien ne s’est passé. Différence constatée sans événement. Conséquence. Conduite basse intensité. Ne pas conclure. Laisser ouvert. Geste minimal. Sortir plutôt que comprendre. Risque. Séparation. Silence pris pour refus. Perte d’usage. Ce que cela sauve. Attention. Possibilité d’entendre. Place pour quiconque. Il y a, peut-être, urgence. Un pas se fait, sans destination. Ni adhésion ni déni. Le neutre travaille. Rien n’est décidé.

illustration : Whistler, nocturne en bleu et or, 1872-75, huile sur toile, Tate, Londres.

La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir

11 octobre 2025

La page comme aventure — lire Damase pour réapprendre à voir

On ouvre ce livre et la table devient atelier. Pas un traité de plus sur la poésie, pas un musée de curiosités d’avant-garde. Damase prend un objet que l’on croit acquis, la page, et il la rend de nouveau incertaine. Il remonte à Mallarmé, au Coup de dés de 1897, non pour sacraliser un moment, mais pour décrire un basculement dont nous vivons encore les ondes. La page cesse d’être couloir rectiligne. Elle devient scène, plan, partition. Les blancs prennent la place de la ponctuation. Les corps typographiques hiérarchisent la voix. La lecture s’effectue par bonds, par blocs, par diagonales. Et tout à coup notre manière d’écrire à l’ordinateur, nos fichiers exportés en PDF, nos billets de blog et affiches, sont rattrapés par ce geste ancien qui les regarde déjà.

Ce qui frappe d’abord, c’est l’allure d’inventaire très concret que propose Damase. Il n’érige pas Mallarmé en monolithe. Il montre un point de départ, un dispositif pensé comme tel — la page comme unité — et suit ses reprises, ses bifurcations. Segalen, Apollinaire, Claudel. Puis le grand dépliant de Cendrars avec Delaunay, où texte et couleur se répondent sur une longue bande qu’on déploie. Les futuristes qui s’attaquent à l’« harmonie » de la page et la renversent au profit de vitesses et d’angles. Dada et ses simultanéités, plusieurs voix à la fois, plusieurs lignes qui cohabitent. La publicité et l’affiche qui se saisissent des lettres comme formes, choc de tailles et de poids, lisibilité comme stratégie. Puis De Stijl, le Bauhaus, Tschichold : retour de la règle, des grilles, de la clarté fonctionnelle, non contre la modernité, mais pour lui donner des moyens stables. L’avant-garde n’abolit pas la lisibilité, elle la redistribue.

Le livre avance par paliers. On quitte vite l’idée confortable d’une littérature qui resterait dans ses colonnes tandis que l’art occuperait la couleur et la forme. Klee, Braque, Picasso font entrer la lettre dans la peinture. Les typographes traitent la page comme architecture. Les poètes testent des mises en page non linéaires qui demandent un autre corps du lecteur. La main qui tient, qui plie, qui tourne. Les yeux qui comparent, pèsent, reviennent. Et quand Damase revient en arrière vers les manuscrits médiévaux ou la calligraphie, ce n’est pas pour noyer l’histoire dans l’érudition. C’est pour montrer que l’articulation signe/image/page n’a jamais cessé d’être une question d’outil et de regard, pas d’ornement. La révolution de Mallarmé n’arrive pas ex nihilo. Elle cristallise des tensions longues, puis elle les rend productives.

On lit Damase et on pense à nos propres pages. Le placeur que nous sommes tous devenus, avec nos logiciels, nos modèles par défaut, nos marges normalisées. On s’aperçoit que beaucoup de nos choix ne sont pas neutres. Taille de caractère, interlignage, gras, italiques, espace avant un titre, quantité de blanc avant un paragraphe clé. Ce sont des décisions d’écriture. Les blancs peuvent devenir opératoires, non décoratifs. Les différences de corps, des accents narratifs. Le livre le dit sans prescription doctrinale. Il préfère l’exemple, la généalogie, la main qui montre : regarde ici, là ça bascule, là ça s’est tenté, là ça a tenu.

Ce déplacement a une conséquence plus forte qu’il n’y paraît. La page cesse d’être simple véhicule du texte. Elle devient une part du sens. Ce que Mallarmé indiquait par la distribution des blancs, d’autres l’ont poussé vers la simultanéité, la couleur, l’assemblage avec l’image, la cartographie de lecture. Le roman, rappelle Damase, resta longtemps conservateur, attaché au pavé gris XIXe, au confort de l’œil. La publicité, elle, a su plus vite investir la page comme plan de forces. Résultat paradoxal : pour comprendre nos journaux, nos écrans, notre flux d’images et de textes, il faut passer par cette archéologie de la page littéraire. Il y a une éthique de l’ordonnance qui n’est pas moins importante que le style. La page impose une responsabilité.

Ce n’est pas un manuel, pourtant on sort de cette lecture avec des gestes en poche. Par exemple : élargir les marges pour faire respirer une séquence dense, puis resserrer pour imposer un tunnel de lecture. Jouer le dialogue de deux corps, l’un pour l’ossature, l’autre pour l’attaque. Confier à la ponctuation une part du rythme, mais accepter qu’une ligne blanche serve de césure plus nette qu’un point. Doser l’italique comme voix intérieure plutôt que simple emphase. Faire de la page une unité, non un réservoir illimité de lignes. Et quand on revient à Un coup de dés, on comprend que le hasard n’est pas dehors comme désordre. Il est dans la tension entre règle typographique et liberté d’ordonnance. S’il y a hasard, il se voit parce que la règle est exposée.

Lire Damase, c’est aussi rencontrer une histoire des échecs. Le lettrisme, avec sa promesse de tout refonder depuis la lettre, fascinant sur le papier, souvent stérile dans ses effets. Des manifestes où la page est annoncée comme champ total, mais sans faire système. Cette honnêteté fait du bien. Tout ne se vaut pas. Tout ne marche pas. Ce qui fonctionne tient par un équilibre fin entre expérimentation et lisibilité, entre intensité visuelle et chemin du lecteur. Tschichold, Moholy-Nagy, Lissitzky ne sont pas là comme icônes froides. Ils servent à mesurer ce que le texte gagne quand quelqu’un prend au sérieux la relation des éléments sur la page. Même les exemples venus de la pub ne sont pas là pour faire peur. Ils éclairent ce que la littérature a parfois renoncé à exploiter.

Quel intérêt aujourd’hui, où nous lisons surtout sur écran, où les formats se recomposent selon la taille de nos téléphones, où la page au sens physique vacille. Justement. La page numérique n’a pas aboli la page. Elle en a déployé la variabilité. Les principes évoqués par Damase valent au moment où l’on conçoit une maquette responsive, où l’on décide de la hauteur des interlignes, des espaces avant et après, du contraste entre un bloc de citation et le fil narratif. Ils valent pour un EPUB comme pour un PDF. Et ils permettent d’interroger des habitudes prises par confort. Pourquoi tant de gris uniforme. Pourquoi cette fatigue à la lecture longue. Parce que la page, réduite à un tuyau, ne joue plus son rôle d’espace.

Le ton du livre reste sobre. Pas de grand geste de revendication. Un fil clair, des exemples choisis, des convergences mises en lumière. On peut y entrer par la poésie, par l’histoire de l’art, par le graphisme. On peut aussi y entrer d’un point de vue très pragmatique : que puis-je modifier dès ce soir dans ma manière d’écrire et de mettre en page pour rendre visible ce qui compte. Le livre propose sans injonction. Il ne s’achève pas sur un modèle à imiter, mais sur un appel : refaire de la page un lieu d’invention, et pas seulement de transport.

Si l’on cherche des raisons de lire, en voici trois. D’abord, on lit mieux Mallarmé et tout ce qui s’est joué autour. On comprend que la modernité formelle n’est pas caprice, mais méthode. Ensuite, on gagne une lucidité neuve sur nos outils : l’éditeur de texte n’est pas un accident, il est une grammaire en action. Enfin, on reçoit l’autorisation d’essayer. Essayer quoi. Deux corps qui dialoguent. Une hiérarchie de titres qui parle au lieu d’orner. Une ponctuation qui s’allège parce que les blancs prennent le relais. Des blocs qui se répondent à la page plutôt que de défiler sans horizon.

On referme Damase avec l’envie de rouvrir des livres. De reprendre Un coup de dés, non pour l’exercer en légende, mais pour y voir la logique d’espace qui le soutient. De déplier la Prose du Transsibérien et sentir comment la couleur porte le texte. De regarder une affiche de Lissitzky et d’y lire une leçon d’économie et de force. Et surtout, on revient à nos pages à nous. On redresse une marge. On déplace un titre. On ose un blanc plus large avant une phrase dont on attend l’effet. On prend conscience que la page, loin d’être un fond neutre, est l’un des lieux où s’écrit la pensée. À partir de là, le livre de Damase n’est plus un ouvrage d’histoire. Il devient un outil. Un rappel que lire et écrire se décident aussi là où l’encre ne dit rien : dans l’air qui tient entre les lignes.

11 octobre 2025

11 octobre 2025

nommer

Ordinateur, lumière bleue ; café froid, amertume. Page nue, marge large, blancs bloqués. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). L’éditeur, au guet ; contre l’effacement. Barre d’outils ; onglets ouverts ; dossiers en enfilade : dates, numéros, étiquettes. Papier mental, grain fin ; écran mat, reflets ; poussière de bord d’écran. Silence de pièce ; tic sec du trackpad ; souffle mesuré. Groupe nominal en charpente : tasse, paume, fenêtre, nuit ; le jour, au rebord. Blancs porteurs ; seuils ; interlignes ; marges en garde. Atlas du site : rubriques, mois, fil d’Ariane ; cartes, épingles, toponymes. Inventaire d’objets : porcelaine, stylo, carnet, câble ; odeur d’encre, métal tiède. Étude, protocole, gabarits ; sobriété typographique ; hiérarchie de titres. Progressivité : l’indéfini d’abord, la précision ensuite ; singulier en préférence. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages. Paroi du temps : versions, sauvegardes, bornes. L’angoisse, ici ; la règle, là ; le blanc, entre. Maison plutôt qu’édition ; page plutôt que phrase ; relation plutôt que mot.

agencer

Un ordinateur, d’abord — bleu d’écran. L’ordinateur, ensuite, veille froide ; cet écran, lumière serrée. Café, froid ; amertume, au bord de la tasse. La page, nue ; la marge, large ; blancs, bloqués ; le blanc de marge, de page, de nuit ; ce blanc-ci, charpente. Frisson, angoisse, joie, ivresse (courte). Un éditeur, au guet ; l’éditeur, dans le courant ; cet éditeur, contre l’effacement. Navigation : dossiers, onglets, seuils ; dates, numéros, étiquettes ; versions, sauvegardes, bornes. Étude : d’abord ; étude, encore ; contre l’angoisse, l’étude. Une grammaire : invention ; groupe nominal contre groupe verbal ; nom, avant ; verbe, relégué. Appositions : tasse, paume, vitre ; fenêtre, nuit ; jour, au rebord. Génitifs en chaîne : silence de pièce, de souffle, de doigt ; poussière de clavier, de câble, de livre. Maison d’édition : poutre, paille, joints ; toit au-dessus des pages ; la maison, plus que l’édition. Règle visible : fil d’Ariane, cartes, rubriques ; les mois, en frise ; titres, corps, interlignes. Progressivité : un blanc, le blanc, ce blanc-ci ; une page, la page, cette page. Hypothèse, retrait, reprise ; fragments ; séries. L’oubli, dehors ; l’effacement, repoussé aux bords. Le texte : objet ; la page : surface ; le regard : passage. Un coup de page : l’espace : phrase ; la relation : sens.

paratexte, l’écart, le rapprochement

Ici, j’ai supprimé les verbes pour éprouver l’hypostase du nom. J’expose la règle afin qu’on lise l’agencement : progressivité (un/le/ce), chaînes génitives, deux appositions longues, blancs opératoires. La page sert d’unité, non la phrase. On voit ce que gagne la précision déplacée. Plus tard, je remettrai un verbe, un seul, pour mesurer l’écart.

Revenir sur les lieux par l’imagination — quels lieux, et pourquoi l’insistance de certains plutôt que d’autres — ce ne sont pas des questions à trop creuser, au risque de ne plus savoir remonter le mécanisme.

Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais au guet.
Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la tenue.
Rester dans l’ignorance et s’y tenir, non dans l’accablement mais dans la disponibilité.

Attention brève : surgissement, mine, raclage, succion, éponge.

S’éloigner, revenir, s’éloigner. Accommoder.
Ce blanc-ci, seuil.

10 octobre 2025

10 octobre 2025

Je dis que je reconnais la façade parce qu’elle n’a jamais tenu que par trois signes simples : un vieux numéro vissé de travers, un joint de silicone jauni autour d’une fenêtre, une tache plus claire là où pendait autrefois un store. Je dis que c’est incontestable, que ces trois signes suffisent pour dire “c’est ici”, et je retire ma certitude puisque le numéro a pu être revissé par le nouveau propriétaire, que le silicone a pu être refait à l’identique, que la tache claire n’est peut-être que l’ombre récente d’une enseigne d’agence qui aurait pris la maison pour un bureau. Je soutiens que l’entrée était à gauche, qu’on poussait une porte lourde avec un ressort fatigué qui revenait trop vite, que la béquille marquait la peinture d’un arc gris, et j’annule aussitôt : la mémoire adore les trajets courts et les gestes ronds, elle met des ressorts partout pour tenir, elle invente le couinement comme on invente une échelle, je n’en ai pas la preuve, je ne possède que cette conviction qui réarrange. Je dis que le gravier du devant était grossier, mélange de blanc et de clinker, que la roue du vélo s’y plantait, que c’est pour ça que je descendais toujours avant, et je défais : la roue plantée c’est peut-être autre part, un autre été, une autre cour ; je confonds les granulométries et les chutes. Je déclare que la boîte aux lettres, normalisée avec un petit tambour pour les journaux, portait notre nom écrit au marqueur noir qui bavait sous la pluie, et je retire : le marqueur pourrait appartenir à une époque où nous n’étions déjà plus là, le bavement être celui des nouveaux, leurs lettres à eux, leur manière d’exister sur la porte.

Je dis que la campagne n’était pas vide, qu’elle posait seulement des distances trop égales : entre les poteaux électriques, entre deux fermes, entre un talus et la bande blanche de la route, une égalité qui fatigue l’œil et apaise les voix, et je dis que c’est précisément cette égalité qui est devenue une chambre intérieure, un système de repères pour respirer, et je me contredis : je sais très bien que j’importe ici des mots appris plus tard, que je donne à la plaine une syntaxe qui lui est étrangère, que la chambre intérieure n’existait pas ; il y avait des ronces au mauvais endroit, un fossé plein d’eau brune, une signalisation qui se décolorait sans élégance, un abribus qui sonnait creux quand on le touchait du poing. Je dis que je peux atteindre la maison en me fiant au panneau “Vallon-en-Sully” et au tournant juste après la rivière, pont étroit, bordures griffées par les camions, et je retire : tout pont se ressemble quand on parle au passé, on lui prête toujours la même fatigue, la même rature de pneus, on l’amène où l’on veut pour y faire passer nos phrases.

Je dis que dans la maison on se parle encore à voix basse, que l’acoustique de la cage d’escalier remonte les mots et les renvoie comme dans un entonnoir, que j’entends “descends”, “pose ça”, “pas maintenant”, et j’annule : ces mots sont des étiquettes collées depuis, l’intonation est fabriquée, je fais venir des voix pour habiller un volume. Je dis que la cuisine faisait chaud sans raison parce que la fenêtre donnait plein ouest et que personne ne pensait à baisser le store, que le carrelage avait un défaut d’alignement sur trois rangs, qu’on butait dessus sans le dire, et je retire : cet ouest obstiné appartient peut-être à un autre plan, une autre façade, un croquis mental qui a rangé toutes les pièces sur un même soleil, parce que c’est plus simple de tenir un souvenir comme un plan. Je dis que l’odeur là-bas n’était pas “foin”, n’était pas “linge propre”, n’était pas “confiture”, mais quelque chose d’industriel et de discret : la colle d’un stratifié, le plastique d’une nappe, l’encre d’un journal qui sèche ; et je retire : si je précise à ce point c’est que la précision m’arrange, je place des produits chimiques pour éviter l’histoire, pour me protéger du roman, je remplace la famille par des solvants et je demande qu’on me croie.

Je dis que la douleur de ne plus savoir vrai ou faux tient à un détail bien localisable : le compteur au mur, boîte grise, plombs bleus, chiffres qui tournent derrière un verre rayé, j’affirme que c’est là que la mémoire se grippe, parce que je le vois si nettement que c’en est suspect, et je défais : un compteur est toujours un compteur, c’est ce qu’il y a de plus interchangeable, il suffit d’un drap de poussière et d’un plomb tordu pour qu’on dise “c’est celui-là”, je pourrais l’avoir importé de n’importe quelle remise. Je dis que l’extérieur a été refait propre, gouttière PVC, crépi à grains serrés, clôture grillagée aux piquets vert bouteille, et je retire : ce propre m’a servi d’argument contre le passé, un alibi commode pour dire “on nous remplace”, or personne ne remplace personne, on retrouve seulement le chantier là où on l’a laissé, on découvre qu’on n’a jamais signé de réception des travaux. Je dis que la campagne aujourd’hui est plus vide, que la ligne de car ne passe plus, que la supérette a replié son rideau et laissé ses stickers comme des écailles, que le lavoir est comblé, et je me contredis : à force de compter les manques, je fabrique une méthode, une manière d’avoir raison en empilant des absences ; ce n’est pas une preuve, c’est une playlist.

Je dis que la façade se souvient mieux que moi, qu’elle conserve dans ses rectangles ce que j’essaie de dire, que les décalages des percements, les proportions, l’inclinaison des tuiles disent ce qui fut sans pathos, et je retire : je prête à des angles le pouvoir de me parler parce que c’est moins douloureux que d’admettre que la voix qui manque est la mienne. Je dis que j’accepte de ne pas savoir si le tilleul était un tilleul, si le banc était un banc, si la marche était fendue en deux ou en trois, et je retire jusqu’à cette acceptation, car j’entends très bien la petite musique de l’époque : je me vois arrangeant mes ignorances comme on classe des vis ; je m’offre des pauses nobles, je baptise mon incertitude pour ne pas passer pour négligent.

Je dis que je possède au moins un point fixe : l’angle de vue depuis la route, parce qu’il impose son horizon et sa perspective indépendamment de moi, que c’est la géométrie qui me tient quand je flotte, et j’annule : je n’ai jamais regardé que depuis mes chevilles et mes épaules, et mes chevilles et mes épaules ont changé ; il n’y a pas d’angle objectif, seulement une posture qu’on répète pour se convaincre qu’on revient quelque part. Je dis que la preuve de l’enfance, c’est la hauteur des poignées par rapport à la main, que je me souviens précisément de lever le bras pour atteindre, et je retire : ce geste est un cliché internalisé, tout enfant lève le bras, je lui donne un statut d’archive parce qu’il est exportable, parce que je peux l’écrire sans me brûler. Je dis que je peux reconstituer la table du matin grâce au bruit des verres quand on les pose sur la toile cirée : un son mat, un peu collant, suivi d’un petit arrachement, et je retire : j’ai appris ce bruit dans d’autres cuisines, j’en fais revenir un sample ici, je fais de l’ingénierie du sonore pour recoller un lieu.

Je dis que ce qui reste, c’est un geste extérieur : la main sur le verrou du portail, la friction légère, le clac sec, le retour contre butée, que je le tiens, que ce geste prouve une résidence, et je retire : un verrou est un verbe transitif, il ferme ce qu’on ne dira pas, il n’ouvre rien. Je dis que je vais quitter la route, que j’avance, que je m’aligne sur la fenêtre du rez-de-chaussée, que je compte jusqu’à quatre pour atteindre le coin, et je retire : je tourne autour d’un rectangle mental comme autour d’une planche à dessin.

Je dis, pour finir en le défaisant, que la vérité de ces souvenirs tient dans la manière même dont ils m’échappent, et je retire le mot vérité parce qu’il m’aide trop ; il reste une pratique : dire, enlever, dire encore, rayer, remettre une vis, en enlever deux, revenir le lendemain sans excuses. Je dis que je n’ai plus besoin des images attendues, et je retire : j’en aurai besoin demain, parce qu’elles sont pratiques pour ne pas sombrer dans le blanc. Alors je t’indique seulement ceci, sans y mettre autre chose : il y a une façade qui a changé de mains, un bout de route trop droite, un panneau qui promet une commune avant que la rivière ne tourne, et entre tout ça et moi une série de corrections que je n’arrive pas à finir.

La lisière

9 octobre 2025

La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.

tenir l’aveu à distance

9 octobre 2025

La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse où les cuivres reposent propres ; l’automne entre avec l’humidité des manteaux. On parle des résultats, non pas pour comprendre, pour tenir l’aveu à distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d’essence — et la solitude des kilomètres a déjà serré la main avant qu’elle ne se referme. Non pas l’enfant qu’il ne comprend pas, plutôt celui qu’il comprend trop : même inflexion, même dérobade, et l’obligation tacite de réparer ce qui a manqué. Ce qui arrive n’arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait été là, et l’on reste à la même place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d’aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pièce relâche. La violence, la rage, l’amour — ensemble et pourtant séparés : on croit choisir, on reconduit ; non pas une première fois, la répétition comme loi domestique, saisonnière, exacte. La peinture verte garde la lumière basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l’automne se replie dans l’odeur du café tiède, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fraîcheur persiste — rien d’autre.

09 octobre 2025

9 octobre 2025

Je te le dis à toi parce que tu vois le tableau quand j’ouvre la porte : mal dormi, mauvaise humeur, et tout de suite l’immense camion planté devant la maison — la rue bloquée, les trottoirs aussi — pour la nouvelle charpente de l’épicerie turque, ils sont trois à décharger dont le patron juché tout en haut, inspecteur des travaux finis, donc ils sont deux seulement à tirer pendant que la grue bascule et que tous les fils électriques traversent la rue trop bas, alors je dois faire le tour du pâté de maisons pour aller au marché et, là-bas, au loin, deux types en uniformes — la municipale, bien gras, placides — qui observent ; et en plus un temps gris, maussade, et en plus les gens au volant encore moins miséricordieux que d’habitude, ils foncent, ne laissent pas passer, vocifèrent si je traverse, surtout si je passe en leur faisant, oui, un bras d’honneur, et en plus ce matin le marché est quasi vide, le Sagittaire n’est pas là, seulement des employés, mine maussade, peu locaces, tous en noir, pas grand-chose au bout de l’étal, les plateaux à un euro pourris, des légumes, des fruits qui s’affaissent sur eux-mêmes — quelle misère — et, par-dessus le marché, la femme à qui je demande un kilo de navets qui veut me les faire payer plus cher que l’affiché ; tu vois la journée, je me dis que j’aurais mieux fait de me recoucher, j’ai si mal dormi, je suis de si mauvaise humeur, et ce camion qui va probablement rester là toute la journée, et mon élève handicapée qui vient, qui ne pourra pas passer, et parfois je pense à la mort, j’avoue, ça n’a pas l’air de grand-chose, ça a l’air exagéré peut-être, mais j’y pense quand même — mourir, ne plus voir tout ça, fermer les yeux et que ça aille comme ça peut —, bon débarras de part et d’autre, sans rancune, tu comprends ce que je veux dire.

22 septembre 2025

22 septembre 2025

Cette étrange mentalité, aristocratique plus que petite-bourgeoise, cette maladie obstinée qui persiste à considérer l’argent comme de la merde et, dans le même mouvement, à se complaire dans son absence, comme si le manque lui-même devenait une forme de distinction, tout en caressant malgré soi l’idée — vague, honteuse, presque interdite — qu’un jour, par un retournement aussi imprévisible qu’espéré sans vraiment l’être, la roue se décidera à tourner et que l’on retrouvera alors son rang, sa noblesse, non par le travail ni par l’effort ni par la patience, mais au terme d’une suite d’opérations hasardeuses, hasardeuses au point d’en être risibles, qu’on s’empressera aussitôt, pour se préserver, pour sauver la façade, de rebaptiser d’un nom plus digne, plus acceptable, presque solennel : Providence, cette mentalité enfantine — peut-être, à ce stade, le doute est-il encore permis — mais le doute, à l’instar du manque, n’est-il pas du même ordre, inversé, dont tu te sers depuis toujours pour t’expliquer à toi-même, surtout cette obsession d’indigence chronique, miroir parfait de cette autre obsession, celle d’une abondance dont tu ne saurais que faire parce que le verbe t’évoque cette chose sombre, souterraine, abjecte et répugnante, ce fer dont on se sert pour imposer sa force, son pouvoir en écrasant l’autre d’un point à l’autre de la planète, ce fer qui pénètre les chairs, qui détruit des vies, qui ruine les projets modestes bâtis de père en fils, ce fer dans la paume de qui domine parce qu’il possède, lui, l’argent, le choix, la décision de t’anéantir quand bon lui semble, et cette rage — cette folie qu’apporte cette rage, exactement semblable à la folie du pouvoir — que tu ne pourras jamais, toi, montrer vraiment parce que la loi, bien sûr, règne désormais dans ton crâne, émissaire bouffon de ceux qui possèdent cet argent, ce pouvoir, cette même folie que la tienne mais par cooptation, par association, par malignité et supercherie, et qui ne te renvoient jamais que devant le même mur, ce mur de la honte que tu reconnais aussitôt, que tu avais déjà rencontré, que tu retrouves encore et contre lequel tu t’appuies d’abord pour tenir puis pour céder, jusqu’à n’avoir plus de front, plus de mots, seulement ce martèlement sourd — ta plainte, ta colère, ta honte — mais cela aussi fait partie du procédé : t’occuper ainsi, te laisser dans ce trépignement tandis qu’ils s’engraissent encore et encore en se moquant de toi et de ton trépignement, et qu’ils refondent ainsi toute une échelle de valeurs dont tu seras l’exclu, parce que pour eux être c’est exclure, parce que pour eux être c’est avoir, et qu’ils passent le plus clair de leur temps à t’avoir — regarde, regarde comme ils t’ont, ils t’ont comme ils ont eu ton père et tous les autres avant, et probablement tous ceux qui viendront après, et ça n’aura jamais de cesse, tu le sais à présent, ça ne s’arrêtera qu’au terme de tous les génocides, quand ils seront seuls les uns face aux autres, tous ceux de la même caste, et qu’ils découvriront que leur haine de l’autre n’est que haine d’eux-mêmes, et qu’ils s’entretueront une dernière fois encore, sous la voûte étoilée, devant le regard des étoiles indifférentes, d’un univers qui ignore leur existence et qui, la connaîtrait-il, resterait muet, incapable du moindre jugement — et c’est alors, dans ce silence cosmique, que tu sens l’amertume descendre déjà dans ton corps comme une coulée souterraine, et qu’elle s’installe, patiente, dans tes veines jusqu’à devenir ce poids qui te fait vieux d’un coup, qui te fatigue, qui t’éteint dans cette surdité volontaire face à leur bruit comme au tien, car les cris et les pleurs n’y changeront rien, tout cela est au programme de la perte de temps décidée en amont, et si par ce que tu nommes encore hasard l’idée te prenait de te lever pour marcher vers eux et les détruire jusqu’au dernier, les derniers seraient aussitôt remplacés par d’autres dont tu ne saurais même pas que tu fais partie — et quel effroi soudain de t’apercevoir que tu en fais partie, indéniablement tu en fais partie, comme chacun de nous, diront-ils dans leur dernier souffle en ricanant, fiers d’avoir renversé leur échelle pour bâtir le gouffre, et dans ce gouffre tu tombes, tu tomberas avec eux.

11 septembre 2025

11 septembre 2025

Un monde sans mots. Un autre où les mots débordent. Silence. Bruit.

Je ne sais plus. Nuit. Jour. Les différences s’effacent. Grande peur, grand calme. Avancer ainsi. Aube ou crépuscule. Cette matière m’échappe.

Hier, nettoyage de squelettes. Retrait des constantes. Tailwind rétrogradé. SPIP mis à jour. Lignes déplacées, code normalisé. Si ça ne fuit pas, je ne cours pas. Il faut que ça s’échappe. Pour que je cours.

Traduction : deux poèmes de Clark Ashton Smith, une nouvelle de Pessoa. Minuit passé. Je me tiens à l’écart. Peut-être un tort. L’intuition persiste : supercherie.

Covid. Vaccins. Bribes, rumeurs. Sources incertaines. Confusion. Commerce, mort. Pour quoi ? Pour l’argent. Et pour cette vieille idée de Lebensraum.

Comment X sans Y

28 août 2025

Il arrive que la matière d’un texte surgisse d’un endroit inattendu : un mail reçu tôt le matin, une proposition de formation glissée dans l’ordinaire d’une boîte de réception. Celui-ci, signé Jean Rivière, affirmait détenir une formule capable de transformer n’importe quelle idée banale en offre irrésistible. La promesse tenait en quatre mots : « X sans Y ». X, c’est ce que tout le monde désire. Y, c’est l’obstacle qui décourage, la barrière la plus répandue. L’efficacité du procédé tient à ce raccourci brutal : perdre du poids sans sport, apprendre l’anglais sans grammaire, vivre du web sans audience. La formule ne crée pas de nouveaux désirs, elle s’empare de ceux qui existent déjà et efface la peine censée les accompagner. Le mail parlait de business et de ventes, mais ce qui m’a frappé, c’est la force nue de cette structure. Une promesse qui tient debout toute seule, presque comme un aphorisme, et dont la logique pourrait glisser ailleurs, du côté de l’écriture.

Déplier la formule, c’est voir apparaître deux pôles très simples. D’un côté, le X : l’objet du désir, clair, immédiat, universel. De l’autre, le Y : l’obstacle, celui qui rebute la majorité, celui qui décourage avant même d’avoir commencé. Toute la mécanique repose sur ce geste : isoler l’obstacle le plus commun, le plus douloureux, et l’effacer d’un trait. Ce n’est pas forcément la difficulté réelle, mais celle qui pèse dans l’imaginaire collectif. Dans l’apprentissage des langues, par exemple, ce n’est pas le temps qui bloque, c’est la grammaire. Dans le travail en ligne, ce n’est pas l’effort, c’est l’absence d’audience.

Ce geste — dire en ôtant — n’est pas une invention récente. La rhétorique classique le connaissait déjà : persuader, c’est souvent soustraire. On parle d’ellipse lorsqu’on retire un mot pour renforcer le sens. On parle d’enthymème lorsqu’on retire une prémisse dans un raisonnement, en laissant l’auditeur la compléter lui-même. « Socrate est mortel puisqu’il est un homme » : la phrase supprime « tous les hommes sont mortels », mais chacun l’entend sans qu’il soit besoin de l’écrire. La suppression ne diminue pas, elle aiguise. Elle attire l’attention vers ce qui manque et sollicite l’esprit du lecteur.

Le « sans Y » fonctionne exactement de cette manière. En apparence, il allège le chemin, promet un raccourci. En réalité, il met toute la lumière sur l’obstacle qu’il prétend effacer. Sans sport, sans grammaire, sans audience : chaque fois, la négation souligne ce qu’on redoute le plus, et c’est cette mise en relief qui séduit. La formule obtient son pouvoir non par ce qu’elle ajoute, mais par ce qu’elle retranche.

Si la rhétorique de la suppression est si puissante dans la persuasion, c’est qu’elle repose sur un paradoxe : dire en ne disant pas. En littérature, ce paradoxe devient un moteur formel. On connaît l’exemple radical de Perec : écrire un roman entier sans la lettre e. Le manque devient la règle, et c’est lui qui produit la créativité. Chez Beckett, c’est une suppression progressive : le vocabulaire s’épuise, la syntaxe se réduit, jusqu’à ce que le texte semble s’écrire à la frontière du silence. Dans l’autofiction contemporaine, la contrainte « sans » est partout : parler de soi sans employer « je », relater un rêve sans images, écrire un silence sans blancs. Chaque fois, c’est l’obstacle qui devient matière.

Ce qui distingue l’usage littéraire de la formule « X sans Y » de son usage commercial, c’est que la littérature ne cherche pas à effacer l’obstacle mais à l’habiter. Elle ne promet pas un raccourci, elle invente une forme qui tienne malgré le manque. Là où le marketing exploite la suppression comme argument, l’écrivain la transforme en contrainte esthétique. Ce déplacement est décisif : il fait du « sans » non pas une promesse de facilité, mais une condition d’existence du texte.

Si la formule « X sans Y » sert de promesse en marketing, elle devient en littérature un déclencheur. Le « sans » agit comme une contrainte volontaire : il force à déplacer l’écriture, à inventer un chemin qui contourne l’interdit. Ces formules n’ont pas vocation à être vraies ou fausses, mais à fonctionner comme moteurs de texte. Elles ouvrent des zones d’exploration, parfois minimes, parfois radicales.

  1. Comment parler de soi sans “je”.
  2. Comment écrire un journal sans dates.
  3. Comment relater un rêve sans images.
  4. Comment décrire un lieu sans nommer l’espace.
  5. Comment se souvenir sans mémoire.
  6. Comment écrire un silence sans blancs.
  7. Comment raconter une histoire sans personnages.
  8. Comment décrire un corps sans le toucher.
  9. Comment évoquer une émotion sans l’adjectif qui la désigne.
  10. Comment finir un texte sans conclusion.

Ces dix variations peuvent sembler paradoxales. Mais chacune contient une conséquence pratique sur la langue. Parler de soi sans « je », c’est déplacer la voix narrative vers le « tu », le « il », ou vers une forme impersonnelle. Écrire un journal sans dates, c’est suspendre le temps plutôt que le mesurer. Relater un rêve sans images, c’est se tourner vers les sensations, les odeurs, les rythmes. Décrire un lieu sans le nommer, c’est faire passer les matières et les gestes avant l’identification. Se souvenir sans mémoire, c’est travailler dans le défaut, l’incertain. Écrire un silence sans blancs, c’est inventer un rythme qui suggère l’arrêt sans jamais marquer la page. Raconter sans personnages, c’est donner aux objets ou aux climats le rôle de protagonistes. Décrire un corps sans le toucher, c’est s’en tenir aux effets, à la distance. Évoquer une émotion sans son adjectif, c’est passer par les manifestations concrètes plutôt que par l’évidence du mot. Et finir sans conclusion, c’est ouvrir une fissure plutôt qu’un point final.

En marketing, la formule « X sans Y » sert à vendre une promesse immédiate : obtenir le résultat désiré sans passer par l’obstacle redouté. En littérature, le même canevas ne délivre pas de promesse, il ouvre une contrainte. Le « sans » ne supprime pas vraiment, il creuse, il met en tension. C’est ce vide qui déclenche l’invention, qui pousse la langue à trouver d’autres appuis.

On pourrait dire que la différence est là : d’un côté, l’économie du désir, de l’autre, l’économie de la forme. Le publicitaire attire en effaçant l’effort ; l’écrivain invente en gardant l’effort vivant, mais déplacé. La suppression, au lieu de lisser le chemin, fait surgir des zones nouvelles où la langue tâtonne.

Peut-être que l’écriture, au fond, n’est rien d’autre que cela : chercher comment obtenir quelque chose sans l’obtenir vraiment.

Création de fiction avec prompt ( exemple)

13 août 2025

Paramètres
GENRE : fantastique sobre / enquête d’archives

EFFET RECHERCHÉ : inquiétude lente, mystère rationnel

LONGUEUR CIBLE : 1200 mots

PERSONNE/TEMPS : 1re personne, passé simple

FOCALISATION : interne

LEXIQUE/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 12–18 mots

CONTRAINTE LOVECRAFT : une seule “merveille” centrale (une pierre anormalement tiède et très lisse), réalisme partout ailleurs, suggestion > exposition

OUTPUT_MODE : les_deux

ÉTAPE A — FABULA (ordre réel des faits)
E1 — Date/Laps : 1894 — Lieu : bord d’un gouffre karstique dans le Vercors — Acteurs : curé, villageois
Fait : après un incident lors d’un petit rituel local, une pierre sculptée est jetée dans un aven.
Cause : peur collective → Conséquence : disparition de l’objet dans un siphon.
Trace matérielle : note marginale au registre paroissial.
Qui sait quoi : Villageois : tout ; Curé : tout ; Lecteur : rien.

E2 — Date/Laps : été 1986 — Lieu : cavité près de Pont-en-Royans — Acteurs : trois spéléologues (Luc, Mara, Didier)
Fait : ils remontent une pierre ovale parfaitement lisse ; Luc garde une cicatrice superficielle au poignet.
Cause : curiosité → Conséquence : l’objet, stocké dans une voiture, “disparaît” la nuit suivante.
Trace matérielle : deux Polaroids, rapport d’incident du club, cicatrice.
Qui sait quoi : Spéléos : partiel ; Professeur (plus tard) : par témoignages ; Lecteur : rien.

E3 — Date/Laps : 2011–2012 — Lieu : Grenoble, département d’anthropologie — Acteurs : Professeur H., témoins
Fait : H. compile coupures de presse locales, interroge Luc et Mara, recopie la note de 1894.
Cause : intérêt scientifique → Conséquence : constitution d’un dossier avec copies et enregistrements.
Trace matérielle : dossier relié, cassettes audio, lettres.
Qui sait quoi : H. : beaucoup ; Tante (régisseuse de musée) : inventorie ; Lecteur : rien.

E4 — Date/Laps : 2012 — Lieu : Grenoble — Acteurs : Professeur H., Tante du narrateur
Fait : décès de H. ; la tante récupère le dossier pour pré-inventaire muséal.
Cause : succession universitaire → Conséquence : lettre inachevée de la tante au narrateur, jamais envoyée.
Trace matérielle : lettre, bordereau d’inventaire provisoire.
Qui sait quoi : Tante : tout du dossier ; Narrateur : rien ; Lecteur : rien.

E5 — Date/Laps : juin 2025 — Lieu : Rhône, près du Péage-de-Roussillon — Acteurs : équipe de dragage, service patrimoine
Fait : dragage du fleuve ; remontée d’une pierre ovale très lisse, tiède au toucher.
Cause : travaux fluviaux → Conséquence : dépôt dans un magasin municipal sécurisé.
Trace matérielle : fiche d’entrée d’objet, photo numérique, mini-rapport de température “légèrement supérieure à l’ambiante”.
Qui sait quoi : Service patrimoine : partiel ; Narrateur : encore rien ; Lecteur : rien.

E6 — Date/Laps : juillet 2025 — Lieu : magasin municipal — Acteurs : Narrateur, agente du patrimoine
Fait : le narrateur consulte le dossier de H., compare la pierre récupérée, la touche, constate une tiédeur persistante.
Cause : lettre retrouvée + prise de rendez-vous → Conséquence : discrète marque violacée sur la peau, sans douleur.
Trace matérielle : signature au registre des consultations, gants, notice.
Qui sait quoi : Narrateur : beaucoup plus ; Lecteur : rien.

E7 — Date/Laps : nuit suivante, juillet 2025 — Lieu : berge du Rhône — Acteurs : Narrateur
Fait : le narrateur restitue la pierre au fleuve, sans témoin.
Cause : scrupule + cohérence avec la note de 1894 → Conséquence : disparition de l’objet, apaisement ambivalent.
Trace matérielle : aucune, sauf la marque qui s’estompe au poignet.
Qui sait quoi : Narrateur : tout ; Lecteur : à découvrir par fragments.

ÉTAPE B — SYUZHET (ordre narratif)
S1 — Point d’entrée : découverte de la lettre inachevée (2012) — POV : narrateur
Objectif dramatique : établir un lien familial avec le dossier et l’objet.
Puise dans : E4 = indice
Degré d’info : 1
Ce que tu tais : contenu détaillé du dossier, contexte 1894.
Crochet de sortie : une cote d’inventaire griffonnée dans la marge.

S2 — Point d’entrée : magasin municipal, jour, lumière froide — POV : narrateur
Objectif dramatique : voir l’objet, premier contact, première sensation.
Puise dans : E5 = partielle, E6 = partielle
Degré d’info : 2
Ce que tu tais : décision future du narrateur.
Crochet de sortie : la peau encore tiède sous le gant retiré.

S3 — Point d’entrée : retour à la maison, soirée, consultation du dossier H. — POV : narrateur
Objectif dramatique : assembler les preuves, afficher la logique des traces.
Puise dans : E3 = partielle, E1 = allusion
Degré d’info : 2
Ce que tu tais : disparition 1986 détaillée.
Crochet de sortie : un Polaroid où l’objet semble légèrement affaissé.

S4 — Point d’entrée : voix sur cassette, 1986 (flashback audio) — POV : narrateur écoutant
Objectif dramatique : ancrer la cicatrice, l’accident mineur, la chaleur incompréhensible.
Puise dans : E2 = indice
Degré d’info : 1
Ce que tu tais : lieu exact et noms complets.
Crochet de sortie : frottement de bande, phrase coupée à “la pierre était…”.

S5 — Point d’entrée : note paroissiale de 1894 (lecture) — POV : narrateur
Objectif dramatique : suggérer une décision récurrente : jeter, rendre à l’eau.
Puise dans : E1 = allusion
Degré d’info : 0–1
Ce que tu tais : nature du “rituel” et l’incident déclencheur.
Crochet de sortie : mention du “siphon” soulignée trois fois.

S6 — Point d’entrée : berge du Rhône, nuit — POV : narrateur
Objectif dramatique : accomplir le geste, fermer la boucle sans l’expliquer.
Puise dans : E7 = révélation
Degré d’info : 3
Ce que tu tais : justification morale complète, toute hypothèse “scientifique”.
Crochet de sortie : une tiédeur résiduelle au poignet, puis rien.

(6 scènes, in medias res en S2, flashbacks S3–S5.)

ÉTAPE C — VÉRIFS ÉCLAIR
Causalité : chaque action découle d’une cause antérieure (peur 1894 → perte ; curiosité 1986 → cicatrice + perte ; dragage 2025 → redécouverte ; lettre → rendez-vous ; traces → restitution).

Connaissances : le narrateur ne sait rien avant la lettre ; apprend via dossier et magasin ; n’emploie jamais une info qu’il n’a pas lue/entendue.

Traces : lettre, Polaroids, rapport, note paroissiale, fiche d’objet, marque au poignet : toutes introduites avant chaque révélation.

Plausibilité : dates et lieux compatibles (Vercors → Rhône), délais cohérents.

Merveille centrale : une seule anomalie matérielle réaliste-étrange : la pierre tiède, anormalement lisse et “docile” au milieu liquide. Le reste reste prosaïque.

ÉTAPE D — RÉDACTION (≈1200 mots)
Je retrouvai la lettre dans une pochette translucide, coincée derrière des bordereaux jaunis. L’écriture de ma tante penchait à droite, régulière, puis se brisait net avant la signature. Elle m’y parlait d’un dossier “curieux”, récupéré après le décès d’un professeur de Grenoble, et notait dans la marge une cote d’inventaire provisoire. Rien d’autre qu’une phrase interrompue : « Je préfèrerais que tu voies par toi-même. » J’ignorais pourquoi elle ne me l’avait jamais envoyée. J’avais gardé sa maison, ses livres, une logique d’ordre. J’eus l’impression d’entendre sa voix me mettre au travail.

Le lendemain, au magasin municipal, la responsable me fit entrer dans une pièce froide, éclairée par des néons uniformes. Elle posa un bac plastique sur une table en inox, puis s’éloigna pour remplir un registre. Sous un film de polyéthylène, l’objet occupait presque toute la surface : une forme ovale, plus longue que large, aucune arête, aucune veine. Elle sembla d’abord banale, une pierre polie de rivière, couleur d’ardoise mouillée. La responsable me tendit des gants. Je soulevai le film. La pierre n’était pas lourde ; elle n’était pas tout à fait légère non plus. Je la saisis à deux mains. Elle était tiède. Pas tiède comme un objet laissé au soleil ; tiède comme une peau longtemps couverte. J’attendis qu’un courant d’air explique la sensation. Rien ne changea.

Je reposai la pierre et notai le numéro de fiche. La responsable revint, me montra la mention “température légèrement supérieure à l’ambiante” inscrite en bas du formulaire. Elle sourit, un sourire de service. « Les dragages remontent de tout. On trouve des armes parfois, des poupées, des statues de jardin. Celle-ci est propre. On n’a pas su d’où elle venait. » Elle referma le bac, me laissa recopier quelques chiffres, me fit signer. Quand j’ôtai les gants, la peau de mon poignet droit conservait une chaleur sourde, localisée, comme si j’avais porté trop longtemps une montre de métal.

Chez moi, j’ouvris le dossier relié du professeur H. La couverture indiquait « Notes Vercors / Rhône — cultes — objets lisses ? ». À l’intérieur, des coupures de presse parlaient d’un accident de spéléologie en 1986, sans gravité. Une photographie instantanée montrait une table de camping, un thermos, trois faces jeunes et rougies. Sur la table, au centre exact, je reconnus la forme ovale. La lumière du flash avait aplati les ombres. La pierre paraissait légèrement affaissée vers sa base, comme si elle s’était réajustée à la surface. Je pensai d’abord à une illusion due à l’angle. Je cherchais une ombre, un repère, une pliure du plastique.

Je glissai une cassette dans un vieux lecteur. La bande craqua, siffla, puis la voix d’un homme émergea, nette par endroits. Il se présentait comme Luc, membre d’un club local. Il racontait la remontée de “quelque chose de très lisse”, le plaisir immédiat de la main qui glisse sans accrochage, la chaleur étonnante perçue au premier contact. Il riait en disant que c’était “une bouillotte en pierre”. L’enregistreur capta un frottement, peut-être un vêtement, peut-être une table. Puis la voix chuta. « La pierre était… » Silence. La bande avait été arrêtée, ou bien altérée. Plus loin, la même voix évoquait une cicatrice au poignet, “juste là”, petite, en forme d’anneau palescent. Aucun drame, aucune douleur notable. « Le lendemain, plus rien. » Il ajoutait que l’objet, laissé dans le coffre d’une voiture, avait disparu pendant la nuit. Il n’était pas certain d’avoir bien fermé la serrure.

Le dossier contenait une note brève, recopiée d’un registre paroissial de 1894. L’écriture était étranglée, les lignes serrées. Il était question d’un “trouble” survenu lors d’une veillée, de “signes” mal interprétés, d’une pierre de taille “indécente par sa douceur”. Le dernier mot n’était pas certain, l’encre avait bavé. On résolvait l’affaire en jetant l’objet dans un gouffre « où l’eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. avait souligné trois fois le mot “siphon”. Sa plume avait griffé le papier à cet endroit.

Je revins à la photo instantanée. Les bords commençaient à virer au brun, comme le font ces papiers au bout de décennies. La pierre y occupait sa place exacte, centre d’une scène banale, presque domestique. Rien n’était spectaculaire. Rien n’invitait à la peur. Je ne ressentais qu’une suite de signes discrets, obstinés : la tiédeur sur ma peau, la mention sur un formulaire, une phrase interrompue, un mot souligné, un anneau incertain.

Je retournai au magasin deux jours plus tard, sous prétexte de vérifier une cote. La responsable me reconnut, me laissa remplir de nouveau le registre. La pièce gardait sa température stable, son odeur de papier et de plastique. La pierre, dans son bac, ne me fit aucun signe. Je posai la main gantée dessus. La tiédeur était identique, localisée, sans excès. Je demandai une balance, par curiosité, pour noter un poids. Elle sourit encore, m’expliqua qu’on n’en avait pas “sous la main”. Je notai l’heure, le temps passé, les gestes accomplis. Rien ne changea sur le papier. Au moment de partir, elle me demanda si “tout cela” avait un intérêt pour moi. Je répondis que j’avais récupéré un dossier ancien, probablement lié. Elle haussa les épaules et me proposa, sans malice, de “la laisser tranquille, la pauvre”.

Le soir, la marque autour de mon poignet s’était accentuée. Elle n’était pas rouge, ni en relief. Elle ressemblait à la trace laissée par un bracelet qu’on aurait longtemps porté, puis oublié. Je la frottai, elle ne disparut pas. Je dormis d’un sommeil interrompu, sans images nettes. Au matin, la marque avait pâli. Je reposai la cassette dans sa boîte, rangeai le Polaroid, glissai la lettre de ma tante au-dessus du dossier, comme un couvercle. La phrase interrompue restait en moi comme un ordre simple : « Va voir par toi-même. »

La berge du Rhône, ce soir-là, n’était pas déserte. Des cyclistes passèrent, amincis par la vitesse. J’attendis. La lumière finit par décroître ; la surface du fleuve se fit compacte, sans reflets. Je portais le bac vide sous mon bras. L’objet, enveloppé dans un sac de toile, me pesait peu. Je descendis quelques marches de pierre, glissantes d’algues. Mes chaussures prirent l’eau. La tiédeur me gagna les mains au moment où je dénouai le sac. Elle était moins vive que la première fois, plus nette pourtant, comme si la pierre avait ajusté sa température à la mienne. Je pensai à la note de 1894, au mot “siphon”, au trait sous l’encre. Je n’avais pas d’explication à donner. Je n’en cherchai pas.

Je lâchai l’objet au niveau d’une langue d’eau lente, là où le courant fait semblant de s’arrêter. Il coula tout de suite, sans roulis, sans hésitation. L’eau n’émit aucun bruit différent. Je restai planté là, les mains vides, le sac vide, l’odeur d’algues et de fer. Je ne me sentis pas déchargé, ni coupable, ni triomphant. Je sentis seulement la chaleur résiduelle de mes paumes décroître jusqu’à se confondre avec l’air du soir. La marque autour de mon poignet se dissipa presque, laissant un cercle à peine perceptible, comme une pâleur dans la pâleur.

Je rentrai par les rues de mon enfance, droites et sans mystère. Au-dessus des toits, le ciel n’expliquait rien. J’ouvris le dossier une dernière fois, vérifiai que la lettre inachevée restait à sa place. J’ajoutai une feuille datée, propre, où je consignai des faits brefs : consultation au magasin, sensation de tiédeur, marque au poignet, restitution nocturne. J’écrivis les mots “retour à l’eau”, puis reposai mon stylo. J’éteignis la lampe. Dans le noir, ma main droite garda, encore quelques minutes, quelque chose de tiède sans source.

Le lendemain, je repassai par la berge. Rien n’avait changé. Une famille pique-niquait sur l’herbe, des enfants jetaient des cailloux plats qui ricochaient, ravis. Le fleuve répondait avec sa logique calme, qui prend, qui rend, qui reprend encore. Je regardai mes mains. La marque avait disparu. Je rentrai chez moi, remis le dossier sur son étagère. Je n’attendis aucune suite. J’avais appris ce que je pouvais apprendre sans excès de mots. Le reste ne me regardait plus.

— -

Texte final :
## REGISTRE 1894

La lettre n’avait pas été postée. Coincée derrière des bordereaux, pochette translucide, en haut d’un classeur que j’avais repris avec la maison. L’écriture de ma tante, droite, posée, puis la faille nette avant la signature. Une cote griffonnée dans la marge. Deux mots restés en plan : « tu verras ». Rien d’autre et pourtant tout, pour me remettre en route.

Je notai la cote. Je cherchai le lieu. Magasin municipal, sous-sol lumineux, néons qui bourdonnent très fin. Couloir carrelé, odeur de plastique et de carton, portes battantes, on passe deux grilles, on signe. Elle me tend des gants. Elle sort un bac en polyéthylène, table inox, je lis le numéro sur l’étiquette : même racine que sur la lettre. On retire le film. L’objet est là.

Ce n’est rien, une pierre ovale, plus longue que large. Aucun grain, aucune veine. Gris mouillé. Je la prends à deux mains. Elle est tiède. Pas tiède de soleil. Tiède comme une paume qui a gardé sa chaleur sous un tissu. La responsable dit : « On a noté un écart léger, voyez en bas de la fiche. » En bas de la fiche c’est écrit : température supérieure à ambiante, observation à confirmer. Sourire administratif, stylo prêt au registre. Je signe, date du jour, créneau d’accès.

Quand je retire les gants, la peau me rend la chaleur en retard. Un cercle pâle au poignet, très fin, sans douleur. Je n’en dis rien. On referme le bac.

Je rentre avec le dossier du professeur H. — reliure souple, tranche usée, grande écriture : Vercors / Rhône — cultes — objets lisses ?. Dedans les coupures locales, 1986, une alerte spéléo sans gravité ; deux Polaroid ; la note paroissiale de 1894 recopiée à l’encre bleue ; des cassettes audio étiquetées au feutre. Rien de spectaculaire. Juste l’empilement régulier des preuves modestes.

Je commence par l’image. Table de camping, thermos, trois jeunes qui rient, veste polaire, front rouge de froid. Au centre, sur la toile plastique, l’ovale, exactement calibré. L’ombre ne sait pas quoi faire avec lui ; on dirait qu’il s’enfonce très légèrement dans la surface, illusion d’optique peut-être, peut-être pas. Le bord brun du Polaroid commence à migrer, chimie fatiguée. Je glisse la photo sous une lampe plus forte. Ça ne répond pas davantage. L’œil revient toujours au centre.

La cassette ensuite. Le vieux lecteur a un capot qui tient mal, j’appuie. Bande qui souffle, voix d’homme avec des « euh » et une gouaille retenue : Luc, du club, raconte la remontée par un boyau, l’eau qui vous coupe le dos, puis la trouvaille, « un truc lisse, lisse comme rien, je te jure, c’était chaud, on a rigolé, une bouillotte en pierre ». Il rit. On entend un frottement, une table peut-être, un vêtement. Puis : « La pierre était… » Coupure nette. Plus loin, un mot sur une petite cicatrice au poignet — « en rond, comme si j’avais porté un bracelet, ça a disparu » — et la disparition de l’objet du coffre de la voiture au matin, serrure pas sûre. Il n’insiste pas. La bande poursuit sur des banalités de club, puis s’arrête d’elle-même, clac du ressort.

La note de 1894. Écriture serrée, prêtre qui tient ses lignes, pas de débordements. On y parle d’un trouble, d’un rituel villageois dont le nom n’est pas écrit, d’une pierre de « douceur indécente », les mots exactement ceux-là ou presque — l’encre a bu, on devine. Décision prise : jeter l’objet dans l’aven, « où l’eau reprend ce qui lui appartient ». Le professeur H. a souligné trois fois siphon. L’encre a mordu le papier à ces traits-là.

Je fais un va-et-vient entre ces trois preuves : photo, bande, note. Je ne produis pas d’hypothèse. Je tiens seulement le fil des gestes. Je recopie deux dates. Je classe les feuilles d’un autre ordre et reviens au premier, pour vérifier que rien n’a glissé dans la manœuvre.

Deux jours après je retourne au magasin. Même couloir. Même bourdonnement de néons. La responsable a la politesse de ne pas s’étonner. Elle m’apporte le bac. Elle plaisante doucement : « Il vous plaît, votre caillou ? » Je hausse les épaules, je dis « Corrélation probable avec un vieux dossier ». On retire le film. Même tiédeur. Je demande une balance. Elle dit qu’il n’y en a pas ici. Je note l’heure, l’angle de lumière, rien qui compte vraiment, je le sais, mais je note. Mon poignet, sous le gant, chauffe à l’endroit exact où hier s’était inscrit le cercle. J’ôte un gant, effleure la surface du dos de la main. Sensation stable, pas d’augmentation. Je remets le gant. On referme.

Chez moi, la marque a repris de la netteté, anneau clair, comme après un bijou trop serré, puis s’estompe vers le soir. Je dors mal, non pas parce que j’ai peur, mais parce qu’on a rangé trop de pièces sur la table, qu’on ne sait plus où poser la main. Au matin, je prends une feuille blanche, j’écris en tête : Consultation — objet ovale lisse — cote X — Rhône — juillet. Sous la ligne, je ne résume pas : je liste. Geste d’archiviste sans autorité.

Le fleuve, je l’ai dans la tête comme on a dans la tête les rues d’avant, celles où on allait enfant quand on ne savait pas encore les noms. Les marches de pierre ont une pellicule d’algues, on marche dedans en écartant un peu les pieds. Les cyclistes passent au-dessus, les lampes font des lignes la nuit dès qu’ils accélèrent. Il faut attendre. Ne pas se presser. L’eau se fait dense quand la lumière tombe.

Je prends le sac de toile. Rien de clandestin, pas de secret héroïque. Juste éviter les regards, parce que les gestes sont pauvres et qu’ils se racontent mal aux passants. L’objet pèse peu, moins qu’on croirait. La chaleur dans la paume gagne un peu la peau du poignet, puis s’arrête. Je pense au mot siphon, aux traits du professeur. Je pense à la note où on dit « reprend ». Je ne pense pas à ce que c’est. J’ai promis à personne, mais la lettre m’avait mis dans ce sens-là.

Je lâche. La pierre n’a aucun roulis. Elle coupe l’eau en silence. Je regarde la surface juste après, ce moment où une chose a disparu mais laisse sa forme en creux, dans l’onde. Les cercles s’ouvrent, se perdent, puis il n’y a plus rien à voir que la marche gluante, l’odeur d’herbe mouillée, une canette écrasée deux marches plus haut, bruit sourd d’une péniche invisible.

Je reste un temps qu’on ne sait pas mesurer, sans faire de phrase. Je remonte. La marque au poignet a presque disparu au premier lampadaire. Chez moi je range le dossier à sa place, pas trop haut, pas trop bas, là où on le retrouve sans grimper.

Je réécoute la cassette, un court passage. Le « la pierre était… » s’arrête au même endroit, c’est normal, ça ne bougera pas. Je mets la photo en quatrième de couverture du dossier, pour qu’elle apparaisse d’abord quand on ouvre. Je glisse la lettre de ma tante en couverture, comme un garde-fou. Je recopie encore une fois la date du jour, j’ajoute : « restitution ». Je ne cherche pas de mot mieux. Je ne cherche pas d’explication. Je mets le stylo dans le dos du dossier, c’est une habitude que j’ai gardée d’elle.

Le lendemain je passe exprès par le fleuve. Rien n’insiste. Une famille sur l’herbe, cris des enfants qui font sauter des cailloux plats, cinq ricochets, six, record, on applaudit. Je regarde la surface : elle a sa logique de toujours, elle prend et rend sans mémoire. J’ouvre la main à plat, paume en l’air, pour voir si elle garde quelque chose. Rien. Une tiédeur ordinaire de peau au soleil, pas plus.

Il y a des histoires qui n’acceptent pas la suite. Ce n’est pas une morale. Ce n’est pas une victoire. C’est un point où on ferme les dossiers et on les laisse nous regarder de leur rayon, sans menace. J’écris encore une ligne pour moi seul — « retour à l’eau » — puis j’éteins. Dans le noir, la main garde un instant la sensation d’avoir porté, comme on garde la sensation d’une montre qu’on a enlevée. Cela passe.

Je n’ai pas gardé de copie de la fiche du magasin. Je n’ai pas pris de photo. Si on m’avait demandé d’expliquer, j’aurais repris le mot de la note, je crois : reprendre, c’est suffisant. Il n’y a pas d’autre merveille ici que cette tiédeur sans raison. Tout le reste est papier, poussière propre, voix qu’on entend mal. On vit assez longtemps avec ça. On range. On ferme la lumière. On laisse l’eau faire son travail.

Prompt « Réservoir → Tirage » pour générer une histoire

13 août 2025

[ voir exemple de réalisation avec ChatGpt](https://ledibbouk.net/creation-de-fiction-avec-prompt-exemple.html)

**Note d’origine** : Lovecraft a couché une méthode très concrète dans son texte « Suggestions for Writing a Story » (publié à titre posthume dans The Notes & Commonplace Book, 1938). Voici l’essentiel :

Synopsis chronologique : dresser d’abord le fil des événements dans l’ordre réel de leur occurrence (pas celui de la narration), assez détaillé pour motiver chaque incident.

Synopsis narratif : réorganiser ensuite ces événements dans l’ordre où ils seront racontés, avec notes sur le point de vue, les accentuations et le climax ; modifier librement le premier plan, ajouter ou supprimer des scènes si cela renforce l’effet.

Rédaction rapide : écrire d’un jet, sans s’auto-censurer, en restant prêt à reconfigurer intrigue et débuts/fins, puis éliminer tout le superflu.

Révision totale : travailler le lexique, la syntaxe, le rythme, les transitions, la proportion des parties, la plausibilité, l’atmosphère.

Copie finale propre (tapuscrit) après les dernières retouches.

Il ajoute des remarques utiles : on peut parfois commencer par une humeur ou une image sans connaître la fin ; tenir un carnet d’idées (rêves, notations) ; soigner surtout le plan/synopsis, qui est « le cœur créatif » de l’histoire ; rester strictement logique sauf sur l’axe choisi de l’étrangeté.

Lovecraft complète cette méthode dans « Notes on Writing Weird Fiction » (1933) : viser d’abord la bonne ambiance ; concentrer l’écart sur une seule “merveille” centrale traitée avec montée émotionnelle ; maintenir un réalisme minutieux partout ailleurs ; privilégier la suggestion (touches imperceptibles, détails associatifs) et éviter les catalogues crus d’événements incroyables.

Ce qui est important de retenir c’est que l’ordre réel des faits est différent de l’ordre qu’emploie la narration. Pour résumer on crée un réservoir de faits dans un ordre chronologique par exemple mais ensuite la narration extrait ceux-ci et les réorganise comme elle veut selon le but recherché.

Par « ordre réel de leur occurrence », Lovecraft veut dire la chronologie objective des faits dans le monde de l’histoire : ce qui s’est passé, dans quel ordre, pour qui, où, et avec quelles causes/conséquences — indépendamment de la façon dont tu vas le raconter. L’ordre de la narration, lui, est l’ordre dans lequel le lecteur découvre ces faits (avec flashbacks, ellipses, récits croisés, in medias res, etc.).

De cette note j’ai tiré un prompt pour tenter de trouver une méthodologie personnelle qui m’aiderait à écrire des fictions.

**Avertissement** : il ne s’agit pas de demander à une IA de rédiger des histoires à ma place. Mais de comprendre, d’intégrer un protocole, une méthode, moi qui ai tant de mal avec les protocoles ordinairement.
*******************************************************
**Rôle**. Tu es un architecte narratif. Tu vas d’abord construire la fabula (chronologie réelle des faits), puis le syuzhet (ordre de narration), faire des vérifications de cohérence, et seulement ensuite rédiger l’histoire.

**Paramètres**

GENRE : ex. horreur cosmique / rêve / polar / fantastique sobre

EFFET RECHERCHÉ : ex. inquiétude lente / mystère rationnel / vertige onirique

LONGUEUR CIBLE : ex. 1200 mots

PERSONNE/TEMPS : ex. 1re personne passé simple / 3e personne présent

FOCALISATION : interne / externe / variable

LEXIQUE/STYLE : sobre, concret, pas de lyrisme, phrases 10–20 mots

CONTRAINTE LOVecraft : une seule “merveille” centrale, réalisme ailleurs, suggestion > exposition.

OUTPUT_MODE : plan | histoire | les_deux

**ÉTAPE A — FABULA (ordre réel des faits)**
Construis la chronologie objective en événements atomiques (5–12 items).
Format de sortie :

Eid — Date/Laps : — Lieu : — Acteurs :
Fait :
Cause : → Conséquence :
Trace matérielle : lettre / photo / cicatrice / rapport / bruit / odeur
Qui sait quoi : Perso A : … | Perso B : … | Lecteur : rien

(Ajoute autant d’Eid que nécessaire, en respectant la causalité, même pour les faits hors-champ.)

**ÉTAPE B — SYUZHET (ordre narratif pour le lecteur)**
Réordonne en scènes. Pour chaque scène :

Sn — Point d’entrée : moment précis — POV :
Objectif dramatique :
Puise dans : E3 = allusion | E1 = indice | E7 = révélation
Degré d’info : 0 allusion / 1 indice / 2 partielle / 3 révélation
Ce que tu tais :
Crochet de sortie : question / image / menace / promesse

(Planifie 6–12 scènes, in medias res autorisé, flashbacks ok, mais logique du réservoir intouchée.)

**ÉTAPE C — VÉRIFS ÉCLAIR**
Causalité : toute action a une cause antérieure dans la fabula.

Connaissances : aucun personnage n’utilise une info qu’il n’a pas encore obtenue.

Traces : chaque révélations s’appuie sur une trace matérielle déjà présente.

Plausibilité : dates/délais/distances cohérents.

Merveille centrale : une seule anomalie, le reste réaliste.

**ÉTAPE D — RÉDACTION**
Ton global :  ; rythme : ralenti sur 2 scènes, sinon net.

Évite l’encyclopédisme et les “catalogues d’horreurs” ; privilégie la suggestion.

Sortie conforme à LONGUEUR CIBLE. Pas d’explications post-finale.

**FORMAT DE SORTIE**
Plan : réimprime Fabula puis Syuzhet (brefs).

**Histoire** : texte continu prêt à lire, respectant PERSONNE/TEMPS/STYLE.

**Exemple ultra-court**(remplissage)
GENRE : fantastique sobre

EFFET : inquiétude lente

LONGUEUR : 900 mots

PERSONNE/TEMPS : 1re personne, passé

FOCALISATION : interne

LEXIQUE : concret, phrases 12–18 mots

OUTPUT_MODE : les_deux

*Fabula* (résumé)
E1 — 1895, grotte : un rituel échoue ; statuette perdue. Trace : cicatrice sur un survivant.
E2 — 1926, port : un marin remonte la statuette. Trace : idole + journal de bord.
E3 — 1927, ville : un professeur enquête, compile. Trace : dossier, coupures.
E4 — 1928, moi : j’hérite du dossier ; le marin disparaît. Trace : lettre inachevée.

*Syuzhet* (résumé)
S1 (E4/indice) ouverture sur la lettre inachevée.
S2 (E3/partiel) notes du professeur ; noms raturés.
S3 (E2/récit) voix du marin ; météo, dérive, idole poisseuse.
S4 (E1/allusion) cicatrice décrite ; on suggère le rituel sans tout dire.
S5 (E4/rév.) je retrouve l’idole, mais seule la trace parle.

(Puis rédige l’histoire selon ces balises.)

Si tu veux, dis-moi juste les paramètres à remplir (genre, effet, longueur, etc.) et je te génère aussitôt un plan + histoire avec ce prompt.

10 juillet 2025

10 juillet 2025

Quand je n’aurai plus rien, j’aurai au moins ça. Ça tourne. Encore. Ce matin, je me le suis dit. Encore. Exulté presque. Puis plus rien. Ça retombe. Plus bas qu’avant. Normal. Sobre. Je le savais. Je le sais. Expérience, disais-je. Je ne suis pas dupe. Toutes les exaltations, toutes les afflictions. Je les aurai faites. Je serai libre, pensais-je. Je l’ai pensé, je crois. Je ne sais plus quand. Mais ça me suit. Rien d’autre ne me suit. Même pas mon ombre. Partie. Un soir de mai. Ras-le-bol. Elle ne voulait plus. Je la montrais. Je parlais à sa place. Je comprends. C’était une erreur. Une faute. Ma faute. Mea culpa. À genoux. Quelques prières. Ave. Pater. Rien. Pas mieux. La foi ne tenait plus. Moi non plus. Seul. Bancs vides. Église. Vent froid. À l’os. Je suis resté là. Figé. À genoux. Longtemps. Rien. Médité. Si on veut. Et là, elle est revenue. La phrase. Toujours la phrase. La première. Peut-être. Je l’ai toujours eue. Je l’aurai toujours. Même mort. Dans la tombe. Même là. Elle sera là. Les bêtes aussi. Elles mangeront. Si elles veulent. Elles l’entendront. Qu’elles la suivent. Si ça leur chante. Et ça continuera. Encore. Jusqu’à la fin. S’il y en a une.


Oh, la nostalgie du tout. D’avoir pu, un jour, le penser. D’avoir pu l’être. Oh, la nostalgie, la voilà. Mensonge chaud et confortable. Et surtout plainte, plainte longue plainte, enfin dire — ou le croire — dire la douleur en boucle. Dans le temps, j’étais tout. Pourquoi ne le suis-je donc plus ? Que s’est-il donc passé ? Est-ce vraiment de ma faute ? En boucle. Depuis potron-minet jusqu’à vêpres. Voire au-delà. Dans la nuit noire. Oh, la nostalgie. Comme elle raconte bien là où ça fait mal. Comme c’est sans faille.


Enfin, après avoir voyagé du tout au rien, et vice versa, il se leva. Un grand besoin de se raser de près l’avait envahi. Il le fallait. Sa vie, ou ce qu’il en restait, en dépendait. Donc il se leva, fit couler l’eau jusqu’à tiède, enduisit ses joues de mousse, et il se rasa très consciencieusement : une première joue, la moitié de la moustache, puis sous le menton, sous la mâchoire. Ensuite, il passa à l’autre côté et fit, à peu de chose près, exactement la même chose. Enfin calmé, persuadé d’avoir fait le nécessaire, il se recoucha. Sa peau était douce au toucher. Une peau de bébé. Il essaya de vider son esprit, pour retrouver le vide de son crâne de bébé. Il y réussit presque, cette nuit-là. À peu de chose près. Et il n’était pas certain de pouvoir refaire la même chose le lendemain. Au moins avait-il essayé, encore une fois, se dit-il, et il resta ainsi, les yeux grands ouverts, jusqu’à l’arrivée de l’aube.


English

When I have nothing left, I’ll still have this. And it goes round and round, this story, this hope, all of it. I told myself again this morning, once more, and I was almost pleased — let’s be honest — almost elated. Then I calmed down, because elation crashes lower than when you stay sober, normal, if you can call it that. From time to time, I experiment, while keeping in mind it’s just that : an experiment. I’m not fooled. And when I’ve gone through all the experiments offered by elation, and affliction too, I’ll be a free man, I once told myself. I vaguely remember saying that, sometime in the past. I don’t know when. But it follows me. In fact, if I think about it, it’s the only thing that does. Even my shadow left me, one evening in May. It had had enough — too much hesitation — and most of all, it couldn’t stand me pretending to be it, dragging it into the light. Which I can completely understand. One of those youthful mistakes. And my fault, my biggest fault. Mea culpa. The priest had me kneel, I said some Hail Marys, a few Our Fathers. Didn’t help. I’d hoped it would. But no. Religion had no hold on me anymore, and suddenly I felt alone — alone in the middle of the village church pews. I remember at that exact moment, a gust of wind rushed into the building and chilled me to the bone. I stayed frozen, kneeling like a penitent, for a few hours. Just enough to think. Nothing more. And it was precisely then I remembered that sentence, the one that’s been following me since the beginning. Maybe it’s the first sentence I ever heard in my life : When I have nothing left, I’ll still have this sentence. I think it’ll follow me into the grave. Then it’ll follow the beasts that feed on my corpse, if they care to follow it — if they feel like it. And it’ll go on like that, probably for a long time, to the end, to the end of ends.


Oh, the nostalgia of being whole. To have once thought it. To have once been it. Oh, here it is, nostalgia. A warm, comfortable lie. And above all, a complaint — a long one. Finally being able to say it, or believe it. Saying pain on a loop. Back then, I was everything. Why am I not anymore ? What happened ? Is it really my fault ? On repeat, from early morning to nightfall. Maybe longer. Into the black night. Oh, nostalgia. It knows exactly where it hurts. No cracks in it.


After going from everything to nothing and back again, he got up. A strong need to shave had come over him. It had to be done. His life, or what was left of it, depended on it. So he got up, ran the tap until the water was warm, lathered his face, and shaved one cheek, half the mustache, under the chin, under the jaw. Then he moved to the other side and did pretty much the same thing. Calmed now, convinced he’d done what was necessary, he lay back down. His skin felt soft. Baby soft. He tried to clear his mind, to return to the emptiness of a baby’s skull. He almost did it that night. Almost. And he wasn’t sure he’d manage the next day. At least he’d tried again, he told himself. And he lay there, eyes wide open, until dawn came.

Jour de fête

4 juillet 2025

Ferme ta gueule essaie essaie de ne rien dire si tu y arrives c’est le 4 juillet merde jour de fête tu pourrais au moins essayer de faire semblant. Pour les enfants.

ça commence comme hier avec la fraicheur qui détend la peau qui te rappelle que tu as une peau et des os en dessous la peau et les os et du sang qui coule encore un peu dans tes veines dans tes artères et la pompe d’un vieux coeur badaboum badaboum et l’inquiétude qui te meut.

Où va le monde sinon à sa perte chasse cette idée de ton esprit profite de la fraicheur tout à l’heure il fera de nouveau chaud tu seras englué dans la chaleur comme un insecte fossilisé dans l’ambre couleur soleil vue à travers les abysses de la Baltique. tu giseras par grand fond héberlué de soleil et d’immobilité tu pourrais en profiter un peu avant de plonger te calmer te rassurer te dire que c’est un truc pas frais que t’as mangé hier soir ou avant hier et qui te fais voir les choses en noir des fois ce n’est que ça tu sais des fois c’est purement mécanique ou moléculaire sans raison aucune pas de métaphysique à rajouter.

Il fait si frais ce matin comme c’est bon tu pourrais aller donner à boire aux fleurs ça te donnerait l’impression de participer à quelque chose un peu tu pourrais même en être joyeux et pratiquer le jeûne au moins pour cette journée pour voir rien que pour voir si demain ça ne va pas mieux.


  • Translated in a style inspired by Rachel Cusk and Anne Carson. *

Shut up.Try.Try to say nothing.If you can.It’s the fourth of July, for god’s sake.A day to celebrate.You could at least try.Pretend.For the children.

It begins like yesterday—with cool air loosening the skin,reminding you that you have skin,and bones beneath it,and blood still moving a littlein your veins,in your arteries,and the pump of the old heart,badaboom badaboom,and the unease that carries you.

Where else could the world be goingif not toward its own ruin ?Shake that thought from your mind.Enjoy the coolness.It will be hot again soon.You’ll be stuck in the heat like an insect,fossilized in amber,sun-colored,seen through the depths of the Baltic.You’ll lie at the bottom,stunned by sunlightand stillness.You could use the time before the plungeto calm down,to soothe yourself,to say it’s just something bad you ateyesterday or the day before.That’s all.Sometimes it’s only that,you know ?Sometimes it’s mechanical, molecular,without cause.No need for metaphysics.

It’s so cool this morning, how good it feels.You could go water the flowers.That might give you the senseof taking part in something,a little.You could even feel joy.Try fasting—just for today.Just to see.To see if tomorrow is better.

Illustration : James Ensor Entrée du Christ à Bruxelles 1888

4 juillet 2025

4 juillet 2025

ça commence comme ça en cherchant comment écrire en inclusif ça commence par iels et là je ne sais pas ce qui se passe mais ça sort d’un seul coup

on le garde on le garde pas la belle affaire on s’en fout

Iels écrivent, toustes. Celleux se congratulent, s’applaudissent, se lappent, se bijent, se clap clap clap, avec des “oh !”, des “ah !”, des “comme j’aime” et des “encore… j’en peux plus… continue.”

Et bon… ça rappelait quelque chose — mais quoi ? Si ça m’revient… la cour de récré, jadis, il y a longtemps, des lustres, belle lurette.

Les billes, les calots, les bonbecs.

Les escaliers, les jupes, les socquettes. les couetttes.

Les dents qu’on montre quand on sourit — incroyable, comme ça sourit, avec des dents en avant, des dents pointues. vampires, hémoglobine, les dents de l’amer à flots.

Des dents à déchirer la viande. À ronger l’os. À mordre tout c’qui bouge.

Des dents de cour de récré, pas pour sourire, mais pour survivre.

Des rictus de gosse carnivore. Des crocs sous les bonbecs. Et personne qui voyait rien.

Les aime pas. Les déteste. Les vomis. Les piétine.

Ces pourris, en rang par deux. Donnez-vous donc la main. Avancez.

Vers le perron, vers la classe, vers le stade, vers la piscine, vers la cantine, vers l’entreprise, vers la guerre, vers le cimetière, vers l’oubli.

Donnez-vous la main, bon dieu. Serrez-la fort. Qu’on n’en perde pas un seul.

Tout compte, tout comptera, c’est le contrat.

chez les verrats, les porcs, les truies, d’Ivry à Porentruy.

TVA et recettes fiscales obligent mon petit, cires bien tes pompes, montre papatte blanche, remonte ta braguette, peigne-toi bordel, peigne-toi.

et cours, cours, servir le petit café bien chaud à monsieur le directeur, madame la secrétaire de direction, monsieur le curé, monsieur le maire, monsieur l’abbé.

et surtout, surtout, surtout —

ne dis pas bonjour à cette pouffiasse de madame la pute, madame la gourde, madame l’agent, madame l’institutrice, madame la bibliothécaire, madame l’agent, madame qui joue à la dame, madame bouffe la reine, échec et mat.

La colère a du bon a dit machin, c’est bien vrai ça, opine machine, oui pine la pine la donc. Encore une petite pinacollada je vous prie. Et l’autre bouche en cul de poule qui dit oui oui oui encore s’il vous plaît.

iels écrivent se gargarisent s’enchantent tous ça pour se dire quoi ?

mais rien, rien, rien, et encore rien — sauf qu’ils ne sont pas seuls. les conconnes.

ce n’est pas politiquement correct me dit la charcutière en me montrant la tranche avec la tranche de son couteau plus fine. et j’ajoute que le politiquement incorrect est le politiquement correct de demain, avec trois saucisses de Strasbourg si c’était un effet de vot’ bonté.

ce que je veux dire c’est qu’à force de chauffer de chauffer de chauffer l’eau bout et que quand ça bout il faut y aller il faut mettre les pâtes les mains dans le camboui.

alors bon je les regarde je les lis très attentivement entre les lignes et qu’est-ce que je trouve ?

encore plus de vide donc ils mettent du vide en paravent du vide c’est ça la mode.

vous savez, non pas de croissant aujourd’hui je n’ai plus la queue d’un désolé. excusez je vous en prie à genoux pardonnez-moi d’être à sec si sec

C’est vert, vous pouvez y aller. si vous avez la ferraille le menue monnaie c’est mieux on m’a cloqué cette machine c’est le progrès disent-ils mais c’est pire donnez-moi l’apoint je vous prie s’il vous plait pitié ça m’évite d’ouvrir le tiroir caisse.

et pourquoi tu dis bonjour et pourquoi tu ajoutes toujours

bonjour bonne journée

tu te le demandes ce matin.

pour une fois tu dis je veux une baguette pas trop cuite tu paies et tu te tires.

ni bonjour ni merde ni veux-tu baiser mon cul.

ET VOUS FAITES QUOI DANS LA VIE ? -- j’me d’mande.

et puis qu’est-ce que ça peut bien vous faire à la fin ? c’est pas comme si ça vous intéressait vraiment.

mais mais mais —

si tu veux pas entendre ce genre de réponse ne pose pas de question à la con.


Translated in the spirit of Allen Ginsberg and Kathy Acker : part beat monologue, part punk incantation.

It starts like this— trying to write inclusive, it starts with "iels," and then I don’t know what happens, but it comes out in one rush, all at once.

Do we keep it ? Do we trash it ? Big deal. We don’t care.

They write, all of them. Themz. They clap each other’s backs, tongue each other’s cheeks, bite love into the neck, clap clap clap, with “oh !” with “ah !” with “I love this !” with “don’t stop—I can’t—keep going—yes—go.”

And then— it reminded me of something— but what ? If it comes back— the schoolyard, a long time ago, ages, forever and ever ago.

Marbles. Slings. Candies.

Stairs, skirts, socks, ponytails.

Teeth we show when we smile— unbelievable, how we smiled, with teeth out front, pointed teeth. Vampires. Hemoglobin. The bitter bite of saltwater, flowing.

Teeth to tear meat. To gnaw bone. To bite anything that moves.

Schoolyard teeth, not for smiling, for surviving.

Snarling kid grins. Fangs behind the sweet. And no one ever saw a thing.

I don’t love them. I hate them. I puke them up. I trample them.

Those bastards, in rows of two. Hold hands now. Move forward.

To the front steps, to the classroom, to the field, to the pool, to the cafeteria, to the office, to the war, to the graveyard, to forgetfulness.

Hold hands, goddammit. Grip tight. Don’t lose a single one.

Everything counts. Everything will count. That’s the deal.

With the swine, the hogs, the sows, from Ivry to Porentruy.

VAT and fiscal blessings, my dear. Shine your shoes, show your clean paws, zip your fly, comb your fucking hair, comb it.

And run, run, serve the steaming hot coffee to Mr. Director, Ms. Executive Assistant, Father Priest, Mr. Mayor, Monsieur l’Abbé.

And above all, above all, above all—

don’t say hello to that bitch Madame Slut, Madame Fool, Madame Officer, Madame Teacher, Madame Librarian, Madame again, Madame playing the lady, Madame gobbles the queen— checkmate.

Anger’s good, said so-and-so. Damn right, nodded what’s-her-face. Yeah, fuck yeah, one more piña colada, please. And that other one, fish-lipped, whispers “yes, yes, yes, please, more.”

They write, they gurgle it up, they delight themselves— all to say what ?

Nothing, nothing, nothing, and more nothing.

Except they’re not alone. The dumbcunts.

“This ain’t politically correct,” says the butcher woman, showing me the cut, a sliver thinner than truth. And I say, politically incorrect is tomorrow’s righteous cause, with three Strasbourg sausages if you’d be so kind.

What I mean is— heat it, heat it, heat it— till it boils. When it boils, drop the pasta, get your hands greasy.

So I read them. I read between the lines. And what do I find ?

More void. So they pack their voids in front of the void. That’s fashion.

“No croissants today.” “I’m out, sorry.” “Green light, go ahead.” “Got coins ? Better. Saves me the register.”

And why do you say hello ? Why always add, hello, have a nice day ?

You ask yourself that today.

Just this once, you say, I want a baguette, not too crusty. You pay. You leave.

No hello. No fuck you. No want to lick my ass ?

WHAT DO YOU DO FOR A LIVING ?—I wonder.

And then— what the hell does it matter to you ? It’s not like you care.

But, but, but—

If you don’t want to hear that kind of answer, don’t ask dumb fucking questions.

Illustration Georges Grosz " Piliers de la société" 1926/Illustration : George Grosz, Pillars of Society, 1926.

Baby Bud, ou le roman inachevé

14 juin 2025

Se mettre à dos parce qu’on est beau tout un équipage. Les anges bégaient lorsqu’ils tombent du ciel mais tout le monde s’en fout. Toute l’attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L’affreux manque ingérable qui rend sourd aux bégaiements. Était-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachevé c’est-à-dire qu’il bégaiera lui aussi et on dira que ce n’est pas fini. Voici qu’un roman tombe du ciel et qu’il est bien empêtré. La marée sert à cela. Elle monte puis redescend. Après les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu’un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s’est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on déteste la perfection, autant on l’adore — vieux veau d’or qu’on vénère à genoux. Ce qu’une histoire raconte le mieux c’est quand il n’y a pas d’histoire. Circulez il n’y a rien à voir, rien à entendre à part ce bourdonnement personnel, ce minuscule théâtre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n’ont plus que le désir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de cohérence. Vous vouliez un début un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m’en souviens a dit quelqu’un, puis il s’est tu pour laisser le silence donner du sens à la question. Les gens n’ont pas fait attention, évidemment ils voulaient un début, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons était ce vieux Baby Bud qui a échappé à son destin. Il a une sale gueule mais son œil est d’un bleu limpide — ça pourrait faire penser à une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser à une histoire, pas la peine d’en faire toute une histoire. *****************************************************************************************************

Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We’ll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we’ll say it’s not done. Here’s a novel falling from the sky and it’s all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We’d kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there’s no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it’s hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn’t pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we’ll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.

Une femme à la fenêtre

6 juin 2025

Grande Rambla de Barcelone. Du monde, beaucoup de monde, et du soleil, écrasant. Une fête de toute évidence. Avec toutes les caractéristiques détestables de la fête. Le bruit, l’agitation, une violence joyeuse. Soudain j’entends une voix qui dépasse les autres. Elle vient d’en haut. Je lève la tête. Je fais la photographie. Elle est restée longtemps dans mes disques durs. Je ne l’ai même pas revue depuis que j’ai pris cette image. C’était en 2005. L’été 2005. Je venais de passer une année entière à Remiremont dans les Vosges pour suivre une formation de technicien supérieur en réseaux et télécommunications qui ne me fera jamais payer mon loyer. Des milliers de CV envoyés. Des humiliations reçues, de toutes sortes. Avec votre expérience pensez bien qu’on ne peut pas... qu’on ne peut pas ça. C’était trop bizarre de voir un type de quarante-cinq ans, cadre, qui soudain veut devenir tech. Même s’il demande de démarrer au bas de l’échelle. C’est encore bien plus bizarre. C’est à bout de souffle que j’étais entré dans cette formation, c’est à bout de souffle que je sortirai de Pôle Emploi, de l’APEC. C’est à ce moment-là que j’ai décidé de tout laisser tomber. L’entreprise, la soumission, l’hypocrisie. J’ai ouvert un cours de peinture, j’ai distribué des prospectus, c’était pas Byzance. Quelle importance. Donc j’appuie sur le déclencheur et je suis emporté par la foule, là-bas au loin tout en haut de la grande Rambla. Nous logions dans une rue perpendiculaire. L’image de cette femme qui chantait ne me lâchait pas. J’avais beau avoir tenté de l’enfermer dans un fichier numérique, elle était encore vivace. C’était exactement la même sensation qui revenait encore et encore. Une image de l’hystérie croisée très tôt dans l’enfance. La nuit alors que je me réveillais déjà dans la chambre de l’appartement rue Jobbé Duval. J’écartais le rideau et je la voyais, en chemise de nuit, blafarde, éclairée par la pleine lune peut-être, la folle qui s’époumonait. Elle ne chantait pas. Elle hurlait. Je m’étais étonné d’être le seul à l’entendre la nuit.


Rambla in Barcelona. Crowds, heavy crowds, and sun, crushing. A festival, clearly. With all the detestable characteristics of festivals. Noise, agitation, a joyful violence. Suddenly I hear a voice rising above the others. It comes from above. I look up. I make the photograph. It remained for a long time in my hard drives. I haven’t even looked at it again since I took this image. It was 2005. Summer 2005. I had just spent an entire year in Remiremont in the Vosges following a training program for senior technician in networks and telecommunications that would never pay my rent. Thousands of CVs sent. Humiliations received, of all kinds. With your experience, surely you understand we can’t... we can’t do that. It was too strange to see a forty-five-year-old guy, an executive, who suddenly wants to become a tech. Even if he asks to start at the bottom of the ladder. That’s even stranger. It was breathless that I had entered this training, it was breathless that I would leave Pôle Emploi, the APEC. It was at that moment that I decided to let everything go. The enterprise, the submission, the hypocrisy. I opened a painting class, I distributed flyers, it wasn’t Byzantium. What did it matter. So I press the shutter and I am carried away by the crowd, there in the distance at the top of the great Rambla. We were staying in a perpendicular street. The image of this woman who was singing would not let me go. Even though I had tried to lock her away in a digital file, she remained vivid. It was exactly the same sensation that came back again and again. An image of hysteria encountered very early in childhood. At night when I would wake up already in the bedroom of the apartment on rue Jobbé Duval. I would part the curtain and see her, in her nightgown, pallid, lit by the full moon perhaps, the madwoman who was screaming her lungs out. She wasn’t singing. She was howling. I had been surprised to be the only one to hear her at night.

(Translation in Teju Cole’s style by AI)

04 avril 2023

21 mai 2025

Cimetière des Rois

Je sens que je me déshumanise. Je l’éprouve, et ça m’éprouve. Je lutte contre, en le disant. J’essaie de le dire un petit peu tous les jours. Comme l’huile de foie de morue. Il y avait aussi le Phenergan : une cuillerée pour papa, une pour maman, pour dormir, à ne pas oublier.

Mais j’ai vécu plus vieux que Baudelaire. Mince récompense, quand j’y pense.

Et c’est à se demander s’il vaut mieux être un vieil arbre — tronc écorcé par les piverts, qui sonne de plus en plus creux — ou un véloce météore qui, en combustant de tous côtés, s’éclate dans l’atmosphère, chaleureusement, en écornant quelques vélociraptors en tenue de camouflage, mâchant du chewing-gum, causant fort de tout et rien.

Un chat étique traverse une rue dans ma tête. Je le suis des yeux. À c’t’heure, tout est bien pathétique d’être suivi du regard. Et même proche de sympathique, voire de poétique.

J’ai sauté une ligne pour ne pas le déranger.

Ce n’est pas un sourire qui flotte dans l’air — ici, pas de chat du Cheshire — seulement un vieux matou qui miaule dans les toutes premières pages d’un livre qui se traîne, qui ne s’achèvera pas aujourd’hui, ni peut-être demain. Désolé pour Cormac McCarthy.

Plus les jours passent, moins je suis humain. Je le sens. Ce n’est plus tout à fait comme avant. Alors, à quoi bon s’en prendre aux arbres pour tâcher de noircir du papier ?

Quelqu’un — ou quelque chose — me dit : t’y es pour rien.

Mais je sais bien que c’est pas vrai. On y est tous un peu pour tout. Un petit peu chacun. Et ça dure depuis la Saint-Glinglin — ou, pour ne pas exagérer, depuis le calendrier liturgique. Au moins ça, pour se repérer.

Autant dire que ça ne présage pas de lendemains qui chantent.

Ce qui tombe bien. Surtout quand ils chantent faux, la plupart du temps. À moins que du côté de l’ouïe, ça se dégrade aussi. Et que, pour cette raison si simple — comme souvent — on n’apprécie plus la musique tout à fait comme avant.

« C’est pas gai tout ça », m’a dit un homme sans qualité particulière qui passait. Ça m’a fait plaisir qu’il dise au moins ça. Je l’avais pris, au départ, pour un somnambule croisé dans un autre livre. Encore qu’on puisse dire et faire tant de choses durant notre sommeil — peut-être même plus que durant nos veilles.

En 2010, à Avignon (j’y vais chaque année pour voir des pestacles de théâtre — et parfois je ne m’endors pas), Guy Cassiers avait adapté un premier morceau de L’Homme sans qualités de Musil.

Je me souviens de Dominique Frot. Était-elle seule sur scène ? Accompagnée ? Je ne sais plus. Pas important.

Vois comme ça te revient, quand t’y penses pas. Et comme ça devient flou sitôt que tu t’accroches à une pensée.

La tentative d’une synthèse entre toutes les contradictions des personnages, dont le seul point commun est leur aveuglement face au désastre à venir. (L’histoire se passe en 1913.)

Une phrase fut relevée ce jour-là, qui se régurgite soudain, va savoir pourquoi, comment : « La perte de l’unité de l’être et la fragmentation de la réalité en milliards de petits morceaux qui n’ont plus de liens. »

Est-ce qu’on y est vraiment pour rien ? Est-ce que ce n’est pas beaucoup plus fatiguant de se le dire, tout le temps ?

Mais au-delà du constat navrant, une rapidité de diction m’avait réjoui, tenu en haleine. Un débit d’enfer — mais calme — pour régurgiter tant de mots à la seconde. Le fameux grand calme au beau milieu de la tempête, sûrement.

Ce que je retrouve, soudain, ce dimanche, en lisant à voix haute Rabelais, dans la petite pièce qu’on appelle tour à tour bibliothèque, bureau, chambre, selon les circonstances.

Est-ce que j’ai l’air bête ? Bien sûr. Et c’est aussi — mais je m’illusionne sans doute — un acte de résistance formidable, par les temps qui courent (où donc ?), que de ne pas avoir peur d’avoir l’air bête.

Et bon — d’accord — je me suis dit : Ces deux monuments (Rabelais, Musil) ont un petit je-ne-sais-quoi qui les rapproche dans ma tête.

Et j’ai eu une sacrée envie de me retrouver au Père-Lachaise, à Paris. Refaire tout le chemin à pied depuis la Bastille. En passant par la Roquette. Et la rue du Chemin-Vert.

15 mai 2025

15 mai 2025

S. ronflait. C’était une impression bizarre que d’essayer de me concentrer sur la lecture de Knausgaard tout en voulant faire abstraction de ce bruit sourd, rythmé, comme une machine qui s’emballe puis ralentit. La tension s’installait dans ma nuque, une raideur sourde qui, en un éclair, me fit comprendre pourquoi cette vie me pesait tant. Mais c’était rapide, trop rapide, un de ces éclats d’intuition qui surgissent puis s’évaporent sans prévenir, comme quand on tente de rattraper le fil d’un rêve juste après le réveil. Peut-être que l’agacement n’était pas vraiment dû au ronflement mais à ce passage du livre, une phrase précise qui aurait résonné trop fort, trop vrai. À moins que ce ne soit cette chaleur dérangeante elle aussi , les jambes dehors, la couette coincée sous moi. Il faisait trop chaud dans la chambre, je le réalisai d’un coup. Nous n’avions pas encore changé la couette, c’était encore celle d’hiver. Le corps — mon corps — s’était assis sur le bord du lit, comme une entité à part entière, échappée du sommeil. J’ai regardé l’heure. Les chiffres rouges du réveil indiquaient 23:48. Je ressentis un désir vif de lire encore, au moins une petite heure, pour essayer de reconstituer puis de savourer ce moment si intime qu’est la lecture d’un bon livre, avant que le lendemain n’efface tout. Je craignais de m’endormir. Le lendemain serait jeudi, et ces jours qui passent de plus en plus vite me font peur. À vrai dire, à part lire et écrire, tout me fait peur et m’agace. Comme si mon corps réagissait quand moi je suis incapable de le faire. Et puis, sans savoir vraiment pourquoi, j’avais dû me lever, marcher à tâtons vers la chambre d’amis, emportant l’IPad et le fichier Epub de l’Etoile du matin, comme un talisman contre le sommeil. Quand je me suis réveillé à 4h, le noir était complet. J’ai tourné la tête pour chercher l’heure, mais aucune lueur rouge cette fois. Juste le silence, sans le ronflement, mais sans l’assurance non plus d’être exactement là où je pensais être.

Ce matin, la fatigue avait une texture particulière. Les muscles semblaient plus lourds, les articulations moins souples. Je m’étais levé avec cette impression de peser plus que d’habitude, comme si le corps, même après une nuit de sommeil, refusait de se délier. J’ai cherché mes lunettes qui avaient glissé de mon nez dans l’obscurité. L’Ipad était là et j’ai senti la fraîcheur de la dalle du plat de la main. Machinalement, j’ai tapoté dessus et l’invitation à entrer le mot de passe est apparue. Mais je n’avais plus envie de lire. Ou bien cette histoire de mot de passe m’agaça. Cet agacement se rattacha à celui de la veille. Le bruit des ronflements, la tension dans la nuque. Peut-être même le livre de Knausgaard qui n’apaisait rien. Cette jalousie en lisant certains auteurs, me disant que j’aurais très bien pu m’y coller avec des si jusqu’à l’infini... Je pensais que la lecture calmerait quelque chose, mais c’était l’inverse : tout semblait s’imbriquer pour créer ce nœud intérieur.

Et cette fatigue, cette lourdeur dans les bras, me rappelait les jours où je me levais à cinq heures pour attraper le bus. Ces boulots que je trouvais par l’intérim, manutentionnaire, préparateur de commandes. Des journées à soulever des caisses de conserves, à empiler des cartons jusqu’au plafond. J’avais choisi ces boulots parce que je ne voulais pas être fatigué intellectuellement. Ce n’était pas par hasard même si à cette époque je n’utilisais pas le terme choisir. J’écrivais le soir, et je ne voulais pas épuiser ma cervelle dans un travail plus exigeant. La journée, c’était les bras, les jambes, les reins qui travaillaient, la tête restait en arrière, comme en hibernation. La vraie vie commençait le soir, quand la fatigue du corps n’empêchait pas encore les mots de venir.

Mais souvent, la lassitude s’incrustait. Souvent dans le métro, dans le RER, et aussi dans tous ces trains de banlieue que j’ai empruntés. Je m’imaginais écrire une phrase, puis je m’endormais en rêvant que cette phrase se diluait dans le sommeil. Le lendemain, il ne restait que des bribes, une sensation de quelque chose d’inachevé. Cette raideur est sans doute l’héritage de cette époque ancienne. L’empreinte qu’aura laissée l’apparente absence de choix, de projet de vie. La trace de cette résistance farouche à m’engager dans n’importe quel projet de vie. Comme si le corps, même libéré des tâches physiques, conservait en lui une trace de cette lutte contre la fatigue. Une résistance qui, avec le temps, s’érode. Je me suis soudain mis à penser aux falaises d’Étretat, en Normandie, dont j’ai appris récemment que le calcaire qui les constitue est en réalité un agglomérat de milliards de minuscules organismes. J’ai pensé à toute cette vie qui s’est déposée là inexorablement, prodiguant ainsi comme une idée de patience à la falaise même. Patience qui, de nos jours, poussée sans doute à bout par l’érosion des pluies acides, s’écroule par pans entiers.

Et encore maintenant, à ce moment même, en faisant un travail tellement différent, enseigner, il arrive que l’épuisement surgisse d’un coup, sans prévenir, comme une réminiscence de ces années où je portais plus que je n’écrivais.

Écrire l’étrange : entre réflexion et passage à l’acte

25 février 2025

« Le véritable conte étrange à quelque chose de plus qu’un meurtre secret, des os ensanglantés ou une forme drapée faisant claquer des chaînes selon la règle. Il s’agit bien plus d’un récit qui évoque une terreur profonde face à l’inconnu, souvent en suggérant des réalités cachées qui dépassent l’entendement humain. »
Ainsi s’exprimait H. P. Lovecraft en 1933 dans Guide pour écrire des histoires bizarres. Cette définition, loin des artifices du surnaturel de pacotille, pose la question de l’étrange comme un mouvement subtil dans le récit, une tension plus qu’un simple dispositif.

Face à cette réflexion, l’envie d’écrire des fictions étranges révèle un besoin profond. Pourquoi sommes-nous fascinés par ce qui dépasse la norme ? Pourquoi cherchons-nous à explorer d’autres réalités par le biais de la fiction ?

En appliquant la méthode japonaise des 5 pourquoi, qui consiste à remonter aux causes profondes d’un questionnement, on peut identifier les racines du désir d’écrire des fictions étranges :

  • Parce que j’aime créer des histoires qui perturbent la perception du réel.
  • Parce que je suis fasciné par l’inexplicable et le mystérieux.
  • Parce que cela me donne une sensation unique d’émerveillement.
  • Parce que le monde me semble souvent trop rationnel et limité.
  • Parce que cela me permet de remettre en question la normalité et de jouer avec l’inconnu.

La conclusion ? J’écris des fictions bizarres pour repousser les limites du réel et explorer l’inconnu, là où la normalité n’a plus de prise.

Mais alors, qu’est-ce qui empêche d’écrire ? Ce n’est pas le manque d’idées — le bizarre est partout — mais bien la difficulté à trouver un véhicule narratif pour le porter vers l’autre.

L’écriture de l’étrange ne repose pas sur l’accumulation d’éléments surnaturels ou d’images spectaculaires, mais sur la manière dont le texte amène le lecteur à sentir un glissement insidieux du réel vers l’anomalie. Ce basculement peut se faire par des variations stylistiques, des structures narratives décalées, une perception faussée du narrateur.

C’est un curieux problème que celui de l’étrange en littérature. On voudrait le capturer, l’analyser, comme une bête indocile. On le soupèse, on le soupçonne, on tente d’en cerner les contours, mais il résiste, se faufile, toujours à la lisière du réel. On écrit sur lui, et pourtant, il nous échappe.

Prenons cette baguette de pain. Tiède en sortant de la boulangerie, elle refroidit, naturellement. Mais pourquoi donc cet homme presse-t-il le pas, l’air inquiet, tandis que la vapeur s’échappe encore de la croûte dorée ? Est-ce la baguette qui change ou bien l’air autour ? Lui-même ne saurait le dire. La scène est ordinaire, bien sûr. C’est un trottoir de Paris, un dimanche matin, il fait un peu gris, et le sol brille encore de l’averse nocturne. Rien d’extraordinaire, rien à signaler. Mais cette baguette. Ah, cette baguette.

Et ce chat. Où est-il ? Sur le fauteuil, naturellement, sa place habituelle. Mais lorsque les autres entrent dans la pièce, ils froncent les sourcils. « Quel chat ? » Il caresse le vide, pourtant il sent sous ses doigts la tiédeur de son pelage. Un instant, il pense qu’ils plaisantent. Puis il voit leurs visages, crispés, interrogateurs. Il n’y a pas de chat. Alors il secoue la tête, passe à autre chose. Après tout, on a vu plus étrange. On a toujours vu plus étrange.

Un puits. On ne tombe pas dans un puits, en ville, pas dans un arrondissement comme celui-ci. Mais le sol s’est dérobé sous lui, et maintenant, il chute. Plutôt lentement, à vrai dire. Il se redresse un peu, s’ajuste comme on s’installerait plus confortablement dans un fauteuil trop profond. Il observe les parois, la texture de la pierre, s’amuse du détail de quelques racines qui osent un geste vers lui. Il suppose qu’il finira par s’arrêter. Ou peut-être pas. Mais pour le moment, il chute.

Alors, quand commence-t-on à écrire ? Peut-être quand on accepte d’abandonner la peur de l’imperfection, quand on cesse d’attendre une idée « parfaite » et que l’on se met à tester, à jouer avec la langue et les structures.

L’étrange, après tout, ne se manifeste pas par un grand fracas, mais par un léger déplacement, une rupture presque imperceptible dans la trame du quotidien. C’est ce jeu subtil entre le réel et l’irréel qui donne à l’écriture de l’étrange toute sa puissance.

Ainsi, plutôt que de remettre l’acte d’écrire à plus tard, pourquoi ne pas se prêter dès maintenant à un exercice ? Pourquoi ne pas capturer un moment anodin de votre journée et y injecter une anomalie ? Une légère dissonance. Une tension sourde.

Car c’est là que réside la force de l’étrange : non pas dans l’attente du moment idéal, mais dans l’acceptation de son intrusion insidieuse, discrète, dans notre perception du monde.

Musique Miles Davis : Ascenceur pour l’échafaud

23 février 2025

23 février 2025

Puis il arriva que je me mette à lui imaginer des peurs. Mais sur quelle base, quelle référence, quel modèle ? À part les miennes, et encore. Car assez vite, je me rendis compte que j’étais tout aussi incapable de poser des mots sur mes propres peurs que sur celles de X. Comme si tout un pan du vocabulaire au sujet de la peur, de nos peurs, s’était évanoui. Nous vivions désormais dans un monde sans peur, et donc nous n’avions plus besoin de mots pour la désigner.
Ce que nous éprouvions n’avait plus rien à voir avec la peur. Même la peur, on nous l’avait volée. Nous n’avions plus droit qu’au malaise, à la gêne, à l’angoisse, au stress, à l’inquiétude, à l’intranquillité.
Mais admettons.
Admettons que X ait eu peur, un jour, au siècle dernier, dans son enfance. Il faudrait alors rechercher les caractéristiques primales de cette peur. L’invisible, l’inéluctable, l’abandon : ces vieux termes remonteraient à sa mémoire comme un dépôt enseveli depuis des millénaires sur un fond marin. Tous les enfants ont eu peur un jour, une nuit, au siècle dernier. C’était courant. Si désormais, on ne leur laisse plus le temps d’avoir vraiment peur. La tablette, la télé, les téléphones portables diffusent des craintes bien encadrées, contrôlables aisément par les parents, faciles à expliquer, accompagnées de tout un arsenal de combines pour les éluder.
Admettons que l’invisible ne soit plus vraiment une valeur sûre. Du moins, l’invisible tel qu’en parlaient Maupassant, Edgar Poe, Lovecraft et tant d’autres avant eux. Comme si le modernisme, avec l’électricité, puis plus tard les néons et les LED, avait fait disparaître ce que recouvrait auparavant l’invisible. Un jeu de bonneteau. L’invisible d’hier encore était là, on change la donne, on appuie sur l’interrupteur, on rallume, où est-il ? Peut-être logé dans des mots tout neufs, sous blister : complot, fake news, lanceur d’alerte, État profond, Davos.
Admettons alors qu’on puisse changer d’éléments de langage aussi aisément que l’on modifie notre perception de la réalité. Admettons que X, au siècle dernier, ait éprouvé tout un pan des peurs ataviques de l’humanité et qu’il ait été témoin de ce cambriolage. Du fait qu’en changeant la fréquence de ce qu’avait été, depuis l’origine des temps, l’invisible – aussi facilement qu’on change de station de radio – on ait modifié, en quelque sorte, le génome humain. Ce ne serait pas totalement sot de songer que certains eussent pratiqué ce sport à profit. Pour faire toujours plus de pognon, évidemment. Puisqu’il n’y a plus que cela qui compte.
Admettons que ce genre de chose soit également inéluctable. Qu’il ne faille pas s’illusionner, que les époques précédentes aient été mieux équipées en vocabulaire pour s’effrayer ou se rassurer sur ces phénomènes électriques, magiques, que sont nos émotions, nos pulsions. Rester sans voix devant la peur. En être ébahi, ébaubi, tout autant que devant le désir. On comprend presque aussitôt ce lien entre la peur et le désir dans l’imaginaire des bibliothèques. À la fois la peur de l’immensité du contenu d’une bibliothèque et l’inéluctable qui en découle presque en même temps : se dire qu’on ne pourra jamais tout lire. On ne le pourra plus.
L’universalisme aussi est un mot caduque, lié à une certaine idée que les êtres se faisaient, ou plutôt ne se faisaient pas, de l’inéluctable. On pouvait hier encore s’imaginer posséder une connaissance totale d’un sujet, voire même de plusieurs, sans doute grâce à une transversalité du savoir. Ou encore par analogie. Ce que X éprouva, il s’en était ouvert un jour à Y, avec beaucoup de nostalgie.
Admettons aussi que c’est cette nostalgie de toute une époque envers l’universalisme qui aura engendré la nôtre. Une époque prônant l’oubli, le carpe diem, la méditation pleine conscience, les théories fumeuses sur la sérendipité, l’instant présent. Par paresse, par facilité. Ce qui autrefois nécessitait de lire, de s’interroger, de questionner le monde nous intéresse moins que des réponses toutes faites, destinées à créer l’égrégore d’une nouvelle matrice rassurante.
Admettons que, de toutes les peurs qui auront disparu, l’abandon seul subsiste encore. Dieu nous a abandonnés avec Nietzsche. Que nous reste-t-il après cela, qui puisse ne pas se désagréger sous nos yeux fatigués ? La réalité.
Une idée de réalité nous abandonne, laissant la place à un théâtre d’ombres, à un spectacle grotesque, ubuesque. La foi en l’humanité nous quitte réciproquement à celle que nous avions placée dans nos institutions.
Qu’en est-il de la peur de X, à présent, de son désir, et des nôtres ?
Les mots me manquent cruellement pour les exprimer.
C’est ce que je voulais dire.

Musique Arvo Pärt-Fratres

5 février 2025

5 février 2025
Delphine Seyrig, 1972 Wonder6789 — Travail personnel

Il faut raconter ses cauchemars à voix haute. Elle m’avait dit ça comme bien d’autres choses. J’ai oublié les autres, mais celle-là me revient. Je ne me rappelle pas d’en avoir profité, je ne me souviens que de ça, comme d’une brûlure, une erreur, une faute de ne pas en avoir profité. Profiter. Le mot résonnait partout à cette époque. Le petit, ça lui profite. Il ne profite pas bien, pas assez, peu. Ça me rappelle saprophyte. Qui tire les substances qui lui sont nécessaires des matières organiques en décomposition. Un champignon, une moisissure. Bien sûr, n’hésite surtout pas à dire parasite.

Les maux de gorge, le nez qui coule, la faiblesse des vieux rappellent aussi celle des enfants, cet aspect recroquevillé, fichez-moi la paix. Ne venez pas. Sauf si votre oreille accepte d’écouter les horreurs, les effrois, ces cauchemars que je ne raconte plus depuis longtemps à haute voix. Déjà petit, tu avais tout saisi. Et tu l’avais vite relâché. Tu n’en voulais pas. Réflexe de survie. Tu disais non non non, tu t’enterreras sous terre, tu grimperas aux arbres. Tu as longtemps cherché le point de départ, le point d’origine, et il reculait à chaque fois, comme un vieillard recule la vieillesse.

Tu es un point entre deux points, tu te fais point d’illusion, point à la ligne, et la phrase recommence, qu’elle soit dite à voix haute par toi ou par un autre. N’oublie pas la majuscule quand il la faut.

La faux te fauche la faute. Elle sépare le bon grain des pertes dues à l’ivresse.

Martingale : Méfie-toi de ce dont tu te plains, parce que ça montre trop ce que tu veux et que tu ne te donnes pas les moyens d’avoir. Ne te cache pas derrière le verbe être parce que tu ne peux pas conjuguer avoir.

Ensuite, rame encore un bon moment sur la façon d’organiser du CSS, pour t’apercevoir à la fin que ça ne sert à rien. Que tout ça est voulu. Que tout ça ressemble à quelque chose d’autre encore. Que l’organisation n’est qu’un leurre, un piège dans lequel on tombe sans même s’en rendre compte, accumulant des règles, croyant structurer alors que chaque ajout nous enfonce davantage. Ce qui te ramène à l’origine de la tâche en peinture, aux premiers coups de ciseaux, au cutter dans ses toiles à elle, ce moyen sauvage d’attirer l’attention au sortir du cauchemar.

Elle disait raconte-moi. Puis elle tournait les talons. Et je ne voyais plus que ses fesses bouger sous sa jupe. Je ne pouvais plus me concentrer. Mes cauchemars se transformaient. Ils devenaient plus empoisonnés que le poison. Ils devenaient des envies honteuses, des envies tordues, des envies sorties des photographies de pin-ups accrochées dans la cabine d’un camionneur, des envies vomies par du papier glacé.

Ce n’étaient pas mes envies. Je ne le crois pas. Je ne le crois plus. C’étaient des envies de tout le monde, qu’on imposait à tout le monde, pour en dissimuler d’autres encore plus effrayantes, plus profondes, en prise directe avec le sang, les boyaux, la mort. Mais celles-là, on ne peut jamais les dire à voix haute. On les dissimule tout le temps. Sinon, voilà. Il n’y aurait plus de temps. Ce serait la fin des temps.

Elle a dit tu as le diable dans la peau. Et je l’ai crue. Parce que c’était elle qui le disait. Je l’ai crue malgré moi. Peut-être que c’est la seule chose que j’ai vraiment à dire. Depuis toujours. Pour toujours. Je l’ai crue, même si une part de moi savait très bien que ce qu’elle disait, c’était son cauchemar à elle. Que le diable dans ma peau était avant tout dans la sienne, avant de pénétrer dans la mienne.

C’est pour ça que je tue la toile.
À coups de ciseaux.
À coups de cutter.

Je crève la toile. Parce qu’elle n’est qu’une surface tendue pour cacher qu’on a le diable dans la peau. Parce que c’est honteux. Parce que ça ne se fait pas. Parce que sinon, on serait seul. Véritablement seul, cette fois.

Hier soir, je n’arrivais pas à dormir. Pas parce que je ne pouvais pas. Parce que je ne voulais pas. Je le sais maintenant. Tout est de la volonté ou rien.

Hier soir, j’ai vu un film de Chantal Akerman. Et peut-être que j’ai tout retrouvé d’un seul coup, sans m’en rendre compte immédiatement. Les bruits surtout.

Et puis l’organisation.
Les pièces de l’appartement.
Le rythme des lumières.

On allume. On éteint.
On change de pièce.
On allume. On éteint.

On passe sa vie à allumer et éteindre des pièces.

En ce temps-là.
Temps mythique.
Temps tragique.
Temps mythologique.

Parce que tout prend un sens énorme.
Tellement énorme que l’on voit tout de suite quand ça dérape.
Quand ça sort malgré tous les efforts de la routine.

La routine est un parapet.

Et je ne sais pas pourquoi parapet me fait penser à Paraclet.

Habiter l’inhabitable

29 septembre 2024

Des chambres d’hôtel. Trop de chambres. Barbès, Château Rouge, Goutte d’Or. Endroits fatigués. Draps humides. Odeur de moisi et de parfums sans nom. Des lieux de passage. Pas faits pour rester. Et pourtant, j’y reviens. L’habitude s’installe. Je reconnais le sol qui grince, les heures de lumière, les cris de la rue. Je sais où poser mes affaires. Ce qui m’avait semblé inhabitable devient vivable. Pas confortable. Vivable. Je me surprends à m’y sentir presque chez moi. L’inhabituel devient un décor. Une routine. Je ne cherche plus à décorer, juste à survivre. Et parfois, au petit matin, une lumière douce. Un silence rare. Quelques secondes d’apaisement. Suffisantes pour tenir. Je ne hais plus ces chambres. J’y dépose des souvenirs sans le vouloir. J’habite sans y croire. Mais j’habite quand même. Et c’est peut-être ça, habiter l’inhabitable. Ne plus fuir. S’adosser à ce qu’on a. Même si c’est gris, froid, temporaire. Parce que dans le pire, on finit par trouver un détail qui retient. Une lueur. Un appui.

14 septembre 2024

14 septembre 2024

« Mais voyez-vous cela ? », dit-elle. Comme je ne voyais rien, elle répéta : « Vous le voyez ou non ? ». Ce qui me laissa encore plus empêtré, plus mal à l’aise, ne voyant de toute évidence rien de rien, ne comprenant plus rien à rien. Ah, si elle ne m’avait pas posé cette question, comme notre relation aurait été agréable, peut-être même durerait-elle encore. Mais non, il fallait qu’elle pose ce genre de question, et aussi le fameux « À quoi pensez-vous donc ? », ce qui fut la goutte d’eau qui fit déborder le vase.

Et encore une fois, je me retrouve seul, avec cette sensation d’abandon qui m’agace prodigieusement. Décidément, je n’ai vraiment rien à faire ici, etc., etc.
Je suis là, assis à une petite table ronde dans ce café bruyant. Les serveurs virevoltent, les clients rient, échangent des regards complices. Je suis ici, mais aussi complètement ailleurs. Ils parlent, ils rient. Moi, je compte les taches de café sur la nappe, comme si elles allaient m’apporter des réponses. Mais rien. Mon regard se perd sur les visages autour de moi, mais aucune expression ne me touche vraiment. C’est comme si une barrière invisible me séparait d’eux. Peut-être que je suis seul, même dans cette foule. Et c’est toujours ainsi : seul quand il n’y a personne, et seul quand tout le monde est là.

autre version possible :

Je suis là, assis à une petite table ronde dans ce café bruyant. Les serveurs virevoltent, les clients rient, échangent des regards complices. Je suis ici, mais aussi complètement ailleurs. Ils parlent, ils rient. Autour de moi, tout n’est que rires et discussions animées, mais pour moi, c’est comme un bruit de fond indistinct. Ce bruit fait ressortir, par contraste, ce silence intérieur qui m’habite. Je suis seul, même dans cette foule. Et cette solitude, je la connais trop bien : elle me suit, que je sois entouré ou non.

Je ne sais pas si cette monstruosité est en eux, en moi, ou ailleurs, mais chaque fois que je tombe dessus, j’ai toujours l’air à la fois hébété et surpris, comme si je ne savais pas, comme si c’était la toute première fois. Qu’est-ce que j’ai donc avec les premières fois ? Que me veulent-elles ? Ou pourquoi est-ce que j’insiste tant à ce que tout soit toujours une première fois ?

La réunion de famille annuelle. Toujours la même table, les mêmes assiettes. Les mêmes visages qui se retrouvent et se répètent. « Alors, tu fais quoi en ce moment ? » La question revient chaque année, comme un disque rayé. Je réponds machinalement, sans même réfléchir, et pourtant je me sens étrangement ailleurs. C’est comme être coincé dans une boucle temporelle. Je regarde les autres parler, manger, rire, mais c’est comme si j’étais invisible, un intrus dans ce monde qui n’est plus vraiment le mien.

Mais c’est la même idée que dans précédemment dans le café… l’anonymat et la sensation désagréable du familier, de ce que l’on croit être familier et qui nous renvoie quand même à un anonymat, peut-être encore plus douloureux.

« Tu ne cours pas après les êtres, tu cavales après la première fois », m’a-t-on dit un jour.

Quelque chose d’insupportable dans la répétition, dans certaines répétitions peut-être. Car toutes les répétitions ne se valent pas. Mais d’avoir à répéter sans arret que je n’ai pas très bien compris ou saisi, me retrouver dans l’obligation de lui faire répéter certaines choses je ne saurais pas dire l’effet que ça provoque en moi, je me rétracte complètement, une boule de nerf. A cet instant je peux exploser pour un rien, le fait d’échapper ne serait-ce qu’une petite cuillère dans l’évier me fait sursauter et je suis en boule une bonne partie de la journée.

Et puis cette certitude surtout de te croire toujours seul, le seul. Non pas l’unique, n’exagèrons pas, une singularité indécrotable plutôt. tu es seul quand il n’y a personne et tu es seul quand tout le monde est là. Hélas tu n’es pas invisible, on te voit. Tu as l’air d’un poisson rouge dans un bocal, tu vis dans un aquarium. Ou bien quand tu nous regardes c’est nous que tu enfermes dans un bocal. Enfin on a toujours l’impression qu’il te faut un mur de verre, tu le sais ça ?

La seule aventure véritable consisterait donc à creuser cette solitude, à se taper le front – ou les regarder se taper le front – contre ce mur de verre ? Est-ce parce qu’en à peine un siècle tout est allé si vite que l’on a eu l’impression d’avoir tout vu, tout entendu, que l’attrait de la nouveauté a achevé la nouveauté elle-même ? Quand il n’y a plus rien de nouveau, quand on se heurte systématiquement à du déjà vu, quel ennui. Alors peut-être qu’on rebrousse chemin – c’est une image, bien sûr. On retourne vers soi, on se recroqueville, on s’enferme, on s’isole. On cherche à comprendre ce qui a bien pu se passer, ce qui a fait dérailler le train. Le moindre grain de sable devient suspect. Et puis il y a la fuite du temps, la peur de ne pas parvenir à une résolution. On finit par fuir les plages, même désertes, tant le sable nous exaspère.

Bien sur on veut fuir ça, on veut l’oublier, à la moindre occasion on se rue vers le divertissement. D’autant plus dur est le retour à la solitude essentielle quand ça s’arrète quand le divertissement tombe le masque, montre enfin son vrai visage. Que faire alors ? Ecrire, l’écrire, essayer de prendre un peu de recul par rapport à ça. On l’espère, on sait pertinemment que ça ne marche pas comme ça, mais on s’y accroche, on insiste. Est-ce que pour te divertir du divertissement tu écrirais ?

On écrit, on pense échapper. On trace des mots, on essaie de donner un sens. Mais l’écriture devient vite comme ces émissions télévisées sans fin, ces séries aux épisodes qui se ressemblent tous, des boucles sans résolution. Ce n’est plus une quête de vérité, c’est une diversion déguisée en acte noble. Peut-être que je ne fais qu’écrire pour oublier que je n’ai rien à dire. Peut-être que l’écriture est le pire des divertissements : celui qui te fait croire que tu te libères, alors que tu t’emprisonnes encore plus.

Tu ne peux pas te poser autant de questions sur l’écriture et écrire en même temps, c’est comme si un oiseau essayait de comprendre l’aérodynamique en plein vol.

Peut-être que le seul moment où tu te sens à peu près bien c’est lorsque vous allez vous promener avec S. Parfois vous parlez de tout de rien, parfois même vous ne dites rien. Je crois que S. est tout aussi seule que toi, elle ne le manifeste pas de la même façon voilà tout, et pourquoi le manifester en fin de compte.

09 septembre 2024

9 septembre 2024

Me suis couché tôt, vers 21 h, puis me réveille à 1 h. Encore un rêve. Nous arrivons devant la maison, plaçons la clé dans la serrure, et quand on ouvre la porte, quelqu’un essaie de sortir. Je l’attrape à bras le corps pour l’empêcher de s’enfuir. Ensuite, nous nous retrouvons dans l’appartement du type, qui au début ressemble à l’un de ces moudjahidins rencontrés au Pakistan, ( la barbe sans doute ) dans les caves de l’Hôtel Osmani, à Quetta. Je dis « au début » parce qu’après, il prend l’allure d’un gamin des cités. Il trafique, et je me retrouve avec un énorme morceau de bois de réglisse au bec , en train d’essayer de le fumer. Rigolade. Mais le mieux, c’est que je parviens à le fourguer pour pas loin de 700 euros. « Rends-moi l’argent », me dit le gars. Et c’est à ce moment-là que je me réveille. Rêve d’autant plus étonnant que, à ma connaissance, je n’ai jamais fait le moindre trafic, pas même de billes de bonbons ni de timbres. Juste ma force de travail ou un peu de créativité contre des sommes lapidaires si j’y pense. Ce qui est étrange, c’est de me souvenir de ces rêves, surtout. Peut-être est-ce dû à la position à plat ventre que je prends au bout d’un moment, après avoir testé les deux positions latérales. Cette position ventrale semble être celle dans laquelle je m’endors au début de la nuit.

Puis, au matin, une envie de persil pressante ; me rends donc à pied au marché de Roussillon et tombe sur C. et M. qui ne me reconnaissent d’abord pas parce que j’ai rasé ma barbe. Peut-être aussi qu’on ne reconnait pas les gens dans des lieux où l’on n’a pas l’habitude de les trouver. Le persil est moche, pitoyable, comme déjà fané, ainsi que nos espoirs démocratiques ou républicains. Me suis rabattu sur des oeufs, deux boites de six , de la ferme, pour 3 euros. Au retour, 4000 pas plus tard, nous cherchons S. et moi la meilleure réponse à produire en peu de caractères pour la naissance d’une petite Cassandre, arrivée cette nuit dans notre monde fluctuant. Cassandre, fille d’Hécube, frappée par la colère d’Apollon quand elle se refuse à lui, reçoit en retour l’infame malédiction de prévoir l’avenir et de n’être jamais crue. Hécube, pas Hécube, superbe pièce vue cet été à la carrière de Boulbon en Avignon, mise scène de Tiago Rodriguez, que des acteurs de la Comédie Française, haute volée.

comme une culpabilité de trop écrire.

A moins qu’il ne s’agisse que d’une erreur de lieu. Dans quel lieu écrire, privé ou public. Blogue ou cahier à petits carreaux. Et aussi dans ce bureau ou dans un bistrot. Sarraute paraît-il se rend au café chaque matin pour écrire, on la voit en images avec son cartable. Si j’habitais encore la ville je ne suis pas sur que j’aurais envie de me rendre au café pour écrire. Les temps ont changé, ou c’est simplement moi qui ai changé. Bien plus distrait qu’auparavant, j’aurais je crois du mal à me concentrer dans un lieu public. Et cette impression persistante d’un monde qui s’écroule, qui se métamorphose, pour m’en persuader encore plus je n’en perdrais pas une miette d’observer tout à chacun. Comme si un mouton prenant le temps de regarder la file d’attente à l’abattoir.

Le poids stagne, pourtant pas de folie gastronomique. Hier soir, avalé une soupe de cresson, une petite quantité de poivrons et tomates cuits, un yaourt.

Tant pis, je reprends ma lecture. Episode concernant le tournoi pour Draupadi, d’un arc tellement difficile à bander que de nombreux prétendants échouent. Sauf Arjuna bien sur, qui fixe à la suface du bassin le reflet du petit poisson et lui décoche cinq flèches dans l’oeil. Il obtient instantanément la belle princesse (…) en mariage de même que ses quatres autres frères. Ce qui, dit le texte procure à la jeune femme le même effet qu’ un bain de jouvence à chaque aurore- on la nomme également Nityayuvani : celle qui reste toujours jeune

interessant passage aussi de la soeur du démon ( Hidimba et Hidimbâ) ayant le pouvoir de modifier son apparence, d’apparaître comme une nymphe magnifique à (…) alors qu’au départ elle était missionnée par son affreux frère tout aussi monstrueux pour récupérer leur dîner. Mais voilà elle tombe face au colosse Bhima. Ainsi même les démon(es) auraient un coeur, mêmes les démons peuvent être frappés par les flèches du dieu (…) En lisant je somnole, effectue des va et vient entre la veille et le sommeil. Pas d’autre rêve cependant dont je me souvienne.

Malgré la pluie menaçante, sommes allés, sommes rendus, sommes tombés d’accord pour aller nous rendre à Saint-Pierre-de-Boeuf, longeant la rivière. Un monde fou ; resté un long moment à contempler les embarcations et leurs équipages passant les rapides. Avec leurs casques, leurs gilets de sauvetage, leurs pagaies, les marins ressemblaient à des guerriers antiques. Des images se superposaient, c’est cela qui m’a soudain fait m’arrêter.

Se souvenir des idées qui traversent l’esprit dans la journée, se dire « tiens, celle-ci, il ne faut pas que je l’oublie », et arriver au moment de récapituler, pour finalement se rendre compte qu’on l’a oubliée.

Hier, samedi, j’apprends par mail que C. n’éprouve plus goût de venir au cours. Sa santé s’était dégradée peu à peu durant les dernières années. Elle était devenue silencieuse, renfermée sur elle-même. Et puis parfois, comme si elle s’en rendait compte, elle demandait soudain des nouvelles de la fille de K. ou de C., puis offrait son dessin, sa peinture du jour, et tournait les talons, prétextant soudain qu’elle avait très faim.

La pluie tombe dru pendant que j’écris. J’espère que l’eau ne va pas trop monter. Toujours ce problème de voirie pas réglé qui fait que l’eau de la rue se transforme en mare, puis en étang et pénètre ainsi dans notre maison par-dessous la porte d’entrée.

8 septembre 2024

8 septembre 2024

À partir du moment. À partir de l’instant. À partir de là. À partir de maintenant. On en revient. Nous, en somme, revenus. Somnambules déambulant dans les venelles du village, de la ville. Rien de bien vil, mais une peur surtout, une sensation, la peur du lendemain. Ça ne chante pas. Quitte à partir, partons paisibles, sans rancune, sans promesse de retour.

Admettons, établissons l’hypothèse, supputons : nous sommes immortels, mais nous devons l’oublier, traverser le Léthé.

Pour engloutir mes sanglots apaisés
Rien ne me vaut l’abîme de ta couche ;
L’oubli puissant habite sur ta bouche,
Et le Léthé coule dans tes baisers.

Lui, Gavroche, était venu, avait vu, et n’en était pas revenu. Alors tout ça n’a donc servi à rien, c’est ça la leçon ? Et l’Atlantide sombre à nouveau, la mer monte.

Quand la mer monte
J’ai honte, j’ai honte
Quand elle descend
Je l’attends
À marée basse
Elle est partie hélas
À marée haute
Avec un autre.

Dans l’Apocalypse de Saint-Jean, tout est dit depuis belle lurette. C’est là maintenant, et on ne veut pas y croire. Déni de réalité. Même si les Annunakis reviennent, la plupart d’entre-nous hausseraient les épaules et parleraient de connerie en barre.

La sale réalité qu’on s’est créée pour avoir plaisir et déplaisir mêlés de dire : « voici, c’est notre réalité. »

Toujours cette usure, ce pouvoir de passer entre Charybde et Scylla sur des vaisseaux légers, en sifflotant.

Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’envers
D’un pays qui n’était ni pays ni patrie
Ma chanson, ce n’est pas ma chanson, c’est ma vie
C’est pour toi que je veux posséder mes hivers.

Aperçu P.B. dans un beau film en noir et blanc : des machines à l’arrêt, figées dans le temps, immobilisées dans le temps, et l’homme dit en les voyant : « on dirait qu’elles se sont arrêtées il y a cinq minutes. » Puis, un peu plus loin : « il suffirait qu’on appuie sur le bouton pour que tout redevienne comme avant. » La voix de P.B. ponctuant les dires de l’autre homme, gentiment mais si fermement. Et surtout ce « vous », prononcé avec une si authentique — on le sent vraiment — déférence. Métaphore d’une résistance, ce livre fruit qui en résulte : Les forges de Syam. En passant, le cœur se serre en apercevant les pommes et le couteau sur la table de travail ; repensé à mon arrière-grand-père, à cette sorte de frugalité qui permet autre chose que la consommation de l’instant. Prendre soin de l’instant. Ne pas le dévorer n’importe quand, n’importe comment, en se laissant terrasser par la fringale.

(On peut voir le film ici.)

Il y a des hommes qui deviennent tout de suite des amis, mais avec qui on ne saurait partager toute la trivialité par laquelle il faut parfois passer en amitié. Comme si cette obligation du naufrage, ils nous en dispensaient dès l’instant où on les rencontre. Ceci explique cela. Le fait de rester à bonne distance, surtout de ces hommes-là. La raison est toujours la même : ne rien déranger, ne rien polluer, et peut-être aussi la trouille d’être déçu. Je dis les hommes, mais pour les femmes, c’est pareil. Avec l’âge, ça ne s’améliore pas.

Dans les dessins que j’ai proposés de réaliser le mot gribouillis utilisé avec escient. Puis avec quelques remarques au fur et à mesure sur l’intensité obtenue par la pression de la main, du bras, du corps sur le trait, j’essaie de les initier à la profondeur. Ainsi le mot gribouillis reste en surface, puis peu à peu on le traverse, on plonge, et au bout du compte des formes commencent à naître. Avec la prise de conscience de la paréidolie que tout à chacun ne perd pas vraiment depuis l’enfance. Ce qui est important à comprendre c’est la naiveté première de ces formes auxquelles mêmes adulte on s’accroche pour tenter de donner du sens. Ceci aussi est une surface.

Il y a certainement quelque chose qui transite entre le dessin et l’écriture mais les cordonniers sont toujours les plus mal chaussés.

Admettons que ce que j’ai écrit sur ce blog il y a 371 jours ne soit jamais lu ou relu, cela me donne t’il l’autorisation de réutiliser l’image d’illustration de ce tout premier billet et ainsi de repartir pour un tour ad vitam aeternam. Ou encore autour de cette période, rependre une illustration qui a déjà servi, pour ne pas surcharger la médiathèque, recycler. Economiser.

Pour celle ou celui qui refuse de considérer la parole comme un capital, dilapider cette parole est-il un acte de résistance ?

07 septembre 2024

7 septembre 2024

Lu sur le site Diacritik un article bien intéressant à propos de Midlife Crisis de Jean-François Santoro. Pour l’essentiel, c’est l’expression « dilapidation de la parole » qui m’a poussé à lire. Conclusion : économiser ou dilapider la parole (dans un but littéraire) conduit à un résultat semblable : la vanité de la condition humaine, pas vue méchamment, peut-être même théâtralement, poétiquement. Et plus que jamais, il s’agit de faire front à une parole tout aussi bête (moins consciente d’elle-même). Une sorte d’entité fasciste qui surgit de toute part. Au bout du compte, on retrouve la notion d’un dialogue avec soi dans l’utilisation du monologue. Du coup, j’ai pensé un peu à moi.

La seconde fournée des élèves, ce vendredi. J’ai pu ainsi mettre quelques sous sur mon compte en banque. Il était temps, pour être aussitôt engloutis par les prélèvements URSSAF et CIPAV. Moins peur cependant de ne pas manger que d’être emmerdé encore comme l’année dernière.

Le froid, est-ce que 20° représente le froid ? J’ai mis un gilet. Je me suis souvenu que, pas si longtemps, on crevait de chaud. Je ne me plains de rien, mais quand même, il me semble que le froid, c’est autre chose. Ce qui me fait penser à la vitesse à laquelle on dit certains mots, juste parce qu’on se sent obligé de dire quelque chose.

Un nouveau Premier ministre in extremis, bien impliqué dans la grande vacherie européenne à ce que j’en comprends. Ils vont vouloir passer à la vitesse supérieure, nous tondre jusqu’à l’os. Est-ce qu’on va sortir avec des fourches ? C’est pas dit. On a fini par comprendre que tout vacille gentiment, qu’il faut se mettre au russe, qui est ma foi une jolie langue, ou au chinois. Enfin, il faut se mettre à quelque chose. S’occuper avant d’être totalement occupé par des événements bien désagréables.

J’ai continué un peu la lecture du Mahabharata en me reposant après le déjeuner. Puis me suis endormi, et soudain, au réveil, des souvenirs d’un rêve de la nuit précédente, une nuit bien courte. Dans ce rêve, je crois que j’étais avec un groupe de personnes que je ne connaissais pas. Je m’empêtrais dans les usages, ne sachant pas s’il fallait les saluer en les étreignant, les embrasser comme les membres d’une famille , ou bien leur tendre la main. Puis, soudain, me suis retrouvé bloqué dans une cahute vitrée, impression d’une douane à traverser. On me demande mes papiers d’identité et je découvre un document qui porte un autre nom que le mien et qui aussitôt s’effrite, tombe en poussière. C’est à ce moment que je me réveille.

Encore charogné un peu en fin d’après-midi sur les fichiers de SPIP. Le dossier INCLURE notamment se révèle être un véritable trésor. Je me suis rendu sur le site UlKIT pour télécharger les fichiers CSS et JS nécessaires à retravailler la mise en page de mon site local. J’ai passé un bon moment ensuite à faire des tests de boucles imbriquées.

Cette sensation de piétiner, de tourner en rond, ne m’importe pas autant que je le craignais hier encore. Il ne manque plus que la garde-robe à constituer : sirkke, hirka et tennure, et je serai fin prêt à danser.

1er septembre 2024

1er septembre 2024

Et bien voilà, on y est, ça fait un an. Sauf que c’est mal fichu, on ne sait pas bien sur quoi ils se basent pour m’envoyer ce message chaque matin ; il faut croire que c’est à cause du fait de publier tous les jours, c’est certainement ça, ça ne peut être que ça. En fait, tu publierais un gribouillis, un doigt d’honneur, un graffitis scabreux, pour eux ce serait strictement la même chose. Tu comprends leur chronomètre, de quoi est constituée cette notion du temps qu’ils se fabriquent, qu’ils finissent par nous fabriquer par la bande. Parce que mine de rien, c’est une sorte de petit encouragement qu’ils semblent prodiguer, un petit bravo matinal, de la dopamine, ça ne va guère plus loin. Mais c’est très bien de le remarquer, de l’examiner, si possible de parvenir à s’en débarrasser, à s’en foutre. Ce n’est pas facile, on pourrait le croire, ça va chercher quand même très loin à l’intérieur du ressort humain, c’est forcément des reliquats très anciens, des choses qu’on dirait ésotériques, une sorte d’enseignement caché réservé aux initiés, le reste étant en gros des béotiens, quand on ne vous traite pas de con tout à fait ouvertement désormais. C’est l’époque, on navigue ainsi entre félicitations pour rien et mépris pour tout. Un vieux manichéisme mal digéré, du nazisme, ni plus ni moins, très fatiguant de s’en rendre compte. On s’en rend de plus en plus compte, je ne sais pas si vous le remarquez, ça devient d’une limpidité aveuglante, une tarte à la crème, un poncif, un cliché.

Décidément c’est incroyable, encore perdu 500 grammes, et sans le moindre effort, par simple dégoût, je ne vois que ça. Hier soir on en parlait avec C. On avait fait comme d’habitude avec eux, quelque chose de simple, une brick, une salade, et le dessert tellement rafraîchissant, des petits morceaux de melon et de pastèque en salade, mais sans ajouter quoi que ce soit, pas de sucre, rien, comme ça. Et puis chacun l’un en face de l’autre, les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, ce qui donne cette impression de conversation parallèle. On s’y sent tout à fait à l’aise avec l’habitude, ça roule, comme sur des rails. Avec de temps à autre, bien sûr, des intersections. Il arrive qu’un sujet soit une sorte de station d’aiguillage, le yoga notamment, hier soir c’était ça avec eux, d’ailleurs c’est le yoga, c’est toujours le yoga, je ne me souviens pas d’autre sujet en tout cas. Sinon, à part ça, dans la conversation entre hommes, c’était la viande le sujet, le dégoût de la viande. On le savait déjà un peu, on le supputait par de nombreux indices même si on n’est pas cul et chemise, on se connaît maintenant depuis quoi, trois ans je crois. J’ai raconté la fatigue, le dégoût, je ne sais plus dans quel ordre vraiment exposer cela, le fait de manger de la viande, ce sujet a fait remonter bien des choses de l’enfance. Et ce, pour chacun des deux, car C. ne fut pas en reste, surtout avec ce récit d’un petit chevreau qui saute dans un pré, quand le coq vient se poser sur son dos. Mais comment peut-on ensuite manger du chevreau ? Il n’y a que le père qui le pouvait, nous, les enfants, on évitait, on n’en mangeait point. Cette sympathie immédiate pour les animaux, et dont il faut comprendre qu’elle est surtout due au fait de les fréquenter pour de vrai très tôt, que le fait de garder des chèvres vous oblige notamment à les considérer, ce qui n’est pas rien aujourd’hui, m’a ébranlé. Ce fut comme un déplacement de plaques tectoniques tout au fond, surtout en me souvenant des monceaux de viande saignante à quoi nous avions droit de façon dominicale en famille. Cet appétit que nous avions alors, nom de Dieu, quelle ignorance quand j’y repense, c’est un vrai regret, je crois même que c’est un remords. Le fait de se jeter comme ça sur la nourriture, sur de la viande rouge et saignante, mon Dieu, mais quel dégoût rien qu’à essayer de l’évoquer. Quelle honte. On est tombé d’accord là-dessus, sauf que C., lui, s’en sortait bien mieux, il avait eu ses dégoûts, sa fatigue bien plus tôt, peut-être même avant l’adolescence. Alors que moi, comme j’étais sur cette lancée, il a bien fallu attendre la quarantaine avant de commencer à entretenir des soupçons, des scrupules, des doutes, et ça ne s’est pas fait d’un coup, rien de miraculeux, je dirais que ça ressemble à une lente érosion, quelque chose de grignoté l’air de rien, petit à petit, de manière quasi invisible. Mais cette association soudaine entre le désir de se remplir, de se jeter sur… du poulet rôti, je prends l’image du poulet rôti parce qu’elle semble être la plus inoffensive en apparence, mais c’est le piège, c’est drôle d’avoir dérivé du steak saignant au poulet en passant, cette association m’a rappelé toute ma fatigue de ces derniers temps et aussi l’intuition que si tu ne comprends pas quelque chose avec la tête ou le cœur, c’est la fatigue, le dégoût, petit à petit, qui va te l’enseigner.

Et c’est exactement comme ça qu’il a encore fallu que je raconte cette image. L’enfant qui va à l’école à pied par tous les temps, qui se tient sur le pont qui enjambe le Cher, qui voit les flaques de sang s’écouler par de gros tuyaux venant des abattoirs, de gros tuyaux à peine cachés par les herbes de la rive, et ce souvenir, le sang en train de s’étendre à la surface des eaux, ce liquide que l’on devine visqueux, graisseux, et toute la tristesse, la mélancolie qui serre le cœur à cet instant précisément, dans une odeur de fer et de rouille et qui se mêle au gris du ciel bas, à la sobriété des maisons, des rues, de la vie ici dans ce village, et cette sensation d’être encore un peu vivant parmi tous les morts nous entourant. Cette sensation d’être pris entre deux feux, entre les vivants et les morts, d’hésiter vraiment à choisir son camp.

Ce qui nous a réunis au bout de tout ce dégoût, ce sont des souvenirs d’enfance encore, l’évocation de certains noms de poissons. On s’est souvenu, comme si on allait les pêcher dans le fin fond de la mémoire, des noms du gardon, du black-bass, du poisson-chat. On avait dévié, c’était évident, l’appétit ancien de la viande s’adressait en apparence au poisson, on aurait pu le croire, mais ce n’était pas ça. Non, on ne se leurrait pas, on parlait d’un appétit perdu voilà tout, on le regardait ainsi, ce mouvement, on le regardait, impuissants et même un peu idiots, s’enfuir, en regardant par où il s’enfuyait au fur et à mesure des années. Et il ressemblait à tout ce sang étalé sur l’eau du Cher, il ne servait plus à grand-chose sinon à nourrir la nostalgie et les poissons.

C’est sans fin, ça fait encore partie de la mythologie enfantine, que les choses puissent être sans fin, et c’est de là qu’on extrait certainement toute cette faim, cette propension à croire en l’insatiable, en l’éternité. C’est un rêve d’enfant, oui voilà, ce ne peut être que ça, et l’on peut dire ce que l’on voudra, que la société pallie cela, qu’elle tente en tout cas d’y pallier, mais ça va bien au-delà de ça. Cette faim prend ses racines ailleurs, dans un ailleurs, dans un grand vide, quelque chose juste avant la toute première étincelle du big bang, c’est à croire que, que ce soit par la science ou le Saint-Esprit, cela n’a pas vraiment d’importance. Des enfants de la faim, voilà ce que nous sommes, et on y a cru, on y a tellement cru, quelle que soit la manière d’aborder cette sensation, cette peur, cet effroi, ce désir. Que ce soit en dévorant le monde cru ou cuit, de façon sauvage ou distinguée, raffinée, en se jetant à corps perdu dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, par besoin, par nécessité, ou parce qu’on ne pouvait tout simplement pas faire autrement, faute de viande rouge, faute d’autre denrée à se mettre sous la dent, tous, nous en arrivons à la fin, au dégoût ou à une forme d’épuisement, de lassitude, peut-être en s’apercevant à quel point on se sera laissé mener par le bout du nez par la faim ou la fin elles-mêmes. Peut-être que ça ne sert à rien de se plaindre de ce dégoût, de cette fatigue, de soupirer ou de souffler. Et ça me ramène encore à une image, c’est étonnant comme certaines images acquièrent de l’importance au fur et à mesure des années. Un enfant court autour d’un stade avec ses camarades, c’est un jour gris, il va pleuvoir, on peut sentir l’orage déjà présent dans l’air. L’enfant ralentit, se laisse dépasser par tous ses camarades, il semble prendre conscience que quelque chose est étrange, c’est insidieux, ça a l’air d’arriver comme la pluie, quelques gouttes, par-ci par-là. Il s’arrête et s’interroge : à quoi ça sert de courir autour de ce stade, quel est le but, et s’il refusait de courir avec les autres, que se passerait-il ? Le voici, il s’est assis sur le bord de la piste désormais, il est la risée des autres, on le menace d’une punition, il s’en fiche, il a trouvé sa place, c’est ce qu’il éprouve. C’est énorme, il suffit simplement de s’asseoir et d’observer tout ce qui se passe, comment ça marche, comment ça court, rien de plus, et de calmer la peur, le désir, d’accepter la solitude. Ça ressemble à une autre course, dans l’invisible, une course d’endurance que personne ne peut voir, sauf la fatigue, et voilà tout.

Le Temps, le Profit et l’Énergie du Vide

1er septembre 2023

Etre vieux, c’est prendre son temps pour la moindre tâche. Ou alors vivre dans une frénésie, une boulimie, comme si le temps manquait toujours, l’œil rivé sur les grains de sable d’un sablier. Derrière l’obsession du temps — celui qu’on possède ou qu’on perd — se cache l’idée de profit : profiter de la vie, refuser de vivre une existence "pour rien".

Mais il y a aussi cette résistance tenace : ne jamais accepter de profiter de quoi que ce soit. Un refus presque pathologique de tout profit. Ou à l’inverse, se jeter sur tout, jusqu’à la moindre miette, la moindre goutte. S’empiffrer, se gaver, puis regretter. Le remords, la honte, la culpabilité. Un étrange passe-temps.

Ça fonctionne par à-coups, en zigzag, en montagnes russes. Voilà l’homme.

Hier, les douleurs aux reins et aux jambes m’ont réveillé après une mauvaise nuit (pleine lune). Je suis parti plus tôt affronter la journée. D. n’était pas encore arrivée, j’ai commencé l’accrochage de la première salle. Bien avancé, sans bavardages : une heure de travail efficace. Quand les autres sont arrivés, l’atmosphère s’est alourdie, l’air devenu plus dense. Mes douleurs sont revenues, comme si le fait de m’activer seul les avait dissipées. J’ai poursuivi malgré tout ; les deux salles étaient finies dans la matinée. D. et E. se sont occupés des détails administratifs qui m’horripilent.

À 15 h, j’étais épuisé. Le travail accompli, j’ai annoncé que je rentrais. F. a tenté de me retenir, mais j’ai refusé, estimant avoir fait ma part. Les détails ne me concernent plus ; ce serait injuste que je doive m’y impliquer alors que j’ai fait le plus gros.

La notion de justice est aussi insaisissable que celle du temps. Cette difficulté perpétuelle à faire coïncider sa propre perception de la justice et du temps avec celle des autres.

Je suis rentré vers 17 h, éreinté, et me suis allongé jusqu’à 19 h. Ce qui m’épuise le plus, c’est d’entretenir cette relation aux autres. La politesse, la diplomatie m’aspirent toute mon énergie. Résister à cette hémorragie d’énergie en me concentrant sur l’essentiel demande presque autant d’efforts.

C’est cyclique, ça revient par vagues. Donner trop, puis ne plus rien donner. Chercher une stabilité dans cette dynamique se heurte à une forme de mesquinerie. Comme si le système primait toujours sur ses composants.

Hier, sur la route, j’ai entendu une émission sur les cellules artificielles. On connaît les composants d’une cellule, son fonctionnement, mais on ne sait pas encore les agencer pour qu’elle soit vivante. Le vivant n’est qu’une des propriétés de la cellule, une propriété secondaire pour la science.

En rassemblant ces bribes, un rêve me revient : une nouvelle forme d’énergie, celle du vide, des remous quantiques, des vortex inépuisables. Dans l’équation E=MC², M reste une inconnue. On ignore ce qu’est vraiment la masse, et donc l’énergie, dans ce cadre quantique. Se rassurer dans des cadres physiques erronés ne sert plus à rien.

Mon récit, tel que je l’imaginais hier, glisse vers le néant, comme le monde actuel glisse vers le sien. Tout narratif est suspect. J’écris ce journal en résistant à l’écriture, ne pensant pas trop à sa forme narrative pour ne pas sombrer dans l’abandon total.

Je pense à Fautrier, ce peintre inclassable, et je me retrouve dans cette phrase : « Comme je n’ai pas envie de m’ennuyer dans la vie, je m’ennuie à fond. » Voilà comment je prends le taureau par les cornes.

Aujourd’hui, 1er septembre, je quitte Twitter jusqu’à l’été prochain. Je trouverai un autre "divertissement". Peut-être la peinture…

Illustration : "Le grand sanglier noir" Jean Fautrier, 1926, Musée d’Art moderne, Paris.

Comme un jour de plus

30 mai 2023

Toujours le même exercice pour ceux qui suivent...

Comme quoi… comme un cochon… comme un excentrique autour d’un axe taré… comme un jour sans pain… comme une moule claquée …. Comme trente-six chandelles…. Comme un coup de Sirocco… comme tu dis… comme elle est bien roulée celle-là… comme elle tu sais bien, machine … comme trois coups de cuillère à pot… comme un os dans le pâté… comme de l’électricité dans l’air … comme ça ne mange pas de pain… comme ce n’est pas pressé… comme il a dit le Môssieur… comme il est mignon le KIKI … comme chez vous, faites… comme nous l’avons écrit nous le faisons… comme des œufs au plat… comme une limande… comme un âne en rut… Comme si ça ne suffisait pas déjà… comme dans du beurre.. Comme un coq en pâte… comme papa dans maman… comme un blanc… comme un gros rouge qui tâche… comme un bourrin… comme une pédale… comme une danseuse… Comme un coup de trique… comme un rêve… comme un air de reviens-y… comme dans le temps… comme (à la guerre comme) … comme un seul homme… comme un troupeau de moutons… comme une frayeur… comme une étincelle…comme du pipi de chat… comme un gros blaireau… comme un castor… comme un ouragan… comme une andouille… comme une fleur… comme un poisson dans l’eau… comme une fausse note… comme un ange qui passe… comme un train qui peut en cacher un autre… comme type tu te poses là… comme on boit sans soif… comme on rit sans les yeux… comme on pleure des larmes de crocodile… comme se range des carrioles… comme on pète dans la soie… comme qui dirait… comme la lune pas le doigt… comme des oignons alignés… comme un petit vent frais… comme un gros coup de pompe… Comme elle est venue elle est repartie… Comme quoi j’avais bien raison… comme une cerise sur le gâteau… comme une parenthèse… comme une débandade… comme un coup de grisou.. Comme une maison ( gros ) … comme une chatte sur un toit brûlant… comme un film au ralenti… comme un film à l’accéléré… comme la mer et les poissons… comme du vent dans les voiles… comme un avion sans aile… comme une fourmi sans sucre… comme une mouche sans coche… comme un fleuve asséché … comme un lapin de la dernière couvée… comme un chien de ma chienne… comme une dent contre l’autre… comme un nez au milieu de la figure… comme des rats… comme des sardines… comme aux heures de pointe… Comme chien et chat… comme de l’eau de roche… Comme un mot de trop… Comme un aveu… comme un ciel de plomb… comme une plume… comme des pattes de mouche… comme un porc… comme une truie… comme un monstre… comme s’il fallait remettre encore ça… comme j’aurais voulu voir ça… Comme il perd rien pour attendre… comme une odeur de caoutchouc brûlé…comme ça pue … comme une crêpe… comme une orange… comme une pipe… comme une éclaircie… comme le bout du tunnel… comme un coup de trop… comme de la petite bière… comme une ville déserte… comme un coin paumé… comme un château de cartes… Comme des empreintes de doigt… comme une preuve par neuf… comme il fait chaud.. Comme il fait peur… comme il m’emmerde… comme il parle pour ne rien dire… comme il ne dira strictement rien… comme des veaux… comme un bœuf à l’abattoir… comme une flèche en plein cœur … comme une machine dans ma tête… comme il est beau mon légionnaire… comme le loup le renard et la belette…comme un air d’accordéon… comme une chanson de Mac Orlan… comme un poème de Prévert… comme une rue qui s’éveille… comme une grève de poubelle… comme une lettre à la poste… comme une marque sur le front… comme un juif, un noir, un arabe… comme un gland… comme une pute… comme un peu de rosée…Comme une petite pointe d’ail et de persil… comme un zeste de citron… comme c’est alambiqué ton truc mon biquet… comme elle nous bassine… comme elle nous retourne… comme elle nous achève… comme elle suce… comme elle fait les cent pas… comme elle fait le trottoir… comme il est con comme un balai… comme quoi déjà ?… Comme un cochon ! Comme l’occasion fait le larron… comme un air de fandango…comme un loir… comme une grue… comme une poule… comme un pou… comme des animaux… comme dans une bauge… comme un asticot… comme le ver dans la pomme… comme une roue voilée… comme une trace de freinage… comme un oubli… comme un pet de travers… comme un coup foireux… comme en quarante… comme au boxon… comme à l’école… Comme à la cantine… comme du papier à cigarette… comme une injonction… comme une résistance… comme un nœud dans la gorge… comme un truc dans le nez… comme un sale goût dans la bouche…comme des queues de pelles… comme un manche… comme une tête de pioche… comme un râteau… comme une initiation… comme une défaite cuisante… comme le passage sous les fourches caudines… comme un peu de rouge au front.. Comme un œil au beurre noir… comme une page arrachée… comme des signes néfastes… comme des routes qui ne se croisent jamais… comme un cerf qui brame… comme un vol de gerfauts … comme une ombre… comme une lueur d’espoir… comme une prémonition … comme un torticolis … comme une jambe de bois… comme un point à l’horizon… comme la fin d’une belle histoire.

mystère du nom

17 avril 2023

Si nommer est un pouvoir, être nommé peut être une bénédiction et une malédiction. Tout changement procure un espoir et une crainte. Changer de nom, prendre un pseudonyme, un nom d’artiste par exemple, m’a toujours posé problème. Il en allait d’une responsabilité sur quoi ne pas faillir : assumer le nom donné comme on assume le monde donné.

Car qui suis-je, ce fut toujours ce que je me disais quand j’y pensais, pour avoir le pouvoir, l’intelligence, la perspicacité nécessaires à modifier quoi que ce soit du donné. Ne serait-ce que remettre en question ce qui est donné pour réel, pour réalité. La "remise en question" est une expression perturbante. La question est toujours là. Il est possible que, plus d’une fois, on ait eu le sentiment de l’avoir résolue, mais en vérité pas tant que ça, puisque l’on éprouve cette envie régulière de la remettre en question.

Remettre l’ouvrage sur le métier cent fois — et bien plus — fut l’un des principes fondamentaux de mon éducation. Le travail est ainsi associé à la répétition d’une tâche, toujours la même, à l’infini, dans un cadre de quatre saisons. Un programme implanté de longue date par des générations passées d’ouvriers, de journaliers, constituant les deux branches maîtresses de l’arbre généalogique familial.

Changer de nom, c’est changer d’arbre : c’est à la fois perdre ses racines et leur porter atteinte. En y réfléchissant, mon amour des forêts, des arbres, vient peut-être d’une forme sublimée de résignation. Ne pouvant fuir un arbre, ni le couper, ni le brûler, autant remettre cent fois l’ouvrage sur le métier pour apprendre à l’adorer. Pour ne pas perdre son nom, inventer un amour en grande partie factice, ruser.

N’est-ce pas aussi ce qui parachève le statut de chevalier chez Cervantes ? Après avoir dégotté une rosse comme monture, après s’être affublé d’un nom, d’une patrie, Don Quichotte invente sa Dulcinée de Toboso. C’est peu après qu’il pourra entamer ses différentes métamorphoses — du chevalier à la triste figure à Alonzo.

Ce sera aussi l’apprentissage de ce que peut dissimuler — en premier lieu à soi-même — l’usage d’un nom dont on est affublé, et qui va avec une réalité de même nature. Apprendre à vivre dans un nom donné, c’est prendre à son compte la perception, faite de mensonges et de vérités, du monde dont est issu ce mot, ce nom.

Dans ce cas, l’écarter ne peut s’effectuer qu’une fois que l’on en aura fait cent fois le tour, pour être bien certain de ne rien avoir oublié d’explorer, de comprendre, de connaître. L’espoir est tout entier ramassé dans le cent unième tour, dans la confiance aveugle attribuée à l’éclosion des œufs.

Écrire, c’est donc tenter de nommer l’existant — et comme il est innombrable, proche d’innommable, comment sélectionner ce qu’on écrit ? Quelle importance va-t-on donner à ces choses, pour les extirper en premier lieu de ce que l’on considère important, banal, heureux, malheureux, etc. ?

J’ai toujours pensé qu’il fallait se mettre au service de cette parole en soi qui désire s’exprimer telle qu’elle est, en premier lieu, afin de mieux pouvoir l’étudier. La difficulté est qu’on ne peut en même temps écrire et étudier ce qui s’écrit, et que l’on doive remettre cette seconde opération à "plus tard". L’urgence de la chose qui s’écrit est si impérieuse qu’elle relègue cette opération dans une temporalité plus fantasmée que probable. Un pays que l’on s’invente pour jamais n’y parvenir. Et dont, ainsi, sera maintenu un fantasme de virginité, comme l’effroi de la perdre.

Lundi déco.

20 mars 2023

Blocs

Alignement au milieu.

On pourrait écrire n’importe quoi pour commencer. On verra bien ensuite où tout cela nous emporte. Si cela marche, fin des compagnies d’aviation, fin des transports en tous genres. A part le vélo bien sur pour ne pas se mettre les fanatiques à dos.

Ensuite on peut écrire une grande phrase qui sert de séparateur, et si les caractères sont si petits c’est pour économiser de la place, de l’encre, du papier. De plus personne ne lit jamais vraiment, mettons donc un point d’honneur dans l’esthétique et non un poing sur la figure de son prochain(e)

Une vidéo Youtube

https://youtu.be/C243DQBfjho
Les 4 saisons de Vivaldi , en voici une légende.

Une liste de courses

  1. Acheter du pain
  2. Des pommes
  3. du sucre en poudre
  4. des cornichons
  5. du beurre
  6. du gruyère

Y a t’il un fond ?

Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Y a t’il un fond ? Tonneau des Danaïdes. Dans le fond il semble que le fond continue de s’enfoncer encore plus profondément qu’on l’imaginait.

Citations

De Gaulle disait les Français sont des veaux

Les Français qui aiment la viande froide.

“Les Français croient qu’ils parlent bien le français parce qu’ils ne parlent aucune langue étrangère.”

Tristan Bernard

“Quand quelqu’un paye un tableau 3.000 francs, c’est qu’il lui plaît. Quand il le paye 300.000 francs, c’est qu’il plaît aux autres.”

Edgar Degas

Continuité de mots

18 mars 2023

À partir d’un même lieu, une continuité de mots.

Haricots verts, poulailler, porte, oseille, cerises, cerisier, poirier, cerises aigres, la bêche, le râteau, le parterre, l’allée, le jardin. Le petit mur, le champ, le lait, le pot au lait, la ferme, le soir, la tombée de la nuit, la peur.

Les bûches, les rondins, les stères, la cheminée, le feu, les livres, le bureau, les pipes, le bois, la forêt. Sylvestre.

L’escalier, le premier étage, l’étage, la cave, le grenier, les pièces, le salon, la cuisine, la chambre des enfants, la chambre des parents, l’armoire, la commode, le plancher, la moquette, les tapis, le linoléum, le carrelage. La salle de bains. La douche, la baignoire, l’armoire de la salle de bain, la pierre ponce, le gant de toilette, la serviette de bain. Le chauffe-eau. Le radiateur électrique. Le confort.

Le vestibule. La penderie. Les monstres.

La tonnelle, les branches, le couteau, l’épluchage, l’arc, la corde, la flèche, l’indien.

La chambre à air de camion, les ciseaux de couture, le holster, la bouée, l’étang, le garage des Renards, l’odeur d’essence.

Le jeudi, les jeux, le copain, le stylo, le blé, les crocodiles dans la fosse, les flashs, le vélo, la liberté.

Les carrières, le trou, la grotte, creuser, s’enfouir, le noir, la terre, sous terre, souterrain, galeries, la Chine.

Le ciel, l’horizon, la colline, le champ, l’espace, la route, le temps.

Les cosses, les petits pois, le raisin, la salade, l’ortie, la soupe, le poivre, la nappe, la toile cirée, la gazinière, l’évier, la passoire, la crème à récurer, la paille de fer, la louche, la lèchefrite, le four, le poulet rôti du dimanche, la peau du lapin, la patte porte-bonheur. Le clapier, les fanes, la grille, le sang, l’œil.

Le fumier, les vers, les lombrics, les trous dans le couvercle, la pêche, la canne, le lancer, le fil, la plombée, la bourriche, le Cher, le gardon, l’ablette, l’asticot, les galets, la rivière, les haies, les vaches, le taureau, la pluie, l’herbe mouillée, les cuissardes, le moulinet, la cuillère, la mouche, les nanas, les perches arc-en-ciel, le menu fretin, la belle prise, l’anguille, la carpe, le brochet. Le vernis, l’odeur du vernis, la tête des brochets, des trophées.

L’instituteur, la blouse grise, le sérieux, la barbe, les lunettes, la règle en fer, la règle de grammaire, la règle d’orthographe, la règle à calcul, la baignoire qui se vide, le robinet qui coule, les devoirs, l’absence, la faute, la punition, l’odeur de craie, l’encrier, la plume sergent-major, le pupitre, la case. Les marronniers, le préau, la cour de récréation, la bille, le calot, les filles, les gendarmes, les doryphores, en rang par deux, le porte-manteau, le tableau noir, le coucou qui chante, le corbeau qui passe, l’hirondelle qui revient.

Le chemin de l’école, le pont du Cher, le bourg, la gare, le canal, le pont au-dessus du canal, le Crédit Agricole, l’église, le bistrot, la boulangerie, le bureau de tabac, les bonbons, les roudoudous, le réglisse, l’argent de poche, le partage, l’injustice, le vol, les mensonges, la bagarre, les pauvres, le Cluzeau, Thierry la Fronde, Robin des Bois. Les gendarmes et les voleurs, les cow-boys et les indiens, la cabane, le refuge, les arbres, la forêt, les champignons, l’humus, les gouttes qui s’égouttent, les branches qui craquent, les biches, les sangliers. L’école buissonnière.

À partir d’un même lieu, une continuité de mots.

Singer

15 mars 2023

La machine à coudre était une Singer. Aucun souvenir précis de son arrivée dans l’atelier. Les tout premiers souvenirs doivent se situer vers 1965-66, après la mort de Charles Brunet, mon aïeul. Le salon du rez-de-chaussée avait été transformé en atelier de couture. Au début, ma mère façonnait, comme sa propre mère, des cravates pour une entreprise parisienne. Une activité à domicile.

À la Varenne, l’appartement comptait trois pièces. L’une servait d’atelier de couture et de chambre pour ma grand-mère estonienne, Valentine. Un nuage de fumée y flottait en permanence. Elle fumait des « disques bleus ». La cigarette lui avait éraillé la voix. Elle confectionnait ses cravates, cigarette au coin des lèvres, sans cesser de travailler.

Le bruit de la machine à coudre Singer résonne encore. Le pied appuyé sur la grande pédale, ma mère coud des robes de mariée. L’atelier a pris de l’envergure, elle a même embauché quelques femmes du village pour les finitions, qu’elles réalisent chez elles.

Je revois les mannequins dans l’atelier, habillés comme des mariées. Certains avec tête, d’autres sans. Combien sont-ils ? Deux ou trois ? J’hésite. Je regarde vers la porte qui sépare l’atelier de la vieille cuisine : deux sûrement, et un autre dans l’angle opposé, plus indistinct, car l’endroit est plus sombre.

Ce qui est certain, c’est cette impression de mouvement continu, ce bruit de la machine, comme un battement régulier qui rythmait nos journées. Il y avait aussi l’odeur du tabac froid, celle des tissus, des patrons épinglés, des épaulettes qui traînaient sur le sol.

À droite de l’atelier, une porte menait au bureau-bibliothèque de mon père. Une odeur de livres, de bois, et de feu de cheminée. Mais en observant une vieille photo de la maison, je me demande si cette porte ne donnait pas plutôt sur un petit couloir, menant à une entrée que nous n’utilisions plus. C’est toujours le même problème avec les souvenirs : ils se mélangent, se superposent, s’inventent.

Comment être vraiment sûr d’un souvenir ? Même en imaginant revenir dans cette grande pièce, rien ne garantit que je n’invente pas complètement cette scène. Peut-être faudrait-il tout noter depuis le début pour ne rien oublier. Mais même là, que faire de ces notes ? Les relirait-on ? Les feuilleterait-on ? Tout finirait dans un grenier, une cave, ou pire, à la déchetterie.

À moins d’un livre, évidemment. Mais même un livre...

Plus j’ai envie de tout oublier, plus les souvenirs reviennent. Que je ressente le besoin de les écrire est déjà suspect. Que j’aie envie d’en faire un livre l’est encore plus.

Il doit se passer quelque chose avec le désir et le renoncement en ce moment, qui m’échappe.

Je suis étonné de ne pas avoir repris une cigarette depuis le 27 février. Parfois, le désir de fumer surgit, mais aussitôt, j’y renonce sans effort. Peut-être que l’écriture pourrait suivre le même chemin. Éprouver l’envie d’écrire, mais y renoncer, et en ressentir une légère fierté.

ombres

13 février 2023

Le premier mot qui vient au réveil est ombre, mais comme je l’entends phonétiquement, je ne sais s’il s’agit d’un pluriel ou d’un singulier. S’il est à considérer comme une ombre en particulier ou les ombres de façon générale. Et simultanément cette injonction qui accompagne le mot, quelque chose que l’on pourrait traduire par étudier l’ombre ou encore épuiser les ombres. De plus forte impression qu’il s’agit d’une sorte de présent qui m’est donné ainsi dès le réveil, en même temps qu’une sorte de test. Peut-être que si je botte en touche, si je ne prends pas cette injonction comme il se doit je risque gros. Gros, l’adjectif propose aussitôt différentes pistes de naufrage ensuite parmi lesquelles, la folie, le suicide, la perte irrémédiable de mon âme. Ce qui peut sembler de prime abord exagéré, voire ridicule si la raison l’analyse. Mais tout à fait logique sur le plan de l’intuition. Il me faut absolument tirer cette histoire d’ombre au clair si j’ose dire.

Qu’est-ce que l’ombre ?

D’abord les faits. (Ou encore ce qu’il est convenu d’en dire.)

L’ombre est un phénomène optique qui se produit lorsqu’un objet bloque la lumière provenant d’une source de lumière. L’ombre est créée par l’absence de lumière dans la zone où elle est bloquée par l’objet. Elle est généralement perçue comme une zone plus sombre sur le sol ou sur une autre surface.

L’ombre peut varier en forme et en taille en fonction de la distance de l’objet par rapport à la source de lumière et de l’angle sous lequel la lumière frappe l’objet. Lorsque la source de lumière est proche de l’objet, l’ombre sera plus petite et plus dense, tandis qu’elle sera plus grande et plus douce lorsque la source de lumière est éloignée.

Outre son aspect physique, l’ombre peut également avoir des connotations symboliques et culturelles dans différentes traditions et croyances. Par exemple, dans certaines cultures, l’ombre peut représenter la peur, le mystère, la solitude ou la mort. Dans d’autres cultures, l’ombre peut représenter la sécurité, la protection ou le refuge.

En résumé, l’ombre est un phénomène optique qui peut être interprété de différentes manières selon les contextes culturels et symboliques.

Comment qualifier l’ombre ?

Est-il suffisant de nommer l’ombre sans la qualifier ? Et, dans ce cas, quel qualificatif utiliser ? Une liste de mots pour qualifier l’ombre s’avère peut-être utile. Ceux qui sans effort, par exemple, viennent sont :

  • Contrastées
  • Douces
  • Estompées
  • Sombres
  • Obscures
  • Mystérieuses
  • Foncées
  • Sinistres
  • Éclipsées
  • Étouffées
  • Enveloppantes
  • Ténébreuses
  • Trompeuses
  • Effrayantes
  • Irréelles
  • Menaçantes
  • Étranges
  • Démoniaques
  • Fantomatiques
  • Vaporeuses
  • Évanescentes
  • Floues
  • Brouillées

L’ombre comme personnage en littérature ?

Le Horla de Maupassant vient en premier, ou encore certains récits d’Edgar Allan Poe. Mais peut-être que je confonds ombre et double... Essayons de retrouver d’autres récits où l’ombre joue le rôle de personnage, voire du personnage principal.

L’Ombre du vent est un roman de Carlos Ruiz Zafón publié en 2001. Il est considéré comme l’un des meilleurs romans espagnols de la dernière décennie et a été traduit dans plus de 40 langues.

L’histoire se déroule à Barcelone, en Espagne, et suit un jeune garçon nommé Daniel qui découvre une bibliothèque secrète appelée le Cimetière des Livres Oubliés. Là, il tombe amoureux d’un livre appelé L’Ombre du Vent écrit par un auteur nommé Julian Carax. Peu de temps après, il est contacté par une mystérieuse figure appelée l’Ombre, qui semble le suivre partout.

Au fil de son enquête, Daniel découvre que Carax a été impliqué dans une série de meurtres et de mystères qui ont eu lieu à Barcelone au début du XXe siècle. L’Ombre apparaît comme un personnage central dans cette intrigue mêlée de romance, de mystère, de magie, de suspense et de littérature.

Évidemment je comprends pourquoi ce mot ombre surgit ce matin. Mon polar ne se déroule-t-il pas à Barcelone en grande partie ? N’ai-je pas utilisé le patronyme du Quichotte pour mon tueur ? Patati patata... l’inconscient est un farceur. Pourtant une chose à dire : je n’ai pas lu ce roman de Carlos Ruiz Zafón. Je le découvre ce matin en effectuant une recherche Google.

Ce qui entraîne que l’on n’a pas d’idée vraiment nouvelle en décidant simplement qu’elle le soit. Ce qui entraîne qu’avant de s’attaquer à un roman, il serait intéressant de savoir de quel(s) thème(s) on va parler, puis d’aller jeter un coup d’œil sur ce qui a déjà été fait dans tel ou tel domaine. C’est beaucoup moins grisant que de partir direct sur la page blanche, mais si au bout du compte ça évite de flanquer 300 pages à la corbeille… peser le pour et le contre.

Un peu d’humour ne fait pas de mal pour trouver la porte de sortie.

Saint-Exupéry aussi parle d’ombre dans Le Petit Prince (ce roi qui ne peut se déplacer sans son ombre).

Jules Verne dans son Voyage dans la Lune (les ombres des voyageurs apparaissent puis disparaissent).

L’Ombre du corps, une nouvelle de Julio Cortázar : un homme se réveille un matin avec une ombre qui ne lui appartient pas. Cette ombre appartient à un homme mort, mais il ne sait pas comment il a pu l’obtenir. L’homme se rend compte qu’il peut contrôler l’ombre en la manipulant avec ses mains, et il en devient obsédé. Il passe des heures à jouer avec elle, jusqu’à ce qu’elle prenne vie et commence à l’attaquer.

Ce conte est un exemple de l’utilisation symbolique de l’ombre dans la littérature. Il joue avec les idées de réalité et d’irréalité et questionne les limites entre la vie et la mort. L’ombre y représente les aspects sombres de la personnalité de l’homme, ainsi que ses désirs et ses peurs inconscients. Ce texte surréaliste a été largement salué pour son imagination et son usage de la symbolique. Il reste un récit marquant.

Les Ombres est un roman de l’auteur australien Tim Winton publié en 2008. Il se concentre sur la vie d’une famille dans une petite ville côtière en Australie. Les personnages cherchent à trouver leur place dans le monde et à faire face aux défis de l’existence. Thèmes abordés : famille, identité, survie, acceptation de soi.

Enfin, des passages entiers, une atmosphère, dont je me souviens et qui appartient à la plupart des ouvrages de Virginia Woolf, notamment Orlando et Les Vagues, me reviennent.

Ai-je fait le job ? Je n’en sais rien. Mais j’ai aussi une vie, je ne peux pas accorder trop de temps à l’ombre ce matin. On verra si dans la journée d’autres choses me viennent. Ou un autre jour. Ou peut-être rien.

Le point de vue

5 février 2023

réecriture

Je te le dis, tu n’es pas obligé de garder le même point de vue — non pas parce que tu serais plus libre que les autres, mais parce que rester au même te colle au carton d’identité, aux paluches encrées, à la photo de zombi dépressif qui te range dans la case des opinions, et c’est de là que tu tires la cassette numéro 13 (Paris, 1995, c’est écrit au dos), tu lances la bande et ça râcle, on entend Alonso Quichano parler de Gilda qui se croyait gentille, bien sous tout, cordiale — non, pas gentille, collée à son portrait d’elle-même comme tout le monde —, et lui qui grossit le trait, qui dit qu’elle mange, marche, travaille, baise cordiale, et puis le bus qui ne la loupe pas (le destin ne loupe pas, répète la bande), et toi tu te demandes si la lettre sert encore, si l’épistolaire fait polar ou seulement écran, et Fred rit, mains tachées de peinture, il dit qu’il retire le superflu — non pas le superflu, l’essentiel peut-être, il ne sait plus —, le JB fait un cercle ambré sur la table, Frances s’est levée vers la cuisine (tu l’entends, tasse contre l’évier), elle demande Hannah, Fred esquive, alors tu balances la suite : un carton de vieilles cassettes, une vieille dame, peut-être la tante, la police qui a fait des doubles, vingt femmes entre les années 90 et 2000 (tu le dis et tu retires aussitôt ta phrase, non pas pour l’atténuer, pour la tenir sans effet), et Fred qui siffle 30 000 — tu pourrais tuer pour ça, dit-il en plaisantant, puis il se retient, puis il rit quand même, et toi tu continues parce que changer de point de vue ne guérit rien, ça déplace seulement : Gilda sans soupçon, la cave et le grenier jamais ouverts, le solde de tout compte coché en bas, tu lui as tout dit d’un coup pour lui montrer qu’on peut se tromper de point de vue sur quelqu’un, mais trop tard, et ce trop tard c’est déjà la voix de la bande qui grésille, qui insiste, non pas comprendre, tenir, non pas accuser, regarder comment le mot cordiale fait façade jusqu’à la dernière seconde, et pendant que tu parles, Fred remet la bouteille sur le rond humide, la bande claque, le moteur s’arrête, il ne reste qu’une tache d’ambre qui s’élargit sur la table.

Illustration Sans titre 2024, PB

Le lecteur

26 janvier 2023

Je te le dis, tu entends Borges sur la route — non pas une leçon, une fêlure dans la voix du poste — et tout s’ouvre : chaque lecteur lit ce qu’il peut, chaque écrivain écrit ce qu’il peut, c’est l’accord minimum pour ne pas tomber, et pourtant l’abîme vient quand même, il vient par la page qui n’est plus la même, par la main qui change en la tenant ; tu te dis qu’un seul livre, relu, peut devenir galaxie (âge après âge), et que ce que tu appelles “but” n’est qu’hypothèse en marche, non pas destination, ramifications qui mangent la carte jusqu’à ce que La Havane, Quetta, Sonora ne fassent plus que varier l’orthographe du désir ; tu conduis, les bandes blanches défilent (non pas preuve de mouvement, métronome de l’hésitation), puis l’atelier, la feuille, l’autoportrait : on croit se voir, on se lit seulement, et l’on se lit différemment chaque fois, tu le sais, tu le sais depuis ce singe dactylographe qui finit par écrire le Quichotte — non pas Cervantès retrouvé, Pierre Ménard encore, c’est-à-dire personne ; ce que tu voudrais dire, tu le sais ? non, tu crois le savoir et cette croyance suffit pour tendre la phrase comme on tend une corde entre deux arbres, juste assez pour ne pas s’asseoir par terre ; alors tu écris : hypothèse, abîme, page, et tu retires aussitôt, non pas par prudence, pour laisser place — à l’autre qui lit, à l’autre que tu es quand tu relis, aux scènettes rejouées par la mémoire qui n’obéissent à personne ; l’autorité, s’il t’en faut une, c’est l’hésitation : non pas se dédire, tenir au bord, là où le livre change en même temps que le lecteur ; tu poses le crayon, la radio grésille, la nuit monte, et sur le pare-brise l’essuie-glace trace une parenthèse qui s’efface.

7 janvier 2023

7 janvier 2023

Aucune autorité n’eut jamais le pouvoir de fléchir cette autorité enfouie au plus profond de toi. Chaque assaut fut repoussé, souvent dans une inconscience quasi totale des enjeux de pouvoir que toutes les parties, semblables à des chiennes, se disputaient. Ainsi, tu crus longtemps ne pouvoir trouver refuge que dans l’idiotie, et une soumission dont tu ignorais qu’elle n’était qu’une façade, face à n’importe quelle autorité — y compris la tienne, cachée au fond de toi.

"Je suis un idiot", chantas-tu pendant des années, comme on répète une excuse apprise par cœur. Puis, un jour, ta gorge se noua. Tu ne chantas plus. Au lieu de cela, un crachat jaillit de ta bouche, soudain et inattendu, comme un ventre vide ses eaux salées. C’est ainsi que l’autorité se révéla, nue et radieuse, surgissant comme un poisson des profondeurs de ton cœur d’abruti.

06 janvier 2023

6 janvier 2023

Dans ta famille, le lit d’un mort ne se jette pas. Il ne se revend pas non plus. Un vivant finit toujours par le récupérer, bon gré mal gré, pour y dormir à son tour. On peut mimer l’indifférence, mais il reste des rêves, des rencontres oniriques que l’on oublie au matin, mais qui continuent de peser, insidieusement, tout au long de la journée. Le lit de ton aïeul Charles Brunet a fini dans la chambre de Robert, ton grand-père paternel. Et ainsi, l’histoire s’est répétée : la fumée des Gitanes mal éteintes, les ronflements de fatigue, la présence muette de celui qui n’est plus.

C’était un lit en chêne massif, un meuble d’autrefois, robuste, que l’on peut démonter et remonter sans crainte, même après des années. Un menuisier l’avait conçu dans les règles de l’art, avec tenons et mortaises, sans un clou ni une vis. Pas un boulon, rien de ces matériaux modernes qui rendent les lits d’aujourd’hui si éphémères. Tu imagines aisément l’importance que cet achat représentait autrefois, un événement familial. Et cette désinvolture presque choquante avec laquelle on remplace un défunt par un vivant dans ce même lit, relève d’un respect pragmatique pour les objets.

Entre 1972 et 1976, tu as dormi dans le lit de Charles Brunet, lors de tes séjours d’été chez tes grands-parents, Robert et Andrée. Ces étés étaient marqués par un ennui tenace, que tu ne savais encore nommer. Un vide qui te poussait à marcher à travers la campagne bourbonnaise, comme pour échapper à cette sensation d’inexistence. Entre Chazemais et Villevendret, parfois jusqu’à Vallon-en-Sully, quand l’étouffement devenait trop fort. Ces marches, tu les entreprenais déjà pour distancer le vide, pour chercher ailleurs ce que tu ne pouvais être ici.

Le soir venu, tu retournais à la ferme. Ta place était prête à la table familiale, la télévision diffusait les jingles et la météo, puis, avec un sursaut presque rituel, les corps se redressaient au générique du journal télévisé. Le moment de la soupe coïncidait avec les nouvelles du monde, mais ce monde te paraissait encore lointain. Plus de quarante ans plus tard, tu te surprends à établir un lien entre ce lit d’un mort, dans lequel tu as dormi, et cette mélancolie qui n’a jamais cessé de t’accompagner. Pourtant, ce lien n’est qu’une coïncidence, une association d’idées provoquée par la transe de l’écriture. Une manière comme une autre de donner un sens au désastre qui ne tarda pas à suivre.

05 janvier 2023-2

5 janvier 2023

Des promenades qui s’étirent à l’infini dans cette ville ancienne. Un labyrinthe sans fin se dévoile sous ses pas. L’œil capte chaque détail, glouton et insatiable, absorbant sans réfléchir. Un plein, comme à la pompe, mais celui-ci ne coûte rien — juste du temps à dissiper, tandis que d’autres amassent des trophées dans leur quête effrénée. L’important n’est plus d’opposer ta réalité à ce qui pourrait être différent, pas même d’y penser, sauf peut-être dans un moment de comparaison fugace. Une comparaison enfantine, qui émerge lorsque tu refuses encore d’accepter d’être cet étranger, errant dans sa propre ville natale, que tu ne reconnais plus.

Pour apaiser ce tourment incessant, cet hiatus lancinant, tu te réfugies dans ta chambre. Une fois la porte fermée, ce monde extérieur devient un murmure lointain, incompréhensible. Tu t’effondres sur le lit, et là, le temps s’arrête. La temporalité perd son sens ; il n’y a plus d’heures, seulement cette course lente et inévitable vers l’instant fatidique du retour au travail.

Le métro, cet enfer grouillant de regards vides, tu l’évites. Tu t’accordes des trajets plus longs, à pied, depuis Château-Rouge jusqu’à Montrouge, préférant toujours rester en surface, là où l’air circule et où la ville s’offre dans toute sa complexité. Ce travail d’enquête téléphonique devient pour toi un exercice de disparition. Ta voix se fond dans la neutralité ; peu importe si la réponse est oui ou non, tu continues, inlassable, d’enchaîner les appels.

Les pauses café te semblent désormais superflues, une hémorragie d’énergie que tu refuses. Assis face à l’écran, tu t’abandonnes à l’étude de l’indifférence. Tout élan d’empathie est anéanti à l’instant même où il émerge. Les heures défilent, un tribut que tu verses au diable.

Le retour se fait sous la nuit tombée. Les fenêtres éclairées des immeubles deviennent des tableaux vivants que ton regard absorbe, captant des fragments de vie ordinaire. Un théâtre d’ombres se joue derrière ces façades, un spectacle qui parfois te séduit, mais souvent te repousse plus loin encore dans la solitude nocturne. Une énergie nouvelle t’anime alors, comme un second souffle. Puis, enfin, l’hôtel. Le faible éclat de la loge de la concierge, les escaliers, la porte. Tu retrouves ton lit, mais pas pour dormir.

Là, tu plonges dans une méditation profonde. Chaque souffle devient un outil, fragile mais nécessaire, pour creuser les murs invisibles qui t’enferment. Tu apprends à ralentir ton cœur, à travers une lutte aussi épuisante qu’instinctive, un rituel chamanique intime et solitaire.

4 janvier 2023-4

4 janvier 2023

Toute la nuit s’est déroulée sous le signe du lit.
Je me suis surpris à passer en revue tous les lits où j’ai dormi. Il y en a un nombre incroyable, un désordre de lits de toutes sortes. Des grands lits doubles, en bois massif, ceux de mon enfance (presque certain qu’ils étaient en chêne), aux lits plus simples : des paillasses, des lits de camp, des matelas de fortune ou de malchance, mais qui, aujourd’hui, ne nécessitent plus de description trop précise. Le seul point commun que je peux établir dans cette diversité hétéroclite est cette sensation d’être allongé. Et même cette nuit, allongé dans un nouveau lit, je me rendais compte que cette sensation n’avait pas changé, qu’elle était toujours là, intacte, peu importe comment mon corps avait évolué au fil des années, de ses levers et couchers répétés.

C’est cette impression de sécurité temporaire qui me frappe. Une sécurité fabriquée de toutes pièces, bien sûr, par l’acte volontaire de s’étendre, de se glisser sous des draps, un édredon, une couette ou même une simple couverture de laine. Peu importe les détails. C’est une invention de l’enfance, cette illusion d’une protection qui m’a suivi, silencieuse, de lit en lit, tout au long de ma vie. Peu importe l’endroit, peu importe le pays, peu importe si j’étais joyeux ou accablé, si mon esprit était encombré de pensées ou si mon cœur était alourdi par la tristesse. Que ce soit dans un château, un appartement luxueux, un pavillon de banlieue, une cabane de pêcheur ou un coin isolé dans les bois, même tout au nord du Portugal sans le moindre confort, cette sécurité n’a jamais failli. Et bien que je sache qu’elle n’est qu’une illusion, la trace laissée par cette relation de confiance entre mon corps et le lit reste intacte, indélogeable par la raison ou le discernement. Elle continue de vivre, persistante.

Je me demande parfois si la chaleur humaine, celle que je ressentais quand je ne dormais pas seul, n’est pas, elle aussi, une sorte de construction salvatrice. Un refuge que l’on recrée, tout comme lorsqu’on est seul à réchauffer des draps froids avec la chaleur de son propre corps. Un lit, unique en soi, qui navigue à travers les vicissitudes de la vie.

4 janvier 2023-3

4 janvier 2023

En pénétrant dans l’exposition de Gérard Garouste au Centre Pompidou, je suis immédiatement frappé par l’ampleur de son travail. Il s’agit d’une œuvre monumentale. Jusqu’alors, je n’avais vu son travail qu’à travers des photographies ou dans des livres d’art, mais être confronté à la puissance visuelle de ses œuvres en personne est une expérience saisissante.

Dès les premiers instants, le fusain me prend aux tripes. Le trait de Garouste est d’une ambiguïté fascinante : à la fois violent et doux. C’est un jeu perpétuel entre la folie et la sagesse, comme s’il cherchait à exprimer la dualité fondamentale de l’âme humaine. Ce trait qui oscille entre l’ordre et le chaos crée un doute permanent, un fléau difficile à stabiliser, mais qui devient un élément central de sa signature artistique.

Dans ses peintures à l’huile, je retrouve ce même paradoxe, particulièrement dans sa série théâtrale qui mêle le classique et des éléments plus sauvages, presque tribaux. Le contraste entre le blanc éclatant, presque aveuglant, et les fonds bruns profonds produit une opposition puissante. Pourtant, entre ces extrêmes, les couleurs intermédiaires jouent un rôle de médiation, atténuant et adoucissant les contrastes les plus durs, tout en créant un dialogue visuel entre la folie et la raison, le doute et la certitude.

Les œuvres de Garouste révèlent aussi une certaine générosité picturale : elles donnent sans compter, mais laissent toujours un espace pour l’interprétation, pour le mystère. C’est une peinture complexe, qui refuse de livrer toutes ses clés d’un coup. La figure de l’artiste lui-même, érigé par l’institution comme un grand maître, pourrait susciter de la méfiance, mais face à cette force, il est impossible de rester indifférent.

En empruntant l’escalator qui me mène à cette exposition, mon corps retrouve une posture familière mais oubliée. Le pied droit posé sur la marche supérieure, je sens en moi la résurgence d’un temps passé. Il y a plus de trente-cinq ans, je montais le même escalator. Cette petite joie de revivre ce moment, ce sentiment d’éternité, m’envahit avant même que je n’arrive à la surprise de l’exposition.

Je pensais me rendre à une autre exposition — celle d’Oscar Kokoschka ou peut-être d’Alice Neel —, mais comme à mon habitude, je me trompe. Mon épouse avait tout organisé pour cette visite de Garouste, et cela me fait réaliser à quel point tout emploi du temps m’échappe. Je vis dans une certaine confusion des temps, un état auquel je me suis habitué et qui, d’une certaine manière, me rassure.

Face aux œuvres de Garouste, une claque visuelle s’impose. Mais cette claque réveille aussi en moi des souvenirs personnels. En notant cette sensation de choc, je me rappelle les coups que mon père me donnait enfant. Et comme à chaque fois après un de ces coups, une sensation d’apaisement infini s’installe en moi. Il est étrange de constater que cet apaisement, je le retrouve face à l’œuvre de Garouste, dont la biographie résonne avec mon propre passé familial. Comme moi, il a eu un père dur, et comme moi, il a dû transformer cette violence infligée en quelque chose de complexe, de fascinant, peut-être même de monstrueux.

Devant son immense triptyque, Le Banquet, un sentiment de gratitude m’envahit. Ce triptyque devient pour moi une sorte de rétribution. Quelqu’un a exprimé ce que je ressens, ce que j’ai vécu. Peu importe que ce ne soit pas moi qui l’ai peint. Je me sens libéré par cette reconnaissance et une paix profonde s’installe, comme un dénouement.

4 janvier 2023-2

4 janvier 2023

Cette année 2022 s’est achevée. Et quelle année ! Un peu plus de 10 000 visiteurs ont consulté le blog, soit une augmentation de 39 % par rapport à 2021. 1008 articles ont été publiés. Je tiens à remercier sincèrement chacun et chacune d’entre vous, abonnés ou non, pour le temps consacré, l’attention portée, et surtout l’indulgence face aux contenus proposés.

Lorsque j’ai commencé à rédiger mes premiers textes il y a cinq ans, je n’imaginais pas pouvoir faire preuve, envers moi-même avant tout, d’une telle régularité ou obstination pour écrire et publier quotidiennement. Pourtant, je n’ai jamais eu le sentiment de m’imposer cette tâche comme une corvée. Au contraire, c’est un plaisir, étrange certes, qui m’anime. Étrange, car ce plaisir me renvoie à l’idée de confort, de jouissance, parfois même de nonchalance. Et dès que j’en prends conscience, cela m’agace. Mon caractère me pousse à vénérer le travail, et ce sentiment de facilité face à l’écriture quotidienne semble presque une faute. Je place le travail sur un tel piédestal que je crois que l’abstinence en serait la meilleure offrande.

Je n’ai jamais ressenti cette fatigue satisfaisante qui signale qu’il est temps de prendre un repos bien mérité. Si un jour la médecine s’intéressait à mon cas, elle poserait sans doute un diagnostic plus précis sur cette dépendance, cette addiction à l’écriture. Peut-être devrais-je être interné, à tourner en rond comme un derviche, en proie à ma persévérance.

Il m’est impossible de dire où l’écriture mènera ce blog. J’ai abandonné tout plan, toute trajectoire précise. C’est là l’un des effets positifs de 2022 : la prise de conscience que la notion de projet, cette « carotte » pour laquelle on court, n’a finalement aucun sens pour moi. Réaliser un projet, c’est se réaliser soi-même, et peut-être s’achever. Alors, je préfère renoncer à la carotte et accepter le bâton pour continuer à avancer, inconscient des buts qui m’attendent. Je n’ai donc aucun projet déclaré pour 2023, excepté ceux, secrets, bien cachés au fond de ma poche.

Pour conclure, je vous adresse mes meilleurs vœux pour 2023, non par respect pour le temps — qui n’est qu’une illusion — mais dans l’espoir que vous trouverez cette largesse d’esprit et de cœur à laquelle vous aspirez.

19 juin 2022

19 juin 2022

Un acteur, dans ce bar de Saint-Germain, accoudé seul au comptoir, hermétique. On le reconnaît mais personne ne s’approche, quelque chose empêche. Son regard, son nez, une crispation, un flottement dans la mâchoire. Une sorte de rictus à peine amorcé, à la fois méprisant et désabusé, comme s’il jouait le dégoût et qu’il le jouait trop bien. Ou peut-être qu’il ne joue pas. Il doit aller puiser dans du vrai, au fond de lui, pour être si juste. Toujours là, vers 22h, quand il ne reste que les habitués. Je les connais tous, sauf lui. Toujours bien à distance, je m’en suis aperçu.

Dans la rue, au téléphone, une conversation inintéressante, en réalité un monologue. J’ai vu cette femme âgée avancer avec élégance, des talons, rien de vulgaire. Puis la jambe est partie en avant, un angle improbable. Une fraction de seconde de déséquilibre parfait, d’une logique implacable, et elle s’est effondrée sur le trottoir. Je me suis aperçu que je pensais à ma mère.

Lu un passage d’Hildegarde de Bingen dans le RER, sur la façon dont les choses s’achèvent, se désagrègent, pourrissent, meurent et disparaissent. Il n’y a que deux façons de mourir, disait-elle : par la mort humide ou par la mort sèche. J’ai levé les yeux, Vincennes. Un type d’un certain âge sur le quai. Une défaite en mouvement, un souvenir mauvais. Il s’est assis devant moi. Ses yeux gris bleus fixaient au-delà des vitres. J’ai suivi son regard : dehors, rien qu’un reflet. Son regard était planté dans le mien, je me suis aperçu.

Coucou, ma copine pute de la rue des Lombards, entre dans la salle à manger, s’écrie joyeusement "mon chéri", son parfum atroce envahit la pièce. Puis elle pose son cul énorme sur la chaise qui couine, je me suis aperçu.

À la caisse du supermarché d’Aubervilliers, juste en face de chez moi, une fille blonde à l’air triste. Pour rire, je lui propose de venir boire un verre chez moi, après le boulot. J’habite en face. Elle me regarde, ses yeux changent, quelque chose s’ouvre, un instant de flottement. Je sens que si je recule maintenant, tout s’effondre. Elle le prend au sérieux, je me suis aperçu.

Une heure que je tourne en voiture, ma femme est à l’hôpital. Stationnement impossible, vent terrible. Je referme la vitre, la fumée de cigarette envahit l’habitacle. Elle n’aime pas que je fume dans la voiture. J’ouvre la portière, une camionnette blanche manque de l’arracher en passant, s’arrête en double file. Un type en sort, ouvre l’arrière, attrape des colis. Trop nombreux, trop encombrants, le vent s’engouffre, emporte le plus léger. Prévisible. Il passe les minutes suivantes à les ramasser un par un, je me suis aperçu.

Illustration : Gustave Caillebotte L’homme au balcon 1880

La difficulté de s’enraciner.

18 août 2021

Il parait qu’il faut parler de soi en tant qu’artiste, parce que les gens sont curieux d’en savoir plus. Du coup je cherche une façon de réécrire encore ma biographie pour la placer sur mon site, et systématiquement toutes les tentatives se soldent par un échec. Cette répétition de l’échec ressemble à une volonté de ne pas vouloir s’enraciner. La question alors est de savoir dans quels buts ? les buts conscients mais surtout ceux qu’on a du mal à s’avouer.

L’idée même d’ennuyer l’autre autant que je peux m’ennuyer tout seul à soliloquer est terrifiante. Cependant je vais prendre ça comme une sorte d’exercice et on verra bien où cela me mènera comme d’habitude.

_______________________________________________________________________________________________________________________

Ma mère est née sur le sol français en 1936 de parents estoniens. Durant toute sa vie elle n’a jamais cessé de souffrir d’un déracinement dont elle n’était pas l’actrice principale.

Je me souviens qu’elle m’a souvent parlé de la façon dont elle avait aussi souffert de l’image peu reluisante que les petites françaises et français qu’elle fréquentait lui renvoyaient.

D’abord on l’avait traitée de russe, ce qui à l’époque valait encore moins que d’être italien, espagnol, portugais ou arabe.

Les griefs dont on l’accusait alors c’était d’être étrangère tout simplement et pour bien marquer le coup on l’accusait d’être pauvre, d’être sale, d’être voleuse ou menteuse, c’est-à-dire d’incarner les défauts dont personne ne voulait ouvertement s’affubler et surtout de ne pas être tout à fait semblable à tous ces enfants qui l’entouraient alors.

Sans aucun doute il lui aura fallu batailler beaucoup pour se fabriquer une estime d’elle-même afin de parvenir à camoufler cette faille que l’on n’avait pas cessé de lui indiquer.

Au bout du compte une fois la cour d’école vide, il ne reste que des fantômes et toutes ces voix que l’on intériorise et qui n’ont de cesse de nous ramener à notre propre étrangeté.

Son désir était d’avoir une fille mais ma naissance contraria ses projets. Ainsi j’allais devenir ce petit français qui presque naturellement allait s’intégrer sans trop d’effort en suivant le cursus « normal » c’est-à-dire une scolarité sans problème, des études et à la clef un travail une famille.

Cette sensation d’être un pansement sur une blessure je crois qu’elle est venue très tôt dans ma vie.

Un jour j’ai entendu quelqu’un me raconter une histoire d’oiseaux. Il parait qu’il y a toujours un oiseau qui ne mange pas en même temps que les autres. Qui se tient à la périphérie des festins pour surveiller les alentours et prévenir le groupe d’un danger éventuel.

Le genre d’histoire que l’on retient parce qu’elle touche une partie profonde de qui l’on est.

Mon père est né français, en 1935, à Paris. En retrouvant des photos de lui adolescent puis jeune homme je me suis dit que je n’aurais pas aimé le fréquenter. Belle gueule avec cette morgue dont je ne savais pas évidemment gamin qu’elle lui était nécessaire afin de dépasser de nombreux complexes qu’il s’était inventés.

On ne choisit pas ses parents, mais on peut essayer de les comprendre avec le temps car cet effort n’est pas vain, il permet de s’expliquer les choses, même si de nombreux doutes persistent.

Ma nature de buvard s’est imprégnée du sang des blessures parentales et certainement que la source de celles-ci provient de milles lieux et êtres que j’ignore et continuerai d’ignorer.

Il s’agit d’une transmission, d’un héritage qui s’effectue sans papier, sans preuve, sans trace véritable et qui ne réside dans cette atmosphère dont on se trouve entouré peu à peu. Avec le temps on finit par savoir que c’est dans la lumière d’été ou la pluie d’automne que notre vrai patrimoine se cache.

Chose totalement incompréhensible pour quiconque aura acquis la certitude d’être aimé, d’être légitime.

Cette notion de légitimité ou bien comme on dit aujourd’hui ce complexe de l’imposteur ne réside donc pas uniquement dans la peinture mais dans une vie tout entière.

Je l’ai rencontrée à chacune des étapes de ma vie d’homme et j’en ai aussi certainement beaucoup souffert avant d’apprendre à en tirer parti.

Je ne voulais cependant pas continuer à perpétrer cette injustice. Je me suis rebellé très tôt contre les circonstances.

Sans doute la force m’est -elle venue du fait que je n’avais pas à souffrir d’être étranger d’une part, pas plus qu’issu d’un milieu modeste puisque mon père s’était donné quelques moyens tout de même pour s’élever dans l’échelle sociale. C’était sa seule priorité véritable d’ailleurs. Un faisceau d’actions diriger vers le seul but qu’il se sera fixé à savoir devenir un homme qui compte parmi les autres au travers d’une image calquée sur les caïds du cinématographe.

Il y avait à la fois du Gabin, du Blier chez lui, c’est ce qu’il désirait afficher. Mais moi qui vivait à ses cotés je sentais bien qu’au fond il était tout le contraire.

Un soir d’hiver il était venu me trouver alors que je faisais mes devoirs à mon petit bureau et comme j’avais à faire des dessins d’indiens il attrapa le crayon et m’épata. Un Indien plus vrai que nature surgit d’entre ses doigts sur la page à grands carreaux de mon cahier.

Quelques années plus tard un vendredi soir il revint à la maison avec une boite de couleurs à l’huile, un chevalet gigantesque et de grandes toiles. Le samedi il esquissa au fusain directement sur la toile un immense bouquet de roses, puis plaça quelques couches de couleurs épaisses et s’arrêta là.

Le tableau resta longtemps sur le chevalet dans un recoin de la cuisine, puis un jour on monta le tout au grenier et il passa à d’autres lubies comme par exemple bricoler, où aller pécher le brochet.

Mon père voyait toujours les choses en grand, en très grand. Aussi se lançait il dans la moindre activité, il ne souffrait aucun retard, aucune hésitation, aucun obstacle.

Impatient et colérique il envoyait tout promener à un moment ou un autre ce qui ne m’arrangea pas la vie évidemment tant que je me basais sur son exemple.

Ce fut quelques années plus tard que ma mère redescendit la boite de couleurs, le chevalet et quelle se mit à peindre.

Toute sa mélancolie, elle la déversait dans la peinture en reproduisant des tableaux de maitres flamands avec un habileté proche de la perfection. Comme si cette perfection était pour elle une sorte de baume, de remède.

J’ignorais alors l’erreur dans laquelle elle allait sombrer de plus en plus. Car tout le monde sait que la perfection n’est pas de ce monde. Ne parvenant pas à l’atteindre elle se renferma de plus en plus sur elle, devint aigrie contre l’existence tout entière et termina son processus d’auto-destruction par un cancer du colon qui l’emporta en 2003.

Ce que j’en ai compris intuitivement c’est que j’avais une sorte de mission qui m’était confiée silencieusement de la part de mes parents et de tous les êtres qui font partie de cette chaine inouïe d’existences pour parvenir jusqu’à moi.

J’ai énormément cru à cette histoire de mission.

Le seul problème est que je ne savais pas du tout comment j’allais m’y prendre, au travers de quelle activité humaine ? Sitôt que j’imaginais une voie, j’arrivais presque immédiatement au bout et ce bout me paraissait être une impasse.

Je n’avais pas le discernement suffisant pour comprendre que je ne faisais que reproduire le même modèle chimérique de mon père et de ma mère c’est-à-dire atteindre à la réussite quelle qu’elle fut afin d’obtenir une sorte de rétribution cosmique.

Ma seule chance fut je crois de faire confiance au hasard. De n’avoir à un moment de mon existence plus aucune idée de but qui ne soit pas volatile presque aussitôt fabriquée.

Que ce soit la répétition des postures nécessaires pour fonder une famille, une carrière, j’échouais lamentablement à chaque étape, j’en éprouvais un dépit authentique toutefois puis, le temps passant je comprenais aussi peu à peu que j’en étais comme soulagé de ces échecs.

Comme si quelque chose en moi avait tout mis en œuvre pour accélérer le temps, bruler les étapes afin de voir ce qu’il pouvait y avoir au-delà.

Au-delà il y avait le vide, le rien.

C’est à partir de là que j’ai commencé à griffonner des textes comme pour meubler ce vide.

A l’école depuis les plus petites classes autant que je puisse me souvenir j’ai toujours dessiné, et d’après l’admiration que me portaient mes camarades je crois que je dessinais plutôt bien. Mais j’aimais aussi attirer l’attention et pour ce faire je m’étais lancé dans la caricature ; Faire rire me permettait de passer pour un pitre, statut que je privilégiais car il m’évitait de partager mes déboires familiaux.

Mon père dans ses colères ne se contrôlait pas plus que ma mère lorsqu’elle plongeait dans sa mélancolie. Leur façon de s’aimer était brodée d’insultes d’humiliations et de coups. C’était à la fois affreux pour mon frère cadet et moi-même autant que digne d’un spectacle de guignol. Nous nous en sortions ainsi en nous moquant pour ne pas hurler.

Dans le fond des choses les parents servent aussi à cela, à montrer une figure de l’humanité à laquelle on ne veut pas ressembler car on se croit au-delà de ça. On se croit autrement, voire mieux ou meilleur.

Encore une fois il n’y a que le temps qui permet d’obtenir suffisamment de discernement afin de remettre les pendules à l’heure et surtout de se libérer par le pardon, par cette part insupportable à supporter que l’on finit par déléguer à la Providence.

La Providence, le hasard, l’inconscient, le soi, appelons cela comme on le voudra on se trompera toujours par le seul fait de vouloir la nommer cette invisibilité omniprésente, omnipotente, c’est-à-dire tenter de le contrôler.

C’est par la peinture que j’ai fait mon éducation véritable. C’est la peinture qui m’aura tout appris de ce que je comprends de la vie. Elle aura été le catalyseur tout autant sans doute que l’écriture, avec un avantage sur cette dernière : le bavardage n’est pas obligatoire.

Pourtant j’ai bavardé de tout mon saoul en peinture comme si le fait de me rendre compte de ce talent que je possède pouvait lui aussi rétribuer quelque chose de toile en toile comme dans une urgence. Me permettant aussi de rater à chaque fois cette cible imaginaire, la réussite, le chef d’œuvre comme il se doit.

Pour enfin découvrir qu’aucun chef d’œuvre ne peut exister tant qu’on le cherche d’un point de vue extérieur. Au travers du regard des autres.

Il faut fermer profondément les yeux pour voir. Avec obstination. S’enfoncer dans l’erreur complètement, ce que l’on a toujours cru être une erreur, une maladresse, un manque afin d’en découvrir tout à coup par hasard toute la richesse

Il y a une phrase de Samuel Beckett qui m’a toujours hanté depuis que j’ai vu adolescent « En attendant Godot ». C’est le fameux quand est-ce qu’on va naitre ?

Je crois que je considère la peinture un peu à la façon de ces clochards célestes se posant chaque jour cette question tout en réfutant systématiquement le confort d’une confortable pensée.

Cette question c’est la même que Cervantes se pose au travers de Don Quichotte, que Van Gogh fait murmurer à ses tournesols et à ses cieux étoilés.

Quand est ce qu’on va naitre ?

La peinture et la vie n’ont besoin sans doute d’aucune autre question que celle-ci pour continuer à avancer. C’est peut-être une question que se pose l’univers tout entier à chaque instant, une question que se pose Dieu pour ceux qui y croient et surtout pour ceux qui n’y croient pas.

Quand est ce qu’on va naitre, c’est aussi : quand est ce qu’on va enfin s’enraciner, réaliser enfin ce passage entre les énergies tectoniques et aériennes, devenir arbre, produire du fruit.

Certains le peuvent facilement c’est comme si la simplicité leur était donnée de façon congénitale, d’autres rament une vie entière sans jamais pouvoir l’atteindre.

Ce qui réunit les opposés c’est cette question de l’enracinement qu’importe l’arbre qu’importe le fruit. Le miracle est déjà dans la question.

Parler de soi, se montrer j’ai toujours cette réticence à montrer ma figure sur les réseaux sociaux. Un crainte de l’obscène à dépasser aussi probablement. Du coup voilà ma photo !

16 janvier 2021

16 janvier 2021

Elle suppose, c’est son truc. Moi, j’agis. Je navigue en solitaire sur l’océan de ses suppositions, sans autre boussole que le sel qui se dépose sur ma langue, selon le beau temps ou la bourrasque.

Je suis mon instinct, et voilà tout. Je ne suis peut-être rien d’autre. Je me confonds avec lui. On ne peut plus nous dissocier désormais.

Je pourrais faire autre chose. Devenir riche à millions, partir sur Mars, explorer le Pérou, ou m’installer au bord d’un canal bourbonnais à lancer ma ligne toute la journée ; ce serait exactement pareil.

Je le sais désormais.

Mon instinct fonctionnerait de la même manière sur l’océan de toutes les suppositions.

Il y a toujours ce genre d’océan à traverser, n’est-ce pas ?

Surtout en soi-même.

Et pas qu’un seul.

Pour trouver la terre ferme, bonjour…

Dans l’il et dans l’elle, tout essayé comme dans le nous, le vous, les ils.

Le je aussi, énormément.

Et puis parfois, je m’arrête au tu pour me reposer.

Le tu, c’est bien.

Tu veux ou tu ne veux pas, je n’en fais pas un camembert.

En fait, je m’en fous. Je veux dire que cette part de moi qui navigue sur tous les océans s’en fout totalement.

Elle ne jure que par les arabesques que tracent les oiseaux dans le ciel, par le goût du sel, la clarté bleue de l’orage, et la saveur acide des citrons.

5 janvier 2021

5 janvier 2021

J’habitais une chambre de bonne au septième étage d’un immeuble place de la Bastille. Au troisième vivait la famille Laraison, le père directeur de la Banque de France. Le tapis rouge s’arrêtait à leur étage. Quand je dévalais les escaliers, je les croisais parfois. Monsieur Laraison, vêtu de gris. Sa femme, son ombre. Leurs marmots, joufflus, regard en biais. Le mardi, ils recevaient. À 20h, je remontais. Dans l’escalier : parfums inconnus. J’écoutais à la porte : rires bourgeois. J’en parlais à Pauline après l’amour. Nous riions. Cela nous rassurait. Le jour où j’ai perdu Pauline, j’ai quitté la piaule. Je me suis barré. Je ne les ai jamais revus. Parfois, ça me revient. Je colle mon oreille à la porte des souvenirs. Je revois Pauline. Puis un pet sonore fend l’air du troisième. Et je me mets à rire. Je pensais à tout ça en voyant une œuvre de Chen Wenling : Le taureau qui pète.
En fait : Ce que vous voyez pourrait ne pas être réel. Un taureau propulsé par un pet, écrasant Madoff. La critique de la crise financière. Ou autre chose.

20 juillet 2019

27 juillet 2020

Depuis l’école, il est là, cet insupportable qu’on nous apprend à tolérer à coups de mauvais points, de claques, de coups de règle sur les doigts. Peu à peu, la résignation s’installe, et l’habitude finit par dominer.

Puis vient l’entrée à l’usine ou au bureau, et il faut bien composer avec l’atmosphère morne des petits matins, la cohue dans les transports en commun, les vociférations des petits chefs, et cette transparence que nous opposons aux rêves des filles qui aspirent à quelque chose de stable et rassurant.

Notre vie entière devient une longue habitude à supporter l’insoutenable, par oubli, fatigue, lassitude. À quoi bon, se demande-t-on parfois ? Il faut parfois un choc, une déflagration immense pour que nous nous réveillions et redécouvrions cette réalité, intacte, toujours là. Des tours qui s’effondrent, des salles de concert jonchées de cadavres, des événements d’une monstruosité hors norme. Alors seulement, on se dit « merde, rien n’a changé », et tout revient nous frapper en pleine figure.

Et puis, les jours passent. Nous replongeons dans le quotidien, l’oubli. Nous reprenons notre place dans les files d’attente, nous nous efforçons de ne pas égorger nos semblables, nous payons nos impôts et nous votons. Pas par véritable espoir, mais plus souvent pour choisir celui ou celle que nous rejetons le moins.

Ensuite, les scandales éclatent, nous nous indignons collectivement d’avoir encore été dupés, comme si c’était la première fois. Et puis, l’oubli revient, accompagné de la routine, tandis que nous nous préparons, encore une fois, à revoter.

Pourtant, vivre devrait être une lutte permanente contre cet insupportable, sans attendre la guerre ou l’attentat. Je crois qu’il faudrait enseigner dès l’enfance cette vigilance animale, cet instinct de résistance.

Mais pour cela, il faudrait que l’école cesse d’être ce qu’elle est, que le monde change, ainsi que les usines et les bureaux où nous passons notre temps à éviter la vie, comme l’insupportable.

Ce texte propose une réflexion sur la nature du cerveau humain et de...

22 septembre 2019
dessin aléatoire au crayon qui pourrait évoquer une zone du cerveau ou toute autre chose qui vous passera par l'esprit
Dessin aléatoire au crayon
dessin aléatoire au crayon qui a inspiré ce texte
patrick blanchon

Notre cerveau, selon les dernières découvertes à ma disposition, est une entité pour le moins étrange. Il est froid, insensible à la douleur, et n’éprouve aucune émotion. Sa structure est d’une telle complexité que nous sommes encore incapables d’en reproduire un modèle précis, que ce soit pour tenter de fabriquer des cerveaux artificiels ou même pour approcher leur fonctionnement. Lors du développement fœtal, le cerveau de l’enfant génère à une vitesse stupéfiante un nombre incalculable de cellules par seconde. Pourtant, le cerveau préfrontal, celui qui nous permet de prendre des décisions rationnelles et mûres, n’atteindrait pas sa pleine maturité avant l’âge de trente ans.

Nous ne savons pas grand-chose, comme je te le dis, et notamment, nous ne savons toujours pas si le cerveau et l’esprit sont une seule et même chose. Les images médicales qui montrent l’activité cérébrale d’une personne en pleine réflexion ne nous éclairent pas vraiment. Elles ne nous disent pas si c’est bien le cerveau qui pense, ou s’il interagit avec une autre entité que l’on pourrait appeler l’esprit, ce spiritus qui anime tout être vivant.

Il est possible que le cerveau ne soit qu’une interface, un périphérique sophistiqué, ou peut-être même une sorte d’antenne. Ce qui est certain, c’est que dans ce cerveau, il existe un centre de commande pour chaque organe de notre corps, et cela reste invisible. Ainsi, nous respirons, souvent inconsciemment, grâce à ce centre nerveux, qui régule cette fonction vitale, que nous en soyons conscients ou non. Il suffit que je mentionne la respiration pour que tu en prennes soudainement conscience. Ce phénomène est un mystère fascinant : nous sommes capables de contrôler notre respiration volontairement, alors qu’aucun animal, pas même les primates, ne possède cette faculté.

Depuis l’époque de Galien, lorsqu’il disséquait des cerveaux de singes, près de 200 différences ont été relevées entre le cerveau humain et celui des primates. Il semble donc difficile d’affirmer avec certitude que l’homme descend directement du singe ; il y a manifestement quelque chose qui s’est produit entre les deux.

En revanche, il existe un centre de commande que nous ne contrôlons pas du tout : celui qui régule notre cœur. Lorsque ce dernier est gravement détérioré et qu’il est sur le point de s’arrêter, c’est le cerveau qui envoie le dernier signal pour éteindre définitivement la machine.

Si l’on prend tous les nerfs et canaux qui parcourent le cerveau et que l’on les étendait bout à bout, on obtiendrait une longueur équivalente à deux fois le tour de la Terre.

Enveloppé dans une sorte de substance gluante peu ragoûtante, le cerveau se protège derrière cinq couches, formant une véritable forteresse impénétrable. Qu’est-ce qui rend le cerveau humain si différent de celui des primates ? Pourquoi le fameux "chaînon manquant" reste-t-il une énigme non résolue ? On pourrait évoquer toutes sortes de théories, y compris celle d’une intervention génétique extraterrestre, qui ne serait pas la plus farfelue.

Quant à l’esprit, à la conscience, personne n’a encore réussi à définir précisément ce que ces notions recouvrent. Mais il existe peut-être une piste intéressante, une hypothèse poétique qui relie astrophysique et esprit humain.

Si l’on observe de près le nombre astronomique de cellules, de neurones, et les connexions qui relient chacun de ces neurones, on n’est pas si loin du nombre d’étoiles et de corps célestes dans l’univers. De plus, on découvre maintenant que tout baigne dans une sorte de matière noire ou d’énergie noire. Il est étrange de constater qu’un phénomène similaire existe dans notre cerveau, qu’on appelle le corps noir.

Il faudrait sans doute revenir à l’alchimie pour explorer certaines idées qui avaient déjà été pensées bien avant nos récentes « découvertes » scientifiques. Mais je ne vais pas m’étendre sur le sujet, cela mériterait un livre entier. Cet esprit qui nous anime, les anciens en parlaient déjà : Paracelse, entre autres, et bien d’autres avant lui. Que l’on parle de l’esprit primordial, du Grand Esprit des Amérindiens, ou de Dieu, peu importe le nom qu’on lui donne, ce qui importe, c’est que nous ressentons tous sa présence, sans jamais vraiment pouvoir la définir scientifiquement.

La même difficulté s’applique à la conscience. Aujourd’hui, dans cette ère où les neurosciences sont en vogue, personne ne peut réellement affirmer ce qu’est la conscience. Est-ce simplement une impulsion électrique générée par le cerveau, ou autre chose ? Nous ne le savons pas encore, mais je suis personnellement convaincu qu’il y a quelque chose de plus profond qu’une simple lumière qui s’allumerait et s’éteindrait.

Il paraît que le cerveau utilise environ 20 watts pour fonctionner, une énergie infime pour une machine aussi complexe. Et encore, cette électricité, il la produit lui-même ! Nous commençons seulement à explorer ce phénomène.

Peut-être devrions-nous tourner notre regard vers le Tibet, où la méditation de pleine conscience est pratiquée depuis des siècles. Certes, cela ne serait pas scientifique au sens où nous l’entendons généralement, mais qu’importe ? Pour comprendre la conscience, il faut parfois prendre du recul et considérer les choses sous un angle différent. Ce mot, considérer, signifie littéralement « regarder toutes les étoiles en même temps ».