Novembre 2025| phrases

01 novembre 2025

Le vrai Bourgeois, c’est-à-dire, dans un sens moderne et aussi général que possible, l’homme qui ne fait aucun usage de la faculté de penser et qui vit ou paraît vivre sans avoir été sollicité, un seul jour, par le besoin de comprendre quoi que ce soit, l’authentique et indiscutable Bourgeois est nécessairement borné dans son langage à un très petit nombre de formules. --Léon Bloy, Exégèse des lieux communs. [Mots-clés : borne, formule]

L’enseignement est supérieur. La rentrée est littéraire. La dette est publique. Le secteur est privé. La défense est nationale. Les têtes sont chercheuses. L’intérêt est général. L’intelligence est artificielle. -- Guillaume vissac Septembre 2025 [Mots-clef : Antanaclase, parataxe, parodie]

02 novembre 2025

L’art, les préoccupations intellectuelles, les sciences de la nature, de nombreuses formes d’érudition florissaient très près, dans le temps et dans l’espace, des lieux de massacre et des camps de la mort. C’est la nature et la signification d’une telle proximité qu’il faut examiner. Pour quelles raisons les traditions et les modèles de conduite humanistes ont-ils si mal endigué la sauvagerie politique ? Ont-ils en réalité constitué un frein, ou bien est-il plus sage de reconnaître dans la culture humaniste des appels pressants à l’autoritarisme et à la cruauté ? -- George Steiner , Dans le château de Barbe Bleue [Mots-clef : Humanisme, barbarie]

04 novembre 2025

Et c’est alors que je vis le paon. Du toit en terrasse d’une maison voisine où flottait du linge mis à sécher, il sauta sur le rempart de sacs de sable, s’avança majestueusement jusqu’en son milieu, fit mine de déployer sa longue queue en une roue dont les nombreux yeux devaient simuler un monstre et effrayer tout agresseur potentiel, referma cependant son éventail de plumes à peine entrouvert, comme s’il venait seulement de remarquer que la ruelle trouée de nids-de-poule était déserte, déserte à l’exception d’un taxi qui rampait en arrière suivant une ligne serpentine, déserte : pas un rival en vue, pas un admirateur, pas un ennemi.

-- Christoph Ransmeyr, Atlas d’un homme inquiet. [mot-clef : "je vis", Argos, Inde, Penjab, Atelier]

Le pouvoir bourgeois fonde son libéralisme sur l’absence de censure, mais il a constamment recours à l’abus de langage." -- Bernard Noël, blog de Joacquim Sené, via Karl Dubostet Descartes [Mots-clef : Sensure, bon sens ]

06 novembre 2025

Si je me réfère à ces pages, c’est parce qu’elles sont consacrées à une idée centrale concernant la possibilité d’une nouvelle poétique en rupture totale avec la « dictature du discours » : « Dans toute grammaire, il y a une logique, et dans toute logique il y a une métaphysique. Si on veut renouveler un langage, ce n’est donc pas en opérant des jongleries verbales, des variétés “novatrices”, à l’intérieur de l’état donné de la langue, c’est en remontant jusqu’à la métaphysique ». C’est ce qu’a fait Heidegger en décelant dans les langues occidentales une pensée métaphysique particulière, « onto-théologique », c’est-à-dire coupée du monde et tournée vers les arrière-mondes dénoncés par Nietzsche. -- Laurent Margantin sur la géopoétique de Kenneth White [Mots-clés : Dictature du discours, grammaire, métaphysique]

08 novembre 2025

« Aujourd’hui la littérature est soutenue par une clientèle de déclassés ; nous sommes donc tous qui aimons la littérature des exilés sociaux et nous emportons la littérature dans le maigre bagage de cet exil. »
-- Roland Barthes [Mots-clés : Nuit, gratuité, résistance]

Bien que j’aie investi beaucoup d’efforts dans mon univers fictif, je ne pense pas vraiment l’avoir inventé. Je l’ai rencontré par hasard, et j’ai continué ainsi à tâtonner sans méthode précise – en laissant tomber un millénaire par-ci, en oubliant une planète par-là. Des gens sérieux et consciencieux, en le baptisant l’Univers de Hain, ont tenté d’en retracer l’histoire et d’en dérouler le fil chronologique. Personnellement, je l’appelle l’Ekumen, et je pense que c’est un cas désespéré. Son fil chronologique ressemble à ce qu’un chaton retire du panier à tricot, et son histoire est surtout constituée de trous. -- Ursula Le Guin L’anniversaire du monde [mots-clés : Univers, fiiction, ansible, nommer ]

10 novembre 2025

« Le non savoir n’est pas une ignorance, mais un acte difficile de dépassement de la connaissance ». --Gaston Bachelard lu sur le site de Judith Chancrin [Mots-clés : Non savoir, connaissance]

12 novembre 2025

« Ces deux types, le quinteux et le « moitrinaire », ont entre eux d’étranges ressemblances. Le premier modèle les chevauchées à travers l’Europe et les intrigues de la Malmaison ou des Tuileries sur le flux et le reflux de son pancréas. Le second confronte nos défaites à la forme de son nez ou à la coupe de ses cheveux. Il semble que Waterloo ait eu lieu pour fournir de la copie à Frédéric et Sedan pour en fournir à Émile. Nos désastres ont abouti à ces incontinents ». --Léon Daudet (in Souvenirs des milieux littéraires, politiques, artistiques et médicaux) [Mots-clés : Plagiat, moquerie]

13 novembre 2025

Ils parlaient une langue étrange, faite de mots empruntés, de concepts mal digérés. -- Georges Perec, Les Choses, 1965 [Mots-clés : jargon, paraître, grégaire]

Ils avaient des machines à calculer d’une puissance incroyable, mais plus personne ne savait ce qu’il fallait calculer. --Jules Vernes, Paris au XXe siècle (écrit en 1863, prophétique) [mots-clés : blockchain, disruptif(ve)]

La civilisation des machines est une civilisation de l’abdication --George Bernanos, La France et les robots. [mots-clés : responsabilité individuelle, fardeau de la liberté, choix, confort]

14 novembre 2025

La seule tâche de l’artiste, c’est d’explorer des significations possibles, dont chacune prise à part ne sera que mensonge (nécessaire) mais dont la multiplicité sera la vérité même de l’écrivain. --Roland Barthes ( en exergue de TUEURS DE FEMMES À CIUDAD JUÁREZ, 2666) [Mots-clés : Fiction et vérité]

Les brouillons de Monsieur Ouine nous apprennent que cette passivité du créateur, si l’on peut dire, atteignait un degré peu commun. Il nous est donné, page après page, d’assister à l’apparition d’abord longuement indécise, puis tout à coup identifiée des images et des mouvements. --Daniel Pezeril ( Cahiers de Monsieur Ouine) [Mots-clés : Rester indécis le plus longtemps possible, orientation des oiseaux]

15 novembre 2025

Oui, mais voilà, ce qui s’impose et saute aux yeux, dès la rue, dès cette rue du vieux Bordeaux, c’est une science infusée du paysage, ce sont des procédures de ruse et de lecture, ce sont des affects presque inconnus et secrets, liés à des lieux éprouvés comme des territoires et parcourus depuis des siècles : appeaux imitant la grive, la caille ou le sanglier, filets à papillons, cordages, épuisettes et autres outils pour la pêche à pied, mais surtout filets et nasses de toutes tailles et de toutes sortes, à grandes ou à petites mailles, extensibles, souples, articulés. -- Jean-Christophe Bailly Le Dépaysement : Voyages en France [Mots-clés : retour, magasin de fourniture de pêche, ruses, armes pour l’attente]

16 novembre 2025

Je ne puis tout bonnement pas croire aux conclusions que je tire de mon état actuel, qui dure déja depuis presque un an, il est trop grave pour cela. Je ne sais méme pas si je puis dire que c’est un état nouveau. Voici ce que je pense en réalité : cet état est nouveau, j’en ai connu d’analogues, je n’en ai pas encore connu d’identique. Car je suis de pierre, je suis comme ma propre pierre tombale, il n’y a la aucune faille possible pour le doute ou pour la foi, pour l’amour ou la répulsion, pour le courage ou pour I’angoisse en particulier ou en général, seul vit un vague espoir, mais pas micux que ne vivent les inscriptions sur les tombes. --Franz Kafka, Journal, 15 novembre 1910 ( Livre de poche, biblio, traduction de Marthe Robert, page 16]

Du reste, y a t’il quelqu’un devant qui je ne m’incline pas ? --Franz Kafka, journal , 6 novembre 1916, ( Livre de poche, biblio, traduction de Marthe Robert, page 450]

[Mots-clés : atteindre l’os, longueur des textes selon les années ]

17 novembre 2025

Qui, parmi nos aînés, « fait face » aujourd’hui ? Qui nous propose un autre monde, même utopique, une pensée nouvelle, même désespérée ? Depuis quinze ans, quelle voix forte s’est élevée pour nous assurer que nous n’étions pas seuls à nous scandaliser des progrès du matérialisme et de la bêtise ? En guise de doctrine, on nous a offert quelques complots. En guise d’école littéraire, une technique de la ponctuation. En guise de renaissance religieuse, des abbés psychanalystes. En guise de mystique, l’absurde, et en guise de bonheur suprême, une espèce de confort standard. Une nouvelle revue littéraire vient de naître. Elle s’appelle Médiation. Médiation ! Pourquoi pas Compromis ? Notre siècle manquait déjà de cœur. Mais aujourd’hui il y a pire : il est en train de manquer d’esprit. --Jean-René Huguenin, "Une autre jeunesse"- la dernière jeunesse révoltée, édition du Seuil 1965 , page 58

[mots-clés : ritournelle, mélasse]

Je la trouvai. Elle était dans le dernier wagon, un des rares compartiments d’où venait la pleine lumière du néon. Belle ou non, je ne sais plus. Très brune. Le double de mon âge. En jupe noire à grandes fleurs rouges, ses cuisses aux trois quarts découvertes, et me regardant fixement, comme je la regardais moi-même, accoudé à la porte. J’étais blond. Les coupe-coupe du train se déchaînaient pour nous, ils affûtaient notre œillade. Elle ne rabattit pas sa jupe sur ses genoux. Je fis durer le duel des regards jusqu’à ce qu’elle ait les joues en feu. J’entrai. Nous n’eûmes pas un mot. Quand je tirai le rideau du compartiment, éteignis le néon et allumai la veilleuse, j’entendis seulement, derrière mon dos, un murmure tomber d’une voix coupante comme un verdict : Cosi, puis un bruit de banquette. Je me retournai vers elle : elle s’était affalée, cambrée et exposée haut à la façon des bêtes, au milieu du siège où s’enfouissaient ses cheveux de suie sur lesquels sèchement je rejetai sa jupe. Pas de temps perdu en paroles ou agaceries, l’extrême, vite. L’assaut, l’épouvante. Quand nos deux machettes se heurtèrent, la mienne pulsant dans le poil d’or, la sienne dans la brèche de houille, elle râla : Mamma mia. Nous jouîmes presque aussitôt. Nous réprimâmes le hurlement effroyable en grognements abjects. --Pierre Michon , j’écris l’Illiade, 2025, Gallimard, page 12

[Mots-clés : Description d’une locomotive, nuit de septembre, grande-ourse]

Comme dans J’écris l’Iliade, l’auteur déboulonne l’autel sur lequel on l’a juché de façon anthume et révèle les coulisses de son écriture dramatique : « C’est bien un amphigourique ‘essai autobiographique’, que vous m’avez commandé ? » Avant d’ajouter, réaffirmant la liberté de l’artiste, fût-il soumis à une commande : « Vous vouliez un Rembrandt de Hollande, déjà plein de gloses comme un œuf, L’Homme au casque ou Aristote caressant le buste d’Homère ; et vous avez eu la malchance que je choisisse à la place ce bronze grec dont personne n’a entendu parler ». --Adrian Meyronnet, lu sur Diacritik

[Mots-clés :anthume vs posthume, Alphonse Allais, post humius, après avoir été mis en terre, ante= avant ]

20 novembre 2025

J’ai maintenant cent cinq ans, bon pied, bon œil, excellent estomac, une femme adorée, deux enfants septuagénaires, cinq petits-fils et petites-filles et douze arrière-bambins qui font ma joie. Ce sont conditions d’optimisme nécessaires à qui veut raconter sans fiel des aventures passées et douloureuses, car le défaut de ces sortes d’entreprises est souvent de teindre de vieux événements avec une bile récente.

La première impression des endroits et des êtres saisit définitivement et crée une image qui ne ressemble point du tout à celle que donne ensuite l’habitude.

« Ici, nous dit-il gonflé d’emphase, tous les pouvoirs, toutes les fonctions, toutes les attributions sont aux mains des docteurs. Le peuple est de malades, riches ou pauvres, de détraqués, de déments.

--Léon Daudet, Les morticoles.

[mots-clés : événements, bile ]

24 novembre 2025

La situation ressemblait beaucoup à une panne de voiture : on pouvait en penser tout ce qu’on voulait, faire des suppositions sur ce qui ne marchait pas, en définitive, il fallait lever le capot et examiner le moteur pour trouver la nature exacte de la panne. Eyre résolut de soulever le capot.

--PhilippJosé Farmer, Station du cauchemar 1982

[Mots-clés : Soulever le capot, mettre les mains dans le cambouis]

25 novembre 2025

Le peintre a ceci de commun avec le barbouilleur, qu’il se salit les mains. C’est précisément cela qui distingue l’écrivain du journaliste.

--Karl Krauss Pro Domo et Mondo

[mots-clés : l’énergie perdue à écrire des articles vs écrire, vanité, avoir rien à dire et l’écrire pour avoir quelque chose à dire ]

Le capitaine Blacknaff était partout à la fois. Il activait ses six hommes d’équipage, consultait le vent et la marée, inspectait le large, une main sur les sourcils. C’était un gros gaillard, solidement construit par Bacchus et les Silènes. Bien que son ventre fût un dôme, palais du liquide et du solide, sa tête était restée osseuse. Ses rides de la cinquantaine, tout ensemencées d’un poil roux, n’étaient que le relief et comme le moule d’une contraction hilare du visage, car le rire, large, bruyant, tempétueux, formait la seule manifestation vitale du capitaine Blacknaff, célèbre tout le long de la Tamise par son inépuisable gaieté. Ce rire était en trois actes : d’abord, un tressaillement de toute la personne qui partait des pieds et, par les colonnes des mollets, se transmettait à l’édifice du torse, gonflait le cou et bleuissait les veines ; puis, une dilatation générale de la face où les yeux, la bouche s’écarquillaient, celle-ci découvrant trente-deux crocs intacts derrière une barbe blonde comme un pot d’ale. Et cela n’allait point sans un bruit pareil au tonnerre, gras, ronflant, à éclats successifs. Enfin, ce cataclysme s’apaisait avec lenteur, par fermeture des orifices et cessation de foudre. Or, à peine jouée, la pièce recommençait, pour la plus petite cause et quelquefois sans cause ou pour une cause inverse, car le rire exprimait toutes les passions du capitaine : la colère comme l’allégresse, et la luxure comme la crainte, le froid et le chaud, la faim et la soif, qu’il avait excessives et contradictoires et auxquelles il se laissait aller sans la moindre retenue.

--Léon Daudet Le Voyage de Shakespeare

[mots-clés : description, rire, seule manifestation vitale]

Je suis le petit homme de verre, pas plus haut, certes, que trois pieds et demi, mais doté d’un grand pouvoir sur les destinées des humains. Si tu es né sous une bonne étoile, monsieur le speaker, et qu’un jour, en te promenant dans la Forêt Noire, tu aperçois devant toi un petit homme avec un chapeau pointu à larges bords, un pourpoint, une culotte bouffante et des petits bas rouges, alors exprime bien vite un souhait parce que tu m’as vu.

--Walter Benjamin, Coeur Froid, Écrits radiophonique Traduit de l’allemand par PHILIPPE IVERNEL

[mots-clés : radio, voix, abstraction vs observation réaliste]

27 novembre 2025

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison.

--Laurent Mauvignier, La maison vide, Minuit, 2025

[mots-clés : exhibition, agacement, renoncement]

29 novembre 2025

Jim et moi ne parlions pas de nos émotions ou de nos préoccupations, de nos doutes ou de nos angoisses, de nos désirs ou de nos rêves. Depuis que je n’étais plus enfant et qu’il ne pouvait plus me punir en m’emmenant à la pêche ou à la chasse, nous ne faisions plus rien ensemble, sauf les après-midi de juillet quand nous regardions le Tour de France.

-- Thierry Crouzet, Mon père ce tueur.

[mots clés : père et fils, même pas le Tour, fusilliers, médailles, sac plastique au grenier ]

30 novembre 2025

Qu’est-ce qui a arrêté la main ? Une surprise ? Une douleur ? Un appel ? Une lassitude ? Parfois il n’y a que quelques mots : « Clarté du matin », « Peur de la nuit ». Éclats d’écriture !

-- Pierre Deshusses, Avant Propos aux Cahiers In-octavo de Kafka

[mots clés : Jankelevitch, l’inachèvement, la musique, pourquoi ?, pas de réponse, mais une nouvelle question ]

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Carnets | Phrases

décembre 2025 | phrases

02 décembre 2025 Évidemment, les relations humaines étaient réduites ; seul quelquefois, un collègue gymnaste grimpait jusqu’à lui en montant par l’échelle de corde ; ils s’asseyaient tous les deux sur le trapèze et restaient à bavarder, en s’appuyant sur les cordes, à droite et à gauche ; ou bien des ouvriers venaient réparer le toit et échangeaient avec lui quelques mots par une fenêtre ouverte ; ou bien un pompier venait vérifier l’éclairage de secours sur la galerie d’en haut et lui lançait un mot respectueux, mais difficile à comprendre -- Franz Kafka, le Trapéziste, Artistes de la faim et autres récits, traduction Claude David. [mots-clés : altidude, isolement, humour ] Ainsi sommes nous à ce point obsédés par nos propres vies, langage désormais, que l’insistance s’est déplacée. L’insistance persiste centriquement, de sorte que là où l’on cherchait jadis un vocabulaire pour idées, on recherche maintenant des idées pour vocabulaire. -- Lyn Hejinian : Si écrit c’est écrire (trad.Martin Richet) Tombeau des envois électroniques [mots-clés : blanc, typographie, poésie vs pensée] 03 décembre 2025 Et moi, dans ces deux minutes qu’il a fallu pour que les doigts enfilent ces lignes sur le clavier blanc, c’est se souvenir d’une période lointaine, un été dans une ville précise, où lire les russes, Dostoievski puis Tolstoï, et encore Tolstoï puis Dostoievski, avait duré plusieurs semaines et que de la même façon parfois sortir éberlué dans la ville sans même plus savoir ses heures, fin de la digression ! -- François Bon, pdf du 3 décembre 2025, Lovecraft carnet 1925 [mots-clés : Radcliff, Lovecraft, roman Gothique, athmosphère de lecture échangée, souvenirs de lectures personnelles, Girard et Dostoievski, critique dans un souterrain, peut-être 1988, chambre 30, Paris] 04 décembre 2025 Question de circonstance. Non pas, puisque César, commentateur de ses propres guerres, lorsqu’il écrit trois pages sur les mœurs de ceux qu’il combat, donne la plus grande place aux druides gaulois : ils connaissent l’écriture et se servent, dit-il, de l’alphabet grec, pour les comptes publics et privés. Mais ceux qui suivent l’enseignement des druides doivent mémoriser par cœur des milliers de vers, dit César, l’ordre des mots est important : ils estiment que leur religion ne leur permet pas de confier à l’écriture la doctrine de leur enseignement. Ce qui a écrit les tables que va chercher Moïse n’a pas de figure ni de représentation, mais on va le chercher à travers toutes les figures réunies de l’hostilité et de l’effroi. À ce prix, où l’homme se conquiert sur lui-même, ce qu’on ramène ne vient pas de l’homme. Alors, quand on saura imprimer, à la fin du quinzième siècle, on ne doit pas s’étonner que l’inventaire du vivant, planches d’anatomie, flores, bestiaires, soit la première tâche du livre. -- François Bon, Apprendre l'invention 2011 [mots-clés : vie et mort, l'oral et l'écrit ] 05 décembre 2025 J’ai suggéré les mots « Esor umhrarum sum » mais n’étant plus sûr de rien dans ma vieillesse, je me rendis à la bibliothèque de Brooklyn, rue Montague, pour vérifier si ma formulation était aussi idiomatique que possible. --Howard Philipp Lovecraft Dans une lettre de 1926 reçu par PDF ( Une année avec Lovecraft, le carnet de 1925, François Bon [mots-clés :Précision, effort, amitié, orgueil ] Quel début au monde, quand il a fallu des siècles pour que seulement la question du début se pose comme telle. -- François Bon, Apprendre l'invention [Mots-clés : Le temps, la relecture, la ( bonne ?) question] Depuis vingt ans, Jean Vignol écrivait des romans-feuilletons pour les journaux populaires, des romans où il n’était question, comme de juste, que d’assassinats et d’enfants substitués à d’autres dès le berceau. Il n’était vraiment pas plus maladroit que ses rivaux dans cette spécialité. Si jamais vous faites une dangereuse maladie – ce dont Dieu vous garde ! – et si vous ne savez comment remplir les heures d’ennui d’une longue convalescence, lisez les Mystères de Ménilmontant, qui n’ont pas moins de vingt-cinq mille lignes. Vous retrouverez là tous les ingrédients accoutumés de cette cuisine littéraire. --François Coppée, Contes tout simples [mots-clés : cuisine littéraire, divertisssement, tromper l'ennui ] Vous avez encore du mal à donner des raisons crédibles et incarnées aux actions de vos personnages. « Je ne sais pas ce qui m’a pris » est une esquive. Dans la vie, on sait rarement, mais en littérature, il faut choisir une raison, même tordue, et la suggérer par un détail. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de la nécessité narrative. --Deepseek, lors d'une réecriture de texte [mots-clés : action, fonction, personnage] 06 décembre 2025 « Quelle scie ! se disait-il un soir de veille de Noël, en montant avec lenteur ses cinq étages, car il devenait un peu asthmatique. Quelle scie ! Voilà qu’ils trouvent encore, au journal, que ma dernière machine, Mazas et Compagnie, manque de coups de couteau. Il va falloir que je ressuscite Bouffe-Toujours, mon forçat, que j’ai fait précipiter, il y a huit jours, du haut de la Tour Eiffel, et que je lui fournisse des victimes… Et, après cette complaisance, vous verrez qu’ils refuseront encore de me mettre à vingt centimes la ligne… Ah ! la chienne de vie ! » --François Coppée Contes tout simples [mots-clés : tarifs à la ligne ] 7 décembre 2025 Dans ces pièces hautes et chaudes, des femmes en robe grise ou foncée vont et viennent en silence. Le long des murs, dans la profondeur de petites baignoires métalliques, de minuscules avortons sont couchés sans bruit, leurs yeux sérieux tout grands ouverts. Ce sont les fruits malingres de femmes rongées, sans âme, trapues, des femmes venant des banlieues de bois, plongées dans le brouillard. Les prématurés, au moment où on les amène ici, pèsent une livre, une livre et demie. À chaque petite baignoire, on a accroché un tableau – c’est la courbe de vie du nourrisson. Désormais, ce n’est plus une courbe. La ligne se redresse. Dans ces corps d’une livre, la vie peine, irréelle et languissante. Nous tombons peu à peu dans l’engourdissement, et voici une autre facette imperceptible de cette mort : les femmes qui allaitent ont de moins en moins de lait. Désormais, il n’y a plus ni Razoumovski, ni directrice. Dans les couloirs de Rastrelli, de leur démarche rendue lourde par la grossesse, vont et viennent, tramant leurs savates, huit femmes aux ventres proéminents. Elles ne sont que huit. Mais le palais leur appartient. C’est ainsi qu’on l’appelle : le Palais de la Maternité. Dimanche, jour de fête et de printemps, le camarade Spitzberg prononce un discours dans les salles du palais d’Hiver. Il l’a intitulé : La personnalité miséricordieuse du Christ et les vomissures de l’anathème de la chrétienté. Dieu, chez le camarade Spitzberg, devient Monsieur Dieu, un prêtre devient un pope, un popeux ou, le plus souvent, un “ventripopant” (du mot ventre). Il traite toutes les religions de boutiques de charlatans et d’exploiteurs, il vitupère les papes, les évêques, les archevêques, les rabbins israélites, et même le dalaï-lama, “dont la démocratie tibétaine abusée place les excréments au rang de concoctions curatives”. Pendant la “révolution sociale”, nul ne se targuait d’intentions plus nobles que le Commissariat à l’action sociale. Ses principes étaient empreints d’une grande ambition. Des tâches essentielles lui étaient confiées : redressement immédiat des âmes, règne de l’amour établi par décret, préparation des citoyens à une vie fière et à la commune libre. Le commissariat n’alla pas par quatre chemins pour atteindre ses objectifs. -- Isaac Babel Chroniques de l'an 18 et autres chroniques ( 1916) traduit du russe par Irène Markowicz et Cécile Térouanne sous la direction d’André Markowicz [mots-clés : prématurés, nourrices, fruits malingres, une livre pour être viable, Rastrelli, Maison de la Maternité, l'amour par décret] 09 décembre 2025 Rapporté aux temps verbaux, on pourrait dire que, dans la création artistique, on trouve toujours deux états, le « en faisant », et le « avoir fait » ou le « ayant été fait ». J’irais même plus loin, on est confronté là à la différence entre la vie et la mort. En faisant, on est vivant. Ayant fait, on est mort. -- Jean-Philippe Toussaint , "C'est vous l'écrivain" [mots-clés : coulisses, making off, être vivant en train d'écrire, puis mort enterré dans le livre ] 11 décembre 2025 Au fil des ans, les images que j’ai conservées de ce monde à l’envers se sont mélangées à celles de la salle des pas perdus* de la Centraal Station anversoise ; et aujourd’hui, dès que j’essaie de me représenter cette salle d’attente, je vois le Nocturama, et, quand je pense au Nocturama, j’ai à l’esprit la salle d’attente, vraisemblablement parce que cet après-midi-là, au sortir du parc animalier, je suis entré directement dans la gare ou plutôt je suis d’abord resté un moment sur la place devant la gare, les yeux levés vers la façade de ce bâtiment fantastique que le matin, à mon arrivée, je n’avais fait qu’entrevoir. --Winfried Georg Maximilian Sebald, Austerlitz. [mots-clés : Chiasme, antimétabole ] Si l’on approche néanmoins à juste titre la juxtaposition et la coordination pour les opposer à la subordination, c’est qu’indépendamment de la présence ou de l’absence d’un terme de liaison, les deux premières opèrent sur le mode de l’enchaînement parataxique (qui joue également entre des mots et des syntagmes), alors que la troisième opère par emboîtement hypotaxique de propositions (à l’exclusion de tout autre constituant). --Martin Riegel, Grammaire méthodique du français [Mots-clés : parataxe et hypotaxe] 12 décembre 2025 C’est ma vie qui passe son temps à couper (Ctrl+X) mon écriture. Je n’arrive jamais à m’asseoir suffisamment longtemps pour rédiger deux ou trois pages d’affilée. Je procède plutôt en composant de petits paragraphes de quelques lignes, une quinzaine au maximum, que je couds ensuite entre eux. Dans ses Cahiers, Paul Valéry décrit une expérience similaire : "Mon travail d’écrivain consiste uniquement à mettre en œuvre (à la lettre) des notes, des fragments écrits à propos de tout, et à toute époque de mon histoire. Pour moi, traiter un sujet, c’est amener des morceaux existants à se grouper dans le sujet choisi bien plus tard ou imposé. (Valéry, 1977, p. 245-246)" -- Allan Deneuville Copier-coller : le tournant photographique de l’écriture numérique Lu sur le site Liminaire [mots-clés : Fragments, Valéry (cahiers), Copie, plagiat] 14 décembre 2025 [...]Les « anciens » anges, rappelle-t-il, étaient des messagers, indissociables de la parole divine qu’ils portaient. Ils descendaient vers les humains avec une annonce, un ordre, une promesse. Ils attestaient d’un « en haut » bien réel, structurant notre représentation du monde en un axe clair : au-dessus / au-dessous, le ciel et la terre. Les « nouveaux » anges, ceux qui l’obsèdent, n’ont plus d’ailes, plus de manteaux célestes et, surtout, plus aucun message. Ils marchent « en simples vêtements de ville », parmi nous, difficilement reconnaissables, comme s’ils n’avaient plus de point d’origine identifiable. Il ajoute même qu’il n’est plus sûr qu’il existe encore un « là-haut » : cet endroit aurait cédé la place à un « éternel QUELQUE PART », colonisé par « les structures insensées des Elon Musk de ce monde », ces projets technologiques qui redessinent l’espace et le temps. » --László Krasznahorkai à propos des anges sur le site Actualité via liminaire [Mots-clés : Anges, Kabbale, verticalité perdue ] Sur la première photo, deux couples dansent. Clo avec son mari, à côté d’eux, ma mère et mon père. Ma mère a l’air d’une enfant dans sa robe écossaise, ce profil, c’est celui de ma petite sœur, le temps n’invente rien. --Caroline Diaz, Les heures creuses [mots-clés : similitudes, boite en fer avec photographies de famille]|couper{180}

Carnets | Phrases

Septembre-octobre 2025 | phrases

29 septembre 2025 « Faire l’expérience qu’on n’est rien est une chose nécessaire sur le chemin de la vie. » -- Nicolas Bouvier [Mots-clés :vide, rien] 30 septembre 2025 "Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou « d’émouvant » --Annie Ernaux [Mots-clés : justesse] 04 octobre 2025 "Raconter une histoire (je pense à C. Rihoit), c’est tarte. La construction peut seule donner de l’intérêt à ce que je ferai. Les meilleurs passages dans La place sont ceux qui coupent, tranchent, le fragment est vraiment important." --Annie Ernaux [Mots-clés :histoire, fragment] 05 octobre 2025 "Le mot « persil », anciennement écrit « perresil », apparaît dans la langue française vers le XIIIe siècle. Dérivant du terme grec « petroselinon », traduit par « petroselinum » en latin, il désignait à l’époque le « céleri des rochers ». Effectivement, les gens considéraient le persil et le céleri comme étant de la même espèce ou de la même plante, mais issus de variétés différentes. L’habitat naturel des plantes permettait alors de les distinguer, à savoir les rochers pour le persil et les marais pour le cèleri." -- lu sur un site web [Mots-clés :persil , celeri]." 07 octobre 2025 "Un cheval blanc n'est pas un cheval " -- dans une conversation sur la littérature chinoise avec Deepseek. [Mots-clés : réalité, authenticité] "Tout raisonnement n'est que figure" --Joubert [Mots -clés : Forme, shéma, trope, modestie] "Rien n’existe en France pour lui faire pièce ou lui disputer ce trône sur quoi il est assis. Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine." -- Pierre Michon [Mots-clés : Duplicité, paradoxe] 08 octobre 2025 "C’est comme cela pourtant que, par des objets présentés derrière des vitrines donnant sur la rue, s’annonce cette maison et que se manifeste le pouvoir qu’elle a d’arrêter le passant : car ce que l’on y voit, et ce que l’on en devine, est extraordinaire." --Jean-Christophe Bailly [mots-clés : vitrines, s'annoncer] "En admirant la Rose des sables de Jean Nouvel lors de son inauguration, je me suis demandé combien d’ouvriers étaient morts sur le chantier." --Laurent Margentin / Bill Jenkinson [Mots-clés :Abrüpt visuel qatar des morts] "Ce qui libère est plus tendre que la raison" --Caroline D [Mots-clés : rivières, états, pieds terreux] 09 octobre 2025 "Chez certains « sauvages » (société sans État), le chef doit prouver sa domination sur les mots : pas de silence. En même temps, la parole du chef n’est pas dite pour être écoutée — personne ne prête attention à la parole du chef, ou plutôt on feint l’inattention ; et le chef, en effet, ne dit rien, répétant comme la célébration des normes de vie traditionnelles. " --Maurice Blanchot [Mots-clés : Le désastre, l'état] « Tu sais comment cela se fait, mais tu ne sais pas comment cela réussit. Donc, tu ne sais pas vraiment comment cela se fait » --Marina Tsvetaeva [Mots-clés : risque, évenement] 10 octobre 2025 "Il est reconnu — écrit-il (Balzac) — que [l’artiste]n’est pas lui-méme dans le secret de son intelligence. Il opère sous l'empire de certaines circonstances dont la réunion est un mystère" --Balzac [Mots-clés : Création littéraire, Génie, mystère] 12 octobre 2025 "Écrivez à l’écart. Signez. Rentrez dans l’ombre… Silence autour de l’homme. Solitude. Fierté." --Pierre Louÿs [Mots-clés : Lebrun, écrire et vivre ainsi] 13 octobre 2025 "« Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne !” " --Jean-Jacques Rousseau ( dans Gros Oeuvre de Joy Sorman ) [mots-clés : Chez-soi, habiter] 14 octobre 2025 "Livide, creusé, visage luisant de fatigue et de stress quand il décline, retombe, mue en perles de sueur, costume en drap de laine bleu marine, chemise synthétique blanche auréolée, large nœud de cravate noire défait, le front contre l’immense hublot de sa capsule hermétique. Et bien sûr ce qu’il voit ce qu’il regarde ce sont les lumières de la ville comme toujours dans ces cas-là, sauf que lui ne trouve ça ni beau ni rien, c’est juste que c’est la nuit et que la voie publique s’éclaire, et les appartements et les enseignes lumineuses, dont celles qui vantent les produits sous vide fabriqués par son entreprise." --Joy Sorman , célibataire II dans Gros Oeuvre [Mots-clés : Voir, regarder, atelier d'écriture] 15 octobre 2025 "L’Académie, l’Inspecteur, devenaient des autorités instituées, seulement pour punir ; ce n’était plus l’espoir, mais le châtiment qui était tenu en réserve, là-bas, à la Préfecture." --Léon Frapié, l'Institutrice de Province, 1897 [Mots-clés : Jules Ferry, République, école, éducation, Antonin Lavergne, Jean Coste, Péguy] 16 octobre 2025 "C’est là que l’histoire commence, une fois délivrée du père, du père sous sa forme actuelle, vivante, sous sa présence, parce que la figure elle vous regarde toujours du fond de la tombe ou du haut du panthéon. La mythologie du père elle aura servi, pour dessiner la structure, pour payer son dû à la généalogie, pour répondre un peu à la sommation de ceux qui ont lu trop de livres, « d’où parles-tu camarade ? ». Faire comme si le livre du père était écrit une bonne fois pour toutes, sauter l’étape, ne pas régler la note, laisser l’ardoise et vivre sa vie." -- Joy Sorman, dans Boys, Boys, boys [Mots-clés : ardoise, mythologie] 17 octobre 2025 "Nous glissions comme dans le fil d’un fleuve d’air froid que la route poussiéreuse jalonnait de vagues pâleurs ; de part et d’autre de la route, l’obscurité se refermait opaque ; au long de ces chemins écartés, où toute rencontre paraissait déjà si improbable, rien n’égalait le vague indécis des formes qui s’ébauchaient de l’ombre pour y rentrer aussitôt." " Peu à peu, cependant, elle avait commencé à se colorer pour moi d’un reflet singulier ; le désœuvrement des premiers jours tendait à s’organiser malgré moi autour de ce que je ne pouvais hésiter plus longtemps à reconnaître comme un mystérieux centre de gravité. " -- Julien Gracq, le Rivage des Syrtes [Mots-clés : Descriptions, Louis Poirier, Histoire #05, métaphore de l'écriture] "La vidéo c'est tellement mieux que la vie dehors" --Michel Trépanier [Mots-clés : honte, chagrin, retenue, lumière] 18 octobre 2025 "Comment chercher ce que l’on ignore ? Si on le connaît, la recherche est inutile ; si on l’ignore, on ne peut le reconnaître en le trouvant." --Ménon, Platon [Mots clés : Noir c'est noir } "En choisissant de peindre la lumière plutôt que les choses, les impressionnistes ont relevé cet enjeu : quand le soleil se lève, dans l’inaugural tableau de Monet, c’est un trou rouge qui bée dans la surface de la peinture « d’avant » ; et ce trou est l’emblème de la trouée du réel dans la coagulation des représentations. "Ainsi elle ( la peinture) crève l’œil unique (le fascinant soleil), le forçant à indéfiniment se coucher, c’est-à-dire à chuter au rythme d’une débâcle des choses défaites et refaites dans la déclinaison de la lumière (du mouvement de la matière). --Prigent, Ce qui fait tenir [Mots-clés : Proust, aporie] 19 octobre 2025 "Voyez le pouvoir d’un mot ! Celui qui veut convaincre ne devrait pas mettre sa confiance dans l’argument valable mais dans le mot juste. Le pouvoir du SON a toujours été plus grand que celui du sens. Cela n’est pas péjoratif dans mon esprit. Il est préférable que l’humanité soit plus impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand – j’entends par là affectant toute une foule d’existences – n’a été le fruit de la réflexion. En revanche, on ne peut manquer de constater le pouvoir de simples mots ; des mots tels que Gloire, par exemple, ou Pitié. Je n’en citerai pas d’autres. Il ne serait pas difficile d’en trouver. Clamés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux-là, par leur seule sonorité, ont ébranlé des nations entières et labouré le sol sec et dur sur lequel repose tout notre ordre social. Il y a aussi le mot Vertu, si vous voulez !… Bien sûr, il faut veiller à l’intonation. L’intonation juste. C’est très important. Le poumon puissant, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne venez pas me parler de votre principe d’Archimède. C’était un être sans esprit, à l’imagination mathématique. Les mathématiques ont tout mon respect, mais je n’ai nul besoin des machines. Donnez-moi le mot juste, l’intonation juste, et je soulèverai des montagnes." "Quinze années de silence ininterrompu devant le blâme ou la louange témoignent suffisamment de mon respect pour la critique, cette belle fleur de l’expression individuelle dans le jardin des lettres." -- Conrad, Souvenirs Personnels [Mots-clés : Humour, clarté] 21 octobre 2025 "Il serait trop long d’expliquer la combinaison intime des contradictions de la nature humaine, qui donne parfois à l’amour lui-même une désespérante apparence de trahison. " --Conrad, Souvenirs personnels [mots clés : Ambiguité , définition ] 23 octobre 2025 "La France ne fut alors sauvée d’une guerre désastreuse que par l’intervention, restée longtemps inconnue des historiens, du maréchal de Montcornet, l’homme le plus fort de son siècle après Napoléon. Encore Napoléon n’a-t-il pu mettre à exécution son projet de descente en Angleterre, la grande pensée de son règne. Napoléon, Montcornet, n’y a-t-il pas entre ces deux noms comme une sorte de ressemblance mystérieuse ? " --Proust, Pastiches et Mélanges [Mots clés : anaphore, épanalepse, hyperbate, montée oratoire] 25 octobre 2025 "Il est vrai que je me souviens de ma propre jeunesse enthousiaste, qui eût maudit l’écrivain admiré, susceptible de me décevoir — à ceci près que, dans mes sordides chambres d’hôtel successives, j’écrivais sans les envoyer des lettres aux quelques écrivains dont l’œuvre me passionnait. Inévitablement, l’emportait ma réserve timide, frustration qui, au reste, me laissait mal à l’aise, empli d’un désagréable sentiment d’impuissance et de ratage qui a été le calvaire de ma vie d’adolescent et de jeune homme. Le temps a passé depuis ! ... occupé à observer en tout la rigueur, fondement de mon caractère." --Calaferte, Dimensions, Carnet XV, 1993 26 octobre 2025 "Ce triste XXe siècle aura été celui de la résurgence officielle de la torture (le satanique nazisme a été le déclencheur d’un tel état de fait dans une Europe occidentale avachie par ses possessions capitalistes) ; mais songe-t-on que, parallèlement à ces activités directement criminelles, auxquelles étaient mêlés soldats, officiers et médecins, comme sur le fumier du régime s’édifiaient les fortunes des grands industriels et des grands hommes d’affaires européens ?" --Calaferte, Dimensions, Carnet XV, 1993 "Il nous faut supporter le décalage entre l'imagination et la réalité. Mieux vaut dire : "Je souffre" que : "Ce paysage est laid." --Simone Weil ( citation extraite sur ce site 29 octobre 2025 Devant l’échec, il n’y a souvent qu’une réponse : y répondre en intensifiant ce qui a produit l’échec. C’est imparable : une difficulté surgit, qui semble insurmontable — écrire cette page, bâtir un gouvernement, vivre —, on l’affronte malgré tout, malgré soi, on échoue évidemment ; on l’affronte encore, et pour cela (c’est là la beauté), on répète ce qui avait échoué une première fois, mais avec plus de vigueur encore, dans la conviction inébranlable qu’il suffira d’échouer davantage pour ne pas échouer. --Arnaud Maïsetti 30 octobre 2025 Même l’homme le plus triste (ou le plus joyeux) échappe par instant à sa tristesse (ou à sa joie). Il songe à un match de foot, il achète le pain, il se souvient de son enfance. -- Thierry Crouzet Carnets / janvier 2000 [mots-clef : an 2000, foisonnement] 31 octobre 2025 Mais tout ce que nous disait la géographie sur deux sortes d’îles, l’imagination le savait déjà pour son compte et d’une autre façon. L’élan de l’homme qui l’entraîne vers les îles reprend le double mouvement qui produit les îles en elles-mêmes. Rêver des îles, avec angoisse ou joie peu importe, c’est rêver qu’on se sépare, qu’on est déjà séparé, loin des continents, qu’on est seul et perdu – ou bien c’est rêver qu’on repart à zéro, qu’on recrée, qu’on recommence. -- Gilles Deleuze, l'île déserte, textes et entretiens [mots-clés : Philosophie, antagonisme des éléments] Au cours du XVIème siècle, le mot « grottesque » perd un « t » : l’orthographe évolue en même temps que le style des « grotesques » se transforme. Pouvoir englober toutes les formes imaginatives de l’ornement devient la force du grotesque. Le mot se charge d’un sens comique, ridicule. Des bizarreries, monstres, drôleries et rinceaux habités, ou encore des singeries et chinoiseries fourmillent dans ces ornements. Deux aspects fondamentaux permettent toujours de les identifier : la négation de l’espace - il s’agit un monde sans poids où tous les éléments semblent flotter -, et la présence de formes hybrides, issue de la pure fantaisie, à moitié humaines, animales ou végétales. L’art grotesque sert à décorer les plafonds et les murs sur lesquels de grandes peintures ne pouvaient être apposées et de nombreux peintres se spécialisent dans ce genre, comme les célèbres artistes Domenico Ghirlandaio, Raphaël et Michel-Ange. Vers 1518, Raphaël et son atelier décorent les fameuses Loges du Vatican, et consacrent les grotesques qui connaissent alors un extraordinaire succès. -- Lu ici [mots-clés : fresques, bizarreries, hybride, Raphaël]|couper{180}