Carnets | Ateliers d’écriture
        
      
      
      
      
        
         # Boost 2 #06 | Histoires autour  de l’histoire 
      
      
      
       
        Après plusieurs essais infructueux, l’idée de lire « Pastiches et Mélanges » aura été le déclencheur. Je laissai le livre ouvert dans Foliate et Lina Lachgar continuer son rêve, à sa façon, — pour commencer d’arpenter le mien. Car ce fut moins la leçon des pages que leur manière de demeurer entrouvertes, comme une porte laissée sur le palier de la mémoire, qui me décida à sortir ; dehors, la ville s’embuait déjà d’un flou propice, et je compris qu’il ne fallait pas tant chercher un sujet qu’accepter le fil des retrouvailles : la chaleur bleutée d’un poêle à gaz dans un atelier où l’huile, presque gelée, consent à se tiédir ; la toile badigeonnée de terre de Sienne, promesse d’une lumière à venir ; la porte revue rue Germain Pilon, devant laquelle on s’arrête sans raison ; un dancing trop sombre, où le parfum et la sueur se disputent la musique ; la Butte-aux-Cailles où l’on perd à nouveau celui qu’on croyait tenir ; un cimetière aux pierres de guingois dont l’obstination nous ressemble ; puis, plus loin, des yourtes battues par le vent, le thé au beurre, le rire doux de celui qui, chaque fois, échappe à la mort. Je n’avais rien à représenter, seulement à suivre — pas à pas — cette réparation discrète par laquelle on rend à la vie ce qu’on lui a pris : non le commerce des images, mais la présence qui s’entête. Alors je laissai le livre ouvert, et je me mis en route. Bien sur ce n'est pas Proust , c’est ma tentative d’entendre ce qui, chez lui, m’ouvre le passage 
 Porte · Dancing · Question · Autoroute Voix · Trou noir · Atelier · Sifflement Représenter 
 Porte- Version 1 
Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas.. Porte- Version 2 
Parfois, il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je n’y peux rien, mon pas ralentit ; à moins que l’injonction mystérieuse de ralentir mon allure ne le fasse soudain ressurgir. Ou encore est-ce un peu de ci, un peu de ça, comme souvent. Enfin, il arrive régulièrement que je veuille me rendre quelque part et qu’au détour d’une rue mon corps soit poussé par je ne sais quel courant invisible, entraîné comme par force à bifurquer contre ma volonté, encore que je n’en aie pas beaucoup lorsque je déambule ainsi dans la ville. Et c’est ainsi que ce soir-là mes pas m’entraînèrent rue Germain Pilon et que je me retrouvai devant sa porte. Comme si revoir cette porte était une sorte de remède à mon errance. Cela ne servirait à rien que je frappe à cette porte, ni que je sonne. Je sais que, désormais, il n’est plus là, plus nulle part dans cette ville ni d’ailleurs sur cette terre. Alors je repars comme si j’avais fait le plein, que les niveaux étaient revenus à la normale, et me dirige franchement vers mon but, cette fois. Je ne sais jamais vraiment ce que je cherche à atteindre ou à esquiver ; sans doute est-ce cette ignorance, conservée comme un avare conserve son trésor, qui me propulse en avant. Et voici que, tout en rêvant, mes pas me ramènent une fois encore devant cette porte alors que j’étais parti à l’opposé : je suis revenu par la rue des Abbesses ; il ne me reste plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendra qu’une bonne demi-heure. Mais à peine ai-je vu cette pensée surgir que je le vois assis derrière la vitre de ce café qui fait l’angle ; il me voit passer, il me fait un geste de la main ; je ne réponds pas, je sais que tout cela fait partie intégrante du rêve de ma vie. Porte- Version 3— mouvement plus que sens 
Parfois il m’arrive encore de penser à lui et, ce faisant, je sens — ou crois sentir — que mon pas se ralentit de lui-même, comme si la pensée n’était pas l’effet mais déjà l’obéissance à une injonction plus discrète, antérieure, qui, en commandant au corps de suspendre son allure, faisait remonter la figure absente ; à moins que ce ne soit l’inverse, ou bien un peu des deux, selon cette manière qu’ont nos mouvements dans la rue d’anticiper nos souvenirs et de les feindre, de sorte qu’on ne sait plus si l’on marche parce qu’on se souvient ou si l’on se souvient parce que l’on a, sans savoir pourquoi, ralenti. Il arrive alors, et presque régulièrement quand je prétends me rendre quelque part — prétention bien faible, car je n’ai guère de volonté dans ces déambulations où la ville, avec ses courants invisibles, impose plus qu’elle ne propose —, qu’au détour d’une rue une force légère mais irrésistible me pousse à bifurquer contre mon dessein, et c’est ainsi que, ce soir-là, mes pas me conduisirent rue Germain Pilon où je me retrouvai devant sa porte, laquelle, revue, me semblait tenir lieu de remède à mon errance, comme si la simple présence du battant, de son métal devenu mat à force d’être touché, suffisait à remettre en ordre un mécanisme intérieur déréglé ; et pourtant je savais qu’il ne servirait à rien de frapper ni de sonner, puisqu’il n’était plus là — plus nulle part dans cette ville, ni d’ailleurs sur cette terre —, et que, malgré cette certitude, le seul fait de m’arrêter là, un instant, me laissait repartir avec le sentiment que les niveaux s’étaient rétablis, qu’une réserve cachée avait été comblée et que je pouvais désormais, pour cette fois, aller droit à mon but. Je ne sais jamais bien ce que je prétends atteindre ni ce que je cherche à éviter (peut-être est-ce justement cette ignorance, gardée avec le soin d’un avare, qui me pousse en avant), si bien qu’en rêvant à autre chose — ou à rien — mes pas me ramenèrent une fois encore devant la même porte, alors que j’étais parti dans la direction opposée : j’étais revenu par la rue des Abbesses, et il ne me restait plus qu’à descendre vers le boulevard — rejoindre Clichy ne me prendrait qu’une bonne demi-heure ; mais à peine cette pensée se formait-elle, avec la satisfaction un peu naïve des projets modestes, que je le vis, assis derrière la vitre du café d’angle, tel qu’il se tenait autrefois à l’abri d’une buée où le dehors se reflète, et lui, me voyant passer, leva la main en un signe bref ; je ne répondis pas, non par dureté mais par crainte qu’un geste, en cédant à l’apparition, ne dépense irrévocablement ce reste de présence qui, dans certains lieux, survit aux êtres et nous visite. Dancing 
Il est des visages qui, avant même qu’on ait pu en distinguer la couleur des yeux ou la nuance des cheveux, se déposent en nous avec une analogie si pressante qu’ils ne laissent d’autre recours à notre mémoire que de les rapporter, par une sorte de raccourci fabuleux, à quelque figure apprise jadis dans les lectures d’enfance : ainsi cet homme, dont je n’ignorais nullement qu’il n’était pas roux et dont je savais bien aussi que je ne portais pas, quant à moi, le moindre fromage au coin des lèvres, m’évoqua pourtant, par la seule façon qu’il avait de sourire sans sourire, de hausser la tête comme pour chanter mieux et de caresser le vide d’un geste onctueux, le renard de la fable quand il feint pour le corbeau, dont il envie la proie, un enthousiasme si débordant qu’il en fait choir ce qu’il n’eût pu obtenir par la force ; et je songeai qu’il n’est pas besoin d’être roux pour ruser, ni d’avoir un fromage pour être volé, car il arrive, dans ces soirées où l’on se croit protégé par l’ironie, que nous désirions secrètement être flattés afin d’avoir enfin quelque chose à laisser tomber. Ce soir-là nous entrâmes dans un établissement que je n’eusse su nommer sans un peu de réticence — un dancing — tant ce mot, qui a gardé pour moi l’éclat factice d’une modernité déjà passée, mêle à la promesse d’une joie publique la fatigue d’une lumière trop longtemps entretenue ; à peine avions-nous franchi la porte vitrée, où s’accrochait une buée de parfums, de sueur riante et, me sembla-t-il, de tabac non tout à fait abandonné à son interdiction, que mon compagnon, comme s’il eût répondu à un signal convenu, disparut dans la pénombre au bras de femmes d’un certain âge dont la vivacité apprêtée trahissait moins la décence que le désir, et que l’usage, par moquerie ou tendresse, nous fait nommer « rombières », mot injuste peut-être, car ces dames, que des éclats de poudre rendaient neigeuses aux tempes, portaient avec une sorte d’héroïsme obstiné l’ombre de leur jeunesse, et leurs rires, trop clairs pour la salle trop sombre, semblaient, par un entêtement qui m’émouvait, vouloir rivaliser avec la musique sirupeuse qui coulait des haut-parleurs comme un sirop sur des fruits trop mûrs. Il y faisait sombre en effet, mais d’une obscurité habilement travaillée, où l’œil, après avoir tâtonné, finissait par discerner, derrière la nappe des volutes, la géographie mouvante des tables basses, des miroirs obliques, des banquettes au similicuir trop neuf, et je m’assis à l’une d’elles, moins par décision que parce qu’un serveur, surgissant à l’instant même où mon indécision se formulait, déposa devant moi un verre que je n’avais pas commandé, comme si le monde, à la place de mon désir, s’était chargé de me l’assigner, et que le liquide, par sa froideur limpide, me rappela ces boissons des stations balnéaires que l’on ne boit pas pour étancher une soif réelle mais pour donner une couleur à l’heure. Je regardais alors, dans ce climat d’éclairage humide, les silhouettes qui passaient et se reconstituaient à leur table, les couples aux gestes étudiés, les hommes dont la main trop prête à caresser laissait deviner, sous la jovialité, la colère d’une solitude que personne ne veut nommer, et, surtout, ces nombreuses rombières dont la danse, plus franche que celle des jeunes, avait la sincérité d’une victoire sur la fatigue ; mais il y avait aussi, flottant dans cet air, quelque chose d’âcre et de sucré ensemble — sueur, parfum, et cette queue de comète que laisse le tabac quand il n’est plus tout à fait là —, si bien qu’un haut-le-cœur, d’abord moral puis presque physique, me souleva avec cette brusquerie qui n’est pas tant le signe d’un dégoût que la remontée d’un souvenir jadis mal compris. Or, au moment même où je me disais que tout cela ressemblait davantage à une rêverie ancienne qu’à une scène présente — ce qui est peut-être la définition de certaines soirées : des rêves dont quelqu’un, par mégarde, aurait allumé la lumière —, je sentis, tout près de moi, la présence d’une femme dont je n’avais pas vu venir l’approche, et qui, demeurée dans l’obscurité comme pour mieux faire ressortir la blancheur de ses dents, me demanda du feu, la cigarette déjà posée entre ses lèvres d’un rouge trop parfait pour être naturel ; je cherchai, dans une poche, un briquet qui n’y était pas, puis, dans l’autre, une boîte d’allumettes dont le frottement fit jaillir cette petite flamme jaune, si modeste et si impérieuse, autour de laquelle, le temps d’un souffle que je crus partager, nos visages s’approchèrent à la distance précise où l’on se voit sans se regarder. J’eus alors ce sentiment, qui n’est pas toujours triste mais qui, ce soir-là, me fut douloureux, d’une solitude si complète que l’attention qu’on vous demande — un feu, un mot, un sourire — paraît, loin de l’amoindrir, la souligner d’un trait plus noir encore, car on comprend qu’on n’a été requis que pour un geste, et que notre personne, aussitôt le geste accompli, retombera dans l’ombre d’où elle avait surgi ; et je me dis, pour ne pas céder à une émotion ridicule, que j’allais me réveiller — car il arrive, dans les lieux trop composés, qu’on prenne le parti de croire qu’on rêve afin d’excuser l’excès d’irréalité qu’on y respire —, oui, je me réveillerais, c’était certain, mais où ? question à laquelle la salle ne donnait aucune réponse, sinon cette musique qui, d’être trop insistante, finit par se confondre avec le silence, et ce verre, posé devant moi, dont la surface, à peine tremblée par le passage d’une danseuse, réfléchissait, comme un petit lac inattendu entre deux rochers, la lumière vacillante d’un monde où l’on danse pour ne pas tomber. Question 
Nous marchions, lui et moi, d’un pas sans hâte — ce pas un peu traînant des fins d’après-midi d’automne où la ville semble reprendre son souffle entre deux respirations — et, tandis que la pente discrète des rues nous conduisait vers la Butte-aux-Cailles, je me surprenais à goûter cette conversation volontairement pauvre, presque volontairement pauvre, qui a l’air de ne porter sur rien et qui, précisément pour cela, ménage autour d’elle une zone de clarté où les souvenirs, à l’abri des grandes affirmations, peuvent se recomposer ; au-dessus du boulevard proche, très haut, là où les platanes finissent par ne plus appartenir qu’au ciel, des oiseaux se tenaient comme des griffures mobiles, et leurs cris, stridents mais non sans une musique d’enfance, zébraient l’air en longues déchirures qui semblaient recoudre aussitôt ce qu’elles venaient d’ouvrir. Nous traversions, à mesure que les façades renvoyaient ou retenaient la lumière, de larges nappes d’ombre et des clartés si blanches qu’elles aveuglaient, et je remarquais — sans oser le dire, de peur d’interrompre un équilibre plus fragile que nos paroles — combien le moindre déplacement de soleil redistribue secrètement les fidélités : ici une boulangerie soudain dorée me rappelait un matin très ancien, là un mur lavé de bleu me rendait, par une association trop rapide pour l’intelligence, la douceur d’un prénom ; nous parlions pourtant de choses absolument banales, le prix des cafés, la maladresse de quelqu’un, un livre qu’on remet à plus tard, et je ne sais si c’était ma voix qui, cherchant un appui plus ferme, posa une question, ou si la question, née d’elle-même, prit à la volée quelques mots pour se vêtir, toujours est-il que, l’ayant formulée — je m’en souviens à cause d’une vitre qui, à cet instant, renvoya notre image comme un reflet d’aquarium —, je n’obtins pas de réponse : la place, à mon côté, s’était vidée ; il avait disparu, non pas avec cette brusquerie qui fait sursauter, mais selon ce mode discret qu’ont certaines absences d’emprunter la logique même de la lumière, s’absentant d’autant mieux qu’elles semblent vous laisser intact ce qui, un instant plus tôt, vous entourait. Je demeurai quelques secondes immobile, comme si je pouvais, par une simple suspension du pas, rappeler au présent celui qui venait de s’en écarter, puis je fis quelques pas encore dans la rue où l’ombre s’épaississait déjà au pied des arbres ; et les oiseaux, très haut, poursuivaient leurs zébrures, identiques et pourtant différentes, si bien que je pensai que la ville, à cette heure, organise pour chacun des disparitions sur mesure : on croit perdre quelqu’un, on ne perd que le fil, et cependant ce fil, pour nous, c’est déjà la personne. Alors seulement je compris que ma question, restée sans réponse, avait moins cherché sa solution que son destinataire ; mais celui-ci — comme la Butte qui, sans effort, se retire un peu derrière soi à mesure qu’on croit l’atteindre — s’était glissé dans une nappe d’ombre contiguë à la nôtre, et je n’eus d’autre ressource, pour ne pas confondre l’inquiétude avec le ridicule, que de reprendre notre pas abandonné, de suivre la pente, d’écouter se défaire, au-dessus des platanes, la broderie criarde des oiseaux ; lui avait encore disparu.. Autoroute 
Il me sembla, à mesure que je m’éloignais, que le monde se couvrait d’une buée légère, non cette buée grossière des vitres mal essuyées mais une vapeur de regard qui, interposée entre la ville et moi, transformait les façades en plaques hésitantes d’une lanterne où les couleurs, n’étant plus circonscrites par des contours nets, passaient les unes dans les autres comme si un pinceau trop chargé avait décidé de prolonger chaque forme au-delà d’elle-même ; les feux arrière des voitures, traînés par la nuit comme par une main distraite, se filaient en rubans rougeâtres qui, plus qu’ils n’indiquaient une direction, paraissaient tenir lieu du temps même, et je me demandais si ce décalage — était-ce le monde qui retardait sur ma marche, ou ma marche sur l’heure de la ville ? — ne témoignait pas d’une de ces mésententes intimes par lesquelles nous savons que la réalité, pour continuer à nous porter, exige parfois qu’on la laisse filer d’un pas et qu’on se contente, comme on dit, de mettre un pied devant l’autre, humble liturgie dont la vérité, bien que modeste, a la persévérance des choses qui ne trompent pas. Or, tandis que je m’appliquais à cette exactitude enfantine de la marche, la ville, avec une complaisance presque affectueuse, cessa d’être la ville : par cette substitution si propre aux rêves et aux souvenirs qui, sous prétexte de nous reconduire, nous déplacent, j’étais déjà, sans franchir d’autre seuil que celui de mon attention, sur une aire d’autoroute — à moins que ce ne fût devant une barrière de péage, car ces lieux, jumeaux par excès de fonction, ont la politesse de se ressembler pour qu’on n’y demeure jamais — ; l’air y gardait ce froid de vent domestiqué que les grands espaces domptent pour eux, des bandes blanches disposaient au sol un ordre dont personne ne s’enorgueillit, et je percevais au loin la rumeur régulière des moteurs comme une mer docile à laquelle on aurait imposé le mètre et le second. Je tournai la tête vers lui : il était là, impassible selon cette habitude qui n’était pas tant une figure de son caractère qu’un art de sa présence, car il savait demeurer, visage immobile, à la lisière d’un sourire dont les lèvres ne se chargeaient jamais, et l’on eût dit que l’infime haussement d’un sourcil — qui n’avait pas lieu — suffisait à faire osciller tout le décor ; si bien que je me surpris à penser, sans paradoxes, que Buster Keaton avait peut-être emprunté à cet homme son comique sérieux, non parce qu’ils se seraient jamais croisés mais parce que l’un et l’autre, par une économie commune de gestes, faisaient comprendre combien l’immobilité, bien tenue, intensifie le mouvement qu’elle traverse. Il semblait, planté là, présent sur le seuil d’un rêve depuis toujours, tel un veilleur qui, connaissant les caprices du sommeil, s’abstient de le brusquer ; et son regard, que je croyais lire, disait, avec cette indulgence où la gravité se dissout sans perdre sa tenue : « tout cela n’est pas bien grave, allez », phrase qu’il ne prononça pas, ou à peine, mais qui, comme certaines paroles d’anciens amis qu’on sait par cœur, m’atteignit d’autant mieux qu’elle paraissait venir de plus loin que lui, et qu’à l’instant même où je l’entendais, je sentais — la buée, les rubans rouges, l’aire aux bandes blanches — que le monde, sans cesser d’être flou, redevenait habitable. Voix 
Encore une fois — et je me surpris à sourire de cette expression tant elle me semblait faite pour annoncer non la nouveauté mais la reprise fidèle d’une scène —, ce cimetière s’ouvrait devant moi avec ses pierres tombales de guingois, inclinées comme des navires qui, s’étant trop longtemps heurtés l’un à l’autre dans un port trop étroit, ont fini par se pencher pour se faire place ; et je reconnaissais, avec une lucidité dont l’âpreté me gênait presque physiquement, la manie qui me ramenait là, l’obstination avec laquelle, sous prétexte d’honorer une mémoire, je m’ensevelissais dans le décor même de cette mémoire, comme si l’on pouvait, à force de revenir, obtenir de la pierre mouillée ce que les vivants n’avaient pas su dire. Il eût été commode — c’est la tentation des morales rapides — de dater ce lieu et d’épingler son nom, de dire « Prague » pour s’épargner la fatigue du souvenir ; mais mon rêve, plus exact que mes lectures, ne me rendait de ce cimetière que l’étroitesse des allées, la superposition des tombes où les caractères hébraïques, mangés de mousse, demeurent lisibles comme les mots qu’on sait par cœur et qu’on n’a plus besoin de lire, l’odeur de terre humide où le froid a le velours des choses anciennes. Je me disais qu’il fallait, cette fois, m’en extraire (extraire, quel verbe ironique quand le lieu même semble vous tenir par dessous les pieds !) et je m’en faisais la recommandation avec une bienveillance peu convaincue : « Tu n’as qu’à penser à autre chose », me disait la voix familière, non pas d’un dehors secourable mais du plus profond de mon rêve, comme ces conseils qu’on croit recevoir d’autrui et qu’on sait, si l’on y prend garde, n’être que la politesse de nos propres injonctions. Penser à autre chose ! c’était demander à la pensée d’opérer ce que la jambe, parfois, tente dans ces cauchemars où l’on veut courir et où l’on n’avance pas — effort insensé, par lequel on dépense plus de force à demeurer en place qu’on n’en mettrait, à l’état de veille, pour parcourir une avenue entière — ; et je sentais, au moment même où je décidais de « me distraire », combien la distraction, pour être efficace, exige que l’objet à distraire consente à se laisser quitter, ce que mon obsession, avec une courtoisie têtue, se refusait à faire. Alors, au lieu de m’évader, je pris de biais la scène, comme on tourne autour d’une table pour trouver le seul angle d’où l’on voit la tâche qu’on veut ôter : je m’avouai, non sans une sorte de honte qui s’allégeait de se formuler, le ridicule de la situation — ridicule plus rare à reconnaître que la douleur, parce qu’il ne s’impose pas, qu’il faut aller chercher en soi comme un aveu —, et je vis que j’étais l’un de ces promeneurs qui, feignant de regarder les pierres, guettent en réalité le moment où le lieu les regardera. « C’est déjà bien de t’en rendre compte », reprit la voix, d’un ton complice où je crus entendre une sourire — et sans doute était-ce le mien — ; car il arrive qu’entre la compulsion qui nous enchaîne et la sagesse qui nous délivrerait, la seule voie praticable soit ce mince sentier de lucidité qui ne guérit rien mais empêche au moins la folie d’usurper le nom du devoir. Alors je restai là, un instant, dans ce cimetière qui, parce qu’il était de rêve, reprenait plus fidèlement que les lieux réels la pente des souvenirs, et je laissai, sans les combattre, se disposer autour de moi l’ombre verte des lettres, le frisson des herbes, la pesanteur inclinée des pierres ; je compris que s’extraire ne signifiait pas s’arracher mais consentir à ne plus demander au lieu ce que le lieu n’a pas reçu mission de rendre. Et, tandis que la voix — la mienne, la sienne, peu importe — s’éloignait à pas très légers, je sentis la scène, comme une page que l’on referme sans bruit, continuer de vivre à l’intérieur, mais plus bas, à un niveau où elle ne commanderait plus ma marche. Trou noir 
Dieu merci — et j’entends, en écrivant ces mots trop simples, l’écho reconnaissant de toutes les fois où je les ai pensés sans les dire —, j’ai conservé ce carnet de rêves que je tiens depuis des années, dont les pages, froissées aux coins, ont pris cette odeur de papier tiédi par la lampe, mélange de mine de crayon et d’ombre, si bien que le simple geste de l’ouvrir, à l’heure incertaine où la maison dort encore et où l’on hésite entre rendre compte d’un songe et se rendormir dans lui, me restitue déjà quelque chose de ces contrées que je crois quitter au moment même où j’y reviens ; et s’il m’arrive encore d’y écrire, c’est surtout pour y noter ces rêves lucides — ainsi les nomme-t-on, comme si la lucidité, qui nous fait tant défaut le jour, daignait la nuit nous visiter —, car les autres, dont l’amnésie matinale dissout les contours, me touchent moins désormais, sauf lorsque, par des voies détournées (toujours les mêmes et toujours nouvelles), ils me reconduisent à lui. Nous avions en partage ce sang que d’aucuns disent slave — expression commode pour désigner moins une géographie qu’un tempérament de mélancolie lucide, de gaieté douloureuse —, et peut-être est-ce à cause de cette parenté imaginaire que mes songes les plus extravagants, les plus foutraques dirais-je pour trahir à peine leur désordre organisé, me contraignent à pousser, d’un pas à la fois réticent et avide, la porte basse d’une yourte mongole, dont le feutre, imprégné de graisse et de vent, exhale une chaleur animale où la parole hésite à s’élever ; là, des enfants rient d’un rire sans raison, leur langue claque contre le palais comme une petite percussion qui rappelle de très loin le tambour du chamane, et l’on me fait signe, non sans une courtoisie qui a la pudeur du commandement, de boire le thé au beurre de yak, lourd et soyeux, qui laisse sur les lèvres un film de sel et de lait — boisson d’hospitalité dont j’ai l’impression, chaque fois que je la porte à ma bouche, qu’elle n’étanche pas la soif mais l’augmente d’un degré plus haut, comme ces mers froides qui donnent envie d’un autre océan encore ; et, dehors, au pied d’un ciel que le vent peigne en longues mèches, je me surprends, avec les gamins, à donner du bout du pied l’impulsion nécessaire pour faire rouler, sur la terre tassée, des têtes de mouton polies par l’usage, jeu d’une barbarie si candide que la vie, soudain, y paraît moins cruelle que nue, débarrassée du mensonge qui consiste à croire que nous ne dépendons pas d’elle. Il est là ; il est toujours quelque part dans ces scènes dont je suis à la fois le témoin et l’otage, non point au centre comme un héros qui prendrait la lumière, mais à la marge, à l’ombre du montant de la yourte, près du foyer où les pierres gardent la mémoire des flammes, ou au bord d’un plateau où la graisse figée dessine une carte où je feins de lire mon avenir ; il observe, et de cette observation je comprends qu’elle n’est pas surveillance mais veille — nuance par laquelle je reconnais la bonté des morts quand ils consentent à nous accompagner sans nous contraindre. Parfois, je le vois ouvrir la bouche, et je crois — enfant naïf que je demeure auprès de lui — qu’il va parler ; alors la bouche n’est plus une bouche mais un trou noir, qui s’élargit doucement, non pour effrayer mais pour montrer (comme on pousse une porte sur un couloir plus sombre) la possibilité d’une absence plus grande que l’absence, et je me dis : « va-t-il crier ? », avec cette impatience inquiète qui est le vrai nom de l’amour quand il s’obstine à réclamer un signe ; mais non, c’est à respirer qu’il semble avoir peine, il aspire l’air à petits coups discrets, comme s’il s’accoutumait à une hauteur nouvelle où l’oxygène manque, et, tandis que je me penche, prêt à lui prêter mon souffle, la bouche se referme — ce mouvement est d’une douceur presque comique tant il contredit l’alarme qu’il a provoquée —, et j’entends, venu de très près et de très loin, son rire très doux, non pas le rire éclatant qui se montre, mais ce ruissellement de gorge et de poitrine que j’ai tant de fois reconnu dans les cuisines familiales quand il feignait d’avoir perdu la partie pour mieux la gagner ; et ce rire, sans éclat, triomphe pourtant, comme triomphent les choses qui n’ont pas cherché la victoire : il me dit, sans paroles, que la mort, pour qui sait la fréquenter sans la provoquer, se laisse vaincre non par la force mais par une patience d’air et de lumière, comme ces étendues australes dont le seul nom — Antarctique — suffit à faire blêmir l’imagination, et qui pourtant, au premier pas posé, s’offrent, silencieuses, à l’être minuscule qui les traverse. Alors je referme mon carnet (ou je crois le refermer, car il demeure ouvert, là, dans la chambre dont on a tiré les rideaux), et je me promets, pour la prochaine fois, d’être plus exact, de noter la texture du feutre, l’angle de la lumière, la saveur du beurre, comme si le soin méticuleux accordé aux détails devait retenir le monde qui s’éloigne ; mais je sais déjà que, de toutes ces précisions, il ne me restera que son rire, pareil à un fil très fin qu’on sent sous la pulpe du doigt : on ne le voit presque pas, et c’est pourtant lui qui tient ensemble tout le tissu. Atelier 
Il alluma le poêle à gaz de l’atelier — ce petit soleil domestique dont la flamme bleutée, si docile au bouton, se donne des grandeurs de foyer — et, à mesure que la chaleur, hésitante d’abord comme un chat qui n’ose encore occuper le coussin, refoulait le froid logé dans les épaisseurs muettes des toiles appuyées contre le mur, il se frotta les mains, non par impatience mais par ce geste ancien où se confondent, chez ceux qui ont beaucoup attendu, l’ustensile et la prière ; puis il prépara son médium, un mélange d’huile et d’essence qu’il connaissait mieux que ses propres lignes de la main, l’huile presque gelée, lourde et visqueuse comme ces heures d’hiver qu’on pousse devant soi et qui reviennent se coller aux bottes, et je le regardai longtemps, longtemps à la mesure d’une patience qui fut jadis la sienne avec le monde entier et n’est plus, à présent, que celle qu’il exerce sur des matières inertes pour sauver en elles ce que le monde n’a pas voulu reconnaître en lui ; il prit une toile neuve, la tendit un peu plus — la clé du châssis grinça comme un souvenir qu’on force — et l’enduisa d’une mince imprimatura de terre de Sienne, cette couleur de pain rassis et de feuilles mortes, diluée d’une térébenthine dont l’odeur, je le sais, devait monter et s’étendre comme un banc de mémoire, mais à laquelle nous n’avons pas accès, car ni la chaleur ni le froid, ni même ces fumets nobles des ateliers où la peinture a vécu la journée, ne nous parviennent plus : tout ce que nous pouvons saisir désormais, nous le glanons à la surface des vivants, sur leur peau où passent, rapides et infalsifiables, les preuves qu’une chose a eu lieu. Il était vieux, à présent — ce « à présent » qui n’a pas la cruauté de l’arithmétique mais la ponctualité du miroir —, et pas en forme si l’on veut, avec ce ralentissement des articulations que l’hiver réclame en tribut et cette façon, plus nouvelle chez lui, de tenir la palette comme on tient une lettre revenue sans avoir été ouverte ; il n’avait pas connu, non, le succès qu’autrefois, dans l’allégresse d’un premier vernissage où les bouteilles s’ouvrent avant les regards, il s’était promis de forcer, non pas par vanité tant que par une mission mal formulée, presque religieuse, dont il croyait qu’elle réparerait quelque chose — quoi ? un tort originel, la négligence des siens, une parole paternelle tombée à côté, la première toile mal accrochée sous une lumière cruelle, ou plus simplement l’injustice, qui est de ce monde, par laquelle on voit des mains moins attentives recevoir des saluts dont les siennes furent privées — ; et pourtant, à observer sa figure penchée sur la palette, on eût dit qu’il poursuivait, contre ceux-là mêmes auxquels on prête le pouvoir de consacrer, une réparation plus secrète encore, où l’image qui manqua au jour devrait, par la seule discipline des couches superposées, retrouver le droit d’exister, non dans les regards — car ils ont trahi — mais dans sa propre matière. Dans la pénombre tiède de l’atelier, où un rai de lumière venu d’un carreau fêlé s’allongeait au sol comme un ruban de satin oublié sur un parquet d’autrefois, chaque objet avait l’air de l’attendre : le couteau, aux dents imperceptibles, pour lever la pâte où l’ombre s’épaissit ; le chiffon qui garde, dans ses plis, le secret des teintes qu’on n’a jamais osé jeter tout à fait ; le petit pot de siccatif qui promet aux impatients une accélération du destin ; et, au mur, ces essais, ces études aux bords effrangés, dont l’humble obstination témoignait moins d’un échec que d’une fidélité, comme si la peinture, pour lui, n’avait pas été ce par quoi l’on se distingue, mais ce par où, une fois dissipée l’illusion de « représenter » quelque chose pour autrui, on se refuse simplement à être représenté à sa place par la somme de ses renoncements. Il commença par établir, avec une brosse souple, les grandes masses — un ovale de lumière au centre, deux zones latérales où la terre de Sienne, repoussée, acceptait de redevenir air — ; je reconnus dans ce partage initial l’ombre d’un motif ancien, la figure d’un visage peut-être, non celui d’un modèle présent mais celui, plus tenace, d’une première promesse faite à soi, à l’époque où la main va plus vite que la déception et où le monde, en nous refusant, nous prête encore de quoi le méconnaître ; et je compris que la mission qu’il disait avoir ratée — et qui cimentait, couche après couche, l’amertume à la patience — n’avait jamais été de « réussir », mot d’épicerie qui compte les pièces avant de goûter le pain, mais de réparer l’intervalle entre le geste et ce qu’il appelle, faiblement, son dû : non point l’argent, non point même l’estime, mais cette reconnaissance première, muette et brûlante, qui n’appartient qu’au moment où une forme, d’un seul coup, coïncide avec l’attention qu’on lui a donnée. Car il y a des vies — et la sienne en était — pour lesquelles l’œuvre n’a pas été l’occasion d’être salué par d’autres mais la seule méthode inventée pour s’excuser auprès d’un enfant resté là, dans le couloir, qu’on a oublié d’appeler quand la table fut servie, et qu’on espère encore rejoindre par la couleur. L’huile, lentement, consentait à se tiédir ; elle cédait à la brosse comme ces volontés longtemps raides qui, au premier mot juste, se mettent à pleurer ; et lui, sans y penser, humectait du bout de la langue sa lèvre inférieure, de ce tic inoffensif qui servit jadis à donner du courage avant les concours et qui, à présent, revenait seulement pour empêcher sa main d’avancer trop vite ; je le vis poser, d’un geste presque impalpable, une touche plus claire au bord de l’ovale, non pas pour « faire la lumière » — jamais il ne s’y trompa — mais pour tester si le tableau voulait bien, aujourd’hui, accepter d’être traversé, et, comme la pâte se mit à respirer, j’eus l’illusion, un court instant, d’éprouver la tiédeur exacte de la pièce et l’arôme médicinal de la térébenthine ; mais rien ne nous parvint, sinon le frémissement que je découvrais, comme toujours, à la surface de sa peau, sur la tempe où bat une veine fidèle, sur les doigts un peu gonflés dont les phalanges gardent, à force de tenir les pinceaux, un poli d’outil : c’est là seulement — sur la peau des vivants, qui boit et rejette le monde à la seconde — que nous attrapons, à la volée, ce qu’il en reste pour nous ; si bien que, quand il s’assit, las mais sans se plaindre, pour regarder sa toile de la distance courte où l’œil renonce à dominer pour consentir à croire, je sus qu’il n’avait pas, ce jour-là, rapproché la gloire, mais qu’il avait, de quelques millimètres d’huile ambrée, refermé l’entaille invisible par où s’était enfuie sa première promesse, et que cette réparation — nulle part écrite, nulle part vue — valait, pour lui, plus que la soudaine faveur de ceux qui, revenant trop tard, apposent un nom sous une lumière qu’ils n’ont pas réglée. Sifflement- 
Il me semblait d’abord que le son venait de très loin — non pas loin dans l’espace, mais dans cette profondeur particulière où se rangent les choses que l’on n’a pas voulu entendre et qui, persévérantes malgré nous, restent à notre disposition comme les clefs d’un tiroir qu’on ne rouvre jamais —, et pourtant il suffit qu’il se fît un peu plus net pour que je comprisse, bien avant de l’identifier, qu’il avait la forme d’un appel ; car il y a des sifflements qui, par une économie subtile, condensent la supplique et l’ordre, et qui vous requièrent à la fois de venir et de choisir, si bien que je décidai, non sans cette préméditation enfantine qui donne du courage aux réveils nocturnes, qu’il s’agissait d’un signal, et que le moment était venu de m’extraire de ce trop-plein d’images hypnagogiques où, comme dans ces boîtes à bijoux surchargées, on ne retrouve plus la pièce qu’on cherche parce que tout y brille avec excès. Le sifflement m’était familier ; à peine l’entendis-je se répéter, un peu plus près, que mon corps, raidi par la durée trop longue d’un sommeil qui n’en est plus un, se redressa avec cette joie de première heure — joie si modeste qu’on la confond avec un simple soulagement —, et, feignant la surprise afin d’ôter à mon empressement l’aveu qu’il contenait, je me dirigeai sans hâte vers l’origine du son : non pour obéir, me disais-je, mais pour vérifier qu’il s’adressait à moi. C’est alors qu’eut lieu, dans ce rêve où les raccords ne se justifient pas davantage que ceux de la mémoire, l’espèce de substitution dont ma vie a peut-être fait sa méthode : la scène du dancing, déjà connue, revint avec sa pénombre diligente et ses parfums stratifiés, et, au moment même où je mesurais l’absurdité d’un tel retour — car tout ce que je m’étais promis d’éviter s’y trouvait rassemblé, la sueur candide et le fard offensif, le commerce et l’échange dont j’ai gardé, vous le savez, l’odeur et la honte —, une voix, qui semblait n’avoir jamais cessé d’être là, me dit, de l’ombre : — Du feu, jeune homme. Je fouillai dans mes poches, comme on fouille en soi un alibi, et ne trouvai pas de briquet. — Désolé, je ne fume pas, répondis-je, mensonge courtois que je m’accordai pour m’échapper au plus vite, sachant bien, cependant, que les lieux auxquels on tente d’échapper vous retiennent moins par leurs portes que par la part de vous que vous y avez oubliée. 
Il était déjà trop tard ; la salle, enflée de monde comme ces rivières d’après l’orage où tout flotte, se refermait sur moi ; je ne le voyais pas — lui, qui d’ordinaire observait en marge —, et cette absence, loin de m’attrister, venait en renfort de mon dépit, car rien n’alimente davantage la colère modeste (celle qu’on ose à peine nommer colère) que l’impossibilité d’assigner un visage à la scène qu’on condamne. Je décidai de sortir. Le boulevard, lavé d’une pluie fine dont l’excès se bornait à faire des miroirs au lieu de flaques, me reçut avec cette neutralité qui, certains soirs, a la bonté d’un acquittement. Partout des reflets ; et les feux arrière des voitures, en s’étirant, laissèrent sur l’asphalte des traînées terre de Sienne : je pensai, sans le vouloir, à la toile badigeonnée du vieil homme — cet apprêt de pain rassis et de feuilles mortes sur lequel il tente, chaque jour, d’inventer la lumière —, et je compris que mes fuites et ses reprises obéissaient au même vœu : ne pas se vautrer dans la fange ni s’acheter, au prix d’une sécheresse qui serait une autre forme de lâcheté, une pureté trop chère ; tenir, autant que possible, le fil au milieu, là où l’on accepte le monde dans ce qu’il a de poisseux, mais sans s’y confondre. J’étais à la fois déçu, ennuyé, un peu en colère — non pas contre lui, qui ne m’avait rien fait, mais contre cette part de moi qui, répondant au sifflement, avait cru à la promesse d’une sortie nette ; car le rêve, diplomate retors, ne nous offre jamais que des issues qui reconduisent. Et pourtant, tandis que je marchais — et la marche, humble liturgie, retrouvait son empire : mettre un pied devant l’autre, rien de plus —, je sentis que l’appel n’avait pas été vain ; il m’avait rappelé à l’endroit même du choix, à ce seuil où l’on entend également la voix qui vous invite à vous allonger dans la boue tiède des facilités et celle, plus maigre, qui vous propose une exigence sans éclat. L’une disait : « Reviens, on t’oubliera, et tu oublieras » ; l’autre, d’un ton presque sec : « Passe ton chemin sans mépriser, mais passe. » Je ne répondis à aucune — ou bien je répondis à la seconde par la simple exactitude de mon pas —, et la ville, en retour, consentit à se désembuer. Alors je me surpris à sourire aux traînées terre de Sienne comme à des lignes de fond tracées par une main amie : elles ne promettaient rien, sinon de ne pas me perdre ; et mon irritation, qui n’avait pas trouvé d’adversaire, se dissipa, laissant cette fatigue reconnaissante par laquelle on sait que la pureté, si elle a lieu, ne brille pas : elle coûte, elle répare, elle n’écrase pas. Représenter 
Il est des heures où, sans rien décider encore et comme si l’âme, laissant s’ouvrir d’elle-même une porte que l’habitude tenait close, revenait vers ce penchant si ancien que je n’ai jamais su lui donner un autre nom que celui, si simple et pourtant si chargé dans ma mémoire, de ne rien représenter ; et ce mot, qui pour d’autres n’est qu’un terme d’atelier, prend chez moi une résonance singulière, parce que mon père, représentant de son état, avait inscrit dans notre langage domestique une ambiguïté dont je me défiais, de sorte qu’à chaque fois que j’entendais « représenter » je ne pouvais m’empêcher d’y entendre à la fois la politesse des apparences et la fatigue d’un métier, comme si, au moment même où je refusais d’orner mes toiles ou mes pages d’une image trop prompte, je refusais aussi, sans l’avouer, la répétition d’un geste filial ; car il m’a semblé bien souvent que nous n’héritons pas tant d’objets ou d’idéaux que d’une manière d’habiter les mots, et que c’est cela, plus encore que les biens, qui pèse, et que j’appellerais volontiers un anti-héritage, non point par esprit de défi mais parce que ce qui nous est transmis, si l’on n’y prend garde, nous représente à notre place. Lorsque vint le moment de vider la maison, je crus d’abord que la décision serait aisée, qu’il suffirait de séparer ce qui devait être gardé de ce qui pouvait être donné, mais chaque chose — l’horloge qui battait un temps que nous n’entendrions plus, les nappes repassées dont l’odeur était celle de dimanches éteints, les livres aux marges où survivait la patience d’un regard — se mit à parler d’une voix douce et têtue, si bien qu’il m’était également impossible de garder et de jeter, et que même la charité, qui eût pourtant délivré ces objets de mon scrupule, me paraissait encore une manière de les désavouer ; mon frère prit ce qu’il jugea nécessaire (et j’en fus soulagé comme on l’est, les jours d’orage, d’un air soudain respirable), mais le reste, quoique vendu, partagé, dispersé, ne cessa pas de demeurer en moi, non comme un remords mais comme cette poussière claire qu’on découvre le lendemain sur un meuble qu’on croyait propre, signe que le temps, plus que la possession, a laissé son manteau sur nous. Et peut-être ce refus de suivre une voie tracée, que j’aurais voulu croire libérateur, n’était-il que la forme la plus obstinée d’une fidélité dissimulée, car il arrive que se détourner de la route des pères soit encore se régler sur elle, avec l’exactitude revêche de ceux qui, pour ne pas faire comme tout le monde, s’astreignent plus durement que lui aux commandements de l’esprit ; on oublie d’ailleurs combien le cadre, le décor, l’air du temps, qui semblent n’être rien, instruisent nos humeurs plus sûrement que notre corps même, et qu’une pensée que nous croyons nôtre n’est bien souvent qu’une alliance de souvenirs et de rencontres, ces coïncidences qu’un regard trop pressé tient pour du hasard alors qu’elles sont, au contraire, les rendez-vous pris par des causes anciennes. De là vient qu’on rejette un jour, sans savoir pourquoi, le plus proche, le semblable, comme si la ressemblance nous exposait à une lumière trop crue, et qu’on cherche, dans l’extérieur, l’étranger, non pas une nouveauté véritable mais le détour grâce auquel on supportera de se retrouver ; si l’on connaissait le secret de ce mouvement qui nous emporte, peut-être en ririons-nous, mais d’un rire qui aurait la pureté d’une évidence enfin reconnue, tandis que celui qui vient après coup, quand tout est déjà joué, n’est qu’un sourire de convenance, tardif et mince, où l’on sent qu’on a voulu être léger pour ne pas avoir à être juste. 
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Je m’étais jusqu’ici arrêté au seul mot « représenter », comme si, l’ayant éclairé, j’avais pour autant dissipé ce que sa famille de termes — « commerce », « échange » — traînait d’ombres autour de lui ; or ces mots-là, dans notre maison, n’étaient pas des abstractions d’école mais des choses presque matérielles, avec leur odeur (âcre de disputes rentrées, sucrée de réconciliations intéressées), leur grain (rude sur la langue quand il fallait les prononcer), et la honte bue jusqu’à la lie d’avoir vu ce que représenter, commercer, échanger pouvaient produire de violence minuscule et quotidienne, de mesquinerie patiente autant que de brusques injonctions, si bien qu’ils me sont restés à jamais en travers, non que je n’aie dû, plus d’une fois, par simple nécessité de vivre, endosser ces rôles dont je savais d’avance qu’ils me siéraient mal — le col me serrait, la manche me battait, je marchais de travers — au point qu’à la longue la place devenait intenable, parce que je ne savais plus lequel, du représentant, du commerçant ou de moi-même, tenait la parole et lequel ne faisait que prêter sa voix ; et pourtant, si j’essaie de comprendre sans me défausser ce malaise persistant, je reconnais qu’il tient moins à une moralité que je me serais donnée qu’à une manière, propre au temps où j’ai vécu, d’imaginer la « chose vraie » comme une marchandise rare qu’on arracherait d’autant plus jalousement au monde que tant d’autres choses, partout, se révélaient fausses, et que mon refus, qui se croyait désintéressé, n’était peut-être que la forme scrupuleuse d’un même commerce avec l’illusion, de sorte que tout mon effort aura consisté non à condamner ces mots mais à me soustraire à leur circulation — représenter, commercer, échanger — où l’on finit, si l’on n’y prend garde, par être à son tour représenté, marchandé, échangé à la place de soi-même.|couper{180}
      
      
      
      
        
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