Essais

observer le quotidien avec un filtre poétique ou conceptuel — en la transposant au thème du mythe, c’est-à-dire : chercher ce qui, dans la vie ordinaire, fonctionne comme un mythe.

Ce n’est pas chercher des légendes anciennes.
C’est s’ouvrir à ce qui, autour de toi, ressemble à du mythe, c’est-à-dire :

une parole qu’on répète comme une vérité

une scène étrange, récurrente, rituelle

un personnage qu’on admire ou craint démesurément

un objet qu’on sacralise

un geste qui semble chargé d’une puissance symbolique

Autrement dit : détecter des traces de fabulation, de croyance, de récit collectif ou de puissance symbolique dans la vie ordinaire.

La réalité truquée

Carte de la Tartarie indépendante (en jaune) et de la Tartarie chinoise (en violet), en 1806 par le cartographe britannique, John Cary.
Carte de la Tartarie indépendante (en jaune) et de la Tartarie chinoise (en violet), en 1806 par le cartographe britannique, John Cary.

La réalité truquée : Simulation, manipulations du temps et mythe de la Grande Tartarie

Introduction : Le soupçon d’une réalité simulée

En 2016, Elon Musk affirmait qu’«  il y a une chance sur des milliards que nous ne vivions pas dans une simulation  »
👉 The Guardian – Elon Musk sur la simulation

Philip K. Dick, dès 1977, évoquait une réalité manipulée par des altérations perceptibles dans nos souvenirs.

Ces idées, longtemps confinées à la philo et à la SF, suscitent désormais des réflexions sérieuses : et si notre monde était un programme, modifiable, repositionnable, voire réinitialisable  ?

C’est ce que soutient un courant actuel, liant la théorie de la simulation, la manipulation du temps, et l’effacement mystérieux de la Grande Tartarie.


I. La théorie de la simulation : et si le monde n’était qu’un code ?

En 2003, Nick Bostrom propose un argument célèbre :
👉 Simulation Argument – Bostrom

Trois hypothèses :

  1. Les civilisations s’éteignent avant de simuler des consciences.
  2. Elles décident de ne pas le faire.
  3. Nous sommes déjà dans une simulation.

Bostrom considère cette troisième option comme la plus vraisemblable statistiquement.

Elon Musk ajoute qu’avec l’évolution rapide des jeux (de Pong à la VR), nous nous rapprochons d’une simulation indiscernable de la réalité.

Ce thème résonne aussi en littérature  :

« Nous pourrions être dans le rêve d’un rêveur »
— Jorge Luis Borges, Les ruines circulaires

Philip K. Dick évoque un programmeur invisible dans son discours de Metz (1977) :


II. Glitches, temps flexibles et Mandela Effect

Le Mandela Effect désigne des souvenirs collectifs erronés :

  • La mort de Mandela dans les années 80
  • Les Berenstain vs Berenstein Bears
  • Des répliques cinématographiques modifiées

Certains y voient des bugs de simulation ou une mise à jour temporelle.
chercher des sources sur l’effet Mandela

Notre mémoire collective pourrait donc être la trace d’une réécriture historique, un patch cosmique.

Des traditions spirituelles véhiculent aussi ce thème : yugas hindous, changements d’ères, reset apocalyptique.


III. Tartaria : l’empire effacé par le programme ?

La « Tartarie » désignait historiquement l’Asie centrale sur les cartes anciennes.
Depuis 2016, une communauté en ligne la présente comme un empire technologique occulté après un mystérieux mud flood.
👉 Reddit – r/Tartaria
👉 ExplorersWeb – Tartarian Empire :contentReference[oaicite:1]{index=1}

Les éléments de preuve avancés :

  • Architecture sophistiquée, jugée anachronique
  • Expositions universelles (Chicago 1893, San Francisco 1915) interprétées comme vitrines Tartaria dissimulées
  • Rez‑de‑chaussée enfouis (mud flood), considérés comme traces physiques
  • Photos désertées de foule, vues comme preuve de dépeuplement d’après-cataclysme

👉 Wikipedia – Tartarian Empire (conspiracy) :contentReference[oaicite:2]{index=2}
👉 Bloomberg – “QAnon de l’architecture” par Zach Mortice :contentReference[oaicite:3]{index=3}

Vidéaste populaire :

Le canal Jon Levi est une référence visuelle pour les passionnés :
chaine Youtube


IV. Technologies disparues : que nous a-t-on volé ?

Selon les partisans de Tartaria :

  • Une énergie libre (éther, énergie atmosphérique)
  • Des structures vibratoires (flux sonores, résonance)
  • Une architecture fonctionnelle (clochers et dômes comme détecteurs ou capteurs)

Des bâtiments emblématiques (tour Eiffel, cathédrales) seraient réemployés en masques technologiques.

Les élites auraient dissimulé ces savoirs, imposé l’ère des énergies fossiles pour affaiblir les populations.
👉 ExplorersWeb – Tartaria exploration mysteries :contentReference[oaicite:5]{index=5}


Conclusion : Des mythes pour survivre à la modernité

La simulation et Tartaria offrent un même récit  : la réalité peut être programmée, modifiée, effacée.

Ces mythes alimentent notre intuition que quelque chose cloche dans notre histoire et nos sociétés.

« Nous nous racontons des histoires pour vivre. »
— Joan Didion

Ils révèlent notre attrait pour le merveilleux, notre besoin de sens et de contrôle, même s’il est construit sur des hypothèses fragiles.

Et si derrière ces mythes, quelqu’un modifiait ou modélisait notre perception du monde ?


Black Goo : Quand la fiction devient réalité conspirationniste

Le phénomène du "black goo" : entre science et fiction

Le "black goo" oscille entre réalité archéologique documentée et théories conspirationnistes contemporaines, révélant une fascinante migration de la fiction vers des systèmes de croyance sincères dans le monde anglophone.

Cette substance noire mystérieuse hante l’imaginaire occidental depuis des millénaires, mais sa transformation moderne illustre comment nos sociétés post-industrielles génèrent de nouveaux mythes technologiques. Des sarcophages égyptiens aux forums conspirationnistes, l’histoire du "black goo" dessine une cartographie de nos peurs les plus profondes.

Les racines historiques : quand la science éclaire le mythe

L’analyse la plus rigoureuse du phénomène provient paradoxalement de l’archéologie. En 2020, le British Museum publie une étude révolutionnaire menée par le Dr Kate Fulcher : l’analyse par chromatographie gazeuse-spectrométrie de masse de 91 échantillons de "black goo" égyptien prélevés sur des sarcophages de la 22ème dynastie (900-750 av. J.-C.).

Les résultats dissolvent le mystère : bitume de la Mer Morte, cire d’abeille (20-40%), résines de Pistacia (10-30%), huiles végétales. Aucune propriété mystérieuse. Cette substance servait à "sceller hermétiquement" les sarcophages, liée au culte d’Osiris "le noir", dieu de la mort et de la renaissance. Le lien symbolique avec le limon noir fertilisant du Nil ancrait cette matière dans une cosmologie cohérente.

Cette découverte scientifique éclaire d’un jour nouveau les références historiques aux substances noires. Dans la cosmogonie Navajo, le Nuage Noir (Black Cloud) représente l’Être Féminin qui rencontre le Nuage Blanc pour créer le Premier Homme dans le Nihodilhil - le "Monde Noir". Cette tradition orale millénaire, documentée académiquement depuis le 19ème siècle, révèle une constante anthropologique : les substances noires fonctionnent comme "médiateurs" résolvant les oppositions fondamentales - vie/mort, création/destruction, lumière/obscurité.

L’hindouisme ancien développe une complexité similaire avec le concept de Kāla, signifiant à la fois "noir" et "temps/destin/mort". La déesse Kali incarne cette dualité, tandis que les pratiques Aghori utilisent des substances noires dans des rituels tantriques. Le folklore arabe intègre les ghouls - créatures des déserts associées à la "matière noire" - dans les traditions pré-islamiques qui survivront dans les "Mille et Une Nuits".

L’émergence contemporaine : de la fiction à la "réalité"

La transformation moderne du concept débute dans les années 1990 avec deux œuvres de science-fiction majeures. X-Files (1993-2018) introduit le "black oil" - virus extraterrestre possédant les humains. La franchise Alien développe le Chemical A0-3959X.91-15, pathogène mutagène des mystérieux "Engineers". Ces représentations fictionnelles vont progressivement migrer vers des systèmes de croyance présentés comme factuels.

Cette migration s’opère selon un processus que j’appelle le "fiction-to-reality pipeline" : les éléments narratifs sont réinterprétés comme "révélation déguisée", Hollywood étant accusé de conditionner le public aux "vraies" conspirations. Cette dynamique s’accélère après le 11 septembre 2001, dans un contexte de remise en question généralisée des narratifs officiels.

La figure centrale de cette transformation est Harald Kautz-Vella, chimiste allemand autoproclamé devenu théoricien conspirationniste. Ses conférences internationales développent une cosmologie complexe : le black goo "invasif" serait arrivé sur Terre via des météorites il y a 80 000 ans. Cette "intelligence artificielle extraterrestre" manipulerait les élites mondiales pour préparer une colonisation progressive de l’humanité, créant des "êtres araignées" hybrides et infiltrant les réseaux de pouvoir.

Kautz-Vella distingue soigneusement le black goo "terrestre" (bénéfique, lié à Gaïa) du black goo "extraterrestre" (malveillant, instrument de contrôle). Cette distinction révèle la sophistication théorique de ces systèmes de croyance, loin des caricatures habituelles.

Le martyr du mouvement et la dynamique testimoniale

L’affaire Max Spiers catalyse la crédibilité du mouvement. Ce théoricien conspirationniste britannique, ancien camarade de classe d’Orlando Bloom, meurt mystérieusement à Varsovie en 2016 après avoir vomi "deux litres de liquide noir". Son message prémonitoire - "If anything happens to me, investigate" - transforme sa mort en événement fondateur.

L’autopsie révèle des niveaux élevés de médicaments, mais les circonstances alimentent les théories. Max Spiers devient le premier "martyr" du mouvement black goo, sa mort "prouvant" supposément la dangerosité de ces recherches. Cette dynamique martyrologique structure désormais une partie significative de la communauté.

Parallèlement émergent les liens avec la maladie de Morgellons - syndrome controversé caractérisé par des fibres émergent de la peau. Les patients rapportent des "taches noires" et huiles dans leurs lésions. Dr Ginger Savely et Cara St. Louis développent l’hypothèse d’une connexion : le black goo serait un vecteur de nanotechnologie auto-assemblante dispersée via les "chemtrails".

L’écosystème numérique et ses dynamiques

La diffusion contemporaine s’articule autour de plateformes spécialisées. Above Top Secret héberge les discussions les plus sophistiquées, Reddit assure la diffusion mainstream, TikTok viralise via l’algorithme avec des hashtags comme #blackgoo générant des millions de vues. Cette stratification reflète différents niveaux d’engagement et de sophistication théorique.

Les podcasts comme The Higher Side Chats professionnalisent la diffusion, créant un écosystème médiatique alternatif avec ses codes et ses vedettes. Les conférences Bases Project institutionnalisent le mouvement dans l’ufologie britannique, tandis que les événements spirituels développent une dimension "healing/deliverance".

Cette infrastructure numérique génère une économie de l’attention spécifique : livres, conférences payantes, produits "détox", formations. La monétisation influence directement l’évolution théorique, favorisant les narratifs les plus engageants plutôt que les plus cohérents.

L’analyse scientifique : distinguer le possible de l’impossible

L’examen rigoureux des affirmations révèle un spectre de plausibilité. Les substances noires aux propriétés particulières s’avèrent scientifiquement documentées : le graphène oxyde concentré ressemble effectivement à une substance visqueuse noire aux propriétés électriques remarquables. Les biofilms de microorganismes extrêmophiles des sources hydrothermales présentent des aspects gélatineux sombres et des capacités de résistance extraordinaires.

Les matériaux programmables constituent une réalité technologique : matériaux à mémoire de forme, hydrogels thermoresponsifs, surfaces auto-nettoyantes. Leurs limites sont cependant cruciales : réponses simples à des stimuli spécifiques, pas d’intelligence autonome, nécessité d’énergie externe.

L’auto-réplication incontrôlable reste scientifiquement très improbable. K. Eric Drexler, pionnier du concept de "grey goo", a officiellement rétracté l’hypothèse en 2004. La Royal Society conclut en 2004 que ces machines restent "trop éloignées dans le futur pour préoccuper les régulateurs". Le consensus scientifique s’oppose fermement aux scenarios catastrophistes.

Les affirmations sur la "conscience matérielle" violent les principes physiques établis. Aucun mécanisme connu ne permet l’émergence de conscience dans la matière inerte. La création d’hybrides inter-espèces complexes se heurte aux barrières génétiques fondamentales, tandis que la manipulation génétique à distance contredit les principes de la biochimie moléculaire.

Chronologie d’une transformation

Phase 1 (2000s-2010s) : Émergence des théories "réelles" distinctes de la fiction. Les premiers forums spécialisés développent des interprétations alternatives de la culture populaire.

Phase 2 (2010s-2020s) : Professionnalisation autour de figures comme Harald Kautz-Vella. Développement d’une infrastructure médiatique alternative : podcasts, conférences, publications.

Phase 3 (2020s-présent) : Intégration dans les théories COVID et transhumanistes. Le black goo devient un élément des théories sur les vaccins ARNm, la nanotechnologie injectable, les connexions 5G et le contrôle mental.

Cette évolution révèle une adaptation constante aux anxiétés contemporaines : peur de l’intelligence artificielle, crise environnementale, méfiance institutionnelle, quête spirituelle hors religions traditionnelles.

Les dynamiques sociales sous-jacentes

Le phénomène black goo fonctionne comme communauté alternative offrant un réseau social de soutien pour personnes marginalisées. Il propose une quête de sens via une explication totalisante dans un monde perçu comme chaotique. Il constitue une résistance symbolique - opposition aux autorités établies via un narratif contre-hégémonique.

L’analyse sociologique révèle des facteurs de propagation spécifiques : anxiété technologique, crise écologique, méfiance généralisée. Les événements catalyseurs - 11 septembre, crise financière 2008, pandémie COVID-19 - créent des fenêtres d’opportunité pour l’expansion de ces théories.

La circulation virale suit des patterns identifiables : TikTok pour la viralité algorithmique, Telegram pour le partage de "preuves", Substack pour la monétisation de contenus longs. Cette infrastructure technique façonne directement l’évolution théorique.

L’institutionnalisation progressive

Le mouvement développe ses propres "centres de recherche", ses traitements commerciaux, ses réseaux de patients. Cette institutionnalisation mime les structures scientifiques légitimes tout en s’en distinguant par l’absence de peer-review et de méthodologie rigoureuse.

L’émergence de "spécialistes" - médecins alternatifs, chercheurs autoproclamés, thérapeutes holistiques - crée une économie parallèle avec ses diplômes, ses certifications, ses protocoles thérapeutiques. Cette professionnalisation augmente la crédibilité perçue tout en maintenant l’absence de validation scientifique.

Recommandations pour une approche critique

L’évaluation rigoureuse exige de distinguer les niveaux de crédibilité. Les sources académiques (British Museum, publications peer-reviewed) offrent une base factuelle solide. Les recherches techniques (ingénierie environnementale, science des matériaux) fournissent un contexte scientifique légitime. Les analyses culturelles académiques éclairent les dimensions symboliques sans avaliser les affirmations factuelles.

Les sources conspirationnistes doivent être documentées comme phénomène sociologique sans recevoir de validation scientifique. Cette distinction critique évite à la fois la moquerie simpliste et la légitimation non critique.

La recherche future devrait privilégier les analyses sociologiques des facteurs de propagation, l’éducation médiatique pour développer l’esprit critique, le dialogue constructif évitant la polarisation, et le monitoring de l’évolution vers d’éventuels extrémismes.

Conclusion : miroir de nos anxiétés

Le "black goo" constitue finalement un révélateur sociologique remarquable. Ni simple canular ni vérité cachée, il illustre comment les sociétés contemporaines génèrent des mythologies technologiques face aux transformations accélérées. Les références historiques légitimes se mélangent aux spéculations contemporaines, créant un bricolage conceptuel où coexistent rigueur scientifique et pensée magique.

Cette coexistence n’est pas accidentelle. Elle révèle les zones d’incertitude de nos connaissances actuelles : systèmes complexes émergents, matériaux bio-hybrides, interfaces biologiques-synthétiques. Le black goo prospère dans ces interstices épistémologiques, proposant des explications simples à des phénomènes complexes.

Son succès témoigne de besoins sociaux non satisfaits : compréhension des transformations technologiques, maîtrise des risques environnementaux, participation aux décisions collectives. Plutôt que de rejeter ces préoccupations, une approche constructive devrait reconnaître leurs légitimité tout en développant des réponses scientifiquement fondées.

Le phénomène black goo nous rappelle que la frontière entre science et fiction reste poreuse, que la vérité se construit socialement, et que nos anxiétés contemporaines cherchent constamment de nouvelles formes d’expression. Dans cette perspective, il mérite notre attention critique non comme vérité alternative, mais comme symptôme de notre époque.


Sources scientifiques principales :

British Museum - Ancient Egyptian coffins and mystery of ’black goo’ https://www.britishmuseum.org/blog/ancient-egyptian-coffins-and-mystery-black-goo PMC - Molecular analysis of black coatings from ancient Egyptian coffins https://pmc.ncbi.nlm.nih.gov/articles/PMC8106298/ PubMed - Molecular analysis of anointing fluids https://pubmed.ncbi.nlm.nih.gov/33903252/

Sources anthropologiques :

Harvard Library - Folklore and Mythology Research Guide https://guides.library.harvard.edu/folk_and_myth Wikipedia - Diné Bahaneʼ (Navajo creation) https://en.wikipedia.org/wiki/Din%C3%A9_Bahane%CA%BC Wikipedia - Comparative mythology https://en.wikipedia.org/wiki/Comparative_mythology

Analyse sociologique des phénomènes conspirationnistes :

Wikipedia - Death of Max Spiers https://en.wikipedia.org/wiki/Death_of_Max_Spiers NCBI - Morgellons disease research https://www.ncbi.nlm.nih.gov/pmc/articles/PMC3257881/

Observer les mythes du quotidien

Ce sont les signes, les figures, les gestes qui, sans qu’on les interroge, semblent chargés d’un sens plus ancien, plus vaste. Des mythes en mouvement, qui traversent les corps, les images, les voix, sans costume ni épée.

C’est cela que je cherche à capter.

📍 Castaneda : déplacer le point d’assemblage

J’ai d’abord pensé à Carlos Castaneda. À ses entretiens initiatiques avec Don Juan, à cette idée étrange et lumineuse : nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, nous l’assemblons depuis un point précis de notre perception. Ce point peut bouger. Il suffit de suspendre la parole intérieure. D’observer sans chercher. De frôler l’invisible.

« Le monde est là pour être saisi, mais non par les mots. » -- Don Juan

En pratiquant certains exercices de rupture — marcher dans l’obscurité, fixer un détail jusqu’à ce qu’il devienne paysage, écouter ce que dit le silence —, Castaneda nous pousse à ressentir les lignes de force cachées du réel, là où s’impriment les récits anciens. C’est une attention sans interprétation, une lecture énergétique du monde, dans laquelle le mythe n’est pas un symbole, mais une force active.

🕳️ Perec : dénombrer l’invisible

Autre manière de faire surgir les mythes : par le minuscule. Georges Perec, dans ses Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien, observe la place Saint-Sulpice, non pas pour la comprendre, mais pour la vider de son sens trop visible. Il énumère, il attend, il laisse affleurer.

« Ce qui se passe quand il ne se passe rien. » Le mythe, ici, n’est pas grandiose. Il se cache dans les bus, les trottoirs, les panneaux d’affichage.

🎴 Sophie Calle : l’objet comme trace d’un rituel

Sophie Calle, elle, prend une valise oubliée, une lettre de rupture, un lit d’hôtel, et elle leur rend leur puissance cérémonielle. Elle transforme le banal en énigme. Elle traque l’émotion comme un chasseur traque la proie, mais sans l’abattre. Elle archive. Elle ritualise. Elle regarde l’ordinaire comme un mythe intime.

🕊️ Barthes : reconnaître les nouveaux dieux

Dans Mythologies, Roland Barthes s’amuse des fausses évidences. Le bifteck, la DS, le Tour de France : tout devient signe, tout fonctionne comme une croyance. Il décrypte les fictions collectives que la société produit sans le savoir.

C’est une autre manière d’observer : non plus depuis la rue, mais depuis les codes. Une lecture savante, mais toujours poétique, des micro-légendes modernes.

📓 Ernaux, Brainard, Ingold… autres formes d’attention

Annie Ernaux transforme sa vie en miroir du monde social. Joe Brainard dit "Je me souviens" pour faire affleurer une mémoire collective par fragments. Tim Ingold parle de marche, de vent, de chemins pour percevoir le vivant comme un tissu relationnel.

Ces pratiques ont un point commun : elles déplacent l’acte de voir. Elles rendent lisible ce qui normalement reste en sourdine.

🌍 Nicolas Nova : cartographier les signes faibles

C’est dans cet héritage que s’inscrit le travail de Nicolas Nova, et notamment ses Exercices d’observation. Il y propose une méthode souple et ouverte pour entraîner son regard à détecter ce qui résiste à l’habitude :

un objet mal placé

un comportement curieux

une phrase étrange entendue dans la rue

Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’accumuler sans jugement. De faire confiance à ce qui frappe, même légèrement. De se constituer un carnet de traces, comme un chasseur-cueilleur de mythes contemporains.

🔎 Conclusion : une dérive dans le réel

Mon ambition est modeste : regarder le monde autrement, chaque jour un peu. Je prends des notes. Je photographie. Je ne tire pas de conclusion. Je me contente d’accumuler. D’observer ce qui me regarde.

C’est peut-être ça, aujourd’hui, croire encore aux mythes : non pas les répéter, mais les repérer dans leurs nouvelles formes, dans leurs nouvelles matières.

Atlantide

Atlantide

Je crois que la première fois que j’ai entendu le mot, j’étais gamin. Atlantide. C’était à l’école, ou peut-être à la télé, je ne sais plus. Une île perdue. Avalée par la mer. Une civilisation disparue comme on efface un mot sur une ardoise. Je n’y ai pas pensé pendant des années. Et puis un soir, tard, sur mon téléphone, dans ce genre d’insomnie où le réel devient mou, j’ai vu passer une vidéo. Ça parlait d’une route sous-marine. Des blocs de calcaire alignés, pas très profonds, à Bimini. On voyait très bien les formes. Trop bien peut-être. Et la voix, douce, un peu trop calme pour être honnête, murmurait : on ne vous dit pas tout. J’ai regardé. Puis j’ai regardé encore. Et sans m’en rendre compte, je cherchais. Pas des preuves. Autre chose. Je crois que je cherchais à croire. Un peu. Pas complètement. Mais juste assez pour que ça tienne. Comme un fil invisible entre ce monde-ci et un autre, qu’on aurait perdu.

C’est étrange, la manière dont les récits nous attrapent. On croit qu’on les regarde. Qu’on les choisit. Mais c’est eux qui nous choisissent. Je vis dans un village en Isère, tranquille, avec des collines, des nuages bas, et cette lumière de fin d’après-midi qui a parfois quelque chose d’indécidable. Ici, les maisons sont vieilles, pas toujours belles, mais elles tiennent. Elles racontent. Je marche souvent, surtout quand le monde me pèse. Et parfois, je regarde les pierres comme si elles avaient des secrets. Comme si elles venaient d’ailleurs. De plus loin que l’histoire. C’est idiot, je sais. Mais il y a des jours où l’on a besoin que les choses racontent plus que ce qu’elles montrent. Des jours où on aimerait qu’un mur soit aussi un vestige.

Atlantide, c’est ce mot qu’on glisse entre deux silences. Ce mot qui revient quand tout le reste s’effondre. On pourrait dire que c’est une fable, une invention de philosophe. Un avertissement. Mais personne ne veut entendre l’avertissement. Ce qu’on retient, c’est l’image. Une cité engloutie. Belle. Sereine. Peut-être un peu trop parfaite. Et on la cherche. Encore aujourd’hui. Sur TikTok, sur Google Earth, dans les cartes anciennes, dans les rêves. Ce n’est plus de la recherche. C’est de la hantise. Une mémoire qu’on aurait sans l’avoir vécue. Une blessure avant la blessure.

Je vois passer des vidéos : ruines immergées, voix doucereuses, zooms lents sur des anomalies géologiques. Je ne suis pas dupe. Je sais que tout ça flotte, que c’est instable. Mais j’y retourne. Comme on retourne dans une maison vide, juste pour sentir ce qu’il en reste. L’Atlantide est devenue une interface. Une surface sur laquelle chacun projette ses manques. Ceux qui y voient des technologies perdues, une énergie propre, une sagesse oubliée. Ceux qui y cherchent des réponses au monde d’aujourd’hui, à sa vitesse, à son indifférence. On pourrait en rire. Mais c’est trop sérieux pour être moqué. Parce que ce qu’on nomme Atlantide, aujourd’hui, ce n’est pas un lieu. C’est un refus.

Un refus de l’architecture muette, des villes qui ne disent rien, des machines qui épuisent. Un refus de cette modernité sèche, sans promesse. Et dans ce refus, il y a de la beauté. Même dans l’excès. Même dans le flou. Quand je tombe sur ces images générées par IA, avec leurs arches translucides, leurs dômes lumineux, leurs places silencieuses, je ne peux pas m’empêcher d’y croire. Pas au sens littéral. Mais au sens du manque. Ce sont des cartes d’un monde qu’on voudrait mériter.

Je pourrais parler de Tesla, de l’éther, de tous ces récits secondaires qui s’agrègent. Je pourrais analyser. Démonter. Mais je crois que ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est la façon dont tout ça résonne. Dont ça nous fait marcher. Chercher. Imaginer. Peut-être que la vérité, là-dedans, n’a jamais été la question. Peut-être qu’il s’agit juste d’avoir encore un espace pour espérer autrement.

Parfois je me dis que l’Atlantide n’a pas disparu. Qu’elle est en nous. Fragmentée. Diffuse. Une sorte de négatif du réel. Quelque chose qu’on perçoit dans les marges, dans les plis, dans les silences. Je pense à ces vieux escaliers qui ne mènent nulle part. À ces portes murées qu’on croise dans certaines villes. À ces ruines qu’on ne regarde plus. Ce sont peut-être ça, les vraies preuves. Pas des vestiges. Des appels.

Alors non, je ne crois pas à l’Atlantide comme on croit à un continent. Mais je crois à ce que ce mot déplace. Je crois à ce qu’il rend possible. Un espace mental. Une échappée. Une manière de continuer à désirer. Et dans un monde qui se rétrécit, c’est déjà beaucoup.

Je crois que la première fois que j’ai entendu le mot, j’étais gamin. Atlantide. C’était à l’école, ou peut-être à la télé, je ne sais plus. Une île perdue. Avalée par la mer. Une civilisation disparue comme on efface un mot sur une ardoise. Je n’y ai pas pensé pendant des années. Et puis un soir, tard, sur mon téléphone, dans ce genre d’insomnie où le réel devient mou, j’ai vu passer une vidéo. Ça parlait d’une route sous-marine. Des blocs de calcaire alignés, pas très profonds, à Bimini. On voyait très bien les formes. Trop bien peut-être. Et la voix, douce, un peu trop calme pour être honnête, murmurait : on ne vous dit pas tout. J’ai regardé. Puis j’ai regardé encore. Et sans m’en rendre compte, je cherchais. Pas des preuves. Autre chose. Je crois que je cherchais à croire. Un peu. Pas complètement. Mais juste assez pour que ça tienne. Comme un fil invisible entre ce monde-ci et un autre, qu’on aurait perdu.

C’est étrange, la manière dont les récits nous attrapent. On croit qu’on les regarde. Qu’on les choisit. Mais c’est eux qui nous choisissent. Je vis dans un village en Isère, tranquille, avec des collines, des nuages bas, et cette lumière de fin d’après-midi qui a parfois quelque chose d’indécidable. Ici, les maisons sont vieilles, pas toujours belles, mais elles tiennent. Elles racontent. Je marche souvent, surtout quand le monde me pèse. Et parfois, je regarde les pierres comme si elles avaient des secrets. Comme si elles venaient d’ailleurs. De plus loin que l’histoire. C’est idiot, je sais. Mais il y a des jours où l’on a besoin que les choses racontent plus que ce qu’elles montrent. Des jours où on aimerait qu’un mur soit aussi un vestige.

Atlantide, c’est ce mot qu’on glisse entre deux silences. Ce mot qui revient quand tout le reste s’effondre. On pourrait dire que c’est une fable, une invention de philosophe. Un avertissement. Mais personne ne veut entendre l’avertissement. Ce qu’on retient, c’est l’image. Une cité engloutie. Belle. Sereine. Peut-être un peu trop parfaite. Et on la cherche. Encore aujourd’hui. Sur TikTok, sur Google Earth, dans les cartes anciennes, dans les rêves. Ce n’est plus de la recherche. C’est de la hantise. Une mémoire qu’on aurait sans l’avoir vécue. Une blessure avant la blessure.

Je vois passer des vidéos : ruines immergées, voix doucereuses, zooms lents sur des anomalies géologiques. Je ne suis pas dupe. Je sais que tout ça flotte, que c’est instable. Mais j’y retourne. Comme on retourne dans une maison vide, juste pour sentir ce qu’il en reste. L’Atlantide est devenue une interface. Une surface sur laquelle chacun projette ses manques. Ceux qui y voient des technologies perdues, une énergie propre, une sagesse oubliée. Ceux qui y cherchent des réponses au monde d’aujourd’hui, à sa vitesse, à son indifférence. On pourrait en rire. Mais c’est trop sérieux pour être moqué. Parce que ce qu’on nomme Atlantide, aujourd’hui, ce n’est pas un lieu. C’est un refus.

Un refus de l’architecture muette, des villes qui ne disent rien, des machines qui épuisent. Un refus de cette modernité sèche, sans promesse. Et dans ce refus, il y a de la beauté. Même dans l’excès. Même dans le flou. Quand je tombe sur ces images générées par IA, avec leurs arches translucides, leurs dômes lumineux, leurs places silencieuses, je ne peux pas m’empêcher d’y croire. Pas au sens littéral. Mais au sens du manque. Ce sont des cartes d’un monde qu’on voudrait mériter.

Je pourrais parler de Tesla, de l’éther, de tous ces récits secondaires qui s’agrègent. Je pourrais analyser. Démonter. Mais je crois que ce n’est pas ça qui compte. Ce qui compte, c’est la façon dont tout ça résonne. Dont ça nous fait marcher. Chercher. Imaginer. Peut-être que la vérité, là-dedans, n’a jamais été la question. Peut-être qu’il s’agit juste d’avoir encore un espace pour espérer autrement.

Parfois je me dis que l’Atlantide n’a pas disparu. Qu’elle est en nous. Fragmentée. Diffuse. Une sorte de négatif du réel. Quelque chose qu’on perçoit dans les marges, dans les plis, dans les silences. Je pense à ces vieux escaliers qui ne mènent nulle part. À ces portes murées qu’on croise dans certaines villes. À ces ruines qu’on ne regarde plus. Ce sont peut-être ça, les vraies preuves. Pas des vestiges. Des appels.

Alors non, je ne crois pas à l’Atlantide comme on croit à un continent. Mais je crois à ce que ce mot déplace. Je crois à ce qu’il rend possible. Un espace mental. Une échappée. Une manière de continuer à désirer. Et dans un monde qui se rétrécit, c’est déjà beaucoup.

nda : j’ai cherché des images de l’Atlantide et j’ai été stupéfié de voir que 90% des images sont désormais générées par IA.


Atlantis

I think the first time I heard the word, I was a child. Atlantis. It was at school, or perhaps on television, I no longer remember. A lost island. Swallowed by the sea. A civilization erased the way one erases a word from a slate. I didn’t think about it for years. And then one evening, late, on my phone, in that kind of insomnia where reality becomes soft, I saw a video scroll by. It spoke of an underwater road. Limestone blocks aligned, not very deep, at Bimini. You could see the forms very clearly. Too clearly, perhaps. And the voice, gentle, a little too calm to be honest, murmured : "They don’t tell you everything." I watched. Then I watched again. And without realizing it, I was searching. Not for proof. Something else. I think I was searching for belief. A little. Not completely. But just enough for it to hold. Like an invisible thread between this world and another we had lost.

It’s strange, the way narratives catch us. We think we’re watching them. That we choose them. But they choose us. I live in a village in Isère, quiet, with hills, low clouds, and that light of late afternoon that sometimes has something undecidable about it. Here, the houses are old, not always beautiful, but they hold. They tell stories. I walk often, especially when the world weighs on me. And sometimes, I look at the stones as if they held secrets. As if they came from elsewhere. From further back than history. It’s foolish, I know. But there are days when one needs things to tell more than what they show. Days when one would like a wall to also be a vestige.

Atlantis is that word you slip between two silences. That word that returns when everything else collapses. You could say it’s a fable, a philosopher’s invention. A warning. But no one wants to hear the warning. What we retain is the image. A sunken city. Beautiful. Serene. Perhaps a little too perfect. And we search for it. Still today. On TikTok, on Google Earth, in ancient maps, in dreams. It’s no longer research. It’s haunting. A nostalgia without memory.

I see videos pass by : submerged ruins, honeyed voices, slow zooms on geological anomalies. I’m not fooled. I know all this is floating, unstable. But I return to it. The way one returns to an empty house, just to feel what remains of it. Atlantis has become an interface. A surface onto which each person projects their lacks. Those who see in it lost technologies, clean energy, forgotten wisdom. Those who seek in it answers to today’s world, to its speed, to its indifference. One could laugh at it. But it’s too serious to be mocked. Because what we call Atlantis, today, is not a place. It’s a refusal.

A refusal of mute architecture, of cities that say nothing, of machines that exhaust. A refusal of this dry modernity, without promise. And in this refusal, there is beauty. Even in excess. Even in blur. When I come across these AI-generated images, with their translucent arches, their luminous domes, their silent squares, I can’t help but believe in them. Not in the literal sense. But in the sense of lack. They are maps of a world we would want to deserve.

I could speak of Tesla, of ether, of all these secondary narratives that aggregate. I could analyze. Dismantle. But I think that’s not what matters. What matters is the way all this resonates. How it makes us walk. Search. Imagine. Truth, in all this, was never the question. It’s just about still having a space where hoping functions.

Sometimes I tell myself that Atlantis hasn’t disappeared. That it’s in us. Fragmented. Diffuse. A kind of negative of the real. Something we perceive in the margins, in the folds, in the silences. I think of those old staircases that lead nowhere. Of those walled-up doors we encounter in certain cities. Of those ruins we no longer look at. These are perhaps the real proofs. Not vestiges. Calls.

So no, I don’t believe in Atlantis the way one believes in a continent. But I believe in what this word displaces. I believe in what it makes possible. A mental space. An escape. A way to continue desiring. And in a world that shrinks, that’s already a great deal.

Articles