
Ce sont les signes, les figures, les gestes qui, sans qu’on les interroge, semblent chargés d’un sens plus ancien, plus vaste. Des mythes en mouvement, qui traversent les corps, les images, les voix, sans costume ni épée.
C’est cela que je cherche à capter.
📍 Castaneda : déplacer le point d’assemblage
J’ai d’abord pensé à Carlos Castaneda. À ses entretiens initiatiques avec Don Juan, à cette idée étrange et lumineuse : nous ne voyons pas le monde tel qu’il est, nous l’assemblons depuis un point précis de notre perception. Ce point peut bouger. Il suffit de suspendre la parole intérieure. D’observer sans chercher. De frôler l’invisible.
« Le monde est là pour être saisi, mais non par les mots. » -- Don Juan
En pratiquant certains exercices de rupture — marcher dans l’obscurité, fixer un détail jusqu’à ce qu’il devienne paysage, écouter ce que dit le silence —, Castaneda nous pousse à ressentir les lignes de force cachées du réel, là où s’impriment les récits anciens. C’est une attention sans interprétation, une lecture énergétique du monde, dans laquelle le mythe n’est pas un symbole, mais une force active.
🕳️ Perec : dénombrer l’invisible
Autre manière de faire surgir les mythes : par le minuscule. Georges Perec, dans ses Tentatives d’épuisement d’un lieu parisien, observe la place Saint-Sulpice, non pas pour la comprendre, mais pour la vider de son sens trop visible. Il énumère, il attend, il laisse affleurer.
« Ce qui se passe quand il ne se passe rien. » Le mythe, ici, n’est pas grandiose. Il se cache dans les bus, les trottoirs, les panneaux d’affichage.
🎴 Sophie Calle : l’objet comme trace d’un rituel
Sophie Calle, elle, prend une valise oubliée, une lettre de rupture, un lit d’hôtel, et elle leur rend leur puissance cérémonielle. Elle transforme le banal en énigme. Elle traque l’émotion comme un chasseur traque la proie, mais sans l’abattre. Elle archive. Elle ritualise. Elle regarde l’ordinaire comme un mythe intime.
🕊️ Barthes : reconnaître les nouveaux dieux
Dans Mythologies, Roland Barthes s’amuse des fausses évidences. Le bifteck, la DS, le Tour de France : tout devient signe, tout fonctionne comme une croyance. Il décrypte les fictions collectives que la société produit sans le savoir.
C’est une autre manière d’observer : non plus depuis la rue, mais depuis les codes. Une lecture savante, mais toujours poétique, des micro-légendes modernes.
📓 Ernaux, Brainard, Ingold… autres formes d’attention
Annie Ernaux transforme sa vie en miroir du monde social. Joe Brainard dit "Je me souviens" pour faire affleurer une mémoire collective par fragments. Tim Ingold parle de marche, de vent, de chemins pour percevoir le vivant comme un tissu relationnel.
Ces pratiques ont un point commun : elles déplacent l’acte de voir. Elles rendent lisible ce qui normalement reste en sourdine.
🌍 Nicolas Nova : cartographier les signes faibles
C’est dans cet héritage que s’inscrit le travail de Nicolas Nova, et notamment ses Exercices d’observation. Il y propose une méthode souple et ouverte pour entraîner son regard à détecter ce qui résiste à l’habitude :
un objet mal placé
un comportement curieux
une phrase étrange entendue dans la rue
Il ne s’agit pas de comprendre, mais d’accumuler sans jugement. De faire confiance à ce qui frappe, même légèrement. De se constituer un carnet de traces, comme un chasseur-cueilleur de mythes contemporains.
🔎 Conclusion : une dérive dans le réel
Mon ambition est modeste : regarder le monde autrement, chaque jour un peu. Je prends des notes. Je photographie. Je ne tire pas de conclusion. Je me contente d’accumuler. D’observer ce qui me regarde.
C’est peut-être ça, aujourd’hui, croire encore aux mythes : non pas les répéter, mais les repérer dans leurs nouvelles formes, dans leurs nouvelles matières.