Partir à l’aventure, avec seulement une vague idée de la destination. Aucun plan, pas de cartes à l’avance, pas d’itinéraires minutieusement étudiés. Seulement un point de rendez-vous : Ancona, Italie, le samedi 4 août à 16 h pour récupérer les billets du ferry. Depuis le départ, pas un mot écrit, trop occupé à m’étonner de la fluidité du voyage. Les Alpes sont franchies, les régions traversées défilent, depuis les montagnes jusqu’à la plaine, jusqu’à l’Adriatique.

Je tente de me remémorer les étapes suggérées par le GPS, celui que nous avons paramétré « sans péages » : Turin, Chiari, Asti, Alessandria, Piacenza, Parme, Modène, Bologne, Rimini, et enfin Ancona. Tout cela semble flou, mais l’important, c’est que nous sommes arrivés à destination. Pendant que nous attendions sur le parking des ferries, je me suis surpris à me demander l’origine du nom Ancona, dérivé d’angh, un mot grec ou indonésien qui signifie « coude », un nom parfaitement adapté à la forme que la ville dessine en étreignant la côte.

Cela m’a rappelé une remarque de Balzac sur l’importance des détails, lorsqu’il commence à décrire le jardinet de la pension Vauquer. Comme tant d’autres éléments — l’architecture, les décorations, les luminaires — essentiels, selon lui, pour écrire. Les détails, comme ceux que Balzac chérissait tant, semblent parfois inutiles, superflus, et pourtant... Ils sont là, comme une architecture invisible qui soutient le récit. Peut-être qu’écrire, c’est justement cela : chercher à saisir ce qui se cache dans l’infime, dans ce qui semble anodin. Traverser une ville sans en retenir le nom, c’est comme oublier de décrire un détail essentiel dans une phrase — un oubli qui fait vaciller tout l’équilibre. L’accumulation des détails est devenue plus importante que le récit lui-même. C’est cette accumulation qui construit nos souvenirs de voyage, bien plus que les grandes lignes de l’itinéraire.

Cela me rappelle aussi cette psychanalyste lyonnaise qui prenait un malin plaisir à énoncer la moindre phrase avec une lenteur insupportable pour ses auditeurs, elle les tenait ainsi sous sa coupe, exhibant, comble de la perversion, une mine ingénue.

Alors que nous attendons pour embarquer vers l’île de Hvar, je prends enfin le temps de noter quelques impressions sur la Croatie. Nous avons quitté Ancona sous la pluie, une traversée nocturne marquée par de violents grains, avant d’arriver à Split sous un ciel gris et menaçant. Un ouragan nous accueille au matin. Il n’y a que peu de temps que le soleil a fait son retour. La ville est engorgée de trafic, mais heureusement, nous avons prévu assez de marge pour accomplir en quarante-cinq minutes ce qu’un oiseau ferait en quelques battements d’aile.

Quant à Split elle-même, peu de choses à dire si ce n’est que ses marchés semblent appartenir à une autre époque. De petits étals s’alignent, modestes et désordonnés, comme des souvenirs éparpillés d’une vie paysanne. Les légumes — quelques oignons, des carottes tordues, des patates grises encore couvertes de terre — sont disposés avec une économie silencieuse. Leurs couleurs ternes se fondent dans la morosité ambiante, sous un ciel qui semble retenir ses larmes. Les vieilles femmes, le visage creusé par les ans, se tiennent derrière, indifférentes aux rares passants, leurs mains usées par les récoltes, leurs regards lointains. On dirait qu’elles sont là depuis toujours, enracinées dans ce décor austère, figées dans un cycle immuable. Ces marchés sont d’un autre temps, un temps où la survie se compte en poignées de légumes vendus à quelques touristes distraits.

Il ne me reste que quelques textes à écrire ici, avant de ne plus pouvoir publier sur ce blog. Mais cela importe peu, la matière est là, prête à être modelée. J’ai d’ailleurs créé un nouveau blog sur WordPress, « Peintures chamaniques », qui prendra peut-être le relais. Si cela ne fonctionne pas, tant pis, je trouverai une autre solution.

Créer un blog, relancer une chaîne YouTube... L’idée me fascine autant qu’elle m’inquiète. Publier des mots sur un écran, c’est accepter de les voir se dissoudre dans l’immensité numérique. Qui lira ces textes ? Y aura-t-il un écho, quelque part, ou ne seront-ils qu’une voix de plus noyée dans ce tumulte silencieux ? Peut-être que l’essence de l’écriture aujourd’hui est là, dans ce flou incertain, dans cette impossibilité de mesurer son impact. Écrire, c’est se lancer dans l’inconnu, un peu comme ces voyages improvisés, sans cartes, sans plans précis, simplement en suivant une direction vague. Le blog ou la chaîne YouTube sont comme ces villes traversées rapidement : des étapes. Ce qui compte, c’est de continuer à avancer.

Le ciel plombé nous accueille à Split, la ville noyée sous un déluge. L’eau ruisselle dans les rues, comme si elle cherchait à effacer les contours de ce lieu sans histoire. Le voyage, au fond, n’est peut-être qu’une lutte incessante contre cet effacement. Chaque pas, chaque lieu traversé est déjà en train de se dissoudre dans la mémoire, à peine franchi, à peine vécu. Que restera-t-il de Split dans quelques jours ? Un souvenir flou, peut-être une image de ce marché ancien, ou la sensation du vent humide sur ma peau. Et pourtant, nous continuons d’avancer, poussés par une force que nous ne comprenons pas toujours. L’important n’est peut-être pas de retenir, mais d’accepter que tout s’efface, tôt ou tard.

Septembre approche. J’ai encore le temps de réfléchir à tout cela avant de décider de la suite.