Et bien voilà, on y est, ça fait un an. Sauf que c’est mal fichu, on ne sait pas bien sur quoi ils se basent pour m’envoyer ce message chaque matin ; il faut croire que c’est à cause du fait de publier tous les jours, c’est certainement ça, ça ne peut être que ça. En fait, tu publierais un gribouillis, un doigt d’honneur, un graffitis scabreux, pour eux ce serait strictement la même chose. Tu comprends leur chronomètre, de quoi est constituée cette notion du temps qu’ils se fabriquent, qu’ils finissent par nous fabriquer par la bande. Parce que mine de rien, c’est une sorte de petit encouragement qu’ils semblent prodiguer, un petit bravo matinal, de la dopamine, ça ne va guère plus loin. Mais c’est très bien de le remarquer, de l’examiner, si possible de parvenir à s’en débarrasser, à s’en foutre. Ce n’est pas facile, on pourrait le croire, ça va chercher quand même très loin à l’intérieur du ressort humain, c’est forcément des reliquats très anciens, des choses qu’on dirait ésotériques, une sorte d’enseignement caché réservé aux initiés, le reste étant en gros des béotiens, quand on ne vous traite pas de con tout à fait ouvertement désormais. C’est l’époque, on navigue ainsi entre félicitations pour rien et mépris pour tout. Un vieux manichéisme mal digéré, du nazisme, ni plus ni moins, très fatiguant de s’en rendre compte. On s’en rend de plus en plus compte, je ne sais pas si vous le remarquez, ça devient d’une limpidité aveuglante, une tarte à la crème, un poncif, un cliché.

Décidément c’est incroyable, encore perdu 500 grammes, et sans le moindre effort, par simple dégoût, je ne vois que ça. Hier soir on en parlait avec C. On avait fait comme d’habitude avec eux, quelque chose de simple, une brick, une salade, et le dessert tellement rafraîchissant, des petits morceaux de melon et de pastèque en salade, mais sans ajouter quoi que ce soit, pas de sucre, rien, comme ça. Et puis chacun l’un en face de l’autre, les femmes avec les femmes, les hommes avec les hommes, ce qui donne cette impression de conversation parallèle. On s’y sent tout à fait à l’aise avec l’habitude, ça roule, comme sur des rails. Avec de temps à autre, bien sûr, des intersections. Il arrive qu’un sujet soit une sorte de station d’aiguillage, le yoga notamment, hier soir c’était ça avec eux, d’ailleurs c’est le yoga, c’est toujours le yoga, je ne me souviens pas d’autre sujet en tout cas. Sinon, à part ça, dans la conversation entre hommes, c’était la viande le sujet, le dégoût de la viande. On le savait déjà un peu, on le supputait par de nombreux indices même si on n’est pas cul et chemise, on se connaît maintenant depuis quoi, trois ans je crois. J’ai raconté la fatigue, le dégoût, je ne sais plus dans quel ordre vraiment exposer cela, le fait de manger de la viande, ce sujet a fait remonter bien des choses de l’enfance. Et ce, pour chacun des deux, car C. ne fut pas en reste, surtout avec ce récit d’un petit chevreau qui saute dans un pré, quand le coq vient se poser sur son dos. Mais comment peut-on ensuite manger du chevreau ? Il n’y a que le père qui le pouvait, nous, les enfants, on évitait, on n’en mangeait point. Cette sympathie immédiate pour les animaux, et dont il faut comprendre qu’elle est surtout due au fait de les fréquenter pour de vrai très tôt, que le fait de garder des chèvres vous oblige notamment à les considérer, ce qui n’est pas rien aujourd’hui, m’a ébranlé. Ce fut comme un déplacement de plaques tectoniques tout au fond, surtout en me souvenant des monceaux de viande saignante à quoi nous avions droit de façon dominicale en famille. Cet appétit que nous avions alors, nom de Dieu, quelle ignorance quand j’y repense, c’est un vrai regret, je crois même que c’est un remords. Le fait de se jeter comme ça sur la nourriture, sur de la viande rouge et saignante, mon Dieu, mais quel dégoût rien qu’à essayer de l’évoquer. Quelle honte. On est tombé d’accord là-dessus, sauf que C., lui, s’en sortait bien mieux, il avait eu ses dégoûts, sa fatigue bien plus tôt, peut-être même avant l’adolescence. Alors que moi, comme j’étais sur cette lancée, il a bien fallu attendre la quarantaine avant de commencer à entretenir des soupçons, des scrupules, des doutes, et ça ne s’est pas fait d’un coup, rien de miraculeux, je dirais que ça ressemble à une lente érosion, quelque chose de grignoté l’air de rien, petit à petit, de manière quasi invisible. Mais cette association soudaine entre le désir de se remplir, de se jeter sur… du poulet rôti, je prends l’image du poulet rôti parce qu’elle semble être la plus inoffensive en apparence, mais c’est le piège, c’est drôle d’avoir dérivé du steak saignant au poulet en passant, cette association m’a rappelé toute ma fatigue de ces derniers temps et aussi l’intuition que si tu ne comprends pas quelque chose avec la tête ou le cœur, c’est la fatigue, le dégoût, petit à petit, qui va te l’enseigner.

Et c’est exactement comme ça qu’il a encore fallu que je raconte cette image. L’enfant qui va à l’école à pied par tous les temps, qui se tient sur le pont qui enjambe le Cher, qui voit les flaques de sang s’écouler par de gros tuyaux venant des abattoirs, de gros tuyaux à peine cachés par les herbes de la rive, et ce souvenir, le sang en train de s’étendre à la surface des eaux, ce liquide que l’on devine visqueux, graisseux, et toute la tristesse, la mélancolie qui serre le cœur à cet instant précisément, dans une odeur de fer et de rouille et qui se mêle au gris du ciel bas, à la sobriété des maisons, des rues, de la vie ici dans ce village, et cette sensation d’être encore un peu vivant parmi tous les morts nous entourant. Cette sensation d’être pris entre deux feux, entre les vivants et les morts, d’hésiter vraiment à choisir son camp.

Ce qui nous a réunis au bout de tout ce dégoût, ce sont des souvenirs d’enfance encore, l’évocation de certains noms de poissons. On s’est souvenu, comme si on allait les pêcher dans le fin fond de la mémoire, des noms du gardon, du black-bass, du poisson-chat. On avait dévié, c’était évident, l’appétit ancien de la viande s’adressait en apparence au poisson, on aurait pu le croire, mais ce n’était pas ça. Non, on ne se leurrait pas, on parlait d’un appétit perdu voilà tout, on le regardait ainsi, ce mouvement, on le regardait, impuissants et même un peu idiots, s’enfuir, en regardant par où il s’enfuyait au fur et à mesure des années. Et il ressemblait à tout ce sang étalé sur l’eau du Cher, il ne servait plus à grand-chose sinon à nourrir la nostalgie et les poissons.

C’est sans fin, ça fait encore partie de la mythologie enfantine, que les choses puissent être sans fin, et c’est de là qu’on extrait certainement toute cette faim, cette propension à croire en l’insatiable, en l’éternité. C’est un rêve d’enfant, oui voilà, ce ne peut être que ça, et l’on peut dire ce que l’on voudra, que la société pallie cela, qu’elle tente en tout cas d’y pallier, mais ça va bien au-delà de ça. Cette faim prend ses racines ailleurs, dans un ailleurs, dans un grand vide, quelque chose juste avant la toute première étincelle du big bang, c’est à croire que, que ce soit par la science ou le Saint-Esprit, cela n’a pas vraiment d’importance. Des enfants de la faim, voilà ce que nous sommes, et on y a cru, on y a tellement cru, quelle que soit la manière d’aborder cette sensation, cette peur, cet effroi, ce désir. Que ce soit en dévorant le monde cru ou cuit, de façon sauvage ou distinguée, raffinée, en se jetant à corps perdu dans l’apprentissage de la lecture, de l’écriture, par besoin, par nécessité, ou parce qu’on ne pouvait tout simplement pas faire autrement, faute de viande rouge, faute d’autre denrée à se mettre sous la dent, tous, nous en arrivons à la fin, au dégoût ou à une forme d’épuisement, de lassitude, peut-être en s’apercevant à quel point on se sera laissé mener par le bout du nez par la faim ou la fin elles-mêmes. Peut-être que ça ne sert à rien de se plaindre de ce dégoût, de cette fatigue, de soupirer ou de souffler. Et ça me ramène encore à une image, c’est étonnant comme certaines images acquièrent de l’importance au fur et à mesure des années. Un enfant court autour d’un stade avec ses camarades, c’est un jour gris, il va pleuvoir, on peut sentir l’orage déjà présent dans l’air. L’enfant ralentit, se laisse dépasser par tous ses camarades, il semble prendre conscience que quelque chose est étrange, c’est insidieux, ça a l’air d’arriver comme la pluie, quelques gouttes, par-ci par-là. Il s’arrête et s’interroge : à quoi ça sert de courir autour de ce stade, quel est le but, et s’il refusait de courir avec les autres, que se passerait-il ? Le voici, il s’est assis sur le bord de la piste désormais, il est la risée des autres, on le menace d’une punition, il s’en fiche, il a trouvé sa place, c’est ce qu’il éprouve. C’est énorme, il suffit simplement de s’asseoir et d’observer tout ce qui se passe, comment ça marche, comment ça court, rien de plus, et de calmer la peur, le désir, d’accepter la solitude. Ça ressemble à une autre course, dans l’invisible, une course d’endurance que personne ne peut voir, sauf la fatigue, et voilà tout.