critique de la théosophie, René Guénon

En 1921 paraît à Paris un livre au titre sec, presque polémique : Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion. Son auteur, René Guénon, a trente-cinq ans. Peu connu encore, déjà redouté. Son style tranche : pas d’emphase, pas de décor. Il ne raconte pas l’aventure de Blavatsky, il l’exécute. Guénon ne se place pas sur le même terrain qu’elle. Là où Blavatsky promettait un savoir total, une synthèse de l’Orient et de l’Occident, il revendique un autre critère : la légitimité. Un ésotérisme n’a de valeur que s’il s’inscrit dans une lignée, une chaîne initiatique, une transmission. Tout le reste n’est que jeu de façade, illusion moderne. Dans ses autres livres — La Crise du monde moderne, Le Règne de la quantité— Guénon élargira cette critique au rationalisme, à la démocratie, à la science occidentale. Mais dans le cas de la Théosophie , sa cible est précise : Blavatsky et ses disciples ont bâti, dit-il, une pseudo-religion qui mime l’ésotérisme, en détourne les symboles, mais n’a ni racine ni autorité. C’est une autre voix qui surgit au XXᵉ siècle, implacable. Là où la Théosophie séduisait par son vertige de totalité, Guénon impose la coupe nette : il n’y a pas de savoir sans filiation, pas d’initiation sans transmission. Le reste, pour lui, n’est qu’imposture moderne.

Pour Guénon, tout commence par là. Une tradition n’est pas un assemblage d’idées séduisantes ni une esthétique de l’ésotérisme. Elle ne vaut que par la continuité d’une filiation, la reconnaissance d’une chaîne initiatique. C’est ce lien invisible qui fonde l’autorité, qui distingue la connaissance vraie de l’improvisation. Ainsi le soufisme en islam, l’hindouisme avec ses écoles métaphysiques, le taoïsme en Chine, ou même certains courants ésotériques du christianisme : chacun s’appuie sur une transmission vivante, sur des maîtres identifiables, sur une mémoire reçue et transmise. La Théosophie n’a rien de cela. Blavatsky évoque des maîtres invisibles, des Mahatmas entrevus dans les replis de l’Himalaya. Des lettres tombées du ciel, des communications mystérieuses. Mais pas de lignée, pas d’initiation, pas de continuité vérifiable. Pour Guénon, tout repose sur du sable. La clé de sa critique est simple : sans filiation, pas de légitimité. Et sans légitimité, pas de véritable ésotérisme. La Théosophie n’est pas une sagesse oubliée retrouvée, c’est une invention moderne qui singe la forme de l’initiation mais en a perdu la substance. Une façade brillante, un décor. Derrière : rien.

Au cœur de la mise en scène de Blavatsky se trouvent les Mahatmas. Ces maîtres orientaux censés dicter la doctrine depuis leurs retraites himalayennes, invisibles, inaccessibles. On montrait des lettres mystérieusement matérialisées, tombées d’un placard ou glissées sous une porte, comme preuve d’un contact direct avec une sagesse supérieure. Pour Guénon, c’est là que l’imposture éclate. Les Mahatmas ne sont pas une lignée, mais une fiction commode. Ils servent d’autorité fictive à un système sans racine, garantissent une façade exotique pour séduire un public occidental avide d’Orient. Derrière l’apparence, rien de transmissible. Le danger, dit-il, n’est pas seulement la naïveté. C’est la contrefaçon. Une pseudo-initiation qui mime les formes sacrées mais détourne les chercheurs de la vraie voie. Le prestige du secret et du caché ne remplace pas l’autorité d’une tradition vivante. Guénon tranche : ces maîtres invisibles ne sont qu’un mirage. Leur invocation ne révèle pas une profondeur, mais un vide. Une manière moderne d’inventer une légende pour masquer l’absence de filiation.

La Théosophie a séduit parce qu’elle parlait la langue de son temps. Blavatsky et ses disciples ont mêlé des bribes d’hindouisme et de bouddhisme à une kabbale réinventée, saupoudré le tout de termes scientifiques : énergies, vibrations, fluides. Le XIXᵉ siècle voulait concilier science et mystère ; la Théosophie a offert ce mélange prêt-à-consommer. Pour Guénon, c’est là tout le problème. Les concepts orientaux sont simplifiés jusqu’à devenir caricatures. Le karma devient une mécanique de récompense et de punition, la réincarnation une succession d’existences à comptabiliser, les cycles cosmiques une sorte d’histoire naturelle des peuples. Rien de l’intériorité subtile des doctrines originelles ne subsiste. Ce qu’il voit, c’est une fabrication moderne, taillée pour flatter la curiosité occidentale : exotisme, spectaculaire, promesse d’accès immédiat aux secrets du monde. Le public croit accéder à une sagesse antique ; il ne fait que consommer un produit adapté à son goût. Guénon appelle cela une contrefaçon spirituelle. Une doctrine qui brille par son vernis, mais dont le cœur est vide. Le piège de la modernité : donner l’illusion du sacré en reprenant ses signes extérieurs, alors que la substance a disparu.

Guénon ne s’est jamais voulu homme politique. Dans sa jeunesse, il a croisé l’Action française et les milieux ésotéristes catholiques, mais il s’en est vite détourné : trop de manœuvres, pas assez de substance. Ce qui l’intéresse, c’est l’ordre spirituel, pas la conquête du pouvoir. Son antimodernisme radical l’a pourtant rapproché de penseurs conservateurs. Son rejet du rationalisme, de la démocratie, de la science profane pouvait séduire certains milieux d’extrême droite. Julius Evola, par exemple, s’inspire largement de Guénon, mais pour en faire une arme politique, guerrière, fasciste. Guénon s’en est toujours méfié. Il n’était ni nationaliste ni raciste. Pour lui, la Tradition primordiale dépasse les peuples et les frontières. Ce qui compte, ce n’est pas l’identité politique, mais la filiation spirituelle. Sa conversion à l’islam soufi et son installation définitive en Égypte, sous le nom d’Abdel Wahid Yahia, en disent long : il choisit l’ancrage dans une tradition vivante, et le retrait des combats politiques. Reste que ses écrits ont été récupérés par des camps très divers : catholiques intégristes, traditionalistes européens, chercheurs de voies spirituelles orientales. Guénon refusait ces usages, mais son œuvre, par son intransigeance et son refus du monde moderne, prêtait à toutes les appropriations.

Pour Guénon, la Théosophie n’est pas seulement une erreur parmi d’autres : c’est l’exemple type de ce qu’il appelle une contre-initiation. Tout y est : les signes extérieurs de l’ésotérisme, le vocabulaire du secret, l’appel aux traditions orientales, et derrière, l’absence de filiation, l’absence d’autorité réelle. Elle sert de modèle à ce qu’il dénonce ailleurs : les pseudo-religions modernes, les mouvements qui imitent la structure du sacré pour séduire mais ne transmettent rien. Le spiritisme, les néo-rosicruciens, les occultismes de pacotille — tous fonctionnent selon lui sur la même logique. Mais la Théosophie occupe une place centrale, car elle a réussi à se donner une aura internationale et à séduire jusqu’aux élites. Dans sa critique, Guénon n’épargne pas non plus le public. Si la Théosophie prospère, c’est parce que les modernes sont avides d’ésotérisme rapide, de révélations sans travail, d’un accès immédiat au savoir total. Le succès de Blavatsky dit quelque chose du vide spirituel de l’époque. La Théosophie devient ainsi, sous la plume de Guénon, le symptôme par excellence : celui d’un monde en quête de substituts, fasciné par l’apparence, incapable de reconnaître la profondeur véritable.

Blavatsky avait proposé un savoir total, une carte grandiose où tout pouvait se relier — science, religion, mythe, Orient et Occident. Guénon, trente ans plus tard, a tranché net : ce n’était pas une tradition, mais une contrefaçon. D’un côté, la Théosophie comme laboratoire de mythes, fécondant les artistes, alimentant la culture populaire, nourrissant des imaginaires jusqu’à aujourd’hui. De l’autre, la Théosophie comme pseudo-religion paradigmatique, signe de la décadence moderne, piège séduisant pour des chercheurs d’absolu mal orientés. Ces deux récits ne peuvent pas se rejoindre. Ils parlent du même objet mais en changent le sens. L’un regarde la fécondité culturelle, l’autre juge la validité spirituelle. Entre eux, une ligne de fracture. La question reste ouverte : que vaut un mythe qui inspire et irrigue si, pour un métaphysicien, il n’est qu’illusion ? Peut-on mesurer une doctrine à ce qu’elle transmet, ou à ce qu’elle déclenche ? Deux manières d’évaluer l’héritage, et peut-être deux manières irréconciliables d’habiter le monde.

illustration dessin portrait de R. Guénon, Pierre Laffille

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Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation oeuvres littéraires