Les héros civilisateurs ont toujours été un peu suspects. On les a décorés de mythes, de couronnes et d’auréoles, mais si l’on gratte un peu, on tombe vite sur des comportements instables, parfois franchement inquiétants. Prométhée, par exemple, n’était pas seulement ce bienfaiteur altruiste qui déroba le feu pour l’offrir aux hommes. C’était aussi un tricheur, un provocateur, qui avait sous-estimé la réaction d’un Zeus particulièrement rancunier. Résultat : un foie livré chaque jour à l’appétit d’un aigle obstiné. On a connu des philanthropes plus efficaces. Héraclès, autre star du panthéon antique, massacra sa femme et ses enfants dans un accès de rage avant de se lancer dans ses travaux. Quant à Gilgamesh, premier grand héros littéraire, il inaugura sa carrière en tyran brutal avant de comprendre tardivement que la mort viendrait aussi pour lui. Autrement dit, la civilisation avance souvent derrière des guides qui vacillent, délirent ou détruisent. On pourrait croire que nous avons changé d’époque. Que les héros de la modernité seraient plus rationnels, plus équilibrés, mieux outillés pour conduire l’espèce vers de nouveaux horizons. Il n’en est rien. Nous confions désormais nos vies à des figures tout aussi instables, mais dont l’uniforme est différent : tee-shirt sombre, baskets blanches, sourire nerveux. Elon Musk envoie des fusées pour s’évader vers Mars, Mark Zuckerberg fabrique des mondes parallèles peuplés d’avatars sans jambes, Jeff Bezos imagine des colonies orbitales alignées comme des entrepôts. Steve Jobs avait déjà transformé l’objet banal du téléphone en laisse numérique. Ces nouveaux héros ne ressemblent plus à des demi-dieux colériques, mais à des geeks obsessionnels. La psychopathologie demeure, seule la présentation a changé. Il faut voir avec quelle insistance la mythologie ancienne rappelait le prix des dons. Chaque innovation venait chargée de sa malédiction. Pandore ouvrait la boîte et libérait les maux du monde ; Icare s’envolait et retombait aussitôt ; Sisyphe poussait son rocher pour l’éternité. Ces récits faisaient office de garde-fous : oui, le progrès existe, mais il est ambivalent, dangereux, parfois fatal. La modernité, elle, a supprimé les avertissements. On ne raconte plus de tragédies, on déroule des conférences. Les mythes se sont dissous dans les keynotes et les communiqués de presse. Le don de feu devient une start-up, la boîte de Pandore un réseau social, les ailes d’Icare un projet de colonisation spatiale. La leçon a disparu, il ne reste que le pitch. Ce n’est pas que les héros civilisateurs soient devenus pires. Ils l’ont toujours été, à leur manière. Prométhée était un délinquant céleste, Héraclès un colérique, Gilgamesh un tyran. Mais ces excès faisaient partie du récit, ils servaient de contrepoint. Aujourd’hui, les excès sont effacés, neutralisés par le discours publicitaire. On se retrouve avec des figures qu’on célèbre comme visionnaires, alors qu’elles cumulent les symptômes du psychotique : obsession, isolement, incapacité à envisager les conséquences. À y regarder de plus près, ces héros modernes ne sont pas des visionnaires mais des joueurs. Des enfants prolongés, lancés dans des expérimentations à grande échelle. Ils posent des satellites comme d’autres des cubes de Lego, programment des IA comme on élève des Tamagotchi, s’amusent avec des milliards de données comme on collectionne des cartes Pokémon. La différence, c’est l’échelle. Leur terrain de jeu, c’est la planète entière, et nous sommes les figurants de leurs expériences. On aurait pu imaginer qu’après tant de siècles de mythes, nous serions vaccinés. Qu’on aurait intégré le principe de l’hybris, ce mot grec qui désigne la démesure et appelle le châtiment. Mais nous semblons avoir oublié la moitié du récit. Nous n’avons gardé que l’éclat positif du héros, en gommant l’avertissement. Alors nous confondons sauveurs et déments, civilisateurs et destructeurs. Et nous avançons, confiants, derrière des guides qui ressemblent surtout à des personnages de tragédie inachevée. Car au fond, le héros civilisateur est toujours un boulet. C’est son rôle : tirer le monde vers l’avant en l’entravant de ses propres obsessions. Prométhée enchaîné, Héraclès condamné à expier, Gilgamesh rappelé à la mort. Aujourd’hui, ce sont Musk enchaîné à ses fusées, Zuckerberg à ses métavers, Bezos à ses logistiques. Leurs chaînes sont numériques, financières, mais elles existent. Et nous sommes attachés avec eux. Peut-être faudrait-il réapprendre à lire les mythes. Pas pour s’y réfugier, mais pour retrouver ce qu’ils savaient dire : chaque innovation est un poison, chaque don a son prix, chaque héros est un malade qui nous entraîne dans sa maladie. Nos sociétés célèbrent l’innovation comme une évidence, alors qu’il s’agirait de la considérer comme une tragédie