Je suis tombé un matin sur un papyrus égyptien, un catalogue de rêves. Tout y était classé bons ou mauvais, comme on range des outils dans une caisse. Rêver qu’on mange du crocodile : bon. Rêver qu’on expose son postérieur : mauvais. Rien de plus, rien de moins. J’ai souri d’abord, réflexe moderne, comme on sourit devant un horoscope au détour d’un journal. C’est que nous avons pris l’habitude de juger aussitôt ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. Ce sourire, c’était celui de la raison. Mais d’où vient cette raison qui trace la frontière entre crédible et farfelu ? On croit la trouver chez Descartes, avec son « bon sens » et sa méthode. Pourtant la raison existait avant lui, sous d’autres noms. Les Grecs parlaient de logos, mot immense qui disait à la fois le discours, le langage et la raison. L’homme était cet animal doué de logos, capable de relier en paroles ce qu’il voyait et ce qu’il pensait. Les Latins disaient ratio, la mesure, le compte, l’art d’ordonner. C’est de là que vient notre mot. Au Moyen Âge, on distinguait intellectus et ratio. L’intellectus saisissait d’un coup les principes ; la ratio déployait ensuite cette saisie dans un discours. La raison contenait donc l’intuition comme sa source. Même la prophétie, quand elle était reconnue, n’était pas tenue pour folie : on disait qu’elle était une lumière ajoutée à l’intellect, un supplément qui permettait de voir plus loin. C’est seulement plus tard que la raison s’est rétrécie, séparant l’intuition reléguée au subjectif et la prophétie rejetée dans la superstition. Aristote en avait pourtant déjà parlé. Il savait que le raisonnement ne peut pas tout démontrer, qu’il faut bien s’appuyer sur des évidences premières. Le principe de non-contradiction, tu ne le prouves pas, tu le vois. Cette vision immédiate, il l’appelait nous. Une intuition au cœur même de la raison. Thomas d’Aquin reprendra l’idée : l’intellect saisit d’un coup, la raison déroule pas à pas. Et quand il s’agit de prophétie, il insiste, ce n’est pas folie mais clarté venue d’ailleurs, lumière surajoutée qui éclaire l’esprit. Dans la Bible, les prophètes n’étaient pas des fous au sens moderne. Ils disaient ce qui leur avait été donné, directement, sans médiation. Joseph interprétant les songes, Daniel les visions : formes de savoir immédiat. On ne prouve pas, on voit, on dit. C’est frappant de constater qu’à ces époques, on pouvait tenir ensemble ces trois voies : raison discursive, intuition immédiate, prophétie inspirée. Trois chemins vers la vérité, qui se croisaient sans se disputer. Quand je pense à ce tissage, c’est Rabelais qui me revient. Lui parlait de bon sens. Mais son bon sens n’avait rien du conformisme que nous associons aujourd’hui à ce mot. Ce n’était pas un « sois raisonnable » moralisateur. C’était une capacité joyeuse à discerner, à chercher la substantifique moelle sous l’écorce. Dans ses livres, les oracles abondent : Panurge consulte tout le monde, jusqu’à la Dive Bouteille. On croit à une satire, et c’en est une. Mais derrière l’ironie, il y a ce constat : courir d’oracle en oracle est vain, il suffirait de user de son bon sens. Non pas rentrer dans le rang, mais retrouver l’évidence simple. Ce bon sens-là est une intuition qui rit. Une raison qui garde le corps et la vie. C’est peut-être une singularité française : une manière de ne pas séparer l’intelligence du rire, de la chair et de l’excès. Là où le monde anglo-saxon a réduit le common sense à une norme pragmatique, Rabelais garde l’intuition et la prophétie en circulation. Une charnière entre un monde qui riait encore des oracles et un monde qui allait bientôt les bannir. Je reviens à mon écriture, à ma façon d’avancer jour après jour. Souvent je commence « au hasard », une phrase, une image qui s’impose sans que je l’aie prévue. C’est l’intuition, le petit éclair qui allume la page. Puis le texte se déploie, sans plan, et arrive un moment où il se boucle. La fin rejoint le début, comme si le texte savait avant moi où il allait. Je ne pourrais pas le calculer. C’est une prophétie discrète, non pas annoncer l’avenir mais donner au présent sa nécessité. Et autour de tout cela, il y a la discipline. S’asseoir, écrire chaque jour, sans rien attendre. La rationalité est là, dans la régularité, le cadre, la fidélité au geste. Elle n’est pas ennemie de l’intuition ni de la prophétie : elle leur permet d’exister. Dans l’acte d’écrire, les trois voies se rejoignent encore. Intuition, prophétie, raison. Ce que l’histoire a séparé, l’écriture le tient ensemble. C’est peut-être cela qui me retient, au-delà de toute ambition ou croyance : ce mélange modeste, qui redonne à chaque jour sa nécessité. Et c’est là, peut-être, que l’histoire de l’imaginaire se prolonge : non pas dans de grands systèmes, mais dans la façon dont nos gestes les plus simples rejouent encore les tensions anciennes, sans en avoir l’air.