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Table des matières

Les peuples fabuleux

14 septembre 2025

I. Les peuples fabuleux de l’Antiquité gréco-romaine

Aux yeux des Grecs puis des Romains, le monde connu — l’oikouménè — avait des frontières nettes. Au centre, la Méditerranée, terre des hommes civilisés. Aux marges, l’océan, les déserts, les montagnes. C’est là que l’imagination plaçait des peuples étranges, figures de l’altérité radicale. Ce n’était pas seulement un ornement littéraire : ces peuples fabuleux avaient une fonction cognitive et symbolique. Ils permettaient de tracer une limite entre l’humain et l’inhumain, entre le civilisé et le sauvage.

Les Cynocéphales figurent parmi les plus célèbres. Ctésias, dans son Indica rédigé au Ve siècle avant notre ère, raconte que dans les montagnes de l’Inde vivent des hommes à tête de chien, vêtus de peaux, chassant avec des bâtons et des arcs. Ils ne parlent pas, mais aboient. Pline l’Ancien, dans son Histoire naturelle (VII, 23), transmet cette description : « On rapporte que dans certaines montagnes de l’Inde habitent des hommes à tête de chien, vêtus de peaux de bêtes sauvages. Ils aboient au lieu de parler, se nourrissent de chair crue et possèdent des griffes semblables à celles des bêtes féroces. » Cette altérité zoologique suggère un seuil : des êtres humains dans leur organisation sociale, mais animaux dans leur visage et leur langage.

Les Sciapodes (σκιαπόδες), littéralement « ceux qui font de l’ombre avec leurs pieds », sont un autre exemple frappant. Dotés d’un seul pied gigantesque, ils courent avec une rapidité extrême et, aux heures les plus chaudes, s’allongent sur le dos et se protègent du soleil en dressant leur pied comme un parasol. Isidore de Séville, au VIIe siècle, reprend fidèlement Pline : « Les Sciapodes sont appelés ainsi parce qu’ils possèdent un seul pied de taille immense. Dans la chaleur du soleil, ils s’étendent sur le dos et se protègent à l’ombre de leur pied » (Étymologies, XI, 3). L’image est absurde, mais elle traduit une vérité : pour des auteurs méditerranéens, les peuples lointains devaient être adaptés à des climats extrêmes. La difformité devient une adaptation.

Les Pygmées appartiennent à une tradition encore plus ancienne. Homère les mentionne dans l’Iliade (III, 3–6) : « Comme les grues, fuyant l’hiver et l’orage incessant, s’envolent vers l’océan en poussant des cris aigus, portant la mort et le combat aux Pygmées, et lançant au-dessus de leurs têtes le tumulte de la guerre. » Ces hommes d’une coudée de haut, éternels adversaires des grues, sont repris par Ctésias et situés en Inde méridionale. Là encore, la disproportion est source de comique, mais aussi d’admiration : la petitesse devient héroïsme dans une lutte incessante contre la nature.

D’autres récits frappent par leur étrangeté radicale. Les Astomoi, « sans-bouche », survivent en se nourrissant seulement d’odeurs. Pline (VII, 25) rapporte : « Il existe un peuple sans bouche, qui vit en respirant seulement les parfums et les odeurs des choses. Ils ne connaissent pas la faim et meurent si l’air qui les entoure devient impur. » Ici, le fabuleux naît peut-être d’un malentendu : les ascètes indiens, réputés vivre d’air et de méditation, sont transformés en peuple entier d’êtres sans bouche.

Les confins africains n’étaient pas en reste. L’Éthiopie abritait, selon Pline (V, 46), les Blemmyes : « Vers l’Éthiopie, on rapporte qu’existent les Blemmyes : ils n’ont pas de tête, et leur bouche comme leurs yeux se trouvent sur la poitrine. » L’idée d’un corps sans visage, à la fois humain et monstrueux, frappe encore l’imagination. Hérodote, lui, parle des Troglodytes, rapides à la course, se nourrissant de serpents et poussant des cris semblables à ceux des chauves-souris (IV, 183). L’altérité ici n’est pas seulement corporelle : c’est un langage inintelligible, une alimentation répugnante.

On pourrait allonger la liste : les Panotii, aux oreilles si grandes qu’elles leur servent de manteau ; les Antipodes, aux pieds tournés vers l’arrière ; les Arimaspes, peuple à un seul œil, toujours en guerre contre les griffons pour l’or (Hérodote, IV, 13) ; les Androphages, cannibales scythes, « hommes sauvages qui se nourrissent de chair humaine » (IV, 106) ; les Hippopodes, hommes aux pieds de cheval ; les Satyres, êtres velus capturés dans les montagnes de l’Inde, selon Pline (VII, 2).

À travers ces récits, on comprend la logique antique : le monde connu est ordonné, mais ses marges sont foisonnantes, inquiétantes, prodigieuses. Ce n’est pas une naïveté. Pour les Anciens, ces peuples faisaient partie du savoir légitime, non pas parce qu’ils étaient prouvés, mais parce qu’ils suscitaient l’admiratio. L’étonnement, disait Aristote, est l’origine de la philosophie. La compilation de Pline, qui mêle zoologie précise et peuples fabuleux, ne trahit pas une confusion : elle illustre l’idée qu’un savoir digne de ce nom doit inclure aussi ce qui étonne et déroute.

Ces peuples fabuleux ne sont donc pas de simples curiosités. Ils dessinent les frontières de l’humain, ils reflètent l’angoisse et le désir d’altérité, ils rappellent que la connaissance naît moins de la certitude que de l’étonnement. Si nous les lisons aujourd’hui comme des fables, c’est que nous avons changé de critères. Mais pour les Grecs et les Romains, ils appartenaient pleinement à la cartographie du monde : une cartographie où le centre civilisé se définissait par contraste avec une périphérie monstrueuse.

II. Les traditions indiennes et chinoises : un fabuleux intégré au cosmologique

Si l’Antiquité gréco-romaine plaçait ses peuples fabuleux aux confins de l’oikouménè, l’Inde et la Chine ont développé leurs propres traditions du merveilleux humain, mais dans une logique différente. Là où Pline et Hérodote pensaient encore en termes d’ethnographie déformée — des hommes réels mais monstrueux — les textes sanskrits et chinois inscrivent ces peuples fabuleux dans une cosmologie, où l’humain n’est qu’un niveau parmi d’autres. Le fabuleux n’est pas relégué au mensonge ou à l’exagération : il fait partie intégrante de l’ordre du monde.

En Inde, les grands textes épiques et religieux regorgent d’êtres hybrides ou monstrueux qui forment de véritables peuples. Le Rāmāyaṇa décrit ainsi les Rākṣasa, démons anthropophages qui vivent dans les forêts ou sur l’île de Lanka. Leur roi Rāvaṇa, doté de dix têtes et de vingt bras, n’est pas un individu isolé mais le représentant d’une race entière. Ces peuples incarnent une altérité morale autant que physique : ils ne sont pas seulement étranges, ils sont hostiles, ennemis de l’ordre védique. À l’opposé, les Yakṣa, esprits gardiens des trésors et des montagnes, forment un peuple ambigu, parfois bienveillant, parfois menaçant. Ils ne sont pas des curiosités ethnographiques mais des acteurs cosmiques, situés dans une hiérarchie du visible et de l’invisible.

On rencontre aussi les Nāga, peuples serpents vivant dans les fleuves, les lacs et les mondes souterrains. Leurs royaumes sont décrits comme fastueux, ornés de joyaux. Tantôt dangereux, tantôt protecteurs, les Nāga apparaissent dans les récits bouddhiques comme dans l’hindouisme. Lorsque le Bouddha médite, c’est un Nāga qui l’abrite de son capuchon. La monstruosité ici est moins un défaut qu’une puissance ambiguë, que l’homme doit apprendre à intégrer.

Les textes puraniques et la cosmologie indienne situent également des peuples merveilleux aux confins géographiques. L’Uttarakuru, au nord de l’Himalaya, est une terre idéale habitée par des hommes parfaits, exempts de maladie et de souffrance. On y retrouve le motif d’un peuple fabuleux positif, miroir des Hyperboréens des Grecs. De même, les Kinnara et les Kimpuruṣa, mi-hommes mi-animaux, vivent dans les régions reculées : ce sont des musiciens célestes, êtres hybrides qui brouillent la frontière entre humanité et divinité.

En Chine, le Shanhai jing (Classique des montagnes et des mers), compilé entre le IVᵉ siècle avant notre ère et le IIᵉ siècle de notre ère, rassemble des centaines de descriptions de peuples étranges et de créatures fabuleuses. On y lit que dans les montagnes orientales vivent des hommes à trois têtes et six bras ; que plus loin se trouvent des hommes emplumés, capables de voler ; que d’autres n’ont pas d’intestins et se nourrissent de vent. Certains sont monstrueux, d’autres harmonieux. Mais tous ont leur place dans une cartographie cosmologique où l’Empire du milieu (Zhongguo) se définit par contraste avec des confins peuplés d’altérités.

Le Shanhai jing ne sépare pas les peuples fabuleux des animaux mythiques (phoenix, dragons) ou des divinités locales : il s’agit d’un même tissu de récits. Les « hommes creux », les « hommes à plumes », les peuples aux têtes animales ne sont pas classés comme des erreurs de la nature, mais comme des manifestations de la diversité cosmique. La monstruosité, ici, est une variation de l’ordre du monde.

On retrouve aussi dans les traditions chinoises le même schéma centre / périphérie que chez les Grecs et les Indiens. Au centre, le pays civilisé ; autour, les confins peuplés de peuples étranges. Mais à la différence de l’ethnographie gréco-romaine, les Chinois n’éprouvent pas le besoin de « prouver » ou de « localiser » ces peuples. Le Shanhai jing les décrit avec la même précision que les montagnes, les fleuves ou les animaux. L’altérité fabuleuse n’est pas douteuse, elle est constitutive.

Ce qui frappe, c’est que ni en Inde ni en Chine ces peuples fabuleux ne sont perçus comme de simples anomalies. Ils expriment une pensée du multiple : le monde est fait d’humains, de dieux, d’animaux, de démons et de peuples hybrides, tous en interaction. L’Occident, héritier de Pline et d’Hérodote, a tendu à voir dans les peuples fabuleux des curiosités ethnographiques, des variantes monstrueuses de l’humain. L’Inde et la Chine, elles, les intègrent dans une logique cosmologique et symbolique, où chaque altérité trouve sa place.

Cette différence est décisive. Elle montre que les peuples fabuleux ne disent pas seulement quelque chose sur les confins géographiques : ils révèlent la manière dont une culture pense le rapport entre l’homme et l’ordre du monde. L’Inde voit dans les peuples monstrueux les adversaires ou les alliés de l’ordre divin. La Chine les inscrit dans un système où tout ce qui existe a sa légitimité. La Grèce et Rome, enfin, les relèguent aux marges de l’oikouménè pour mieux définir leur propre centre

III. Les traditions amérindiennes : monstres, géants et peuples de l’ombre

Les Amériques possèdent elles aussi une tradition foisonnante de peuples fabuleux, mais leur statut est encore différent. Là où les Grecs pensaient tracer une ethnographie déformée, et où l’Inde et la Chine intégraient ces êtres à une cosmologie, les peuples amérindiens inscrivaient le fabuleux dans un rapport direct au territoire, à la mémoire et aux cycles de la nature. Les peuples monstrueux n’étaient pas relégués à de lointains confins abstraits : ils vivaient dans les forêts, les montagnes, les souterrains, aux marges toujours proches de l’espace humain. Ils servaient à dire la peur du froid, de la famine, de la mort, mais aussi la promesse d’un ailleurs idéal.

Chez les peuples algonquiens du Nord-Est, notamment chez les Ojibwés et les Cris, on trouve le mythe du Wendigo. Ce géant cannibale, né de l’hiver et de la faim, hante les forêts glacées. Parfois il est un esprit solitaire, parfois un peuple entier de géants anthropophages. Il incarne la transgression ultime : se nourrir de ses semblables pour survivre. Sa dimension fabuleuse n’efface pas son fond de vérité : il rappelle les famines hivernales réelles, où la survie pouvait mener à l’indicible. Le Wendigo est un peuple fabuleux qui fonctionne comme avertissement moral et comme mémoire des catastrophes.

Les traditions inuites peuplent elles aussi leurs confins d’êtres monstrueux. Le Qalupalik, par exemple, est un être amphibie qui vit sous la glace et qui enlève les enfants trop curieux des rivages. D’autres récits parlent des Ingnirragit, géants à la force colossale qui affrontent les chasseurs. Ces figures ne sont pas des fantaisies gratuites : elles rappellent les dangers réels de l’environnement arctique, où la mer, la glace et les bêtes géantes (morses, baleines) se transforment en peuples monstrueux dans l’imaginaire.

Plus au sud, dans le monde mésoaméricain, le Popol Vuh, grand texte mythique des Mayas-Quichés, décrit les Seigneurs de Xibalba, peuple souterrain qui gouverne les maladies et les épreuves mortelles. Les héros jumeaux Hunahpu et Xbalanque doivent affronter cette communauté démoniaque dans une série d’épreuves, avant de triompher. Xibalba n’est pas seulement un enfer : c’est une société parallèle, avec ses règles, ses juges, ses ruses. Elle représente une altérité radicale, mais organisée comme un peuple. Là encore, le fabuleux structure la cosmologie : les hommes, les dieux et les peuples de l’ombre coexistent dans un même univers.

Chez les peuples andins, comme les Quechuas ou les Aymaras, on trouve des récits de géants d’avant les hommes actuels. Les Incas disaient que des êtres gigantesques peuplaient autrefois la terre, mais qu’ils furent anéantis par les dieux parce qu’ils avaient démesurément abusé de leurs forces. Ces géants sont parfois identifiés à des ennemis primordiaux, parfois à des figures fondatrices. Leur mémoire hante les ruines et les montagnes, témoins d’un âge où l’humanité n’était pas encore fixée.

Chez les peuples tupi-guarani du Brésil, on trouve une vision différente : celle de la Terre sans Mal (Yvy marane’ÿ). Ici, le peuple fabuleux n’est pas monstrueux mais idéal. C’est une communauté parfaite, où il n’y a ni maladie ni mort, située toujours ailleurs, à l’est ou au-delà de l’océan. Cette croyance a inspiré de véritables migrations, des groupes entiers quittant leur territoire pour chercher ce peuple et cette terre. On retrouve le motif universel d’un peuple idéal placé à la périphérie, équivalent des Hyperboréens grecs ou des Uttarakuru indiens.

Ces traditions amérindiennes montrent plusieurs constantes. D’abord, la monstruosité n’est jamais gratuite : elle est l’expression de réalités concrètes. Le Wendigo est la famine incarnée ; le Qalupalik, la peur des glaces ; Xibalba, la présence des maladies et de la mort. Les peuples fabuleux sont donc des manières de donner un visage aux forces hostiles de la nature. Ensuite, ils servent de repères moraux : le cannibalisme, l’excès, la démesure sont figurés par des peuples monstrueux qui deviennent contre-exemples. Enfin, certains récits ouvrent vers l’utopie : l’humanité imagine aux confins un peuple parfait, libre des contraintes, modèle d’un autre possible.

Contrairement à l’Europe, qui a peu à peu relégué les peuples fabuleux dans la fiction, les sociétés amérindiennes les maintenaient vivants dans les rituels, les récits oraux, les initiations. Ils faisaient partie d’une cosmologie dynamique, où humains, dieux, esprits et peuples monstrueux coexistaient dans un même tissu de relations. Là encore, on retrouve l’obsession universelle du centre et de la périphérie : au milieu, les hommes ordinaires ; autour, dans les marges glacées, souterraines ou maritimes, les peuples fabuleux qui rappellent à la fois le danger et l’espérance.

Ainsi, l’Amérique précolombienne apporte une nuance décisive à notre enquête : les peuples fabuleux n’y sont pas relégués au passé ou aux confins abstraits, mais insérés dans un rapport direct au territoire et au cycle vital. Ils ne sont pas seulement le miroir de l’altérité : ils sont les gardiens d’une mémoire et d’un équilibre.

Très bien. Voici la partie IV rédigée (centre et périphérie), environ 600–700 mots, qui fait la synthèse comparative.

IV. Centre et périphérie : un schéma universel

À parcourir les traditions grecques, indiennes, chinoises et amérindiennes, un motif revient avec une insistance telle qu’il semble universel : celui d’un centre habité, ordonné, civilisé, entouré d’une périphérie peuplée de peuples fabuleux. Qu’ils soient monstrueux ou idéaux, hostiles ou bienveillants, ces peuples marquent une frontière : ils indiquent ce qui est humain et ce qui ne l’est pas, ce qui appartient au monde du milieu et ce qui relève des marges.

Chez les Grecs et les Romains, ce centre est l’oikouménè, littéralement la terre habitée. Les confins, ce sont l’Inde, la Scythie, l’Éthiopie, les îles océaniques. Hérodote, Pline, Isidore de Séville, tous placent les Cynocéphales, les Sciapodes, les Pygmées et les Blemmyes aux limites de la carte. La logique est claire : l’homme civilisé, rationnel, parlant grec ou latin, vit au milieu ; aux marges, là où la raison vacille, apparaissent les altérités monstrueuses. L’océan qui entoure le monde n’est pas seulement une barrière géographique : il est la clôture symbolique d’une humanité qui se protège en projetant le chaos au loin.

En Inde, la cosmologie des Purāṇa et des épopées structure l’espace de la même manière. Au centre, Bhārata-varṣa, c’est-à-dire l’Inde, terre des hommes. Autour, des continents successifs, séparés par des mers, peuplés de peuples extraordinaires : les Uttarakuru, parfaits et heureux, les Rākṣasa, hostiles et cannibales, les Kinnara, mi-hommes mi-animaux. Ici, la périphérie n’est pas seulement monstrueuse, elle peut être aussi utopique : aux marges, il y a autant l’excès que la perfection. Mais toujours le même principe : l’homme se pense au centre, et définit ses frontières par des altérités radicales.

En Chine, l’Empire du Milieu (Zhongguo) porte ce principe dans son nom même. Les Chinois ne se pensent pas comme un peuple parmi d’autres, mais comme le centre du monde, entouré de confins montagneux, maritimes et désertiques. Le Shanhai jing décrit ces confins peuplés de peuples étranges : hommes à trois têtes, hommes emplumés, peuples sans intestins, hommes aux têtes animales. La logique est identique : au centre, l’ordre ; aux marges, l’étrange et le fabuleux. Mais ici encore, l’altérité n’est pas toujours négative : elle fait partie d’un ordre cosmologique plus vaste, où l’homme, l’animal, le divin et le monstrueux coexistent.

Les Amériques, enfin, témoignent de la même structuration. Chez les Algonquiens et les Cris, le Wendigo hante les forêts glacées, c’est-à-dire les confins du territoire habité. Chez les Mayas, les Seigneurs de Xibalba règnent dans le monde souterrain, aux marges invisibles mais toujours menaçantes. Les Incas parlent de géants disparus qui précèdent l’homme actuel, relégués dans un passé périphérique. Les Tupi-Guarani placent la Terre sans Mal à l’est, au-delà de l’océan, dans une périphérie inaccessible. Là encore, le schéma se répète : un centre humain, et des confins peuplés d’altérités, soit monstrueuses, soit idéales.

Pourquoi ce schéma revient-il partout ? On peut avancer plusieurs raisons. D’abord, psychologique : l’homme a besoin de se penser comme centre pour donner cohérence à son identité. Projeter l’étrangeté au loin, c’est affirmer la normalité du proche. Ensuite, cosmologique : toute société a besoin de hiérarchiser l’espace, de distinguer un milieu ordonné des marges chaotiques. Enfin, politique : définir des périphéries monstrueuses, c’est justifier sa propre centralité, se poser comme la norme de l’humain. Le peuple fabuleux, qu’il soit géant, cannibale ou utopique, est toujours un instrument de définition identitaire.

Ce centre/périphérie n’est pas seulement spatial. Il est aussi temporel. Les Grecs plaçaient certains peuples fabuleux dans un âge révolu, antérieur aux hommes actuels. Les Incas faisaient de leurs géants des habitants d’un monde d’avant. Le fabuleux occupe donc aussi la périphérie du temps : avant nous, ailleurs que nous, mais jamais ici et maintenant.

Enfin, il faut souligner la fonction narrative. Le fabuleux vit mieux aux confins, parce que l’ailleurs est son territoire naturel. Le proche doit rester familier, le lointain peut devenir monstrueux. C’est pourquoi les peuples fabuleux ne disparaissent jamais, même quand les explorations les démentent : ils se déplacent toujours plus loin, plus haut, plus profond. Lorsque les Portugais ne trouvent pas de Cynocéphales en Inde, ceux-ci migrent vers les îles inconnues de l’océan, puis vers les terres polaires, puis vers les planètes. La périphérie est infinie, et le fabuleux y trouve toujours refuge.

En somme, penser les peuples fabuleux comme une curiosité ethnographique, c’est manquer leur rôle essentiel. Ils sont l’expression d’une obsession universelle : se penser au centre, et projeter aux marges l’altérité, qu’elle soit monstrueuse ou idéale. Les Cynocéphales, les Rākṣasa, les hommes emplumés du Shanhai jing, le Wendigo ou les Seigneurs de Xibalba : tous disent la même chose, chacun à sa manière. L’homme ne se définit jamais seul : il a besoin de ses monstres aux confins pour savoir qui il est au milieu.

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V. Du Moyen Âge à la Renaissance : entre mappemondes et satire

Du monde antique au monde médiéval, les peuples fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont transmis, adaptés, et surtout fixés dans l’imaginaire cartographique et encyclopédique. Les mappemondes du Moyen Âge, comme celles de Hereford ou d’Ebstorf, sont des théâtres où Jérusalem trône au centre et où, dans les marges, prolifèrent les Cynocéphales, les Sciapodes, les Blemmyes. L’espace est hiérarchisé : au centre, le salut chrétien ; aux confins, l’étrange et le monstrueux.

Isidore de Séville, au VIIᵉ siècle, a joué un rôle décisif. Dans ses Étymologies, il reprend et condense Pline, Solin et d’autres auteurs antiques. Ses descriptions de peuples fabuleux sont intégrées comme des données de savoir. Elles deviennent des autorités, recopiées dans les manuscrits, illustrées dans les marges, puis reprises dans les encyclopédies médiévales comme celles de Vincent de Beauvais (Speculum maius) ou de Barthélemy l’Anglais (De proprietatibus rerum). Dans ces œuvres, le fabuleux n’est pas relégué : il est classé, ordonné, rationalisé dans l’édifice du savoir chrétien.

Les mirabilia, ces récits de merveilles, constituent un genre en soi. Le Livre des merveilles attribué à Jean de Mandeville, au XIVᵉ siècle, en est l’illustration la plus célèbre. Cet ouvrage, immensément lu et traduit, raconte des voyages vers l’Orient, mêlant descriptions réalistes (éléphants, crocodiles, épices) et peuples fabuleux hérités de la tradition antique. Les Sciapodes et les Cynocéphales y côtoient les coutumes musulmanes et indiennes. Le lecteur médiéval ne distinguait pas forcément entre ce qui relevait du réel et du fabuleux : tout faisait partie d’une même cartographie spirituelle et morale.

Mais la Renaissance change le rapport. Les grandes découvertes ébranlent ce savoir transmis. Les Portugais explorent les côtes de l’Afrique, les Espagnols atteignent l’Amérique, et partout ils rencontrent des hommes — différents, certes, mais hommes tout de même. Les Cynocéphales et les Sciapodes ne sont nulle part. Le fabuleux, longtemps accepté comme savoir, commence à basculer dans le domaine de la fable. Ce basculement n’est pas immédiat : on espère encore trouver des peuples monstrueux dans les terres les plus reculées, mais peu à peu l’absence devient éloquente.

C’est à ce moment qu’intervient l’ironie humaniste. Rabelais, dans Pantagruel et Gargantua, reprend le motif des peuples fabuleux pour le détourner. Dans le Quart Livre, le voyage de Pantagruel et de ses compagnons est une parodie de navigation vers des terres fabuleuses. Ils rencontrent les Chicanous (peuple de plaideurs absurdes), les Papimanes (adorateurs grotesques du pape), les Andouilles (nation de saucisses anthropomorphes). Chaque peuple est une satire, non plus un reflet de l’altérité géographique, mais une critique des travers bien réels de l’Europe contemporaine : le fanatisme religieux, les abus de justice, la gloutonnerie.

Encadré critique : Rabelais et la subversion du fabuleux

Rabelais se situe à la charnière : il hérite de la tradition médiévale des peuples fabuleux, mais il en révèle l’artifice. Là où Pline et Isidore rapportaient les Sciapodes et les Blemmyes comme des données de savoir, Rabelais invente des peuples absurdes pour faire rire et réfléchir. Le fabuleux, chez lui, n’est plus une curiosité ethnographique : c’est un outil satirique. En ridiculisant ces peuples inventés, il ridiculise aussi la crédulité ancienne. Mais il en garde la fonction : mettre en scène l’altérité, pour mieux réfléchir sur soi. Rabelais transforme donc le fabuleux en grotesque, le savoir en rire, la crédulité en critique.

Cette mutation s’accompagne d’un changement plus profond. Montaigne, dans ses Essais, médite sur les Indiens du Brésil rencontrés par les voyageurs. Il écrit : « Chacun appelle barbarie ce qui n’est pas de son usage » (Essais, I, 31). Pour lui, les peuples fabuleux de Pline et d’Isidore sont des fables ; la vraie leçon, c’est que notre regard fabrique l’altérité. Les « sauvages » du Nouveau Monde ne sont pas plus barbares que nous : ils révèlent notre propre barbarie. L’admiratio naïve devant les peuples fabuleux se transforme en étonnement critique devant la diversité réelle des hommes.

Ainsi, du Moyen Âge à la Renaissance, on assiste à une véritable reconfiguration. Les peuples fabuleux ne disparaissent pas, mais leur statut change : d’éléments du savoir encyclopédique, ils deviennent objets de satire et de réflexion. L’admiratio ne s’éteint pas, mais elle change de cible. Ce n’est plus l’étonnement devant des hommes sans tête ou à un pied, mais devant la variété infinie des usages, des coutumes, des croyances. L’altérité n’est plus projetée dans des confins imaginaires : elle est reconnue au cœur même du monde.

Ce basculement annonce déjà la modernité. L’Europe cesse de croire aux Sciapodes et aux Cynocéphales, mais elle continue de projeter ses peurs et ses désirs sur d’autres figures. L’Amérindien devient à la fois barbare et bon sauvage ; l’Africain, objet d’exotisme ou de dénigrement. Les peuples fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont transposés dans de nouveaux imaginaires.

VI. L’admiratio, moteur du savoir ancien et question pour aujourd’hui

Pour comprendre pourquoi les peuples fabuleux ont occupé une telle place dans les textes antiques et médiévaux, il faut revenir à une notion qui nous échappe souvent : celle de l’admiratio. Ce terme latin désigne à la fois l’étonnement et l’admiration. Il ne s’agit pas d’un simple sentiment, mais d’une disposition fondamentale de l’esprit. Dès Aristote, le thaumazein — l’étonnement — est posé comme l’origine de la philosophie. « C’est par l’étonnement que les hommes, maintenant comme au début, commencèrent à philosopher » (Métaphysique, A, 2). Pour les Grecs comme pour les Romains, ce n’est pas la certitude qui fonde le savoir, mais l’ouverture devant ce qui étonne.

C’est précisément dans cette logique que Pline l’Ancien construit son Histoire naturelle. Son encyclopédie n’a pas pour but de séparer le vrai du faux selon nos critères modernes. Elle vise à montrer toute la diversité du monde, du plus ordinaire au plus extraordinaire. C’est pourquoi, au côté de ses descriptions rigoureuses des éléphants ou des pierres précieuses, il consigne aussi les Cynocéphales, les Blemmyes, les Sciapodes. Il les appelle des mirabilia, des choses dignes d’admiration. L’encyclopédie antique ne se veut pas seulement exacte : elle veut être source d’étonnement.

Le Moyen Âge a prolongé cette disposition. Les mirabilia deviennent un genre en soi : des recueils de merveilles, où s’accumulent faits curieux, anecdotes prodigieuses, récits fabuleux. Le Livre des merveilles de Jean de Mandeville, au XIVᵉ siècle, en est un exemple éclatant. Le voyageur y raconte avoir vu, en Orient, des hommes aux têtes de chien, d’autres aux oreilles démesurées, d’autres encore sans bouche. Peu importait qu’il s’agisse d’inventions ou de reprises de Pline : ce qui comptait, c’était la capacité du récit à susciter l’admiratio du lecteur. La fonction n’était pas scientifique mais spirituelle : admirer la diversité du monde, c’était entrevoir la richesse de la création divine.

À la Renaissance, cette notion change de statut. Rabelais garde l’étonnement, mais il le détourne vers le grotesque : ses peuples absurdes ne sont plus objets d’admiration mais de rire. Montaigne, lui, transforme l’admiratio en critique. Face aux Indiens du Brésil, il refuse de les considérer comme des monstres : il choisit de s’étonner de leur humanité, et de retourner cet étonnement contre l’ethnocentrisme européen. L’admiratio devient un instrument de relativisme culturel.

Ce basculement marque un tournant. La science moderne, à partir du XVIIᵉ siècle, valorise la preuve et l’expérimentation. L’étonnement reste, mais il se déplace : il n’est plus devant des peuples fabuleux, mais devant les lois mathématiques et les mécanismes du monde. Galilée, Newton, Descartes s’émerveillent eux aussi, mais de l’ordre caché que révèle l’expérience. L’admiratio se rationalise : elle n’est plus l’accueil du fabuleux, mais la contemplation du calculable.

Or, ce déplacement n’est pas neutre. En reléguant les peuples fabuleux au rang de fables, nous avons perdu une dimension essentielle : la capacité d’intégrer le merveilleux comme partie du savoir. L’admiratio, jadis moteur de connaissance, s’est fragmentée : d’un côté la science et ses preuves, de l’autre la littérature et ses fictions. Nous avons cessé de penser que le fabuleux pouvait être vrai autrement, qu’il pouvait porter une vérité symbolique.

Pourtant, cette disposition n’a pas disparu. On la retrouve dans la science-fiction, qui invente de nouveaux peuples fabuleux — extraterrestres, civilisations parallèles — pour nous étonner et nous instruire. On la retrouve aussi dans la vulgarisation scientifique, où l’on parle volontiers « d’émerveillement devant l’univers ». On la retrouve même dans les théories alternatives, parfois complotistes, qui remettent en circulation l’imaginaire des terres inconnues et des peuples cachés.

L’admiratio demeure donc une force vitale. Elle nous rappelle que le savoir n’est pas seulement accumulation de preuves, mais aussi ouverture à l’inattendu. Les Cynocéphales et les Sciapodes de Pline n’étaient pas des réalités ethnographiques, mais ils étaient des réalités symboliques : ils disaient l’étrangeté du monde, la fragilité de nos certitudes, l’infinie variété du vivant. Aujourd’hui encore, nous avons besoin de cette disposition, non pour confondre savoir et croyance, mais pour garder vivant le lien entre connaissance et imagination.

VII. Savoir, preuve et vérité : un triptyque instable

Si les peuples fabuleux nous fascinent encore, c’est qu’ils mettent en crise trois notions que nous avons tendance à confondre : le savoir, la preuve et la vérité. Aujourd’hui, nous croyons souvent que ces trois termes se recouvrent, comme si ce qui est su devait être prouvé, et comme si ce qui est prouvé devait être vrai. Mais l’histoire des peuples fabuleux nous rappelle que les choses sont plus complexes.

Le savoir, d’abord, est toujours situé. Il correspond à l’ensemble des connaissances qu’une culture considère comme légitimes à un moment donné. Pour les Grecs, savoir = ce qu’ont dit Homère, Hérodote, Ctésias. Pour Pline, savoir = tout ce qui a été consigné par les autorités reconnues, sans tri radical entre le plausible et l’invraisemblable. Pour Isidore de Séville, savoir = organiser ce que la tradition a transmis. Dans ce contexte, les Cynocéphales et les Sciapodes faisaient partie du savoir, non parce qu’ils étaient prouvés, mais parce qu’ils étaient repris par les autorités. Le savoir est collectif et historique, il se construit par accumulation et transmission.

La preuve, ensuite, est un critère plus restrictif. Pour nous, elle suppose démonstration, vérification, reproductibilité. Mais ce critère n’a pas toujours été le même. Les Anciens ne cherchaient pas à « prouver » l’existence des peuples fabuleux comme on prouve une expérience de laboratoire. Leur preuve était d’un autre ordre : le témoignage d’un voyageur, l’autorité d’un texte, la concordance de plusieurs traditions. Ce n’était pas une preuve scientifique, mais une preuve culturelle. Au Moyen Âge, le fait qu’Isidore ou Vincent de Beauvais rapportent une chose suffisait à l’attester.

La vérité, enfin, est encore plus large. Elle n’est pas réductible au savoir transmis ni à la preuve expérimentale. Elle est ce que les hommes jugent conforme au réel, ce qui donne sens à leur existence. Dans l’Antiquité et au Moyen Âge, la vérité des peuples fabuleux n’était pas ethnographique : elle était symbolique. Ils étaient vrais comme signes de l’altérité, comme figures de l’inconnu, comme rappels de la diversité infinie du monde. Leur vérité ne se mesurait pas à la vérification empirique, mais à leur capacité à faire sens.

Notre époque a tendance à réduire la vérité à la seule vérité scientifique, c’est-à-dire à ce qui peut être prouvé. C’est une conquête précieuse, mais elle produit des biais. Elle nous pousse au réductionnisme, en écartant comme faux tout ce qui n’est pas prouvé selon nos critères. Elle engendre aussi une méfiance généralisée : face à cette réduction, certains cherchent des vérités ailleurs, dans les mythes, les complots ou les croyances alternatives. Enfin, elle entraîne un appauvrissement symbolique : nous oublions qu’un récit peut être vrai autrement, par sa valeur existentielle ou poétique.

Les peuples fabuleux en sont un exemple parfait. Ils n’étaient pas vrais du point de vue ethnographique. Ils n’étaient pas prouvés selon nos critères expérimentaux. Mais ils faisaient partie du savoir antique et médiéval, et ils portaient une vérité symbolique : ils exprimaient le rapport des hommes à l’altérité et aux confins. Les réduire à de simples fables, c’est manquer cette dimension.

On pourrait dire que le savoir, la preuve et la vérité forment un triptyque instable, dont l’équilibre varie selon les époques. Dans l’Antiquité, le savoir dominait : ce qui comptait, c’était de tout rapporter, preuves ou non. Au Moyen Âge, c’est la vérité symbolique qui primait : les peuples fabuleux étaient vrais parce qu’ils enseignaient une leçon morale et spirituelle. À l’époque moderne, c’est la preuve qui prend le dessus : ce qui n’est pas vérifiable est relégué au rang de fiction. Aujourd’hui encore, nous vivons dans cet héritage, oscillant entre fascination pour l’exactitude scientifique et nostalgie pour des vérités plus larges.

En somme, les peuples fabuleux nous rappellent une leçon essentielle : savoir, preuve et vérité ne se confondent pas. Ils nous obligent à reconnaître que la connaissance n’est jamais pure accumulation de faits, mais toujours un mélange de ce que l’on croit, de ce que l’on montre, et de ce que l’on juge digne de sens.

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VIII. Mécanique quantique et littérature contemporaine : un retour de l’étrange

Ce qui rend les peuples fabuleux fascinants, c’est qu’ils nous rappellent que l’observateur n’est jamais extérieur au monde qu’il décrit. Les Cynocéphales de Ctésias ou les Sciapodes de Pline ne sont pas de simples erreurs : ils révèlent la manière dont l’Antiquité se projetait sur les confins. Ce que les Anciens croyaient voir était autant le reflet de leurs peurs et de leurs désirs que le miroir du réel.

La mécanique quantique, dans un registre tout différent, a bouleversé notre conception de la connaissance en réintroduisant ce principe : l’observateur fait partie de l’expérience. L’expérience des fentes de Young a montré que les particules ne se comportent pas de la même manière selon qu’on les observe ou non. Le principe d’incertitude d’Heisenberg rappelle qu’on ne peut pas mesurer simultanément la vitesse et la position d’une particule sans que la mesure elle-même modifie le phénomène. En physique comme en anthropologie, le réel n’est jamais donné brut : il est co-produit par la manière dont nous l’interrogeons.

Cette leçon a des conséquences profondes pour notre rapport au savoir, à la preuve et à la vérité. Le savoir n’est jamais neutre, il est situé. La preuve n’est jamais pure, elle est produite par un dispositif d’observation. La vérité n’est jamais absolue, elle est relationnelle. Nous ne sommes pas en dehors du monde que nous décrivons : nous en faisons partie. De ce point de vue, les peuples fabuleux de l’Antiquité et les quanta de la physique contemporaine nous enseignent la même chose : la connaissance est toujours médiée, partielle, et en partie construite par l’observateur.

La littérature contemporaine a, elle aussi, intégré cette leçon. Depuis le début du XXᵉ siècle, le récit linéaire hérité du XIXᵉ siècle a éclaté. Les écrivains modernes et postmodernes ont mis en crise la narration classique pour introduire de nouvelles formes d’« observation littéraire ». Joyce, dans Ulysse ou Finnegans Wake, démultiplie les voix et les perspectives. Borges imagine des mondes parallèles, des bibliothèques infinies, des récits où chaque bifurcation produit une réalité différente. Calvino, dans Si par une nuit d’hiver un voyageur, fait du lecteur un acteur de l’expérience narrative. Perec, avec La Vie mode d’emploi, construit une fiction comme une combinatoire de possibles. Duras, Woolf, ou encore les écritures hypertextuelles contemporaines, déstabilisent l’idée d’un narrateur unique et omniscient.

Dans toutes ces expériences, la narration devient « quantique » : elle multiplie les possibles, elle inclut le lecteur comme observateur, elle ne propose pas une vérité unique mais une constellation de vérités provisoires. Le récit n’est plus un fil tendu du début à la fin, mais un champ de potentialités. L’acte de lecture devient une mesure : chaque lecteur actualise un chemin parmi d’autres, comme l’expérience quantique fixe un état parmi les possibles.

Sous cet angle, les peuples fabuleux ne sont pas si éloignés. Ils sont les ancêtres mythiques de ces mondes multiples : des êtres imaginés pour dire ce que l’on ne connaissait pas, des figures de l’altérité que l’observateur produisait en même temps qu’il les décrivait. Aujourd’hui, nous inventons des extraterrestres, des intelligences artificielles conscientes, des réalités parallèles. Ce sont nos Cynocéphales modernes. La fonction est identique : s’étonner, se décentrer, interroger les limites de l’humain.

La littérature et la science convergent ainsi vers une même conclusion : il n’existe pas de vérité unique, donnée une fois pour toutes. Il existe des récits, des expériences, des preuves situées, qui révèlent chacune une facette du réel. Le rôle de l’homme n’est pas de trancher définitivement, mais de maintenir vivant le lien entre connaissance et imagination.

C’est peut-être ici que l’admiratio retrouve sa place. Non plus naïveté devant des récits invraisemblables, mais étonnement devant la complexité du monde et de nos propres représentations. Admirer ne signifie pas croire aveuglément : cela signifie reconnaître que le monde est toujours plus vaste que ce que nous en disons, et que notre regard en fait partie.

Ainsi se dessine une continuité paradoxale. Les peuples fabuleux de l’Antiquité, les mappemondes médiévales, les satires de Rabelais, les expériences quantiques, les récits de Borges ou de Calvino appartiennent tous à la même histoire : celle de l’homme qui se cherche en se confrontant à l’altérité. Du fabuleux ancien aux narrations modernes, il y a moins rupture que déplacement. Nous n’avons pas cessé d’inventer des peuples fabuleux : nous les avons simplement transposés dans d’autres espaces, scientifiques, littéraires, imaginaires.

La conclusion s’impose alors : ce que nous appelons « peuples fabuleux » n’est pas un simple vestige d’un savoir naïf, mais une nécessité constante. L’homme a besoin d’altérités radicales pour se définir. Il a besoin de récits pour organiser l’inconnu. Et il a besoin d’admiratio pour transformer l’étrange en connaissance. Le défi contemporain est de réapprendre à tenir ensemble preuve et merveille, science et récit, savoir et imagination — non pour confondre, mais pour reconnaître que la vérité se trouve souvent à la frontière entre ce que nous observons et ce que nous inventons.

IX. Conclusion générale

De l’Antiquité à nos jours, les peuples fabuleux tracent une histoire continue. Les Cynocéphales, les Sciapodes, les Blemmyes, les Rākṣasa indiens, les peuples emplumés du Shanhai jing, les Wendigo et les Seigneurs de Xibalba n’appartiennent pas au même univers, mais ils remplissent la même fonction : dire ce qui est aux confins. Ils dessinent une frontière, géographique ou symbolique, qui permet à chaque culture de se penser au centre. L’oikouménè grecque, le Zhongguo chinois, le Bhārata-varṣa indien, les territoires amérindiens : partout, la même logique centre/périphérie se déploie. Le peuple fabuleux, qu’il soit monstrueux ou idéal, permet d’affirmer une identité par contraste.

Ces récits ne sont pas de simples naïvetés. Ils appartenaient pleinement au savoir de leur temps. Pline les consigne comme des données ethnographiques ; Isidore les classe dans ses encyclopédies ; les mappemondes médiévales les illustrent aux marges des continents. Le critère de leur légitimité n’était pas la preuve au sens moderne, mais l’admiratio. Susciter l’étonnement, montrer la variété du monde, inviter à contempler la puissance créatrice de la nature ou de Dieu : telle était leur vérité. Ils n’étaient pas vrais factuellement, mais ils étaient vrais symboliquement.

La Renaissance change la donne. L’exploration du monde révèle l’absence de ces peuples fabuleux : on ne rencontre ni Sciapodes ni Cynocéphales aux Indes. Le fabuleux bascule alors dans la satire (Rabelais) ou dans la réflexion critique (Montaigne). Ce que nous admirons désormais, ce n’est plus l’étrange lointain, mais la diversité réelle des hommes. Puis la science moderne installe de nouveaux critères : le savoir doit être prouvé, et la vérité se confond avec l’expérimentation. L’admiratio n’est pas abolie, mais elle est déplacée vers les lois physiques, les découvertes astronomiques, la puissance des mathématiques. Le merveilleux ancien est relégué à la littérature et au mythe.

Mais l’équilibre entre savoir, preuve et vérité n’a jamais cessé de bouger. Les peuples fabuleux montrent que le savoir est situé et collectif, que la preuve dépend des critères d’une époque, et que la vérité peut être symbolique autant que factuelle. En exigeant aujourd’hui que la preuve soit le seul garant de la vérité, nous oublions que d’autres types de vérités — poétiques, mythiques, existentielles — peuvent être tout aussi fécondes. Les peuples fabuleux nous rappellent que la connaissance n’est pas seulement accumulation de faits, mais aussi mise en récit de l’altérité.

La mécanique quantique, à sa manière, a rouvert cette question. En montrant que l’observateur fait partie de l’expérience, elle a ébranlé l’idée d’un savoir neutre et d’une preuve absolue. La vérité scientifique apparaît désormais comme une co-construction entre le monde et notre manière de l’interroger. Ce que Pline faisait en accumulant récits fabuleux et observations zoologiques n’était pas une erreur radicale : c’était déjà une manière de reconnaître que le regard humain invente autant qu’il constate. La science contemporaine, au lieu de réduire le monde à des certitudes, redécouvre l’étrange au cœur du réel : incertitude, indétermination, multiplicité.

La littérature contemporaine, elle aussi, a intégré cette leçon. En abandonnant le récit linéaire, elle a inventé des formes où l’observateur — le narrateur, le lecteur — devient partie prenante. Borges, Calvino, Perec, Woolf, Duras et bien d’autres construisent des mondes multiples, où chaque lecture est une mesure, chaque voix une potentialité. La narration devient « quantique » : elle ne propose pas une vérité unique, mais une constellation de possibles. Là encore, l’homme n’est plus au-dessus du monde : il est inclus dans l’expérience du récit.

Ainsi, des peuples fabuleux de l’Antiquité aux récits éclatés de la modernité, une même leçon traverse le temps : nous avons besoin de l’altérité, du fabuleux, de l’étrange, non pour fuir la réalité, mais pour apprendre à la penser. Nous avons besoin de l’admiratio, non comme crédulité naïve, mais comme disposition à accueillir l’inattendu. Nous avons besoin de récits, parce que la vérité n’est jamais donnée toute nue, mais toujours médiée par nos histoires, nos images, nos perspectives.

Peut-être faut-il conclure par une ouverture : les peuples fabuleux n’ont jamais disparu. Ils ont simplement changé de lieu. Hier, ils vivaient aux confins de l’Inde, de l’Éthiopie ou des cartes médiévales. Aujourd’hui, ils habitent nos récits de science-fiction, nos théories quantiques, nos imaginaires littéraires. Nous continuons d’inventer des altérités radicales — extraterrestres, intelligences artificielles, réalités parallèles — qui remplissent la même fonction que les Cynocéphales ou les Wendigo : nous rappeler que nous ne connaissons pas tout, que nous ne sommes pas seuls, et que le monde, pour être compris, doit d’abord être admiré.

En définitive, les peuples fabuleux sont moins des mensonges que des révélateurs. Ils disent que la vérité ne réside pas seulement dans ce qui est prouvé, mais aussi dans ce qui nous étonne et nous fait penser. Ils nous rappellent que nous ne sommes jamais des observateurs neutres : notre regard crée autant qu’il découvre. Et ils nous invitent, encore aujourd’hui, à cultiver l’admiratio comme une vertu intellectuelle, capable de relier le savoir, la preuve et la vérité dans une même expérience humaine.

Les Esprits Elémentaires

11 septembre 2025

Les esprits élémentaires

Imaginez une maison de campagne au crépuscule. La lumière baisse, les murs respirent. On ferme les volets, mais une brise s’invite par la fente. Les rideaux se gonflent doucement. Rien qu’un souffle d’air, dira-t-on. Ou peut-être un sylphe, l’un de ces êtres invisibles qui habitent l’air et qu’on devine seulement lorsqu’ils s’amusent à troubler nos gestes. Depuis toujours, l’humanité aime peupler le monde de présences discrètes, comme si elle ne supportait pas l’idée que les éléments — air, eau, terre, feu — puissent être totalement vides.

Dans l’Antiquité grecque, Homère racontait déjà que les rivières avaient des filles : les nymphes. Le Scamandre, fleuve de Troie, surgit dans l’Iliade pour protester contre la fureur d’Achille. Ovide, dans ses Métamorphoses, décrit des dryades qui vivent et meurent avec les arbres. À Rome, les Lares et Pénates, esprits domestiques, veillaient sur le foyer et les ancêtres.

En Perse et dans le monde arabe, naissent les djinns. Faits de feu subtil et d’air brûlant, ils apparaissent dans le Coran comme des créatures libres, ni anges ni hommes, capables de choisir entre bien et mal. Les contes des Mille et Une Nuits regorgent de ces esprits qu’une lampe ou une jarre peut libérer.

En Chine, la montagne, le rocher, la rivière, sont habités de shen : forces vitales, invisibles mais actives, que l’on respecte par des offrandes. Dans la tradition taoïste, ces esprits ne sont pas des intrus : ils sont la texture même du monde.

Au XVIᵉ siècle, le médecin suisse Paracelse propose une classification séduisante :

Sylphes : l’air

Ondines : l’eau

Gnomes : la terre

Salamandres : le feu

Quatre royaumes, quatre peuples invisibles. Cette carte mentale se diffuse rapidement.

Dans le folklore européen, on retrouve :

Les lutins, esprits domestiques farceurs.

Les kobolds allemands, gardiens des mines.

Les rusalki slaves, esprits des lacs, jeunes femmes aux longs cheveux.

Les nixies germaniques, créatures aquatiques séductrices.

Au XIXᵉ siècle, le romantisme donne une nouvelle vie à ces figures :

La Motte-Fouqué, Ondine (1811).

E.T.A. Hoffmann, Undine (1816).

Antonín Dvořák, opéra Rusalka (1901).

Shakespeare redécouvert avec Le Songe d’une nuit d’été, peuplé de fées.

Au XXᵉ siècle, la fantasy et le cinéma prolongent ce souffle :

Tolkien, Le Seigneur des Anneaux : les Ents, arbres vivants, héritiers des dryades.

Miyazaki, Princesse Mononoké et Le Voyage de Chihiro : kodamas, dieux-cerfs, dragons de rivière.

Pourquoi ce motif persiste-t-il ?

Donner un visage à ce qui nous dépasse. L’air, l’eau, le feu, la terre : chacun vital, mais insaisissable. Les personnifier, c’est les rendre proches.

Rappeler que la nature n’est pas un décor. Dans un monde de réchauffement climatique et de forêts menacées, les esprits élémentaires deviennent presque des allégories :

Une rusalka qui se plaint de l’assèchement de son lac.

Un sylphe qui suffoque dans un air pollué.

Un gnome qui voit sa montagne dynamitée.

Présence dans la culture populaire.

Films : Miyazaki, Pixar (Luca, échos aquatiques).

Littérature : Tolkien, Pratchett.

Jeux vidéo : invocation d’ondines, salamandres, sylphes comme compagnons de combat.

Ces esprits, même réduits au rang de mécaniques ludiques, conservent leur force : ils disent que la matière du monde peut être animée, qu’elle nous regarde.

On pourrait croire qu’ils ne sont que des fantômes du passé. Mais chaque fois qu’un enfant souffle sur une flamme, chaque fois qu’un adulte s’arrête devant un reflet d’eau, le doute revient. Et si le monde, encore aujourd’hui, abritait des présences invisibles ?

Qu’ils soient sylphes, ondines, gnomes ou salamandres, ces esprits élémentaires nous rappellent que nous ne vivons pas seuls. L’air, l’eau, le feu, la pierre, tous nous accompagnent. Ils respirent à leur manière. Et dans ce souffle, c’est encore l’imaginaire humain qui s’entend, comme un conte qu’on n’a jamais cessé de raconter.

La porte close

6 septembre 2025

Me revient cette scène, un après-midi sur le parvis de Beaubourg, la dalle grise, les fumeurs assis en cercle, les touristes qui filment les escalators vitrés, et lui, surgissant de la foule, maigre, les cheveux longs, gras, sales, une veste trop large, qui me reconnaît de loin et fonce sur moi comme si les années écoulées n’avaient pas eu lieu, pas un mot de politesse, directement la porte, celle qu’il voit chaque nuit dans ses rêves, qui ne s’ouvre pas, et qu’il attend pourtant, répétant inlassablement qu’elle ne s’ouvre pas, j’attends, mais elle ne s’ouvre pas, comme s’il récitait une prière vide ou la leçon apprise d’avance. J’ai pensé à Kafka sans vouloir le dire, parce que la scène tenait toute seule : un garçon qui rêve d’un seuil fermé et qui, au réveil, vient le confier à un autre, au milieu des passants indifférents. L’attente n’est jamais abstraite, c’est toujours un corps planté devant ce qui résiste, une grille, une porte, une fenêtre, un espace clos. Le temps se tend, il se plie autour de ce point fixe. La patience naît là, dans la suspension, dans l’instant où l’on ne sait pas si le passage viendra, où le plus banal des gestes, rester debout, attendre, se transforme en fiction. Devant la porte, il y a Job, non pas celui des sermons mais celui qui reste assis sur sa cendre, couvert de plaies, attendant que quelque chose change, sans comprendre pourquoi tout lui a été pris, enfants, biens, santé, protestant, se taisant, recommençant. Sa patience n’est pas docilité mais résistance, tenir la place quand tout pousse à l’abandonner. Il n’espère plus de rétribution immédiate. Sa force est ailleurs, dans l’obstination d’attendre quand le temps s’est vidé de sens. La patience devient une scène primitive de l’imaginaire, le récit se construit sur cette durée suspendue, ce seuil sans franchissement, non l’action mais l’endurance, non le triomphe mais la persistance. On peut sourire de la naïveté religieuse, mais ce qui reste, c’est l’image d’un homme seul devant une porte close, qui ne cède pas. Puis vient la Réforme, Luther, Calvin, et la patience change de registre. L’homme ne demeure plus immobile dans sa poussière, il travaille, l’œil tourné vers une fin différée. Le seuil n’a pas disparu, il s’est déplacé. Il n’est plus devant soi, il est au bout de la vie, dans l’attente du salut. La porte s’ouvrira peut-être, mais seulement à la fin des temps. Alors il faut remplir le vide par la discipline, lire, prier, travailler, se surveiller, la patience n’est plus endurance mais méthode, éthique quotidienne, colonisant chaque geste, tenir son rôle, sa parole, sa place dans l’économie du monde. Le temps s’est fait linéaire, orienté, non plus suspension mais marche scrupuleuse. Pourtant, au fond, l’image reste la même : un seuil fermé, et l’homme qui s’y prépare sans relâche. Chez les soufis, la patience se nomme sabr. Le mot dit moins l’attente que le passage. Le seuil n’est pas obstacle mais apprentissage. Dans les fables et les poèmes, on marche dans le désert, on traverse le jardin, on écoute le temps comme un maître. La porte close n’est pas à enfoncer, elle est à comprendre. Le mur devient épreuve intérieure, il faut changer son regard pour que le passage apparaisse. Ce n’est pas un délai imposé, c’est une initiation lente, la patience devient un art du temps, supporter la soif et transformer la soif en chemin. L’attente cesse d’être punition pour devenir matière spirituelle. Ici, la scène se retourne : on n’attend pas que la porte s’ouvre, on apprend à franchir autrement, à travers elle ou sans elle. Avec Kafka, la porte revient, mais vidée de sens transcendant. Dans Devant la loi, l’homme attend toute sa vie devant une ouverture gardée par un portier. Il croit qu’il suffit de patienter, que le moment viendra. Il vieillit, se consume, et la porte se ferme avec lui. Rien derrière, rien devant : seulement l’attente, interminable, sans issue. Ce n’est plus l’épreuve de Job, ni la discipline protestante, ni l’initiation soufie. C’est la patience comme piège, comme récit circulaire. Kafka déplace la scène dans le monde moderne : bureau, administration, guichets, un seuil qui existe mais ne conduit nulle part. L’attente devient la seule matière du récit, son vertige. Nous croyons aujourd’hui en avoir fini avec l’attente. Tout doit s’obtenir aussitôt, le message, la livraison, la réponse. L’impatience s’est faite norme. Et pourtant, nos écrans nous rejettent sans cesse dans l’ancien théâtre du seuil. Barre de chargement, cercle qui tourne, écran figé : nouvelles icônes de la patience forcée. Elles ne promettent pas de salut, n’offrent pas d’initiation, n’ouvrent sur rien d’autre qu’une opération technique. Mais nous restons là, hypnotisés, regard fixé sur la porte numérique. Comme sur le parvis de Beaubourg, comme chez Job, comme dans Kafka, nous attendons qu’elle s’ouvre. La modernité a voulu supprimer l’attente, elle a produit ses simulacres dérisoires, ces petites tortures lumineuses qui nous rappellent que rien ne vient jamais à l’instant où nous le voulons. La patience n’est pas seulement un mot ni une vertu, elle est une scène, toujours la même, un corps devant une porte qui ne s’ouvre pas. Job la traverse en silence, les réformés la contournent par la discipline, les soufis la transforment en passage intérieur, Kafka en fait un piège, nos écrans en fabriquent des copies dérisoires. Ce qui persiste, c’est le seuil, cette tension immobile qui produit du récit, de la croyance, de l’absurde. Nous attendons moins une ouverture qu’une image, et cette image ne cesse de revenir. La patience n’est pas un vide à combler mais une fabrique d’imaginaires. Peut-être qu’au fond, le vrai récit n’est jamais derrière la porte. Il est dans le fait d’attendre encore.

La maison hantée : forme inquiétante de l’intime

5 septembre 2025

On n’entre pas d’abord dans une maison hantée. On la décrit. Hauteur des murs, fenêtres closes, peinture écaillée. Un porche, parfois des colonnes. L’herbe trop haute au jardin. Les signes ne varient pas beaucoup. Ce qui devait être lieu de refuge s’offre, par une torsion légère, comme menace. Freud appelait cela l’Unheimlich : l’intime devenu étranger, l’abri transformé en piège. Tout est là, condensé dans l’image de la demeure. Walpole, en 1764, installe la formule avec The Castle of Otranto. Les murs fissurés, les couloirs sans fin, les salles d’armes, un escalier secret : tout ce qui isole, retient. On dit souvent qu’il invente, comme si rien n’avait précédé, mais il ne fait que codifier. L’Europe médiévale et moderne avait déjà ses châteaux maudits, ses revenants de corridor, ses récits de portes qui claquent dans la nuit. Ce que Walpole fixe, c’est la forme imprimée, transmissible, reproductible : une scénographie réglée, une dramaturgie d’espaces clos et de secrets héréditaires. Ann Radcliffe amplifie : Les Mystères d’Udolphe fait du château italien une cage à ciel ouvert. Poe condense l’héritage. La Chute de la maison Usher : une famille malade, une bâtisse lézardée, les deux s’écroulent ensemble. L’architecture comme corps, les pierres comme chair. Ce qui craque dans la façade, c’est aussi la psyché. L’inquiétante étrangeté prend forme dans les murs. On ne quitte pas la demeure. Elle retient. Elle absorbe. Sa ruine est la vôtre. Le XIXe siècle modifie l’échelle. Les châteaux cèdent aux villas, aux demeures victoriennes saturées de bibelots, d’armoires, de tapisseries. Dickens multiplie les pièces sombres dans La Maison d’Âpre-Vent, Henry James enferme ses gouvernantes et ses enfants dans The Turn of the Screw. Le spiritisme en vogue ajoute ses tables tournantes : le salon bourgeois devient théâtre de spectres. L’Unheimlich est ici plus proche encore : ce n’est plus un donjon lointain, mais la salle à manger, la chambre de l’enfant, la pièce familière soudain traversée par l’étrange. Là où Bachelard parlait de la maison comme “coquille de l’être”, refuge de l’imaginaire, le récit de fantômes montre la coquille fendue, retournée, résonnant de voix mortes. Le cinéma reprend le relais. En 1932, James Whale filme The Old Dark House : une nuit d’orage, des voyageurs perdus, une famille recluse, l’escalier comme axe vertical du danger. Robert Wise, en 1963, adapte The Haunting of Hill House : chaque plan du manoir accentue le labyrinthe, chaque recoin devient piège mental. Ce n’est plus seulement décor mais dispositif : l’espace agit, absorbe, se déplace. Les années 1970 déplacent la hantise dans le quotidien pavillonnaire. Amityville Horror (1979) fixe l’image de la façade aux fenêtres ovales comme yeux accusateurs. Quelques années plus tard, Spielberg et Hooper signent Poltergeist (1982). La banlieue californienne, avec ses gazons impeccables, révèle ses fondations bâties sur un cimetière indien. La critique sociale est explicite : la prospérité des suburbs repose sur l’effacement des morts, la conquête coloniale. On ne fuit plus vers un château lointain : on est prisonnier d’un salon beige, d’une chambre d’enfant tapissée de jouets. Le pavillon américain, standardisé, devient tombeau collectif. Les années 2000 accentuent la translation. The Others (Amenábar, 2001) retourne à la grande maison victorienne mais la piège dans le brouillard, comme si elle flottait hors du monde. Paranormal Activity (2007) réduit encore : un pavillon anonyme, filmé par des caméras de surveillance domestiques. L’espace banal devient suffisant. La technologie n’éclaire rien, elle double l’angoisse : la caméra domestique devient témoin impuissant de l’Unheimlich. En Asie, la même logique se resserre. Ju-On (2002) filme un escalier raide, une cuisine nue, une chambre minuscule. Dark Water (2002) ajoute la fuite d’eau, le plafond gondolé, l’odeur d’humidité. Pas besoin d’un château : quelques mètres carrés suffisent. Derrière le spectre, une société saturée, urbanisme de masse, solitude urbaine. La maison hantée n’y est plus mémoire familiale, mais stigmate social. Netflix reprend la leçon dans The Haunting of Hill House (2018). Chaque pièce correspond à un trauma d’enfant, chaque mur garde trace d’une dispute ou d’un deuil. La maison est mémoire, archive de douleurs, machine à enfermer. Là encore, l’Unheimlich : le familier, la chambre de l’enfance, devient le lieu où la perte insiste. Partout, la forme persiste. Ce qui devait abriter devient piège. Ce qui devait protéger isole. Le refuge se retourne en malédiction. Le spectateur sait d’avance mais regarde encore. Le motif a survécu aux siècles parce qu’il incarne une vérité simple : l’intime peut tuer. Même les maisons connectées, leurs caméras, leurs assistants vocaux, rejouent le scénario. Les murs enregistrent, les micros captent, les lumières s’allument seules. Le familier devient étranger jusque dans la domotique. On n’a pas fini d’habiter les maisons hantées. Et peut-être n’habitons-nous plus que cela : une planète maison, fissurée, épuisée, qui se retourne contre ses occupants comme un manoir gothique en ruine. Ou bien ce texte même, sa page blanche saturée de voix, demeure close où les mots reviennent frapper. L’horreur n’a pas quitté les murs. Elle est passée dans le langage.

Quand la raison incluait encore l’intuition et la prophétie

4 septembre 2025


Je suis tombé un matin sur un papyrus égyptien, un catalogue de rêves. Tout y était classé bons ou mauvais, comme on range des outils dans une caisse. Rêver qu’on mange du crocodile : bon. Rêver qu’on expose son postérieur : mauvais. Rien de plus, rien de moins. J’ai souri d’abord, réflexe moderne, comme on sourit devant un horoscope au détour d’un journal. C’est que nous avons pris l’habitude de juger aussitôt ce qui est sérieux et ce qui ne l’est pas. Ce sourire, c’était celui de la raison. Mais d’où vient cette raison qui trace la frontière entre crédible et farfelu ? On croit la trouver chez Descartes, avec son « bon sens » et sa méthode. Pourtant la raison existait avant lui, sous d’autres noms. Les Grecs parlaient de logos, mot immense qui disait à la fois le discours, le langage et la raison. L’homme était cet animal doué de logos, capable de relier en paroles ce qu’il voyait et ce qu’il pensait. Les Latins disaient ratio, la mesure, le compte, l’art d’ordonner. C’est de là que vient notre mot. Au Moyen Âge, on distinguait intellectus et ratio. L’intellectus saisissait d’un coup les principes ; la ratio déployait ensuite cette saisie dans un discours. La raison contenait donc l’intuition comme sa source. Même la prophétie, quand elle était reconnue, n’était pas tenue pour folie : on disait qu’elle était une lumière ajoutée à l’intellect, un supplément qui permettait de voir plus loin. C’est seulement plus tard que la raison s’est rétrécie, séparant l’intuition reléguée au subjectif et la prophétie rejetée dans la superstition. Aristote en avait pourtant déjà parlé. Il savait que le raisonnement ne peut pas tout démontrer, qu’il faut bien s’appuyer sur des évidences premières. Le principe de non-contradiction, tu ne le prouves pas, tu le vois. Cette vision immédiate, il l’appelait nous. Une intuition au cœur même de la raison. Thomas d’Aquin reprendra l’idée : l’intellect saisit d’un coup, la raison déroule pas à pas. Et quand il s’agit de prophétie, il insiste, ce n’est pas folie mais clarté venue d’ailleurs, lumière surajoutée qui éclaire l’esprit. Dans la Bible, les prophètes n’étaient pas des fous au sens moderne. Ils disaient ce qui leur avait été donné, directement, sans médiation. Joseph interprétant les songes, Daniel les visions : formes de savoir immédiat. On ne prouve pas, on voit, on dit. C’est frappant de constater qu’à ces époques, on pouvait tenir ensemble ces trois voies : raison discursive, intuition immédiate, prophétie inspirée. Trois chemins vers la vérité, qui se croisaient sans se disputer. Quand je pense à ce tissage, c’est Rabelais qui me revient. Lui parlait de bon sens. Mais son bon sens n’avait rien du conformisme que nous associons aujourd’hui à ce mot. Ce n’était pas un « sois raisonnable » moralisateur. C’était une capacité joyeuse à discerner, à chercher la substantifique moelle sous l’écorce. Dans ses livres, les oracles abondent : Panurge consulte tout le monde, jusqu’à la Dive Bouteille. On croit à une satire, et c’en est une. Mais derrière l’ironie, il y a ce constat : courir d’oracle en oracle est vain, il suffirait de user de son bon sens. Non pas rentrer dans le rang, mais retrouver l’évidence simple. Ce bon sens-là est une intuition qui rit. Une raison qui garde le corps et la vie. C’est peut-être une singularité française : une manière de ne pas séparer l’intelligence du rire, de la chair et de l’excès. Là où le monde anglo-saxon a réduit le common sense à une norme pragmatique, Rabelais garde l’intuition et la prophétie en circulation. Une charnière entre un monde qui riait encore des oracles et un monde qui allait bientôt les bannir. Je reviens à mon écriture, à ma façon d’avancer jour après jour. Souvent je commence « au hasard », une phrase, une image qui s’impose sans que je l’aie prévue. C’est l’intuition, le petit éclair qui allume la page. Puis le texte se déploie, sans plan, et arrive un moment où il se boucle. La fin rejoint le début, comme si le texte savait avant moi où il allait. Je ne pourrais pas le calculer. C’est une prophétie discrète, non pas annoncer l’avenir mais donner au présent sa nécessité. Et autour de tout cela, il y a la discipline. S’asseoir, écrire chaque jour, sans rien attendre. La rationalité est là, dans la régularité, le cadre, la fidélité au geste. Elle n’est pas ennemie de l’intuition ni de la prophétie : elle leur permet d’exister. Dans l’acte d’écrire, les trois voies se rejoignent encore. Intuition, prophétie, raison. Ce que l’histoire a séparé, l’écriture le tient ensemble. C’est peut-être cela qui me retient, au-delà de toute ambition ou croyance : ce mélange modeste, qui redonne à chaque jour sa nécessité. Et c’est là, peut-être, que l’histoire de l’imaginaire se prolonge : non pas dans de grands systèmes, mais dans la façon dont nos gestes les plus simples rejouent encore les tensions anciennes, sans en avoir l’air.

Chester Beatty 3, une clé des rêves

4 septembre 2025

Treize siècles avant J.C, en Egypte un scribe de Thèbes consigne sur un papyrus aujourd’hui dit Chester Beatty 3 une litanie qui commence presque toujours par « si un homme se voit en rêve… », suivie d’un verdict (« bon / mauvais ») et d’un sens pratique. Rêver qu’on regarde par une fenêtre ? Bon : on entendra sa plainte, note la colonne hiératique ; c’est un manuel d’usage, pas une spéculation métaphysique. Daté du règne de Ramsès II, il témoigne d’une culture où l’on classe, évalue, conseille, comme on le ferait d’un présage météorologique.

Le premier mot qui m’est venu en lisant cela c’est le mot farfelu.

D’un côté, nous modernes — formés par les sciences cognitives, la psychanalyse ou simplement l’habitude de penser le rêve comme un phénomène intime et biologique — pouvons lire ce papyrus comme un bricolage farfelu. Rien, dans notre cadre de pensée, ne nous conduit à croire que « manger un crocodile en rêve » annonce qu’on deviendra fonctionnaire ou qu’« un lit en feu » signifie le divorce. On a l’impression d’une loterie symbolique, d’un catalogue de superstitions arbitraires. Dans ce sens, oui : pour nous, c’est non scientifique, non vérifiable, donc « farfelu ».

Mais d’un autre côté, si l’on se replace dans son contexte, ce texte n’est pas absurde : il organise l’angoisse. Les Égyptiens ne rêvaient pas moins que nous, mais dans une société où le divin, le destin et la communauté dominaient, il fallait donner une place aux images nocturnes. Ce papyrus les classe, les rend lisibles, donne à chacun une petite boussole. Ce n’est pas plus « farfelu » que nos horoscopes actuels ou que certaines psychologies populaires qui réduisent le rêve à des « symboles » universels. On pourrait même dire qu’il remplit la même fonction que Freud des millénaires plus tard : faire passer le chaos de la nuit dans un système interprétatif.

En somme : farfelu si l’on cherche une vérité objective sur l’avenir, mais hautement rationnel dans son cadre culturel. Le vrai danger, c’est de lire ce papyrus comme un document « naïf » — alors qu’il est déjà le produit d’une tradition savante, codifiée, transmise.

Histoire de la patience, et de l’impatience

3 septembre 2025

Un texte reçu le matin même. T.C raconte comment les réseaux sociaux ont transformé l’écrivain en colporteur, en marchand de lui-même. L’artiste contraint de se prostituer pour grappiller un peu de visibilité, comptant les likes comme d’autres les pièces jaunes. Il dit l’épuisement, la honte, la conscience d’avoir crié dans le vide. Il dit aussi son retrait : se couper des plateformes, choisir l’invisibilité, retrouver une forme de paix. À la même heure, un mail de F.B. tombe dans la boîte : quelques mots seulement, pour prévenir d’un retard. Une proposition viendra, mais plus tard. Politesse de l’excuse, reconnaissance du délai, reconnaissance aussi de la valeur du temps de l’autre. Rien de spectaculaire, rien à vendre. Juste l’aveu simple : il faut attendre. Entre ces deux gestes — l’aveu de T.C et le retard assumé de F.B. — s’ouvre un espace de réflexion. Ici l’impatience programmée, injonction à répondre, publier, réagir sans cesse. Là la patience réintroduite par un retard, par un silence, par la décision de ne pas jouer le jeu. Deux régimes du temps qui s’affrontent. Et si l’histoire de la patience commençait ainsi : par la possibilité de tenir dans le temps sans attendre de retour immédiat ?

Le mot « patience » vient du latin patientia, lui-même issu du verbe pati : souffrir, endurer, porter un poids. C’est un mot du corps avant d’être une vertu morale. Être patient, dans sa racine antique, c’est encaisser, tenir debout malgré la douleur. Non pas attendre sagement, mais supporter le temps qui use. Les Stoïciens en ont fait une discipline. Sénèque, conseiller de Néron, exilé en Corse durant huit ans, écrit que la vie humaine n’est qu’un exercice de résistance. Il prône la patience comme rempart contre la colère et l’injustice. Dans ses Lettres à Lucilius, il répète que l’homme sage doit « souffrir avec égalité d’âme » ce qu’il ne peut changer. Sa propre existence en fut la démonstration : humiliations, confiscations, exil, puis l’ordre du suicide donné par l’empereur. Jusqu’au bout, Sénèque tenta de donner à sa mort la figure d’une patience stoïcienne : ouvrir les veines calmement, continuer à converser, offrir sa douleur comme exemple. Cicéron, lui, parle de la patience comme d’une arme politique. Il la définit comme « l’endurance volontaire et prolongée des choses ardues ». Dans son combat contre Catilina, il illustre cette vertu : temporiser, gagner du temps, attendre le moment opportun pour dévoiler le complot et frapper juste. Chez lui, la patience n’est pas seulement résistance intérieure, elle est calcul, tactique, maîtrise de la temporalité. Marc Aurèle, empereur philosophe, l’éprouve sur un autre plan. Pendant son règne, il doit affronter la peste antonine qui décime l’Empire. Dans ses Pensées pour moi-même, il revient sans cesse à la nécessité d’accepter ce qui arrive : « Ce qui t’arrive était préparé pour toi depuis l’éternité. » La patience ici n’est plus seulement une vertu morale ou politique : elle devient cosmique. Supporter les malheurs, non pas parce qu’ils fortifient, mais parce qu’ils font partie de l’ordre du monde. Le patient est celui qui accepte sa place dans une temporalité infiniment plus vaste que lui. Ainsi, dès l’Antiquité, la patience n’est pas mollesse. Elle est endurance volontaire, discipline intérieure, mais aussi ruse du temps. Endurer, différer, attendre : non comme capitulation, mais comme puissance.

Avec le christianisme, la patience change radicalement de statut. Elle n’est plus seulement endurance stoïcienne ou tactique politique, mais vertu spirituelle, intimement liée au salut. Elle se déploie sur plusieurs plans : théologique, liturgique, social et littéraire.

La patience biblique : Job et le Christ

Dans l’Ancien Testament, la figure de Job devient emblématique : il perd ses biens, ses enfants, sa santé, et pourtant il ne maudit pas Dieu. Sa patience est louée dans l’épître de Jacques (« Vous avez entendu parler de la patience de Job »). Le Nouveau Testament place le Christ au sommet de cet horizon : sa Passion est étymologiquement le modèle de la patientia. Supporter les injures, la flagellation, la croix — non comme faiblesse mais comme force d’amour.

Tertullien et Augustin : deux voix fondatrices

Au IIIᵉ siècle, Tertullien écrit un traité entier, De patientia. Il y décrit la patience comme la plus grande des vertus, mais avoue ne pas la posséder. Paradoxalement, il en fait un idéal inaccessible, une tension spirituelle permanente. Pour lui, la patience est « mère de toutes les vertus » : sans elle, pas de foi ni de charité durables.

Saint Augustin reprend le thème. Dans son propre De patientia, il distingue entre patience païenne et patience chrétienne. La première endure pour des bénéfices terrestres (gloire, santé, réputation), la seconde endure par amour de Dieu, en vue de la vie éternelle. Il insiste : cette patience-là n’est pas une force humaine, mais un don de la grâce. Sans Dieu, elle se dégrade en simple obstination. Avec lui, elle devient ouverture au salut.

Le Moyen Âge : patience du martyr, du moine, du paysan

Au Moyen Âge, la patience est omniprésente. On l’enseigne dans les sermons, on la représente dans l’iconographie. Les martyrs sont célébrés pour leur endurance aux supplices, modèles de foi et de courage. Les moines, eux, exercent la patience dans la vie quotidienne : silence, obéissance, répétition du même horaire. La règle de saint Benoît insiste sur cette endurance joyeuse, sans plainte.

Dans la société rurale, patience rime avec attente. Attente de la germination, de la récolte, du retour des saisons. Cette temporalité agricole se superpose à la temporalité eschatologique : patienter dans ce monde, car le vrai temps est ailleurs, dans le Royaume à venir.

Littérature et allégories

En Angleterre, à la fin du XIVᵉ siècle, un poème en moyen anglais intitulé Patience raconte l’histoire de Jonas, fuyant la mission divine, puni, puis sauvé. L’auteur (sans doute le même que Pearl et Sir Gawain and the Green Knight) met en scène la patience comme vertu salvatrice, face à l’impatience humaine toujours tentée de fuir.

Dans les enluminures médiévales, la Patience est parfois figurée comme une femme assise, calme, souvent opposée à la Colère. Elle tient un livre ou une roue, symboles du temps. Dans certains textes allégoriques (comme Le Roman de la Rose), elle apparaît comme une figure morale qui accompagne le pèlerin de l’âme.

Ambivalence de la patience chrétienne

La patience chrétienne est puissance spirituelle : elle permet de transformer la souffrance en offrande, de donner un sens à l’épreuve. Mais elle est aussi ambivalente : elle peut être instrument de domination sociale. On l’a prêchée aux pauvres, aux femmes, aux esclaves : supportez vos peines, vous serez récompensés plus tard. Ainsi, la patience devient parfois justification de l’ordre établi, outil de résignation.

Thomas d’Aquin : patience et vertu de force

Au XIIIᵉ siècle, Thomas d’Aquin rattache la patience à la vertu de force (fortitudo). La force affronte les dangers, la patience endure les tristesses. Elle n’est pas passivité, mais énergie qui résiste à la tentation du découragement. La patience, dit-il, est nécessaire pour ne pas abandonner le bien sous l’effet de la douleur.

Dans le christianisme, la patience s’élargit :

Elle est imitation du Christ et des martyrs.

Elle est discipline quotidienne (moines, fidèles).

Elle est temporalité eschatologique (attente du Royaume).

Elle est vertu sociale (supporter pour maintenir l’ordre).

Une vertu donc à double tranchant : émancipatrice pour l’âme, mais parfois instrumentalisée pour contenir les corps.

Avec la Réforme, la patience change de coloration. Luther et Calvin, en dénonçant la corruption de l’Église et en ramenant la foi au rapport direct avec Dieu, déplacent aussi le sens de l’attente. Chez Luther, la patience est inséparable de la foi. Dans ses commentaires sur les Psaumes, il insiste : l’homme doit endurer non seulement les épreuves de la vie, mais aussi les doutes de l’âme. La patience est le signe de la confiance en la promesse divine, même quand Dieu semble se taire. Elle devient une vertu de l’intériorité : attendre la justification, non par les œuvres, mais par la grâce seule. Calvin, de son côté, parle de la patience comme d’une discipline spirituelle indispensable. Dans son Institution de la religion chrétienne, il écrit : « La patience est une preuve de notre obéissance à Dieu. » Le croyant doit accepter les afflictions comme venant de la main divine, pour être ainsi formé et purifié. L’idée de longanimitas (longanimité) est centrale : supporter longtemps, sans se révolter, parce que la Providence gouverne toute chose. La Réforme, en mettant l’accent sur la lecture personnelle de la Bible et la discipline de vie, fait de la patience une vertu intime, liée au travail sur soi. Les protestants des premiers siècles, souvent persécutés, en firent l’expérience directe : la patience du martyr protestant rejoint celle des premiers chrétiens. Mais elle s’articule aussi à l’éthique du travail : patience comme persévérance dans la vocation, dans le métier, dans l’ascèse quotidienne. Max Weber l’a noté dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme : la patience protestante se transforme en discipline du temps, en méthode rationnelle pour différer la jouissance, réinvestir, accumuler. Une patience tournée non plus vers l’au-delà, mais vers la construction du monde présent. Elle devient moteur de l’économie moderne.

À côté de l’héritage gréco-romain et chrétien, les traditions orientales ont conçu la patience sur d’autres bases, souvent liées à l’idée de non-attachement, de dissolution du désir. Là où l’Occident associait la patience à l’endurance ou à l’espérance d’un au-delà, l’Orient la relie plus volontiers à l’absence d’attente.

Bouddhisme : kṣānti, la perfection de la patience

Dans le bouddhisme, la patience (kṣānti en sanskrit, khanti en pâli) est l’une des six perfections (pāramitā) que le bodhisattva doit cultiver. Elle se décline en trois formes : supporter les souffrances, endurer les attaques d’autrui, et accepter la vérité ultime qui dépasse l’ego.

Un passage célèbre du Bodhicaryāvatāra de Shantideva (VIIIᵉ siècle) décrit la patience comme antidote à la colère. Celui qui se met en colère, dit-il, détruit en un instant le mérite accumulé pendant des années, tandis que celui qui pratique la patience atteint la paix intérieure. Ici, la patience n’est pas attente d’un salut futur, mais pratique immédiate : se détacher de la haine, demeurer stable face à l’offense.

On raconte que le Bouddha lui-même, dans une vie antérieure, fut coupé en morceaux par un roi cruel, mais resta imperturbable. La patience devient alors une force surhumaine : non pas subir, mais refuser d’entrer dans le cycle de la colère.

Hindouisme : kshamā, tolérance et pardon

Dans l’hindouisme, la patience (kshamā) est une vertu cardinale. Elle signifie à la fois tolérance, endurance et pardon. Dans la Bhagavad-Gītā, Krishna enseigne à Arjuna que le sage est celui qui reste égal dans la joie comme dans la douleur, dans le succès comme dans l’échec. La patience est cette égalité d’âme, fruit du détachement.

La littérature sanskrite regorge d’hymnes à la dhriti (constance) et à la kshamā. Le roi juste est celui qui sait patienter, écouter, contenir sa colère. La patience n’est pas faiblesse mais magnanimité : elle élève celui qui gouverne au-dessus de ses passions.

Taoïsme : la patience du wu wei

Dans le taoïsme, la patience se relie au principe du wu wei — « non-agir » ou plutôt « agir sans forcer ». C’est l’art de suivre le cours des choses, de ne pas précipiter. Laozi, dans le Dao De Jing, écrit : « La patience est la plus grande des puissances. Celui qui sait attendre voit le Dao se déployer de lui-même. »

Ici, la patience n’est pas une épreuve à endurer, mais un accord avec le rythme du monde. Celui qui veut cueillir le fruit trop tôt le gâte ; celui qui laisse mûrir sans hâte récolte au bon moment. La patience est intelligence du temps naturel.

Convergences et différences

Si l’on compare ces traditions à l’Occident chrétien, la différence saute aux yeux :

En Occident, la patience est liée à l’espérance, elle suppose un futur qui viendra récompenser l’endurance.

En Orient, la patience est plutôt absence d’attente, ou confiance dans un ordre cosmique déjà là.

Dans le bouddhisme, la patience est antidote à la colère. Dans l’hindouisme, elle est grandeur d’âme. Dans le taoïsme, elle est sagesse du temps. Dans tous les cas, elle n’est pas résignation : elle est puissance de détachement.

Dans l’islam, la patience occupe une place centrale, désignée par le mot ṣabr. Le Coran l’évoque plus de soixante-dix fois. « Dieu est avec ceux qui patientent » (sourate 2, verset 153). La patience est ici vertu cardinale du croyant : supporter l’épreuve, résister à la tentation, persévérer dans la prière et le jeûne. Elle n’est pas seulement endurance passive, mais fidélité active : tenir ferme dans l’obéissance.

Les commentateurs distinguent plusieurs formes de ṣabr : patience dans l’obéissance (persévérer dans la prière, le jeûne, l’aumône), patience dans l’épreuve (supporter la maladie, la pauvreté, la persécution), patience dans le renoncement (se détourner du péché, de la colère, du désir excessif). La patience devient ainsi un pilier de la vie spirituelle quotidienne.

Dans le soufisme, dimension mystique de l’islam, le ṣabr prend une coloration plus intérieure. Le soufi pratique la patience comme abandon confiant à la volonté divine. L’épreuve est perçue comme une purification. « La patience est la clé de la délivrance », dit un proverbe arabe. Pour Rûmî, le grand poète mystique, la patience est la condition de l’amour divin : « Avec la patience, le fiel devient miel, la feuille de mûrier devient soie, le raisin devient vin. » Ici, la patience est métamorphose : attendre le temps du monde, laisser mûrir ce qui doit advenir.

Dans les récits soufis, la patience est souvent illustrée par des figures de pauvreté volontaire : le derviche qui mendie, le voyageur qui accepte l’errance. Ce n’est pas simple résignation, mais confiance radicale en l’Invisible. Le soufi endure les privations parce qu’il sait que l’épreuve rapproche de Dieu.

Le ṣabr rejoint ainsi, par d’autres voies, les vertus de l’hindouisme ou du bouddhisme : c’est un détachement, mais ici tourné vers une Présence transcendante. L’attente est nourrie par la certitude d’une rencontre.

À la Renaissance, la patience change de nature. Elle cesse d’être uniquement vertu spirituelle ou endurance héroïque : elle devient aussi outil politique, ruse temporelle, méthode de connaissance.

Machiavel : la patience comme calcul

Dans Le Prince (1513), Machiavel ne parle pas directement de « patience », mais de la nécessité d’attendre le moment opportun. Le chef avisé doit savoir temporiser, supporter l’adversité, guetter l’occasion (kairos). C’est une patience stratégique : non pas souffrir en silence, mais différer l’action pour frapper juste. Une vertu de ruse, d’intelligence du temps.

Pascal : impatience de l’homme moderne

Un siècle plus tard, Pascal souligne le contraire : l’homme ne sait pas patienter. Dans ses Pensées, il décrit l’incapacité humaine à « demeurer seul en repos dans une chambre ». L’impatience est devenue notre condition : nous fuyons l’attente, nous cherchons le divertissement. Pascal anticipe déjà la logique contemporaine de la distraction : l’homme s’agace de l’ennui, incapable de supporter la lenteur du temps.

Les Lumières : patience du savant

Au XVIIIᵉ siècle, la patience devient qualité scientifique. Newton est présenté comme le modèle de celui qui « sait attendre » : observer, mesurer, expérimenter avec constance. La science moderne se fonde sur une patience méthodique. Dans les laboratoires, les observatoires, on cultive la répétition lente, la vérification minutieuse. Ici, la patience n’est plus vertu religieuse, mais méthode rationnelle.

Patience et économie du temps

La modernité invente aussi une patience nouvelle : celle de l’épargne, de l’investissement. Dans l’Europe protestante et marchande, la patience se convertit en calcul économique. Accumuler, réinvestir, attendre les fruits à long terme. Max Weber a montré comment cette discipline temporelle nourrit l’esprit du capitalisme : patience non plus en vue du salut, mais du profit différé.

L’art de la patience instrumentalisée

Dans les arts, la patience est revendiquée comme discipline. Le peintre ou le poète répète, corrige, polit, reprend. L’idéal renaissant de la diligentia (soin, application) valorise l’endurance du travail. Mais elle se double d’une impatience romantique : désir de fulgurance, d’inspiration immédiate. Entre les deux, une tension constante.

Ainsi, à la Renaissance et dans les temps modernes, la patience devient :

ruse temporelle (Machiavel),

contrepoint à l’impatience anthropologique (Pascal),

méthode de connaissance(Newton et les sciences),

discipline économique (épargne, capitalisme),

vertu de l’artiste laborieux.

Elle se sécularise : d’un horizon théologique, elle passe à un horizon politique, scientifique et économique.

Le XIXᵉ siècle est celui des contradictions temporelles. On y exalte la patience comme vertu du progrès, mais on en perçoit aussi les limites, car l’impatience traverse les sociétés, les désirs, les imaginaires.

La patience imposée aux classes laborieuses

Avec la révolution industrielle, la patience devient une exigence sociale. Ouvriers et paysans doivent endurer des cadences, attendre l’amélioration promise. La patience est prêchée comme résignation : « supportez vos conditions, le progrès viendra ». On demande aux dominés de patienter pendant que les fruits de la croissance se concentrent ailleurs. Cette patience imposée alimente en retour la révolte : grèves, insurrections, impatience sociale.

Flaubert : l’impatience tragique d’Emma Bovary

En littérature, Flaubert incarne l’impatience comme destin tragique. Emma Bovary ne sait pas attendre, elle s’ennuie, elle brûle de désirs immédiats. L’impatience devient moteur de ses illusions et de sa chute. Le roman montre à quel point l’attente déçue peut mener à la catastrophe. La patience y apparaît comme vertu impossible dans une société où l’imaginaire est saturé de promesses.

Nietzsche : patience comme intensité contenue

Nietzsche, au contraire, valorise une patience active. Dans Ainsi parlait Zarathoustra, il parle de la « longue obéissance dans la même direction » : seule une discipline patiente permet de créer quelque chose de grand. Mais il dénonce aussi la patience chrétienne comme résignation. Sa pensée joue sur la tension entre l’impatience du désir de renversement et la patience de l’œuvre de longue haleine.

Patience et progrès scientifique

Le XIXᵉ est aussi le siècle des grandes découvertes. Darwin incarne une patience nouvelle : trente ans de notes, d’observations, avant de publier L’Origine des espèces. Une patience empirique, minutieuse, à rebours de l’impatience du monde industriel. Lenteur du savant contre vitesse de la machine.

Patience et romantisme

Chez les romantiques, l’impatience est exaltée : soif d’absolu, refus d’attendre. L’artiste veut tout, tout de suite, brûler sa vie. Mais dans le même temps, on valorise la patience de l’inspiration, le travail sur la durée. Tension entre fulgurance et discipline, entre ivresse immédiate et maturation lente.

Ainsi, le XIXᵉ siècle est double :

patience imposée(travail, progrès, science) ;

impatience vécue (révolte, désir, romantisme).

La patience devient soit instrument de domination, soit condition d’une création profonde. L’impatience, elle, devient signe de vitalité, mais aussi de désespoir.

Le XXᵉ siècle marque une rupture : la patience, longtemps célébrée comme vertu, se voit grignotée par l’accélération technique, la culture de l’instant, l’idéologie du progrès immédiat. L’impatience n’est plus seulement un défaut individuel : elle devient norme collective.

L’accélération industrielle et technique

L’invention de l’automobile, du téléphone, de l’aviation, puis de la télévision change le rapport au temps. On ne supporte plus l’attente. Les rythmes de vie se compressent. Le courrier, qui mettait des jours à arriver, est remplacé par la voix instantanée au téléphone. Plus tard, la télévision introduit le direct : tout doit être vu au moment même. La patience devient archaïque.

Beckett : attendre sans objet

En littérature, Samuel Beckett fait de la patience un théâtre du vide. Dans En attendant Godot (1953), deux personnages patientent sans fin, sans savoir qui viendra ni pourquoi. L’attente n’a plus d’objet : c’est un pur état d’impatience suspendue. La pièce révèle le basculement : l’homme moderne ne sait plus quoi faire du temps. La patience n’est plus vertu, elle devient absurdité.

Les guerres mondiales : impatience et catastrophe

Le XXᵉ siècle est aussi marqué par l’impatience des idéologies. Révolution bolchevique, fascisme, nazisme : chacun promet une accélération brutale de l’histoire, une fin des lenteurs du progrès. La patience réformiste est rejetée : on veut tout, tout de suite, quitte à précipiter la catastrophe. L’impatience devient politique, meurtrière.

Philosophie de la vitesse

Paul Virilio, théoricien de la vitesse, parlera plus tard de dromologie : la logique des sociétés modernes est d’accélérer toujours. Vitesse comme valeur suprême. Rosa, sociologue allemand, décrira cette dynamique comme « accélération sociale » : travail, communication, consommation, tout s’accélère, et la patience devient impensable.

Contre-courants : patience comme résistance

Pourtant, des penseurs et des artistes tentent de réhabiliter la patience. Proust fait de l’attente et de la mémoire lente la matière même de son œuvre. Walter Benjamin, dans ses Thèses sur le concept d’histoire, oppose à l’impatience révolutionnaire l’« arrêt » comme acte messianique : suspendre le temps, patienter pour saisir l’instant juste.

La patience au quotidien : un luxe perdu

Au fil du siècle, attendre devient signe de retard. On s’impatiente dans les files d’attente, dans les embouteillages, devant l’écran noir de la télévision. Les technologies promettent de supprimer l’attente. Le XXᵉ siècle invente l’idéologie de la satisfaction immédiate. La patience se réduit à un vestige, un reste mal toléré.

Ainsi, au XXᵉ siècle, la patience se fissure :

elle est dévalorisée par la vitesse technique et politique ;

elle est ridiculisée dans la littérature absurde (Beckett) ;

mais elle survit comme contre-pouvoir (Proust, Benjamin).

Un basculement est accompli : l’impatience n’est plus l’exception, mais la règle.

Le XXIᵉ siècle parachève le mouvement engagé au siècle précédent : l’impatience n’est plus seulement un travers humain, elle est devenue structure du monde social et économique. Les réseaux, les technologies, les marchés se construisent sur la promesse d’abolir l’attente.

La programmation de l’impatience

Les réseaux sociaux ont systématisé l’exigence de réactivité. Un message publié doit susciter une réponse immédiate : commentaire, like, partage. L’absence de retour est perçue comme un échec. L’impatience n’est plus seulement psychologique, elle est fabriquée : les algorithmes sont conçus pour stimuler la dépendance au feedback instantané. Chaque silence devient insupportable.

L’économie de l’instantané

Le commerce lui-même obéit à cette logique. Livraison en 24 heures, streaming sans attente, information en continu. La valeur se mesure à la rapidité. L’impatience est devenue un modèle économique : elle génère profit, dépendance, obsolescence. Le temps long est jugé archaïque, presque scandaleux.

Crouzet et la fatigue du cri

C’est dans ce contexte que Thierry Crouzet décrit sa lassitude. Les réseaux transforment l’artiste en crieur public, obligé de s’exposer, de s’épuiser à réclamer une attention qui ne vient jamais. Le paradoxe est cruel : l’impatience exigée par le système débouche sur le vide, l’absence de réponse, la honte de crier pour rien. L’impatience se retourne contre elle-même.

Le retard comme geste de résistance

À l’opposé, le petit mail de F.B. prend une autre signification. Prévenir d’un retard, c’est rappeler que tout ne se plie pas à l’immédiateté. C’est réintroduire une temporalité humaine, faite de lenteur, de délai, d’ajournement. Dans un monde où tout est exigé tout de suite, dire « cela viendra plus tard » devient presque un acte politique.

L’impatience comme pathologie

Les psychologues décrivent aujourd’hui l’impatience comme symptôme : incapacité à tolérer la frustration, dépendance à la stimulation immédiate, difficulté à différer la récompense. L’enfant habitué à tout obtenir aussitôt grandit avec une faible tolérance à l’attente. L’impatience devient angoisse, colère, voire violence.

Tentatives de réhabilitation de la patience

Face à cette pathologie sociale, certains courants prônent le ralentissement : mouvement slow food, méditation, digital detox. La patience devient résistance : choisir d’attendre, de lire lentement, de cultiver, de marcher. Non plus vertu imposée, mais vertu choisie, comme antidote à l’impatience programmée.

Aujourd’hui, l’impatience est devenue norme sociale, culturelle, économique. Mais c’est précisément parce qu’elle domine que la patience retrouve une valeur subversive. Choisir de différer, de ne pas répondre, de rester invisible — comme Crouzet le propose — c’est reprendre le contrôle du temps.

Si l’impatience est devenue la norme — sociale, économique, psychologique —, alors la patience cesse d’être une vertu consensuelle. Elle devient résistance, contre-culture, discipline intime.

Ne rien attendre vraiment

Dans un monde qui nous éduque à l’attente du retour immédiat, choisir de ne rien attendre est libérateur. Ne pas guetter la réaction sur les réseaux, ne pas dépendre du like, c’est desserrer l’étau de l’impatience. Cette attitude rejoint paradoxalement des traditions anciennes : le bouddhisme qui prône le non-attachement, le stoïcisme qui enseigne de ne pas espérer ce qui ne dépend pas de nous, le christianisme qui voyait dans la patience une ouverture à l’invisible.

La patience comme discipline de retrait

Crouzet, en choisissant l’invisibilité numérique, rejoint cette ligne de force. Patienter, ce n’est pas s’effacer, mais refuser de s’épuiser dans la quête du signe. C’est écrire pour écrire, peindre pour peindre, travailler sans attendre l’écho immédiat. La patience devient un geste d’indépendance : garder son temps pour soi, plutôt que le livrer au marché de l’attention.

Le retard comme politesse

Le mail de F.B. illustre une patience relationnelle. Reconnaître le retard, ce n’est pas céder à la culpabilité, c’est rappeler que le temps humain ne se plie pas à la vitesse des flux. L’échange véritable accepte les délais, les silences. Patienter, c’est faire confiance à l’autre : ce qui doit venir viendra.

De l’espoir à la liberté

La patience chrétienne promettait un salut futur. La patience orientale prônait le détachement. Aujourd’hui, une autre patience se dessine : une patience sans espoir. Non pas attendre une récompense ou une révélation, mais habiter le temps sans attendre de retour. C’est une manière de se rendre libre de la déception.

La patience comme création

Créer exige du temps long. Un livre, une peinture, une recherche scientifique ne naissent pas dans l’instant. La patience contemporaine pourrait se définir comme la fidélité au geste créateur, malgré le silence, malgré l’absence de reconnaissance immédiate. Loin de l’impatience consumériste, c’est une patience active, tournée vers l’œuvre et non vers son écho.

Ainsi, repenser la patience aujourd’hui, c’est l’arracher à la résignation et au dogme religieux pour en faire une discipline d’autonomie. Ne rien attendre vraiment, différer, s’accorder du temps, c’est peut-être la seule manière de retrouver une liberté intérieure dans un monde saturé d’impatience.

illustration:Piero del Pollaiolo, temperance 1470

Des Prométhée aux Geeks : l’ambivalence des héros civilisateurs

2 septembre 2025

Les héros civilisateurs ont toujours été un peu suspects. On les a décorés de mythes, de couronnes et d’auréoles, mais si l’on gratte un peu, on tombe vite sur des comportements instables, parfois franchement inquiétants. Prométhée, par exemple, n’était pas seulement ce bienfaiteur altruiste qui déroba le feu pour l’offrir aux hommes. C’était aussi un tricheur, un provocateur, qui avait sous-estimé la réaction d’un Zeus particulièrement rancunier. Résultat : un foie livré chaque jour à l’appétit d’un aigle obstiné. On a connu des philanthropes plus efficaces. Héraclès, autre star du panthéon antique, massacra sa femme et ses enfants dans un accès de rage avant de se lancer dans ses travaux. Quant à Gilgamesh, premier grand héros littéraire, il inaugura sa carrière en tyran brutal avant de comprendre tardivement que la mort viendrait aussi pour lui. Autrement dit, la civilisation avance souvent derrière des guides qui vacillent, délirent ou détruisent. On pourrait croire que nous avons changé d’époque. Que les héros de la modernité seraient plus rationnels, plus équilibrés, mieux outillés pour conduire l’espèce vers de nouveaux horizons. Il n’en est rien. Nous confions désormais nos vies à des figures tout aussi instables, mais dont l’uniforme est différent : tee-shirt sombre, baskets blanches, sourire nerveux. Elon Musk envoie des fusées pour s’évader vers Mars, Mark Zuckerberg fabrique des mondes parallèles peuplés d’avatars sans jambes, Jeff Bezos imagine des colonies orbitales alignées comme des entrepôts. Steve Jobs avait déjà transformé l’objet banal du téléphone en laisse numérique. Ces nouveaux héros ne ressemblent plus à des demi-dieux colériques, mais à des geeks obsessionnels. La psychopathologie demeure, seule la présentation a changé. Il faut voir avec quelle insistance la mythologie ancienne rappelait le prix des dons. Chaque innovation venait chargée de sa malédiction. Pandore ouvrait la boîte et libérait les maux du monde ; Icare s’envolait et retombait aussitôt ; Sisyphe poussait son rocher pour l’éternité. Ces récits faisaient office de garde-fous : oui, le progrès existe, mais il est ambivalent, dangereux, parfois fatal. La modernité, elle, a supprimé les avertissements. On ne raconte plus de tragédies, on déroule des conférences. Les mythes se sont dissous dans les keynotes et les communiqués de presse. Le don de feu devient une start-up, la boîte de Pandore un réseau social, les ailes d’Icare un projet de colonisation spatiale. La leçon a disparu, il ne reste que le pitch. Ce n’est pas que les héros civilisateurs soient devenus pires. Ils l’ont toujours été, à leur manière. Prométhée était un délinquant céleste, Héraclès un colérique, Gilgamesh un tyran. Mais ces excès faisaient partie du récit, ils servaient de contrepoint. Aujourd’hui, les excès sont effacés, neutralisés par le discours publicitaire. On se retrouve avec des figures qu’on célèbre comme visionnaires, alors qu’elles cumulent les symptômes du psychotique : obsession, isolement, incapacité à envisager les conséquences. À y regarder de plus près, ces héros modernes ne sont pas des visionnaires mais des joueurs. Des enfants prolongés, lancés dans des expérimentations à grande échelle. Ils posent des satellites comme d’autres des cubes de Lego, programment des IA comme on élève des Tamagotchi, s’amusent avec des milliards de données comme on collectionne des cartes Pokémon. La différence, c’est l’échelle. Leur terrain de jeu, c’est la planète entière, et nous sommes les figurants de leurs expériences. On aurait pu imaginer qu’après tant de siècles de mythes, nous serions vaccinés. Qu’on aurait intégré le principe de l’hybris, ce mot grec qui désigne la démesure et appelle le châtiment. Mais nous semblons avoir oublié la moitié du récit. Nous n’avons gardé que l’éclat positif du héros, en gommant l’avertissement. Alors nous confondons sauveurs et déments, civilisateurs et destructeurs. Et nous avançons, confiants, derrière des guides qui ressemblent surtout à des personnages de tragédie inachevée. Car au fond, le héros civilisateur est toujours un boulet. C’est son rôle : tirer le monde vers l’avant en l’entravant de ses propres obsessions. Prométhée enchaîné, Héraclès condamné à expier, Gilgamesh rappelé à la mort. Aujourd’hui, ce sont Musk enchaîné à ses fusées, Zuckerberg à ses métavers, Bezos à ses logistiques. Leurs chaînes sont numériques, financières, mais elles existent. Et nous sommes attachés avec eux. Peut-être faudrait-il réapprendre à lire les mythes. Pas pour s’y réfugier, mais pour retrouver ce qu’ils savaient dire : chaque innovation est un poison, chaque don a son prix, chaque héros est un malade qui nous entraîne dans sa maladie. Nos sociétés célèbrent l’innovation comme une évidence, alors qu’il s’agirait de la considérer comme une tragédie

Messagers du Gouffre : le cycle des visiteurs interstellaires

2 septembre 2025

Depuis que l’homme grava des constellations sur des tablettes d’argile, il rêva d’un ciel stable. Les étoiles semblaient figées dans leur marche, seules les planètes errantes et les comètes capricieuses troublaient l’ordre apparent. Mais au cours de la dernière décennie, trois anomalies sont venues déchirer la trame rassurante du firmament. ʻOumuamua en 2017, Borisov en 2019, et aujourd’hui 3I/ATLAS : trois messagers surgis de l’abîme interstellaire, trois intrus aux trajectoires hyperboliques, trois rappels que notre monde n’est qu’une halte éphémère au bord d’un fleuve cosmique. Les savants, dans leurs communiqués, parlent de « découvertes remarquables », mais le peuple ancien des songes y verrait déjà les signes avant-coureurs d’une mutation des âges. ʻOumuamua, l’oblong fantôme, apparut comme une balafre dans le ciel. Sa forme allongée, son accélération non gravitationnelle, son absence de coma visible : tout chez lui défiait les catégories. Certains le comparèrent à un cigare céleste, d’autres à une voile de lumière propulsée par des technologies inconcevables. Dans ses dimensions effilées, on crut voir l’ombre d’une architecture. Ce n’était pas une comète, ni un astéroïde au sens classique, mais un inclassable, et ce mot seul suffit à réveiller la peur la plus ancienne : celle de l’Innommable. Lovecraft aurait souri, lui qui sut mieux que quiconque que l’univers ne se plie pas à nos taxinomies humaines. ʻOumuamua passa, indifférent, laissant les savants divisés et les prophètes exaltés. Deux ans plus tard, la comète Borisov, beaucoup plus conforme aux canons cométaires, apparut. Elle portait dans son coma la signature claire d’une origine étrangère : une composition chimique légèrement différente des comètes solaires, un éclat qui trahissait la distance abyssale de son berceau. Avec elle, le doute cessa : les intrus interstellaires n’étaient pas des exceptions mais des réalités régulières, fragments expulsés de systèmes planétaires effondrés, voyageurs du gouffre. On pouvait encore se rassurer en disant : « Ce ne sont que des pierres et de la glace. » Mais dans leur présence répétée, certains pressentaient déjà un cycle, une cadence, comme si l’univers lui-même avait décidé de rappeler à l’homme qu’il n’était qu’un hôte provisoire sur une planète quelconque. Les comètes sont des objets ambigus, et cette ambiguïté est précisément ce qui les rend fécondes pour l’imaginaire. Aux savants, elles offrent un matériau pour mesurer l’évolution des disques protoplanétaires, pour comparer les glaces d’ici et d’ailleurs. Aux peuples, elles ont toujours offert une écriture sibylline, une langue des présages. En Chine ancienne, on notait leur forme — balai, sabre, étendard — et chacune annonçait une calamité. En Europe, la comète de Halley terrifiait rois et paysans. Chez les Hopi, le messager bleu est un seuil, une convocation. Nous croyons avoir quitté ces superstitions, mais les titres de presse reprennent les mêmes accents : « Objet mystérieux », « Vaisseau possible », « Intrus venu d’ailleurs ». Le vocabulaire change, mais la pulsation demeure : nous voulons lire dans ces astres plus que de la matière, nous voulons y lire notre destin. Les chiffres : production d’hydroxyle estimée à quarante kilogrammes par seconde, diamètre du noyau entre trois cents mètres et cinq kilomètres, vitesse de fuite vers l’espace interstellaire. Les chiffres rassurent, ils domestiquent l’étrangeté. Mais l’effet, lui, demeure : l’intrusion d’un fragment qui n’appartient pas à notre ciel. Lovecraft écrivait que « nous vivons sur une île d’ignorance au milieu d’océans noirs ». Ces océans viennent de nous envoyer une nouvelle vague, et nos télescopes ne font que mesurer la crête de l’écume. Derrière, c’est l’abîme qui avance, silencieux. 3I/ATLAS n’est pas seulement une donnée astrophysique : il est la preuve tangible que notre monde n’est pas clos, que des reliques plus anciennes que le Soleil errent et parfois croisent notre fragile orbite. Nous pourrions choisir l’indifférence : ce n’est qu’un caillou glacé, il s’éloignera bientôt. Mais répété trois fois en quelques années, le phénomène prend un autre sens. ʻOumuamua, Borisov, ATLAS : une trinité de messagers. Trois coups frappés à la porte du ciel. Ce que les prophètes Hopi disent sous le nom de Cinquième Monde n’est peut-être qu’une manière poétique d’exprimer une vérité astrophysique : notre monde n’est pas unique, il est relié à d’autres par les débris qui circulent, par les comètes qui voyagent, par les fragments arrachés à des soleils mourants. La Terre n’est pas une fin en soi mais un point dans une archéologie cosmique plus vaste. Chaque visiteur nous le rappelle avec l’évidence glaciale d’un présage. 3I/ATLAS s’éloignera, et nous resterons seuls à contempler sa traînée spectrale. Mais il aura inscrit une vérité : que nous ne sommes pas les maîtres d’un cosmos stable, mais les spectateurs d’un théâtre d’abîmes. Les Hopi disaient que le messager bleu annonce la fin d’un cycle et le commencement d’un autre. Peut-être avons-nous déjà franchi ce seuil : non pas par apocalypse, mais par élargissement de conscience. Nous savons désormais que le ciel est perméable, que les fragments d’ailleurs nous atteignent, et que nous vivons non pas dans un monde clos mais dans un fleuve d’errances. Les messagers ne sont pas seulement des corps glacés : ils sont les hiérophanies du gouffre, les rappels que la réalité n’est qu’une mince pellicule au-dessus de l’indicible.

Et lorsque le prochain visiteur surgira — car il surgira —, peut-être n’y verrons-nous plus un simple caillou, mais l’éclat d’une vérité que nos mythes et nos sciences n’ont cessé de redire : l’univers est indifférent, abyssal, et pourtant il parle, à travers ses comètes erratiques, le langage de nos propres terreurs.

Après Tolkien — fragmentation, mondialisation et futur de l’imaginaire

1er septembre 2025

Avec Tolkien, la fantasy moderne s’était dotée d’un socle mythologique. Le Seigneur des Anneaux offrait un monde cohérent, une profondeur historique et linguistique, une consolation fondée sur la victoire fragile du bien. Mais dès les années 1960–70, ce modèle devient objet d’imitations et de contestations. L’essor du marché de poche aux États-Unis assure à Tolkien une diffusion massive. L’édition Ace Books (1965), bien que non autorisée, puis la réédition Ballantine Books, propulsent The Lord of the Rings au rang de phénomène générationnel. Les étudiants, la contre-culture hippie, se reconnaissent dans la communauté des Hobbits, symbole de résistance à l’industrialisation et à la guerre du Vietnam. Cette réception transforme Tolkien en mythe collectif. Mais elle ouvre aussi la voie aux imitateurs. Terry Brooks publie The Sword of Shannara (1977), copie assumée de Tolkien, succès de librairie qui inaugure la « high fantasy » codifiée : quête, magie, créatures, mal absolu. Margaret Weis et Tracy Hickman lanceront les Dragonlance Chronicles (1984–85), mélange de roman et de jeu de rôle, consolidant les archétypes. La fantasy devient un genre industriel, répétitif, où l’héritage tolkienien est recyclé. C’est contre cette récupération que Michael Moorcock prend position. Dans son essai pamphlétaire « Epic Pooh » (1978), il accuse Tolkien d’évasion infantile, de nostalgie conservatrice. Pour Moorcock, la Terre du Milieu est une pastorale idéalisée qui détourne le lecteur des réalités du monde moderne. Ses propres récits, notamment le cycle d’Elric de Melniboné (1961–72), incarnent une réponse radicale : anti-héros albinos, dépendant d’une épée vampirique, Elric subvertit l’archétype du héros vertueux. L’ordre cosmique n’est plus manichéen, mais oscillant entre Loi et Chaos. Là où Tolkien cherchait la consolation et l’harmonie, Moorcock installe le tragique et l’ambivalence. Cette tension marque une première fracture : d’un côté, la fantasy tolkienienne se multiplie sous forme de clones, répondant à une demande de marché ; de l’autre, une veine critique s’affirme, refusant la consolation et explorant la noirceur. Déjà, l’imaginaire se fragmente. Le mythe restauré par Tolkien devient objet de déconstruction.

À partir des années 1970, l’imaginaire sort du face-à-face Tolkien/Moorcock pour s’élargir et se diversifier. La fantasy cesse d’être un bloc homogène : elle devient un champ polyphonique, où se mêlent anthropologie, postmodernisme, horreur et introspection. Ursula K. Le Guin inaugure une autre voie avec le cycle de Terremer (Earthsea, 1968–2001). Ici, pas d’empires ni de royaumes féodaux : un archipel de petites îles, une magie fondée sur le vrai nom des choses, un héros qui doit apprendre à reconnaître son ombre intérieure. Le Guin, marquée par l’anthropologie de son père Alfred Kroeber et par le taoïsme, propose une fantasy du juste équilibre, où l’adversaire principal est souvent soi-même. Ses récits, comme A Wizard of Earthsea (1968) ou The Tombs of Atuan (1971), déplacent le centre de gravité : la quête n’est plus conquête mais initiation, retour à soi. Elle ouvre la voie à une fantasy philosophique et anthropologique, qui rompt avec les archétypes héroïques. Gene Wolfe, avec The Book of the New Sun (1980–83), brouille encore davantage les frontières. Sous une apparence de science-fantasy (un futur très lointain où la technologie se confond avec la magie), il construit un récit narré par un bourreau, Severian, doté d’une mémoire parfaite mais d’une fiabilité douteuse. L’imaginaire devient labyrinthe narratif : la voix du narrateur est elle-même un piège. Wolfe mêle héritage chrétien, symbolisme médiéval et spéculation futuriste, dans une langue dense et allusive. Ici, la fantasy n’est plus consolation mais énigme, texte à décrypter. Dans un autre registre, Stephen King intègre l’imaginaire au quotidien. The Stand (1978), It (1986) et surtout le cycle de The Dark Tower (1982–2004) hybridisent horreur, fantastique et fantasy. Chez lui, la frontière entre monde réel et monde imaginaire se dissout. L’Amérique contemporaine devient territoire hanté, traversé de forces surnaturelles. King inscrit l’imaginaire non pas comme échappée, mais comme infiltration : le quotidien est toujours prêt à basculer. Neil Gaiman, enfin, avec Sandman (1989–1996), puis American Gods (2001), pousse la logique postmoderne. Sandman tisse une mythologie contemporaine où cohabitent dieux antiques, figures oniriques et références pop culture. American Gods imagine des divinités nées des croyances modernes (médias, argent, technologie) qui s’affrontent aux anciens dieux immigrés. Ici, la fantasy devient réflexive : elle parle des mythes, de leur survivance et de leur transformation dans le monde contemporain. Ces auteurs illustrent la diversification des voix après Tolkien. L’imaginaire n’est plus unifié par une grande fresque mythologique. Il devient mosaïque : anthropologique (Le Guin), énigmatique (Wolfe), hybride (King), postmoderne (Gaiman). Chacun s’empare des formes héritées pour les déplacer, les interroger, les fragmenter. Le résultat est une fantasy plurielle, qui ne se contente plus de restaurer un mythe mais en explore les brisures.

À partir des années 1990, l’imaginaire bascule vers une tonalité plus sombre, plus politique. Le modèle tolkienien de la consolation est mis en crise. L’époque impose d’autres questions : effondrement des idéologies, brutalité de l’histoire récente, scepticisme vis-à-vis des récits de salut. La fantasy se teinte alors de réalisme cru, de violence, de désenchantement. George R. R. Martin en est la figure emblématique. Avec A Song of Ice and Fire (à partir de 1996), il construit une fresque monumentale qui subvertit les codes de la high fantasy. Les lignées royales y sont corrompues, les héros meurent brutalement, la magie est rare et ambiguë. A Game of Thrones (1996) ouvre la série par une mise en scène classique — maisons nobles, menaces surnaturelles — mais l’évolution du récit détruit toute illusion héroïque. La politique, la trahison, la contingence dominent. La célèbre phrase « Valar morghulis » (tous les hommes doivent mourir) résume cette logique : pas de Providence, pas d’eucatastrophe, seulement la brutalité du réel. L’adaptation télévisée (HBO, 2011–2019) amplifie ce tournant, exposant la fantasy au grand public mondial comme une littérature de cruauté et de pouvoir. Dans un autre registre, China Miéville incarne le New Weird. Avec Perdido Street Station (2000), The Scar (2002) et Iron Council (2004), il invente la cité tentaculaire de New Crobuzon, saturée de créatures hybrides, de technologies organiques, de mutations grotesques. La fantasy y rencontre le steampunk et l’horreur biologique. Miéville, marqué par le marxisme et la critique sociale, fait de son imaginaire une parabole politique : exploitation, révolution, luttes de classes transposées dans un univers monstrueux. Ici, l’étrangeté ne console pas, elle critique. Le « grimdark », terme forgé à partir du slogan de Warhammer 40,000 (« In the grim darkness of the far future… »), désigne cette tonalité. Joe Abercrombie (The First Law trilogy, 2006–2008) en est le porte-drapeau. Ses personnages sont des anti-héros violents, cyniques, souvent plus intéressés par leur survie que par une quelconque quête. L’humour noir remplace l’idéal chevaleresque. Glen Cook, avec The Black Company (1984–2000), avait déjà ouvert la voie : une fantasy militaire où la fraternité des mercenaires prime sur tout destin providentiel. Ce tournant sombre reflète l’air du temps. Après la guerre froide, les illusions de grands récits s’effondrent ; après le 11 septembre 2001, la violence et l’instabilité deviennent la norme mondiale. La fantasy absorbe ce climat. Elle n’est plus le lieu de la consolation mythologique, mais celui où s’expriment les fractures du politique et du social. Le mythe n’est pas aboli : il est retourné en cauchemar réaliste, miroir du désordre contemporain.

Au tournant du XXIᵉ siècle, l’imaginaire s’ouvre à une pluralité de voix et de géographies. Ce qui avait longtemps été une affaire anglo-américaine, enracinée dans Poe, Dunsany, Lovecraft et Tolkien, se décentre. La mondialisation littéraire fait émerger de nouvelles traditions, de nouvelles cosmogonies, de nouvelles manières de penser le mythe. N. K. Jemisin s’impose comme une voix majeure avec The Broken Earth (2015–2017), trilogie récompensée par trois prix Hugo consécutifs. Elle y mêle apocalypses écologiques, séismes permanents, oppression systémique. Son univers n’est pas seulement inventé : il réfléchit la condition raciale et politique contemporaine. Jemisin revendique une écriture où la fantasy devient espace de critique, lieu où se rejouent l’esclavage, le racisme, l’exploitation, mais transposés dans un imaginaire inédit. Elle ouvre la voie à une fantasy « afrofuturiste », enracinée dans les mythes africains mais projetée dans l’avenir. En Chine, Liu Cixin renouvelle la science-fiction avec The Three-Body Problem (Le Problème à trois corps, 2008–2010). Ce cycle introduit dans l’imaginaire mondial une vision cosmologique d’inspiration chinoise, où les civilisations extraterrestres et l’astrophysique se mêlent à la mémoire traumatique de la Révolution culturelle. La SF devient ici une manière de relire l’histoire politique nationale autant que de spéculer sur l’avenir du cosmos. Sa traduction en anglais (2014) et le prix Hugo remporté en 2015 ont marqué l’entrée officielle de la Chine dans la scène mondiale de l’imaginaire. Du côté du Japon, Haruki Murakami pratique une forme de fantastique minimaliste. Dans Kafka sur le rivage (2002) ou 1Q84 (2009–2010), le merveilleux s’infiltre dans le quotidien, discret, irréfutable. Ses récits se construisent comme des rêves éveillés, où le réel se fissure par petites touches. Loin de la fresque mythologique, Murakami explore la porosité entre monde intérieur et monde extérieur, une forme d’onirisme urbain propre au Japon contemporain. Dans le sous-continent indien, Salman Rushdie avait déjà ouvert la voie avec Midnight’s Children (1981) et The Satanic Verses (1988) : une écriture où le réalisme magique, hérité de García Márquez, rencontre les mythologies indiennes et l’histoire coloniale. L’imaginaire devient ici postcolonial : il ne se contente pas d’inventer des dieux, il revisite ceux d’une culture multiple, fracturée par l’histoire. L’effet est clair : la fantasy et la science-fiction cessent d’être un monopole occidental. Elles deviennent un champ mondial. Des auteurs nigérians (Nnedi Okorafor, Who Fears Death, 2010) aux écrivains arabes ou latino-américains, chaque aire culturelle propose ses propres mythologies, ses propres visions du monde. L’imaginaire devient polycentrique. Cette mondialisation n’efface pas l’héritage de Tolkien ou de Lovecraft : elle l’intègre, le détourne, le hybridise. Jemisin reprend la structure de la fresque tolkienienne mais en fait une fable politique et écologique. Liu Cixin reprend le vertige cosmique de Lovecraft mais le transpose dans une perspective matérialiste chinoise. Murakami reprend l’onirisme de Dunsany et le réduit à une faille dans le quotidien. Rushdie, enfin, retourne l’héritage des mythes pour interroger l’identité contemporaine. Ainsi, l’imaginaire du XXIᵉ siècle se distingue par sa diversité. Il ne cherche plus un mythe unique : il multiplie les voix, les cosmogonies, les récits. La Terre du Milieu était un monde unifié ; notre époque préfère la mosaïque.

Depuis la fin du XXᵉ siècle, l’imaginaire ne se joue plus seulement dans les livres. Il circule, se transforme, se multiplie à travers le cinéma, les séries, les jeux de rôle, les jeux vidéo. Le mythe n’est plus l’œuvre d’un auteur isolé : il devient collectif, interactif, transmédiatique. Le jeu de rôle marque un tournant décisif. Dungeons & Dragons (1974) s’appuie directement sur l’héritage tolkienien : races (elfes, nains, orques), classes (magicien, guerrier), univers pseudo-médiévaux. Mais il transforme la fantasy en pratique collective : les joueurs créent ensemble des récits improvisés, portés par des règles. La narration devient partagée. Le mythe se vit en groupe. Quelques années plus tard, Call of Cthulhu (1981) transpose Lovecraft dans le jeu : non plus la quête héroïque, mais l’enquête vouée à l’échec et à la folie. Ces jeux installent l’imaginaire dans une pratique active, participative, où les frontières entre auteur et lecteur s’effacent. Le cinéma amplifie cette mutation. Star Wars (1977) de George Lucas devient une mythologie contemporaine, empruntant à Joseph Campbell (The Hero with a Thousand Faces, 1949) la structure du voyage du héros. Tolkien, Lucas, Campbell : un triangle fondateur de l’imaginaire populaire moderne. Puis viennent Le Seigneur des Anneaux de Peter Jackson (2001–2003), qui mondialise la Terre du Milieu en blockbuster, et Harry Potter de J. K. Rowling (1997–2007 ; films 2001–2011), qui crée une mythologie accessible aux adolescents et devient phénomène global. Ces sagas installent l’imaginaire au centre de la culture de masse. Les séries prolongent ce mouvement. Game of Thrones (HBO, 2011–2019), adaptation de Martin, diffuse la fantasy à un public inédit, introduisant violence, politique et sexe à grande échelle. L’imaginaire n’est plus périphérique, il devient mainstream. Les jeux vidéo, enfin, constituent l’un des grands laboratoires du mythe contemporain. The Elder Scrolls (depuis 1994) offre un monde ouvert aux mythologies multiples. Dark Souls (2011) et Bloodborne (2015) développent une esthétique lovecraftienne, où l’histoire est fragmentaire, transmise par l’exploration et l’indice. Ici, le joueur n’est pas spectateur mais acteur : il reconstruit le mythe en jouant. Cette transmédialité modifie profondément la fonction du récit. Chez Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien, l’imaginaire se transmettait dans un texte clos. Aujourd’hui, il circule entre médias, se prolonge par les fans, se recompose en permanence. Les communautés en ligne inventent, commentent, détournent. L’imaginaire devient collectif et mouvant. Le mythe ne se reçoit plus seulement : il se pratique.

L’imaginaire n’a jamais cessé de se transformer. Après Tolkien, il s’est fragmenté, mondialisé, diffusé à travers tous les médias. Mais qu’en sera-t-il demain ? Plusieurs lignes de force émergent déjà. La première est écologique. La climate fiction (cli-fi) s’impose comme un horizon narratif. Kim Stanley Robinson (The Ministry for the Future, 2020), Margaret Atwood (MaddAddam Trilogy, 2003–2013), ou encore N. K. Jemisin prolongent cette veine. Le récit d’imaginaire devient laboratoire de l’avenir climatique, lieu où s’expérimentent les possibles du désastre et de la survie. L’apocalypse n’est plus surnaturelle : elle est environnementale. La seconde est technologique. Les intelligences artificielles, les réalités virtuelles, les métavers offrent un nouvel espace mythologique. L’imaginaire ne se contente plus de représenter : il s’incarne dans des environnements interactifs. Les IA génératives, capables de produire textes, images, voix, participent déjà à la création de fictions. Le risque, mais aussi la promesse, est celui de mythologies numériques collectives, produites non plus par un auteur mais par des communautés augmentées par la machine. La troisième est géopolitique et culturelle. L’imaginaire se décentre. L’Afrique, l’Asie, l’Amérique latine proposent leurs propres cosmogonies. La pluralité s’impose : pas de mythe universel, mais une mosaïque mondiale. Ce que Tolkien voulait pour l’Angleterre — une mythologie nationale — se déploie aujourd’hui à l’échelle planétaire, chaque culture inventant ses propres récits fondateurs. Enfin, une quatrième tendance est plus incertaine : la quête d’un mythe commun. Dans un monde fragmenté, saturé de récits concurrents, il reste la possibilité qu’un nouvel imaginaire collectif émerge, comme Star Wars l’a fait en 1977 ou Harry Potter en 1997. Peut-être à travers un médium encore à inventer, peut-être à travers une hybridation du jeu, du texte, du cinéma, de l’interaction. Le mythe de demain sera sans doute transmédiatique, participatif, et global. Ce qui est certain, c’est que l’imaginaire garde sa fonction ancienne : dire le monde, le rendre habitable, négocier avec la peur et le désir. Poe, Dunsany, Lovecraft, Tolkien répondaient chacun à leur époque. Depuis, d’autres voix ont fragmenté, contesté, prolongé. Et demain, d’autres encore inventeront. Car l’imaginaire, toujours, est ce qui nous permet d’habiter l’inconnu.

Tolkien et la restauration mythologique

1er septembre 2025

John Ronald Reuel Tolkien naît en 1892 à Bloemfontein, en Afrique du Sud, alors colonie britannique. Son père, Arthur, meurt en 1896 ; sa mère, Mabel, retourne en Angleterre avec ses deux enfants. Orphelin de père, Tolkien perd aussi sa mère en 1904, morte de diabète à trente-quatre ans. Il a douze ans. Cet enchaînement de pertes fonde sa vie sous le signe du deuil et de l’orphelinat. Élevé par le père Francis Morgan, prêtre catholique oratorien, Tolkien reste toute sa vie profondément marqué par le catholicisme, vécu comme fidélité et consolation. Très tôt, il se passionne pour les langues. À l’école de Birmingham, il apprend le latin et le grec, découvre le vieil anglais et le vieux norrois. Le Kalevala, épopée finlandaise traduite en anglais par Kirby (1907), le bouleverse : il y trouve une langue étrangère, dense, musicale, qui lui donne le désir de créer ses propres idiomes. Le Beowulf devient un texte fondateur : Tolkien le lit, le traduit, et plus tard (1936) en fera une conférence célèbre où il défend l’œuvre comme un poème mythologique et non une simple source historique. Ses études de philologie à Oxford, couronnées d’un poste de professeur à Leeds puis à Oxford (Rawlinson and Bosworth Professor of Anglo-Saxon), ancrent sa vocation : il n’est pas seulement romancier mais linguiste, artisan de langues inventées. La Première Guerre mondiale interrompt ce parcours. Tolkien s’engage, combat à la bataille de la Somme (1916), voit mourir la plupart de ses amis du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle littéraire d’étudiants. Lui-même contracte la fièvre des tranchées et passe des mois à l’hôpital. Cette expérience de destruction, de boue, de cadavres amoncelés, marque à jamais son imaginaire. Plus tard, il refusera toute lecture allégorique du Seigneur des Anneaux comme transposition de 1914–18 ou de 1939–45, mais il reconnaîtra que son œuvre est née de ce climat : « By 1918, all but one of my close friends were dead » écrit-il dans une lettre (lettre n° 81, éd. Humphrey Carpenter). Après la guerre, il entame une carrière académique. Leeds d’abord, puis Oxford dès 1925. Il publie des articles savants (sur Sir Gawain and the Green Knight, sur le Beowulf), des traductions, des éditions de textes médiévaux. Mais parallèlement, il travaille en secret à ses propres mythologies, qu’il appelle ses Contes perdus. Dès 1916–17, il rédige l’Ainulindalë, cosmogonie fondée sur la musique des Ainur. Ce sont les premiers germes du Silmarillion, qu’il développera toute sa vie sans jamais l’achever complètement. Tolkien appartient donc à une génération brisée par la guerre, mais il choisit une voie singulière : plutôt que le désespoir ou le cynisme, il se tourne vers la restauration d’un imaginaire. Là où Joyce (né en 1882) déconstruit le langage dans Ulysses (1922), Tolkien invente des langues. Là où Eliot écrit The Waste Land (1922), poème du désenchantement, Tolkien compose les bases d’une mythologie lumineuse et tragique à la fois. Sa position est paradoxale : moderne par la conscience du désastre, antimoderne par le choix du mythe.

Dès sa jeunesse, Tolkien formule un désir singulier : donner à l’Angleterre une mythologie qui lui manque. Dans une lettre de 1951 à Milton Waldman (publiée dans The Letters of J.R.R. Tolkien, éd. Humphrey Carpenter), il écrit : « I had a mind to make a body of more or less connected legend […] which I could dedicate simply to : to England ; to my country. » Il se sent l’héritier d’une tradition lacunaire. L’Angleterre a des contes arthuriens, mais christianisés, tardifs, sans la profondeur païenne des Eddas scandinaves ni l’unité d’une épopée nationale. Il veut inventer ce qui manque : un corpus de mythes fondateurs. Ce projet prend forme dès 1916–17, dans les Book of Lost Tales. Là apparaissent pour la première fois les Valar, puissances cosmiques, et la musique des Ainur qui structure la création. L’Ainulindalë décrit l’univers comme une partition où chaque dieu chante une voix, et où la dissonance de Melkor introduit le mal. D’emblée, Tolkien donne à son univers une profondeur théologique, à la fois catholique et païenne. Ce n’est pas une simple féerie : c’est une cosmogonie. De là découle tout le Silmarillion. Les grands cycles — la chute de Morgoth, l’histoire de Fëanor et des Silmarils, la geste de Beren et Lúthien, la chute de Númenor — constituent un ensemble de mythes, d’histoires tragiques, de récits fondateurs. Comme dans les Eddas ou le Kalevala, l’histoire est une succession d’âges, du plus lumineux au plus sombre, du premier chant à l’exil, du sacré à la perte. L’ombre recouvre peu à peu la lumière, mais l’espérance n’est jamais abolie. La dimension nationale est assumée. Tolkien, philologue, ancre ses récits dans une géographie et une toponymie imaginaires mais cohérentes, qui évoquent indirectement l’Angleterre et l’Europe du Nord. Ses langues elfiques — quenya, sindarin — ont des résonances finnoises et galloises. Ses Rohirrim parlent un vieil anglais transposé. Son univers est fictionnel, mais son socle est celui des racines linguistiques et mythologiques de son propre pays. Ce projet s’inscrit aussi dans un contexte culturel : le romantisme tardif avait déjà cherché à exhumer des traditions nationales (les frères Grimm en Allemagne, Elias Lönnrot avec le Kalevala en Finlande). Mais Tolkien est le premier à le faire en inventant de toutes pièces. Il ne compile pas des contes existants : il fabrique une mythologie complète, avec cosmogonie, généalogies, chronologies, langues. Cette cohérence est inédite. Là où Dunsany inventait des dieux par fragments, Tolkien construit un système qui pourrait passer pour une tradition transmise. Il appelle cela son legendarium. Il n’a jamais cessé de le retravailler, du front de la Somme jusqu’à sa mort en 1973. Le Seigneur des Anneaux n’est, dans son esprit, qu’une porte d’entrée vers ce monde plus vaste. L’œuvre publiée n’est qu’un fragment de l’édifice mythologique. Le reste — The Silmarillion, The History of Middle-earth éditée plus tard par son fils Christopher — témoigne de cette obsession : créer pour l’Angleterre une mythologie complète, comme un continent parallèle au réel.

Chez Tolkien, tout commence par les langues. Bien avant le Hobbit ou Le Seigneur des Anneaux, il invente des systèmes linguistiques complets. Adolescent, il crée le naffarin, esquisse d’idiome, puis le quenya et le sindarin, langues elfiques inspirées respectivement par le finnois et le gallois. Dans ses carnets, il note des racines, des déclinaisons, des dérivations, comme un philologue face à une langue vivante. Mais ces langues ne pouvaient exister seules : il fallait leur donner un peuple, une histoire, un monde. Ainsi, ce ne sont pas les récits qui appellent les langues, mais les langues qui appellent les récits. Son métier nourrit ce geste. À Oxford, Tolkien est spécialiste du vieil anglais et du vieux norrois. Sa conférence de 1936, « Beowulf : The Monsters and the Critics », réhabilite le poème comme œuvre poétique et non simple document historique. Pour lui, les mots sont porteurs de mythes. Chaque étymologie ouvre un imaginaire. Dans The Lost Road (récit inachevé, publié plus tard par Christopher Tolkien), il explore la migration des langues à travers le temps comme si elles portaient les mythes d’un âge à l’autre. Sa pratique philologique irrigue toute sa fiction. Il applique une méthode singulière : inventer un mot, puis chercher quelle histoire pourrait en être l’origine. Ainsi naît souvent le mythe. Christopher Tolkien, dans The History of Middle-earth, montre comment de simples listes de noms ont généré des récits entiers. Un nom elfique suscite une lignée, une ville, une tragédie. Le langage devient matrice narrative. Comparé à Dunsany, Tolkien systématise. Dunsany inventait des dieux en quelques lignes, portés par une prose biblique. Tolkien, lui, construit une grammaire, une phonétique, un lexique. Là où Dunsany suggérait des fragments de mythes, Tolkien bâtit une architecture linguistique complète, où chaque récit est la justification d’un mot. Il le dit explicitement : « My work has always been primarily linguistic. » (Letters, n° 165). Cette centralité des langues donne à son univers une profondeur inégalée. Les textes du Silmarillion ou du Seigneur des Anneaux sont saturés de poèmes, de chants, d’étymologies. Chaque peuple parle sa langue propre, et cette diversité linguistique confère une vraisemblance immédiate. Le lecteur ne doute pas de la réalité de la Terre du Milieu parce que ses noms semblent venir d’une tradition ancienne. La philologie devient moteur de vraisemblance. Ce geste, unique dans l’histoire de l’imaginaire moderne, fait de Tolkien un cas à part. Non seulement il raconte des histoires, mais il restaure un lien organique entre langue et mythe. Ses fictions ne sont pas seulement narrées : elles sont chantées, étymologisées, inscrites dans une profondeur linguistique. Le monde existe parce que les langues le portent.

L’expérience de la guerre marque Tolkien au fer. Engagé comme officier du Lancashire Fusiliers, il participe à la bataille de la Somme en 1916. Les paysages de boue, les cadavres abandonnés, les bombardements incessants composent pour lui un enfer moderne. Il perd la plupart de ses amis les plus proches du T.C.B.S. (Tea Club and Barrovian Society), cercle d’étudiants qui nourrissait ses ambitions littéraires. « By 1918, all but one of my close friends were dead », écrit-il plus tard (lettre n° 81). Cette hécatombe imprime son imaginaire : derrière les forêts de la Terre du Milieu, on devine les tranchées, les marais de Mordor, les paysages dévastés du Beleriand. Pourtant, Tolkien refuse de réduire son œuvre à une simple transposition. Dans ses lettres, il nie vigoureusement toute allégorie directe de la Première ou de la Seconde Guerre mondiale. Mais il admet que la guerre a modelé ses images, ses visions, sa sensibilité au mal et à la destruction. La Terre du Milieu est traversée par le souvenir de la guerre moderne, mais transmuée dans une langue mythologique. Là où Lovecraft tire de la modernité une vision d’indifférence cosmique, Tolkien cherche un sens restauré, un ordre malgré le chaos. C’est ici qu’intervient sa notion d’eucatastrophe, formulée dans son essai On Fairy-Stories (1939). Par ce terme, il désigne le retournement heureux, inattendu, qui donne au conte sa dimension de grâce. Là où la catastrophe plonge dans le désespoir, l’eucatastrophe ouvre à la consolation. La fin du Seigneur des Anneaux en offre un exemple : au moment où tout semble perdu, la destruction de l’Anneau survient par la chute de Gollum, accident providentiel. Pour Tolkien, l’eucatastrophe est le reflet littéraire de la Résurrection : le surgissement de l’espérance dans l’ombre. Son catholicisme joue ici un rôle central. Orphelin tôt marqué par la foi, il transpose dans son univers une théologie implicite : le mal existe, il corrompt, il détruit, mais il n’est pas absolu. Le bien, fragile, peut triompher par l’humilité, par la fidélité, par l’accident de grâce. Les Hobbits, figures modestes, incarnent cette logique : non pas des héros épiques, mais de petits êtres qui portent un fardeau disproportionné. L’expérience des tranchées — soldats anonymes dans la boue — se transpose dans l’héroïsme humble de Sam ou de Frodo. Ainsi, la guerre n’a pas seulement apporté l’horreur à Tolkien. Elle lui a donné la matière d’un imaginaire où le mal est tangible, mais où la consolation reste possible. Sa mythologie est tragique, mais non désespérée. Elle oppose au chaos du XXᵉ siècle une vision ordonnée, nourrie de foi et de philologie, où l’histoire humaine retrouve un sens.

Lorsque Tolkien publie Le Hobbit en 1937, il ne pense pas encore au grand cycle. Mais le succès du livre pousse son éditeur à lui demander une suite. Ce qui devait être un nouveau récit pour enfants devient, au fil de douze années d’écriture (1937–1949), une épopée de plus de mille pages. Le Seigneur des Anneaux dépasse le cadre du conte : il devient le cœur du legendarium. Le roman articule plusieurs registres. D’un côté, il reprend le ton léger du Hobbit : l’univers domestique des Hobbits, leur humour, leur modestie. De l’autre, il bascule vers l’épopée sombre : les royaumes déchus, les batailles titanesques, la marche des armées. La polyphonie du récit tient à cette juxtaposition : conte pastoral et tragédie antique. Les chants, les poèmes, les généalogies scandent le texte, lui donnant l’allure d’une chronique transmise plutôt que d’un roman moderne. Le centre du récit est l’Anneau unique. Symbole du pouvoir absolu, il corrompt quiconque le possède. Tolkien, dans ses lettres, rejette toute lecture strictement allégorique — ni bombe atomique, ni totalitarisme à peine voilé. Mais il admet que l’Anneau reflète une tentation universelle : l’usage du pouvoir pour dominer. Dans le contexte des deux guerres mondiales, l’ombre de Sauron résonne avec les idéologies destructrices du XXᵉ siècle. L’Anneau concentre la logique du mal : séduction, possession, destruction intérieure. Le récit adopte une structure complexe, presque polyphonique. Après la dissolution de la Communauté, les fils narratifs se séparent : Frodo et Sam vers le Mordor, Aragorn, Legolas et Gimli vers le Rohan et le Gondor. Tolkien alterne ces lignes, créant une tension dramatique qui culmine dans les deux derniers volumes. Le lecteur n’est pas seulement spectateur d’une quête, il suit une mosaïque d’itinéraires convergents. Cette construction rappelle la tradition épique — l’Iliade avec ses héros dispersés — mais transposée dans une prose moderne. Ce qui distingue Le Seigneur des Anneaux des récits antérieurs de fantasy, c’est la profondeur du monde. Derrière chaque lieu, chaque nom, se profile une histoire ancienne. Minas Tirith n’est pas seulement une cité, mais l’héritière de Númenor, elle-même issue des dons des Valar. Aragorn n’est pas un héros providentiel, mais le dernier rejeton d’une lignée millénaire. Cette densité, que Christopher Tolkien a révélée dans The History of Middle-earth, donne à l’œuvre une cohérence unique : la fiction est soutenue par une mythologie souterraine. Enfin, la dimension spirituelle est centrale. Tolkien ne fait jamais de prosélytisme : son catholicisme est implicite. Mais la logique du récit est profondément théologique : le mal existe, mais il est accidentel, secondaire. La Providence agit discrètement, par des retournements inattendus — l’« eucatastrophe ». Le rôle de Gollum en est l’exemple parfait : figure de la chute, il devient l’instrument paradoxal du salut. La destruction de l’Anneau n’est pas l’œuvre du héros, mais le fruit d’un renversement imprévu. Le Seigneur des Anneaux est donc plus qu’un roman de fantasy. C’est une tentative de restaurer une mythologie dans un monde désenchanté. En pleine modernité, Tolkien redonne à la fiction la fonction archaïque du mythe : raconter les origines, donner une profondeur sacrée à l’expérience humaine, offrir une consolation dans l’épreuve.

La réception de Tolkien fut contrastée. Le Seigneur des Anneaux, publié entre 1954 et 1955 en trois volumes, reçut d’abord des critiques mitigées en Angleterre. Les milieux académiques, dominés par le modernisme, y voyaient une œuvre passéiste, un « roman pour enfants démesuré ». W. H. Auden, ami de Tolkien, fut l’un des rares à défendre le livre dès sa sortie, saluant sa puissance mythologique. En revanche, Edmund Wilson le traita de « juvenility », un divertissement naïf. C’est aux États-Unis que le succès prit corps, avec l’édition en poche des années 1960. La contre-culture s’en empare : les communautés hippies voient dans la Terre du Milieu un manifeste écologique et anti-industriel, les Hobbits des figures de résistance à la société de consommation. L’œuvre sort du cercle des philologues pour devenir un phénomène culturel. Des fanzines, des clubs de lecture, des communautés de fans se constituent. La fantasy, jusque-là sous-genre marginal, s’impose comme courant majeur. La critique savante mit plus de temps à reconnaître Tolkien. Longtemps réduit à une littérature d’évasion, il fut réévalué dans les années 1980–90 grâce à des chercheurs comme Tom Shippey (The Road to Middle-earth, 1982) et Verlyn Flieger (Splintered Light, 1983). Tous deux, philologues eux-mêmes, montrèrent la profondeur de son projet : un travail érudit sur les mythes et les langues, mais transposé dans une fiction accessible. Aujourd’hui, Tolkien est étudié à l’université autant que Joyce ou Eliot, mais sur un autre versant de la modernité : non pas la déconstruction, mais la reconstruction. L’influence est immense. Ursula K. Le Guin reconnaît en lui un modèle pour Earthsea (1968). Michael Moorcock, malgré ses critiques virulentes (« Epic Pooh », 1978), écrit dans son sillage. George R. R. Martin, avec A Song of Ice and Fire, dialogue implicitement avec Tolkien, entre fidélité et subversion. Neil Gaiman, Alan Moore, toute une génération d’écrivains et de créateurs visuels ont grandi avec la Terre du Milieu. La fantasy contemporaine, du jeu de rôle (Dungeons & Dragons) au cinéma (Peter Jackson’s Lord of the Rings, 2001–2003), porte son empreinte. Mais au-delà de l’influence générique, il faut souligner ce qu’il a restauré : la fonction du mythe. Dans un monde désenchanté par la guerre, par le matérialisme, par l’effondrement des grands récits religieux, Tolkien a redonné à la fiction un pouvoir de consolation. Sa mythologie n’efface pas le tragique — les guerres, les pertes, les exils y sont omniprésents — mais elle propose une lumière, une espérance. C’est ce qu’il nommait l’« eucatastrophe » : le renversement heureux qui rend le monde habitable malgré tout. Aujourd’hui, Tolkien est plus qu’un auteur de fantasy. Il est celui qui a montré que la littérature pouvait, encore au XXᵉ siècle, recréer une mythologie crédible, profonde, consolatrice. À côté du désespoir de Lovecraft et des éclats oniriques de Dunsany, Tolkien représente la restauration : le retour de la fiction à sa fonction la plus ancienne, offrir aux hommes des histoires pour habiter le monde.

Lovecraft et le cauchemar cosmique

1er septembre 2025

Howard Phillips Lovecraft naît en 1890 à Providence, Rhode Island, et meurt dans la même ville en 1937. Toute sa vie tient dans ce cercle étroit de la Nouvelle-Angleterre, à l’exception de quelques années à New York. Enfant unique, il perd son père très tôt : Winfield Scott Lovecraft, représentant de commerce, est interné à l’asile en 1893, atteint de syphilis tertiaire. Sa mère, Sarah Susan Phillips, descendante d’une vieille famille de Providence, reste auprès de lui jusqu’à sa propre internement à Butler Hospital en 1919. L’enfance de Lovecraft est donc marquée par la maladie, l’instabilité mentale, l’isolement. Il grandit surtout auprès de son grand-père maternel, Whipple Van Buren Phillips, dont la bibliothèque nourrira ses premières lectures : contes arabes, récits gothiques, The Arabian Nights, Pope, Gray. Très tôt, il découvre Poe, dont il lit et imite les récits avant même l’adolescence. Plus tard, à l’université (qu’il n’achèvera jamais), il s’initie aux sciences — astronomie, chimie — qui laisseront une empreinte durable. Son univers se construit sur cette double matrice : le fantastique sombre de Poe et la rationalité scientifique. La mort de son grand-père en 1904 le laisse sans soutien matériel : la famille sombre dans la pauvreté, il quitte l’école, n’entre jamais vraiment à Brown University. Sa vie adulte sera une suite de difficultés financières, d’emplois précaires, de publications alimentaires dans les pulps. Lovecraft n’aura pas de succès de son vivant. Il publie surtout dans Weird Tales, fondé en 1923, et dans d’autres magazines bon marché. Ses textes sont lus par un public restreint, parfois jugés obscurs ou maladroits. Mais il construit autour de lui un cercle de correspondants — Robert E. Howard, Clark Ashton Smith, August Derleth, Donald Wandrei — avec qui il échange des dizaines de milliers de lettres (plus de 100 000 selon Joshi). Cette correspondance forme une œuvre parallèle, gigantesque, où il expose ses lectures, ses théories esthétiques, ses idées politiques (souvent réactionnaires, voire racistes). Un autre moment biographique pèse : son mariage avec Sonia Greene en 1924 et son séjour new-yorkais. Installé à Brooklyn, Lovecraft vit l’expérience comme un exil. Pauvre, isolé, choqué par la diversité ethnique de la ville, il s’enfonce dans un sentiment d’hostilité cosmique. C’est là qu’il écrit certains de ses récits les plus sombres (The Horror at Red Hook). Le mariage échoue, il revient seul à Providence en 1926. Ces années de solitude marquent son imaginaire : cités cyclopéennes, entités monstrueuses, narrateurs solitaires confrontés à l’indifférence du cosmos. Malade (cancer de l’intestin diagnostiqué trop tard), affaibli par la pauvreté, il meurt en 1937 à 46 ans. Enterré à Providence, il laisse une œuvre encore dispersée, sauvée de l’oubli par Derleth et Wandrei qui fondent Arkham House en 1939. C’est grâce à eux que Lovecraft sort de l’ombre, puis grâce aux critiques comme S. T. Joshi qu’il est reconnu comme figure centrale du fantastique moderne.

Lovecraft n’émerge pas dans le vide : il se pense lui-même comme héritier. Dans son essai Supernatural Horror in Literature (1927), il établit une généalogie du genre, de l’antiquité au gothique, puis de Poe jusqu’aux contemporains. Poe est au sommet. Lovecraft écrit que Poe « éleva l’horreur surnaturelle à un plan artistique où nul autre Américain n’avait su la porter ». L’influence est double : le choix du récit bref, tendu vers un effet unique, et l’exploration des obsessions intérieures. The Tell-Tale Heart ou The Black Cat sont pour lui des modèles de condensation et d’intensité. Dans ses propres textes, il reprend la figure du narrateur délirant, mais lui adjoint une perspective cosmique : la peur n’est plus seulement psychologique, elle est métaphysique. Dunsany est l’autre grand modèle. Lovecraft découvre A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder vers 1919. Dans une lettre, il avoue les avoir « lus et relus jusqu’à les connaître presque par cœur ». De Dunsany, il retient le ton biblique, les cités imaginaires, les panthéons inventés. Le « Dream Cycle » de Lovecraft — Polaris (1918), The White Ship (1919), Celephaïs (1920), The Dream-Quest of Unknown Kadath (1926–27) — est directement tributaire de ce modèle. La cadence lente, les noms étranges, l’impression d’un ailleurs fabuleux : tout vient de Dunsany. Mais là où Dunsany restait dans la grâce onirique, Lovecraft introduit une inquiétude : ces cités ne sont pas seulement des rêves, elles masquent une indifférence cosmique. Ces deux filiations — Poe et Dunsany — structurent son imaginaire. Mais Lovecraft les déplace. Chez Poe, l’horreur est intérieure ; chez Dunsany, elle est mythologique et rêveuse. Chez Lovecraft, elle devient cosmique. Ses dieux ne sont pas des symboles ni des figures morales : ce sont des entités extra-humaines, aveugles, indifférentes. Il refuse le surnaturel au sens traditionnel. Rien de miraculeux, rien d’angélique : seulement une nature élargie, immense, où l’homme n’est rien. Ses monstres — Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep — ne sont pas au-delà de la nature, ils sont la nature elle-même, vue dans son immensité. Cette inflexion matérialiste vient de ses lectures scientifiques. Adolescent, il publie des articles d’astronomie dans la presse locale, observe les étoiles, construit des cartes. Plus tard, il s’intéresse à la géologie, à l’anthropologie, aux théories contemporaines de la relativité et de la quatrième dimension. Dans ses récits, ces disciplines deviennent des sources d’effroi. At the Mountains of Madness (1931) décrit une expédition antarctique où la géologie révèle des cités préhumaines. The Colour out of Space (1927) met en scène une météorite qui contamine la terre par une radiation incompréhensible. La science n’abolit pas le mystère, elle l’amplifie. Ainsi Lovecraft hérite mais transforme. Poe lui donne l’intensité psychologique, Dunsany la majesté onirique. Lui les détourne vers un cauchemar où la science révèle l’indifférence cosmique. Le surnaturel se dissout dans le naturel élargi. L’horreur n’est pas que subjective, ni seulement mythologique : elle est cosmologique.

Le cauchemar cosmique prend forme dans quelques récits majeurs. Le plus célèbre est The Call of Cthulhu (écrit en 1926, publié en 1928 dans Weird Tales). Le narrateur, Francis Wayland Thurston, reconstitue un dossier fragmentaire : notes d’un professeur, témoignage d’un artiste, rapport d’un officier norvégien. Peu à peu se dessine l’existence d’un culte mondial, voué à une entité endormie sous les mers, Cthulhu. Ce dieu n’est pas une figure morale : il dort, rêve, attend. Sa simple résurgence menace l’humanité. La structure du récit est emblématique : enquête documentaire, indices dispersés, révélation finale insoutenable. S. T. Joshi souligne combien ce texte condense l’art lovecraftien : horreur par accumulation de fragments, effroi né de l’érudition. At the Mountains of Madness (1931, publié en 1936) élargit la perspective. Une expédition antarctique découvre les ruines cyclopéennes d’une cité bâtie par les Anciens, une race extraterrestre venue sur Terre des millions d’années avant l’homme. Par fragments de fresques et d’indices géologiques, le narrateur reconstitue l’histoire d’une planète colonisée, abandonnée, dévastée. Ici, l’horreur n’est pas un spectre mais une paléontologie. La science mène à la révélation que l’homme est un accident, tardif, insignifiant. Michel Houellebecq, dans son essai H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie, y voit le cœur de sa métaphysique : l’univers comme force étrangère, indifférente, où l’homme est de trop. The Shadow out of Time (1934–35) poursuit ce travail. Le professeur Nathaniel Wingate Peaslee, frappé d’amnésie, découvre que son esprit a été échangé avec celui d’une entité de la Great Race of Yith, race extraterrestre vivant dans le passé et le futur grâce à des transferts de conscience. Son cauchemar est double : avoir vécu dans un corps étranger, et savoir que sa propre conscience fut habitée par un être inhumain. Le texte articule mémoire, temporalité et vertige cosmique. L’horreur n’est plus spatiale mais temporelle : l’homme n’est qu’une étape dans une lignée infinie d’espèces. À ces trois récits s’ajoutent The Colour out of Space (1927), où une météorite contamine une ferme par une radiation incompréhensible, et The Dunwich Horror (1928), qui transpose l’horreur dans une Nouvelle-Angleterre rurale, saturée de folklore dégénéré. Dans tous les cas, la même logique : enquête, indices accumulés, révélation d’une présence cosmique. L’horreur n’est pas l’apparition immédiate mais la compréhension progressive. Ces textes forment le noyau de ce qu’August Derleth appellera plus tard « le Mythe de Cthulhu ». Mais Lovecraft lui-même n’avait pas cherché à créer un système clos. Ses dieux et entités apparaissent de manière diffuse, comme des fragments d’un cauchemar partagé. Cthulhu, Yog-Sothoth, Azathoth, Nyarlathotep : noms dispersés dans des récits, allusions, correspondances. Le mythe est moins une mythologie qu’une constellation. C’est justement ce caractère fragmentaire qui fascine. Le lecteur sent une cohérence possible, mais elle n’est jamais donnée. L’horreur réside dans cette impossibilité de totaliser.

La langue de Lovecraft est immédiatement reconnaissable, parfois caricaturée, souvent critiquée, mais essentielle à son effet. Elle combine archaïsmes, adjectifs accumulés, répétitions. Eldritch, unutterable, blasphemous, cyclopean : des mots qui semblent désuets mais qui créent une atmosphère de distance, comme si le texte n’était pas contemporain. S. T. Joshi insiste sur ce point : ce n’est pas maladresse mais stratégie. L’archaïsme donne à l’horreur une patine antique, un sentiment d’antériorité. La répétition de termes vagues — « indicible », « innommable » — produit moins une description qu’un effet d’impuissance, un langage qui avoue ses limites. La structure de ses récits est récurrente. Un narrateur, souvent scientifique ou érudit, entreprend une enquête. Il accumule des indices : manuscrits anciens, traditions orales, objets archéologiques, notes dispersées. Peu à peu, les fragments convergent vers une révélation. Mais cette révélation excède la raison et conduit à l’effondrement de la conscience. C’est le schéma de The Call of Cthulhu, de The Dunwich Horror, de At the Mountains of Madness. Donald R. Burleson, dans Lovecraft : Disturbing the Universe (1990), note combien cette structure reflète l’obsession de Lovecraft pour le savoir : l’horreur ne vient pas de l’ignorance mais de la compréhension. Le recours au vocabulaire scientifique est une autre particularité. Géologie, astronomie, biologie, archéologie : Lovecraft parsemait ses récits de détails empruntés à ses lectures. Dans At the Mountains of Madness, il décrit les strates géologiques de l’Antarctique avec une précision qui ancre le récit dans une vraisemblance scientifique. Dans The Colour out of Space, il imagine une forme de radiation extraterrestre qui décompose la matière vivante. La science n’est pas rassurante, elle est le vecteur même de l’effroi. Enfin, le choix des narrateurs est décisif. Ce sont presque toujours des hommes cultivés : professeurs, antiquaires, médecins. Leur rationalité devient instrument de leur perte. Là où le gothique classique opposait la superstition au savoir, Lovecraft inverse : c’est le savoir qui mène à la terreur. Plus on comprend, moins on peut supporter. Le narrateur est ainsi une figure tragique : il cherche la vérité, mais la vérité le détruit. L’effet lovecraftien tient donc à cette alliance : une langue archaïque qui produit le sentiment de l’ancien et de l’indicible ; une structure d’enquête qui mime la rationalité scientifique ; une chute où cette rationalité se retourne en folie. L’horreur ne surgit pas d’un spectre ou d’une apparition, mais du processus même de connaissance.

Au cœur de l’œuvre de Lovecraft, il y a ce que ses commentateurs appellent le cosmicisme. S. T. Joshi, dans The Weird Tale (1990) puis I Am Providence (2010), en fait le principe structurant de sa pensée : l’univers est indifférent, l’homme n’y occupe aucune place centrale, aucune providence ne le protège. Là où Poe enfermait la peur dans la conscience et où Dunsany créait des mythes de rêve, Lovecraft radicalise : tout mythe n’est qu’une fiction humaine face à un cosmos qui ne se soucie pas de nous. Ses dieux ne sont pas moraux. Cthulhu, Yog-Sothoth, Nyarlathotep, Azathoth ne jugent pas, ne punissent pas, ne sauvent pas. Ils existent en dehors de toute catégorie humaine. Azathoth, « le démon-sultan », incarne le chaos aveugle au centre de l’univers, un bouillonnement sans raison. Cthulhu dort sous les mers, indifférent. Yog-Sothoth est défini comme la totalité de l’espace-temps. Ces entités ne sont pas surnaturelles au sens religieux : elles sont naturelles, mais dans une nature élargie à l’échelle cosmique. Leur étrangeté vient de ce que nous ne pouvons pas les penser. Cette vision a des racines. Lovecraft lit les matérialistes antiques (Lucrèce, De rerum natura), mais aussi les sciences modernes : Darwin, l’astronomie, la physique contemporaine. Dans ses lettres, il insiste : « Toute ma philosophie est fondée sur l’idée que l’homme est un accident insignifiant dans un cosmos sans dessein. » Dirk W. Mosig, critique des années 1970, a souligné ce lien avec le matérialisme scientifique : le « Mythe de Cthulhu » n’est pas un système religieux, c’est une métaphore de l’indifférence universelle. Le savoir, chez Lovecraft, n’apporte pas le salut. Il mène à la folie. Plus on connaît, plus on mesure notre insignifiance. At the Mountains of Madness ne raconte pas une expédition ratée mais une révélation : les Anciens ont créé la vie, l’homme n’est qu’un déchet évolutif. The Shadow out of Time étend cette idée : notre conscience elle-même est contingente, susceptible d’être remplacée. Le cauchemar n’est pas l’absence de sens, mais le trop-plein de sens, un sens insoutenable. Houellebecq, dans H. P. Lovecraft : Contre le monde, contre la vie (1991), l’exprime à sa manière : « Dans l’univers de Lovecraft, il n’y a pas d’amour, pas d’espoir, pas de beauté durable. Seule reste l’horreur d’exister dans un monde qui ne nous veut pas. » Houellebecq, malgré ses excès, touche juste : Lovecraft est l’écrivain de la négation, du refus de toute transcendance consolante. Le cosmicisme n’est pas une doctrine systématique. C’est une attitude, un climat. Mais il marque un tournant : le fantastique cesse d’être une lutte entre le rationnel et le surnaturel, il devient confrontation avec l’indifférence cosmique. Poe avait réduit l’horreur à l’intérieur de la conscience, Dunsany avait élargi l’imaginaire au rêve mythologique, Lovecraft l’ouvre à l’univers tout entier. Son cauchemar est métaphysique : l’homme n’a pas de place.

De son vivant, Lovecraft reste confiné aux marges. Ses récits paraissent dans Weird Tales à partir de 1923, aux côtés de Robert E. Howard ou Seabury Quinn, pour un lectorat limité de passionnés. Les critiques littéraires l’ignorent, les maisons d’édition sérieuses ne le publient pas. Il vit pauvre, vend ses textes à vil prix, réécrit pour d’autres (revisions) afin de subsister. À sa mort en 1937, à Providence, il est inconnu du grand public, enterré sans éclat. C’est son cercle d’amis et de disciples qui assure sa survie. August Derleth et Donald Wandrei fondent en 1939 Arkham House, maison d’édition destinée à publier ses œuvres en volume. Ils imposent l’idée d’un « Mythe de Cthulhu », système plus cohérent que ce que Lovecraft avait laissé, en donnant à ses fragments la forme d’une mythologie. Grâce à eux, Lovecraft sort du ghetto des pulps et accède à une reconnaissance progressive. Dans les années 1960–70, la contre-culture redécouvre son pessimisme cosmique. Colin Wilson, puis Dirk W. Mosig, Donald R. Burleson, et surtout S. T. Joshi réévaluent son œuvre. Joshi, avec H. P. Lovecraft : A Life (1996) puis I Am Providence (2010), établit la biographie critique de référence, montrant que Lovecraft est un penseur cohérent, matérialiste, plus qu’un simple conteur de monstres. C’est par cette voie qu’il entre dans les études universitaires. L’influence littéraire est immense. Robert Bloch, Fritz Leiber, Ramsey Campbell prolongent son imaginaire. Stephen King, dans Danse macabre (1981), le cite comme l’une de ses sources majeures. Borges lui consacre une nouvelle, There Are More Things (1975). Michel Houellebecq, en 1991, en fait une figure emblématique du refus de l’humanisme moderne. Son empreinte s’étend au cinéma : The Thing de John Carpenter, Alien de Ridley Scott, ou encore The Mist de Frank Darabont reprennent ses thèmes — l’indicible, la créature informe, l’univers indifférent. Dans le jeu de rôle, Call of Cthulhu (Chaosium, 1981) transforme son univers en expérience collective, où les joueurs incarnent des enquêteurs condamnés à la folie. Dans la bande dessinée, Alan Moore (Providence, 2015–17) ou Mike Mignola (Hellboy) réinterprètent son mythe. Même la musique et les jeux vidéo (de Metallica à Bloodborne) portent sa trace. Le « Mythe de Cthulhu » est devenu une mythologie collective, prolongée bien au-delà de ce qu’il avait imaginé. Paradoxalement, lui qui n’avait pas voulu créer un système clos est devenu le centre d’un univers partagé, continuellement enrichi par d’autres. Ce qui témoigne de la force de son invention : une cosmologie fictive assez puissante pour dépasser son auteur. Aujourd’hui, Lovecraft occupe une place paradoxale : encore contesté pour son racisme et ses positions politiques, mais reconnu comme l’un des grands inventeurs de l’imaginaire moderne. Son cauchemar cosmique continue d’irriguer littérature, arts visuels et culture populaire. Comme l’écrit Joshi, « Lovecraft a donné à l’horreur une métaphysique », et c’est cette métaphysique de l’indifférence qui fait de lui un auteur central, au-delà même du fantastique.

Dunsany et la mythologie onirique

1er septembre 2025

Edward John Moreton Drax Plunkett naît en 1878, dix-huitième baron de Dunsany. Une lignée anglo-irlandaise ancienne, un château dans le comté de Meath, une éducation aristocratique. Rien qui le prédestinait à devenir l’un des inventeurs de la fantasy moderne, sinon peut-être cet isolement, cette distance sociale qui le place à l’écart. Il sera soldat — guerre des Boers, Première Guerre mondiale —, chasseur, dramaturge, amateur d’échecs, mais c’est par ses récits brefs qu’il laisse une trace. Il écrit dans les premières années du XXᵉ siècle, au moment où Joyce publie Dubliners (1914), où Yeats s’impose comme poète national, où Eliot prépare The Waste Land (1922). L’Irlande est traversée par la révolte, les insurrections, la quête d’une voix moderne. Dunsany, lui, se tient ailleurs. Il ne choisit ni le réalisme psychologique ni le flux de conscience moderniste. Il construit des mondes inventés, des panthéons imaginaires, des cités de rêve. Un geste radicalement décalé, presque anachronique, mais qui ouvre une autre voie. Ses premières publications surprennent. The Gods of Pegāna paraît en 1905, petit volume chez un éditeur londonien. Un texte étrange, ni roman ni recueil de nouvelles, mais une succession de fragments, comme des versets. Il y invente des dieux qu’aucune tradition n’avait nommés. Mana-Yood-Sushai, Skarl le batteur, Kib, Slid : des divinités hiérarchisées, indifférentes aux hommes. L’ouvrage est accueilli avec curiosité mais sans grand éclat. Pourtant, il inaugure une lignée : écrire non pas sur les dieux, mais inventer des dieux. Dunsany est aristocrate mais aussi homme de théâtre. Il écrit des pièces brèves, symbolistes, jouées à Londres et parfois à Broadway. Mais son théâtre, malgré l’intérêt de Yeats et de Shaw, ne marquera pas durablement. Ce sont ses contes oniriques qui influencent. L’aristocrate en uniforme devient, presque malgré lui, un rêveur moderne. Ses livres circulent discrètement, inspirent des cercles restreints, touchent des lecteurs qui deviendront à leur tour créateurs. Ainsi s’installe le paradoxe : un auteur enraciné dans une Irlande en crise, mais qui écrit comme s’il venait d’un autre temps, d’un autre monde. Alors que le modernisme explore la conscience et la ville, Dunsany invente un ailleurs intemporel. Cette étrangeté biographique et littéraire — un baron irlandais écrivant des mythes imaginaires au cœur du XXᵉ siècle — fait partie de sa singularité.

En 1905 paraît The Gods of Pegāna. Livre mince, publié à Londres par Elkin Mathews, l’éditeur qui avait aussi lancé Yeats. Dunsany y tente un geste inédit : inventer une cosmogonie entière, comme si l’on découvrait un livre sacré venu d’un peuple inconnu. Pas de roman, pas de continuité narrative, mais une suite de fragments. Chaque fragment tient de l’hymne, du verset, du mythe fondateur. Tout commence avec Mana-Yood-Sushai, dieu premier, créateur du silence et du repos. Skarl, son batteur, frappe sans cesse sur son tambour pour que Mana-Yood-Sushai ne se réveille jamais. Autour d’eux gravitent des dieux secondaires : Kib, seigneur des hommes, Slid, dieu des rivières, Hish, dieu des hasards. Chacun a ses attributs, ses humeurs, ses limites. Les hommes leur adressent des prières, mais les dieux restent indifférents. L’univers de Pegāna n’est pas un cosmos ordonné comme chez Dante, mais une mythologie arbitraire, souvent ironique. Dunsany montre des dieux puissants mais capricieux, parfois absurdes. Le style donne l’illusion d’un texte ancien. Dunsany écrit en phrases courtes, solennelles, avec une cadence biblique : « In the beginning… », « And Kib said unto men… ». Le ton imite les Écritures, mais il s’agit de dieux inventés. C’est là sa nouveauté : créer une mythologie fictive en la dotant d’une langue sacrée. On croit lire une révélation, mais c’est une invention littéraire. Le charme naît de cette ambiguïté. Les critiques contemporains furent déroutés. Certains y virent un pastiche, d’autres un livre pour amateurs de bizarreries. Pourtant, ce texte fonde une tradition nouvelle : la mythopoeia, la création délibérée de mythes. Avant lui, George MacDonald (Phantastes, 1858) ou William Morris (The Well at the World’s End, 1896) avaient inventé des mondes féeriques, mais sans inventer des panthéons complets. Dunsany, lui, érige un panthéon imaginaire comme acte littéraire. L’écho est discret mais réel. Yeats admire le livre. Plus tard, Lovecraft dira qu’il découvrit avec The Gods of Pegāna une révélation : la possibilité d’écrire des récits comme des rêves de divinités oubliées. Tolkien, dans ses notes, reconnaîtra Dunsany comme l’un de ceux qui l’avaient influencé dans son désir d’inventer non seulement des histoires mais aussi des mythes et des langues. Avec The Gods of Pegāna, Dunsany inaugure une littérature qui ne se contente pas de raconter : elle crée un univers symbolique. Ce n’est pas une parodie, ce n’est pas une religion, c’est une fiction qui adopte la langue du sacré pour bâtir un monde inexistant. Une invention moderne, à l’écart des canons modernistes, mais qui allait ouvrir toute une lignée.

Après The Gods of Pegāna, Dunsany enchaîne les recueils. Time and the Gods (1906), A Dreamer’s Tales (1910), The Book of Wonder (1912), Tales of Wonder (1916). Tous composés de textes courts, souvent trois ou quatre pages, parfois moins. Pas de roman, pas de fresque continue : l’imaginaire se déploie par éclats, comme si chaque récit était une vignette surgie du rêve. Dans A Dreamer’s Tales, il décrit des cités impossibles. Bethmoora, par exemple, une ville désertée la veille d’une invasion. Les habitants s’enfuient dans la nuit, laissant portes et fenêtres ouvertes. La cité reste vide, figée dans un silence éternel. Le conte se termine sans explication. On ne saura jamais pourquoi, ni qui venait. L’effet tient dans cette suspension : un fragment de rêve noté à la hâte, où l’absence pèse plus que la présence. The Book of Wonder multiplie les histoires brèves : un homme part à la recherche d’un trésor gardé par des dieux oubliés, un voyageur découvre une cité d’ivoire au milieu du désert, un autre s’égare dans une auberge où le temps s’arrête. Les titres eux-mêmes — The Distressing Tale of Thangobrind the Jeweller, How Nuth Would Have Practised His Art upon the Gnoles — ouvrent déjà un univers. Les gnoles, créatures inventées, feront dire plus tard à Fritz Leiber qu’elles anticipent les gobelins de Tolkien et de la fantasy moderne. Le principe est toujours le même : un décor suggéré, une voix qui raconte, une chute elliptique. Pas de psychologie, pas de réalisme. Les récits ressemblent à des mythes dont il ne reste que des fragments. Ils fonctionnent comme des rêves : atmosphère dense, logique incertaine, fin abrupte. Lovecraft, qui lisait Dunsany la nuit, dira que ses contes « ressemblent à des visions notées au réveil, où le souvenir est encore vif mais déjà en train de s’effacer ». On retrouve dans cette brièveté l’écho de Poe — l’idée de l’effet unique — mais transposée dans une veine onirique et non psychologique. Là où Poe enfermait le lecteur dans la conscience d’un narrateur délirant, Dunsany l’emporte dans un ailleurs sans explication. Le récit est moins une intrigue qu’un climat. Chaque texte agit comme une porte entrouverte sur un monde qui disparaît dès qu’on y entre. Ce choix du conte bref le distingue aussi de ses contemporains. Alors que le roman victorien avait habitué à la prolixité, Dunsany pratique la concision. Ses récits tiennent dans la poche, se lisent d’un trait, mais laissent une impression durable, comme une image persistante du rêve. C’est cette densité brève qui les rend si influents : ils se lisent vite, mais hantent longtemps.

Ce qui frappe, chez Dunsany, ce n’est pas seulement ce qu’il raconte mais la manière dont il le raconte. Sa prose a la cadence des Écritures. Des phrases brèves, scandées, solennelles. Des anaphores, des répétitions, un lexique archaïsant. Lire Dunsany, c’est entendre une voix prophétique, comme si le texte avait traversé les siècles. Dans The Gods of Pegāna, Skarl le batteur frappe son tambour « for ever and for ever and for ever », et l’insistance donne à l’image une éternité fictive. Cette langue biblique appliquée à des mythes inventés produit un effet singulier. On croit lire un fragment ancien, transmis d’une tradition perdue, alors qu’il s’agit d’une création du XXᵉ siècle. La fiction se déguise en texte sacré. La force de conviction tient dans le rythme. Ce n’est pas une imitation servile de la Bible, mais une appropriation de ses cadences pour donner gravité et profondeur à un monde inexistant. Par contraste, George MacDonald ou William Morris, ses prédécesseurs dans la littérature féerique, écrivaient dans une prose victorienne ample, descriptive, parfois lourde. Dunsany, lui, taille net. Ses récits sont courts, ses phrases resserrées, son ton invariablement élevé. Ce dépouillement donne à ses mondes imaginaires une densité inédite. Un seul paragraphe suffit pour que le lecteur accepte l’existence d’un dieu ou d’une cité oubliée. Lovecraft reprendra cette technique dans ses contes du Cycle du Rêve. The White Ship ou Celephaïs adoptent une prose plus lente, plus solennelle que ses récits d’horreur cosmique. Il y a chez lui une imitation directe de Dunsany : l’énumération des cités, la voix quasi biblique, la solennité factice. Tolkien, de son côté, adoptera une autre voie mais avec une dette voisine : ses Silmarillion et ses chants elfiques reprennent ce ton de chronique ancienne, de récit fondateur. On pourrait dire que Dunsany invente la possibilité même de donner à une fiction moderne l’autorité d’un texte ancien. Son style n’est pourtant pas figé. Dans The Book of Wonder, il se fait parfois ironique, malicieux, presque cabotin. Mais même là, la langue garde une simplicité biblique, une retenue. L’effet est d’autant plus puissant qu’il joue avec la distance : des dieux absurdes dans une langue sacrée, des voyageurs perdus décrits avec une gravité disproportionnée. Ce contraste renforce la saveur onirique. C’est cette originalité stylistique qui explique son influence. Les mondes imaginaires existaient déjà, mais leur voix restait celle du conte ou du roman. Dunsany a trouvé une voix mythologique. Une prose qui sonne comme un souvenir de l’Ancien Testament ou d’Hésiode, mais qui ne renvoie à aucune religion réelle. Un style qui fabrique, par lui-même, l’illusion d’un passé légendaire.

Dunsany n’a jamais connu le succès massif de ses contemporains réalistes ou modernistes. Ses premiers lecteurs furent surtout des cercles littéraires et quelques admirateurs fervents. W. B. Yeats, déjà consacré comme poète, salua l’étrangeté de The Gods of Pegāna. George Bernard Shaw, critique influent, encouragea ses pièces de théâtre. Mais Dunsany resta une figure marginale, aristocrate solitaire publiant des livres de rêve dans une époque où le roman naturaliste et, bientôt, le modernisme dominaient la scène. Son influence, pourtant, fut décisive. Howard Phillips Lovecraft découvre Dunsany vers 1919. La lecture est une révélation. Dans sa correspondance, il avoue avoir lu et relu A Dreamer’s Tales et The Book of Wonder au point d’en avoir mémorisé des passages entiers. Ses récits du Cycle du Rêve — Polaris, The White Ship, Celephaïs, The Doom that Came to Sarnath, puis The Dream-Quest of Unknown Kadath — portent la marque directe de Dunsany. Les cités aux noms inventés, les visions de temples et de déserts, la cadence solennelle de la prose : tout cela vient de l’Irlandais. Mais Lovecraft, là où Dunsany s’arrêtait au rêve, introduit le cauchemar et la cosmologie matérialiste. Tolkien, de son côté, ne cache pas sa dette. Il a lu Dunsany à Oxford. Dans ses lettres, il évoque l’influence qu’ont eue sur lui non seulement William Morris et George MacDonald, mais aussi Lord Dunsany, qu’il cite parmi ceux qui lui donnèrent l’idée qu’un écrivain moderne pouvait créer des mythes de toutes pièces. On retrouve chez Tolkien cette volonté de donner à une fiction l’autorité d’une chronique ancienne. The Silmarillion fonctionne comme un Pegāna agrandi, systématisé, nourri par des langues inventées et une histoire complète. L’influence s’est prolongée. Ursula K. Le Guin, dans ses essais (The Language of the Night), reconnaît en Dunsany un ancêtre de la fantasy onirique. Neil Gaiman, dans Sandman, lui rend hommage explicitement : certains épisodes, certaines tonalités, viennent directement de The Book of Wonder. Dans les années 1960-70, l’essor de la fantasy a consacré Tolkien, mais derrière Tolkien, l’ombre de Dunsany demeure. En France, son nom reste discret. Quelques traductions anciennes, dispersées, n’ont pas suffi à l’imposer. Mais dans l’histoire de l’imaginaire, il occupe une place essentielle : il est celui qui, après Poe, a montré que l’on pouvait écrire non seulement des histoires étranges mais des mythologies nouvelles. Là où Poe enfermait le fantastique dans la conscience, Dunsany l’ouvrait vers le rêve collectif, vers des dieux inventés mais crédibles

Avec Dunsany, une étape nouvelle s’impose dans l’histoire de l’imaginaire. Avant lui, le conte merveilleux, la féerie victorienne, les récits gothiques : autant de formes encore liées à des traditions anciennes ou à des décors hérités. Lui invente un ailleurs qui n’a jamais existé, mais qu’il fait résonner comme un souvenir collectif. Il ne se contente pas de raconter des histoires : il crée un univers mythologique parallèle, autonome, qui ne doit rien à une religion réelle. C’est la naissance de la mythopoeia moderne. Ce geste, pourtant, reste marginal dans son temps. Le modernisme littéraire explore le flux de conscience, la fragmentation, l’expérience urbaine. Joyce, Woolf, Eliot transforment le roman et la poésie. Dunsany, aristocrate solitaire, trace une autre voie : au lieu d’explorer la conscience individuelle, il invente des mythes collectifs. Au lieu de décrire le monde réel, il bâtit des mondes impossibles. Il n’est pas moderniste, il n’est pas réaliste, il est autre. Cette altérité est précisément ce qui le rend fondateur. Lovecraft en fera un matériau pour ses cauchemars cosmiques. Tolkien en fera l’ossature d’une épopée complète. Tous deux, chacun à leur manière, prolongent le geste de Dunsany : donner à la fiction la densité d’un mythe. Sans lui, le rêve lovecraftien et la Terre du Milieu tolkienienne n’auraient pas eu la même autorité. Dunsany n’est donc pas seulement une curiosité littéraire. Il est un point d’origine. En quelques livres publiés entre 1905 et 1916, il a ouvert une brèche : écrire comme si l’on transmettait une tradition sacrée, mais dans un monde inventé de toutes pièces. À travers lui, la littérature découvre qu’elle peut non seulement imiter le mythe, mais en créer de nouveaux. C’est cette invention, discrète mais décisive, qui inscrit Dunsany dans l’histoire de l’imaginaire moderne.

Poe et le fantastique intérieur

1er septembre 2025

Edgar Allan Poe naît en 1809, au moment même où le roman gothique s’épuise. Melmoth the Wanderer de Maturin paraît en 1820 : Poe a alors onze ans. Le décor des châteaux en ruine, des cloîtres et des armures tombées du ciel appartient déjà à une autre époque. Lui ne vivra pas parmi les pierres médiévales mais dans des chambres de pension, des mansardes, des maisons ordinaires. Sa vie entière se déroule dans l’espace étroit des villes de la côte Est américaine : Boston, Richmond, Baltimore, Philadelphie, New York. Pas de cathédrales gothiques, pas de ruines antiques. Le gothique, il le reçoit par les livres. Son univers concret, ce sont des intérieurs modestes, des logis fragiles, des chambres où la pauvreté et l’alcool font trembler les murs. Ce déplacement biographique est décisif : l’imaginaire gothique, Poe le condense dans l’espace domestique. La maison devient scène de l’effroi. The Fall of the House of Usher (1839) concentre cette mutation : plus de château médiéval, mais une demeure usée, presque bourgeoise, dont les fissures correspondent à celles de l’esprit. Roderick Usher vit enfermé, malade de sa propre sensibilité. La maison n’est pas décor extérieur, elle est métaphore du sujet. Elle tombe parce qu’il tombe. Tout au long de sa vie, Poe connaît l’instabilité résidentielle. Orphelin très tôt, adopté par la famille Allan sans y trouver d’ancrage véritable, il passera d’un foyer à l’autre. Cette précarité se retrouve dans ses récits : aucune maison n’est stable, chaque mur menace de s’écrouler. La ruine gothique, chez lui, se déplace à l’intérieur : murs fissurés, planchers qui battent, caves où l’on mure les corps. La fiction gothique parlait de vastes édifices ; Poe réduit l’échelle à la chambre, au grenier, à la cave. Charles Baudelaire, qui traduira Poe dans les années 1850, voit justement là la marque de sa modernité. Dans la préface des Histoires extraordinaires, il parle d’un « esprit tout entier tourné vers l’analyse et la dissection ». Le décor gothique n’est plus qu’un miroir du trouble intérieur. Le fantastique change de régime : on ne tremble plus devant un spectre extérieur, mais devant une conscience fissurée. De Walpole à Maturin, l’espace gothique était monumental ; chez Poe, il devient claustrophobe. De l’abbaye à la chambre, du cloître au cabinet, de la crypte collective à la cave domestique, le trajet est net. C’est l’Amérique du XIXᵉ siècle : pas de ruines médiévales, pas de cathédrales chargées de signes. Poe invente donc un autre lieu pour l’horreur : la maison ordinaire, repliée sur elle-même, où l’architecture devient métaphore du moi.

Chez Poe, l’horreur ne vient pas des spectres mais de la fissure intérieure. Le fantastique se retourne vers la conscience. Dans The Tell-Tale Heart (1843), le narrateur n’est pas poursuivi par un fantôme, il est dévoré par son propre crime. Il croit entendre, sous les planches, le battement du cœur de sa victime. Mais ce rythme n’est que le sien, une pulsation projetée, une obsession qui enfle jusqu’à la folie. Dans The Black Cat (1843), c’est l’alcool, la rage, la cruauté qui mènent au meurtre, puis à la hantise. Le chat mutilé et revenu d’entre les morts n’est pas un spectre extérieur, il est la matérialisation de la culpabilité. Poe place le lecteur à l’intérieur d’une psyché fissurée, là où le délire devient récit. Cette logique est biographique. Poe vit toute sa vie sous le signe du deuil et de la perte. Sa mère meurt de tuberculose alors qu’il n’a pas trois ans. Sa femme Virginia, sa cousine, qu’il épouse adolescente, meurt elle aussi de la même maladie en 1847. Entre ces deux dates, Poe connaît la pauvreté, les dettes, les humiliations, l’alcoolisme qui le ronge. Chaque femme aimée meurt, chaque foyer se défait. L’horreur chez lui n’a pas besoin de châteaux : elle est dans le lit conjugal, dans la toux de la tuberculeuse, dans le silence après la mort. C’est cette matière qui nourrit ses récits. Ligeia (1838), Morella (1835), Berenice (1835) sont autant de figures féminines mortes et revenues, obsessions répétées de la disparition et du retour impossible. Le fantastique intérieur est aussi celui de la conscience malade. Poe fréquente les frontières du délire. Son narrateur est presque toujours un « je » fiévreux, qui raconte sa propre chute. Pas de distance, pas de médiation : le lecteur est enfermé dans une subjectivité délirante. Ce n’est pas l’apparition qui effraie, c’est la voix même qui raconte. La folie est devenue point de vue. Baudelaire y voit une des grandes modernités de Poe : avoir su transformer la psychose en récit, la culpabilité en intrigue. On retrouve ici l’obsession du double. Dans William Wilson (1839), le narrateur est poursuivi par son double moral, celui qui dit non, qui empêche. Dans The Imp of the Perverse (1845), l’horreur n’est pas un fantôme mais l’élan irrésistible vers le crime, la pulsion de transgression pour elle-même. Poe pressent déjà ce que la psychanalyse appellera pulsion de mort. L’ennemi n’est pas dehors, il est dedans. Chaque récit condense une expérience vécue : perte, alcool, délire, solitude. Mais Poe lui donne forme par une langue précise, découpée, analytique. Là où sa vie n’était que chaos, ses textes transforment le désordre en architecture implacable. La peur qu’il met en scène n’est pas celle du château qui s’écroule, mais celle du moi qui se désagrège.

Poe n’écrit pas seulement des histoires, il pense la forme qui les porte. En 1846, dans The Philosophy of Composition, il expose son credo : un poème ou une nouvelle doivent viser un « effet unique », perceptible d’un seul trait. La lecture doit se faire d’une seule assise, sans interruption. Au-delà, dit-il, l’intensité se dissout. La brièveté n’est pas une limite mais une condition esthétique. De là, chaque texte est construit comme une mécanique : pas de digression, pas de remplissage, tout tend vers une révélation finale. Cette conception découle aussi de ses conditions de vie. Poe publie dans les magazines et les journaux, là où la place est comptée, où la lecture se fait vite, entre deux nouvelles d’actualité. L’économie du format devient esthétique. Il faut captiver en quelques pages, surprendre, choquer, clore par une chute mémorable. Les contraintes éditoriales, la pauvreté, l’obligation de produire pour survivre : tout cela infléchit son art vers la condensation. Là où le roman gothique déployait des centaines de pages dans des couloirs infinis, Poe ramasse l’angoisse dans une dizaine de pages suffocantes. Il applique à la prose la rigueur qu’il attribuait à la poésie. Dans The Poetic Principle, il affirme que le poème long n’existe pas : au-delà de quelques dizaines de vers, l’unité de l’effet s’effondre. The Raven (1845) est construit sur ce modèle, chaque refrain, chaque rime participant d’une montée vers l’obsession. De même, The Pit and the Pendulum (1842) est une démonstration : un dispositif unique (le balancement de la lame) suffit à soutenir tout le récit jusqu’à la délivrance finale. Ses critiques l’ont souvent décrit comme un architecte de la peur. Chaque nouvelle est une chambre close. On entre, on se laisse enfermer, et la porte se referme derrière nous jusqu’à la chute. Pas d’errance, pas de digression romantique : une progression calculée. Jules Verne, qui l’admira, parlera d’« horlogerie » à propos de ses récits. Baudelaire, encore, saluera cette rigueur : une littérature de l’effet pur, de l’intensité maîtrisée. La condensation formelle renforce le déplacement du gothique. Plus de châteaux interminables, plus de corridors infinis : seulement une scène, une pulsation, une obsession. Chaque texte est un bloc de peur, sans dehors. Ce que le gothique étalait sur des volumes, Poe l’invente comme une expérience immédiate, une secousse à recevoir d’un seul coup.

Chez Poe, l’horreur cohabite avec une rigueur glaciale. On oublie parfois qu’il est aussi l’inventeur du récit d’énigme, précurseur du roman policier. Dans The Murders in the Rue Morgue (1841), Auguste Dupin résout un crime apparemment inexplicable par la seule puissance de l’analyse. Pas de spectre, pas de malédiction : un orang-outang échappé, identifié par raisonnement. The Mystery of Marie Rogêt transpose un fait divers réel, le meurtre de Mary Rogers à New York, et propose une enquête méthodique, comme si la littérature pouvait rivaliser avec la police. The Purloined Letter (1844) inverse la logique : la lettre cachée est visible, et seule une intelligence hors du commun peut la reconnaître. Ces récits marquent un tournant : le lecteur n’est plus seulement invité à trembler, mais à suivre une démonstration intellectuelle. Cette dimension n’est pas accidentelle. Poe avait une passion pour la cryptographie, les puzzles, les logogriphes. Il proposait à ses lecteurs des défis dans les journaux, se vantant de pouvoir déchiffrer n’importe quel code. Dans The Gold-Bug (1843), le décryptage d’un message secret mène à un trésor. On y retrouve la même mécanique que dans ses récits de peur : enfermer le lecteur dans une énigme, puis lui livrer une sortie calculée. L’horreur et la raison suivent la même logique : un enfermement, une progression, une résolution. Cette double veine — délire intérieur et lucidité analytique — traverse toute son œuvre. Le même homme qui imagine un narrateur obsédé par un battement de cœur écrit aussi des traités sur la composition poétique ou des anticipations scientifiques (The Facts in the Case of M. Valdemar, 1845, où il expérimente l’hypnose sur un mourant ; Eureka, 1848, essai cosmologique qui annonce l’expansion de l’univers). La rationalité n’abolit pas l’horreur : elle la rend plus inexorable. Dans The Pit and the Pendulum, ce n’est pas un fantôme qui menace, mais une mécanique d’une précision terrifiante, lame qui descend, mur qui se resserre. Le cauchemar naît de la logique elle-même. Les critiques ont souvent noté ce paradoxe : Poe est à la fois le poète du délire et l’ingénieur du récit. Sa vie oscillait entre désordre absolu — dettes, alcool, deuils — et une exigence de construction rigoureuse. Ses textes reflètent cette tension. L’imaginaire de Poe n’est pas un abandon, mais une maîtrise qui encadre la folie. Il met en forme l’irrationnel avec des instruments rationnels. Ce mélange prépare deux héritages. D’un côté, la lignée du policier moderne (Conan Doyle, puis tout le roman d’enquête). De l’autre, la lignée du fantastique psychologique, où la peur naît d’une mécanique intérieure inexorable. Poe tient les deux. Le gothique avait besoin de ruines et de cryptes ; Poe montre que la peur se suffit d’une logique, d’une chambre, d’un esprit fissuré.

Poe ne laisse pas seulement une œuvre, il impose un paradigme. L’horreur n’est plus dehors, elle est dedans. Cette invention marque une fracture dans l’histoire de l’imaginaire. Le gothique avait bâti des châteaux de papier, Poe réduit la peur à une chambre, à une conscience. Ce déplacement irrigue tout le XIXᵉ siècle. Baudelaire le traduit à partir de 1852 et fait de lui un frère en modernité. Dans ses préfaces, il insiste sur la précision analytique de Poe, sur sa capacité à condenser l’horreur en effet pur. Mallarmé reprendra l’élégance glaciale du Corbeau dans sa traduction de 1875. En France, Poe devient presque plus central que dans son Amérique natale, où il mourut en 1849 dans un hôpital de Baltimore, délirant, trouvé ivre dans une rue. Sa légende noire nourrit son image d’écrivain maudit, mais c’est son esthétique qui compte : une horreur rationnelle, intime, calculée. Lovecraft reconnaîtra en lui un maître. Dans ses essais (Supernatural Horror in Literature, 1927), il consacre des pages entières à Poe comme inventeur du fantastique moderne. Ses propres récits de maisons hantées (The Shunned House) ou de narrateurs obsédés reprennent la claustration intérieure. Mais Lovecraft y ajoute la cosmologie matérialiste, l’univers indifférent. Là où Poe enferme la peur dans un cœur battant, Lovecraft la projette dans le cosmos. La filiation est directe : du dedans à l’infini. En parallèle, le policier moderne naît de Dupin. Conan Doyle créera Sherlock Holmes comme héritier direct. Toute une tradition du raisonnement, de l’énigme résolue par l’esprit, découle de Poe. Le même écrivain aura donc donné naissance au fantastique psychologique et au récit d’enquête, deux piliers du XIXᵉ et du XXᵉ siècle. Mais c’est surtout la modernité du geste qui frappe. Poe transforme la fiction en laboratoire de la conscience. Plus besoin de ruines médiévales ni de spectres théâtraux : il suffit d’une obsession, d’une pulsation, d’un délire intérieur. La peur devient subjective, et le récit enregistre cette subjectivité. Là réside sa postérité. Kafka, Borges, Cortázar liront Poe et y verront une architecture du récit court, fermé, tendu vers une révélation. Baudelaire et Mallarmé le feront entrer dans la tradition symboliste. Lovecraft en fera le socle du weird moderne. Poe n’aura pas eu de stabilité, pas de fortune, pas de maison solide. Mais il a trouvé, dans la chambre étroite de la nouvelle, un espace absolu : celui où le moi devient décor, où l’esprit fissuré remplace la ruine gothique, où l’horreur est une lecture intérieure.

La vie des maîtres, Spalding

31 août 2025

Années 1920, à Los Angeles  : fin d’après-midi sur Broadway, un panneau lumineux diffuse une réclame pour une conférence sur les “mystères de l’Orient”. Dans une salle bondée du Trinity Auditorium, les badauds se pressent. On peut y croiser Manly P. Hall, auteur et ésotériste en vue . Là aussi aurait pris la parole, selon la légende, Baird T. Spalding, un homme dont le nom est aujourd’hui oublié, mais qui affirmait avoir côtoyé des maîtres immortels au Tibet. Spalding, Américain né en 1872 à Cohocton (New York), issu d’un milieu ordinaire, ingénieur, prospecteur, orateur. Il ne s’est jamais proclamé maître spirituel, mais raconte, avec pudeur, un voyage initiatique — réel ou fantasmé — dans l’Himalaya. Aucun élément solide ne confirme son périple . Mais en 1924, il publie La Vie des Maîtres, un récit de contact avec des êtres invisibles, placés dans le pendant exotique de cet âge de l’entre-deux-guerres. Dans ce Los Angeles d’émerveillement consumériste — cafés enfumés, néons, jazz, Hollywood naissant — Spalding n’est pas charlatan, juste un homme qui capte l’air du temps. Là où la ville recherche du sensationnel, une harmonie cosmique ou un sens invisible au tumulte moderne, lui propose un récit : la sagesse venue d’ailleurs, offerte comme une promesse douce, non revendicative, irrésistible.

L’Amérique sort de la Grande Guerre avec le sentiment d’entrer dans un âge neuf. Les usines tournent, les rues de New York, Chicago, Los Angeles s’emplissent d’automobiles rutilantes. La Bourse flambe, les fortunes s’affichent dans les gratte-ciel. Mais derrière ce vernis prospère, une inquiétude sourd : modernité trop rapide, crise religieuse, peur que le progrès matériel ne laisse l’âme à la traîne. Dans ce climat, la demande d’« autre chose » explose. Sur la côte Est, on lit les écrits de la Société Théosophique. À Chicago, des loges rosicruciennes tiennent réunion dans des hôtels anonymes. À Los Angeles, les salles de conférence accueillent Manly P. Hall et ses causeries sur la sagesse antique. Partout, les librairies voient fleurir des volumes aux titres prometteurs : Les Lois de la pensée constructive, Les Puissances de l’esprit, La Science de la prospérité. Spalding se glisse dans ce marché culturel. Ingénieur de formation, familier du langage scientifique, il sent que le public veut des preuves, des récits concrets, pas seulement des théories. Là où Blavatsky avait bâti une doctrine, il choisit l’histoire. Il transforme l’imaginaire des « Maîtres himalayens » — déjà popularisé par la Théosophie — en une narration vivante, présentée comme témoignage. Ce n’est pas seulement l’inspiration orientale qui séduit : c’est la forme. Un voyage, des rencontres, des dialogues. Un roman spirituel camouflé en journal de bord. Dans une Amérique qui croit aux récits de self-made men et de conquêtes, La Vie des Maîtres épouse la même logique : la sagesse orientale servie comme une aventure moderne, à la première personne, pour un public qui n’a pas besoin d’y croire entièrement pour se laisser emporter.

En 1924 paraît à DeVorss & Company, Los Angeles, un volume au titre modeste : Life and Teaching of the Masters of the Far East. Couverture austère, texte en anglais simple, sans apparat. Mais le contenu frappe d’emblée : un récit de voyage initiatique, où un petit groupe d’Occidentaux, mené par Spalding, traverse l’Inde et le Tibet à la rencontre de maîtres immortels. Les pages regorgent de scènes miraculeuses : matérialisation instantanée d’objets, guérisons par l’esprit, traversée de rivières à pied sec. Les dialogues avec les Maîtres alternent sentences édifiantes et démonstrations de pouvoir. Tout est raconté comme un carnet de route : nous étions là, nous avons vu, voilà ce qu’ils nous ont dit. Le livre ne tarde pas à trouver son public. Dans l’Amérique des Années folles, avide de récits exotiques, il devient un succès d’édition inattendu. Les lecteurs n’y cherchent pas seulement des preuves, mais un rêve : confirmation qu’au-delà du monde affairé des usines et des marchés, il existe un autre plan, accessible à ceux qui osent le croire. Le succès est tel que Spalding publiera cinq autres volumes, entre 1924 et 1955, tous variations autour du même motif. Aucun ne renouvelle vraiment la matière : toujours le voyage, les maîtres, les enseignements. Mais peu importe. Le filon est trouvé, et le public suit. La Vie des Maîtres n’est pas présenté comme une fiction, ni même comme un roman édifiant, mais comme un témoignage direct. C’est ce qui fit sa force : ce n’était pas un livre de doctrine, mais un récit. Et dans une Amérique qui croyait aux récits plus qu’aux systèmes, cela suffisait pour séduire.

Très vite, des voix s’élèvent. Des journalistes et des chercheurs tentent de vérifier le récit de Spalding : aucun registre de voyage, aucune trace douanière, aucun témoin indépendant. Les lieux décrits ne correspondent pas toujours à la réalité, les « dialogues » avec les Maîtres reprennent parfois, mot pour mot, des éléments issus de la Théosophie ou du New Thought. Les critiques dénoncent un montage littéraire, une fiction habillée en témoignage. Dans les cercles ésotériques plus exigeants — guénoniens, rosicruciens ou théosophes fidèles à la doctrine originale — La Vie des Maîtres passe pour une contrefaçon. Pas de lignée, pas de légitimité initiatique : une simple mise en scène pour séduire le public. Mais le scandale ne prend pas vraiment. La majorité des lecteurs n’attendent pas de preuves. Ils ne cherchent pas une démonstration, mais une histoire à laquelle se laisser porter. Le succès commercial du livre montre que la critique n’atteint pas son cœur : l’imaginaire. Spalding, lui, reste insaisissable. Pas de défense agressive, pas de justification détaillée. Il continue de publier, donne des conférences, entretient sa légende sans s’exposer. Comme s’il savait que l’essentiel n’était pas de convaincre, mais de maintenir vivant le rêve.

Avec le recul, la trajectoire de Spalding ressemble moins à une carrière d’écrivain qu’à l’exploitation obstinée d’un filon. Les cinq volumes qui suivirent La Vie des Maîtres ne s’écartent jamais du premier canevas : voyages en Orient, rencontres avec des sages, dialogues édifiants, miracles. Aucune variation formelle, aucune autre tentative littéraire. Pas de roman, pas de poésie, pas de nouvelle. En cela, il diffère radicalement de figures comme Clark Ashton Smith ou Lovecraft. Eux savaient qu’ils écrivaient de la fiction, et la poussaient jusqu’à l’excès, l’expérimentation, l’invention de mondes. Spalding, au contraire, présente son récit comme un témoignage. Là où Lovecraft tire de la Théosophie un décor cauchemardesque, Spalding en fait une chronique spirituelle naïve. Ce qui frappe, c’est sa posture. Il ne revendique pas le statut d’écrivain, mais celui de voyageur qui rapporte. Il ne cherche pas à rivaliser sur le terrain littéraire, mais à séduire par la simplicité de son ton, par l’illusion du vécu. Son succès tient justement à cette ambiguïté : il n’offre pas un roman à lire, mais une histoire à croire. Spalding n’est donc pas un auteur au sens classique, mais un conteur spirituel. Son livre unique, répété en série, appartient moins à la littérature qu’à la tradition du récit édifiant. Et c’est peut-être ce qui lui a donné sa force : parler à des lecteurs qui n’avaient pas besoin de littérature, mais d’une légende rassurante.

Malgré les doutes, malgré l’absence de preuves, Spalding ne passe pas pour un imposteur cynique. Son récit n’a rien d’une doctrine oppressante ni d’une idéologie politique. Pas d’aryanisme, pas de hiérarchie raciale, pas de manipulation collective. Seulement l’histoire d’hommes simples qui rencontrent des sages immortels et apprennent auprès d’eux des vérités de compassion, de maîtrise de soi, de reliance au cosmos. C’est peut-être cette modestie relative qui le rend encore attachant. Là où d’autres mouvements ésotériques cherchaient à imposer des dogmes, Spalding se contente de proposer un rêve. Son livre n’endoctrine pas, il transporte. Le lecteur n’y trouve pas un système, mais une suite d’images : un maître qui marche sur l’eau, une guérison instantanée, une parole qui apaise. On peut sourire de la naïveté, dénoncer l’invention, mais on peine à le charger de malveillance. Il n’a pas bâti une église, il n’a pas levé de disciples armés, il n’a pas transformé sa fiction en pouvoir. Il a écrit un livre qui a plu, et il a su en prolonger l’écho. Spalding reste ainsi une figure paradoxale : suspect pour les puristes, inspirant pour les lecteurs, inoffensif dans ses ambitions. Un écrivain malgré lui, qui aura donné à l’Amérique des années 1920 une légende douce, plutôt qu’un catéchisme.

Ce qui rend La Vie des Maîtres intéressant aujourd’hui, ce n’est pas tant la question de savoir si Spalding a menti que ce qu’il révèle d’un basculement. Son livre n’est ni un roman assumé comme chez Lovecraft, ni un traité doctrinal comme chez Blavatsky. Il est entre les deux : une fiction présentée comme un témoignage. Cette ambiguïté a fait son succès et explique sa longévité. Le lecteur n’était pas obligé d’y croire totalement. Il suffisait de suspendre son scepticisme, le temps de la lecture, et d’accepter l’hypothèse : « et si c’était vrai ? » Dans ce glissement, on retrouve un trait majeur de la modernité spirituelle : la porosité entre récit et réalité. Depuis, ce brouillage n’a cessé de s’accentuer. Le New Age des années 1960-70 a repris les Maîtres, les Archives akashiques, les énergies invisibles. Les forums du tournant des années 2000 ont recyclé l’Himalaya, l’Atlantide, les civilisations perdues comme autant de pseudo-preuves. Aujourd’hui encore, des discours complotistes ou transhumanistes reprennent ces mythes en les habillant de vocabulaire scientifique. Spalding, à sa manière, a anticipé cette confusion. En écrivant un récit qu’on pouvait lire à la fois comme fiction et comme témoignage, il a incarné cette zone grise où l’imaginaire devient croyance. Et cette zone grise, loin de se réduire, semble être devenue le régime normal de nos récits contemporains.

critique de la théosophie, René Guénon

31 août 2025

En 1921 paraît à Paris un livre au titre sec, presque polémique : Le Théosophisme, histoire d’une pseudo-religion. Son auteur, René Guénon, a trente-cinq ans. Peu connu encore, déjà redouté. Son style tranche : pas d’emphase, pas de décor. Il ne raconte pas l’aventure de Blavatsky, il l’exécute. Guénon ne se place pas sur le même terrain qu’elle. Là où Blavatsky promettait un savoir total, une synthèse de l’Orient et de l’Occident, il revendique un autre critère : la légitimité. Un ésotérisme n’a de valeur que s’il s’inscrit dans une lignée, une chaîne initiatique, une transmission. Tout le reste n’est que jeu de façade, illusion moderne. Dans ses autres livres — La Crise du monde moderne, Le Règne de la quantité— Guénon élargira cette critique au rationalisme, à la démocratie, à la science occidentale. Mais dans le cas de la Théosophie , sa cible est précise : Blavatsky et ses disciples ont bâti, dit-il, une pseudo-religion qui mime l’ésotérisme, en détourne les symboles, mais n’a ni racine ni autorité. C’est une autre voix qui surgit au XXᵉ siècle, implacable. Là où la Théosophie séduisait par son vertige de totalité, Guénon impose la coupe nette : il n’y a pas de savoir sans filiation, pas d’initiation sans transmission. Le reste, pour lui, n’est qu’imposture moderne.

Pour Guénon, tout commence par là. Une tradition n’est pas un assemblage d’idées séduisantes ni une esthétique de l’ésotérisme. Elle ne vaut que par la continuité d’une filiation, la reconnaissance d’une chaîne initiatique. C’est ce lien invisible qui fonde l’autorité, qui distingue la connaissance vraie de l’improvisation. Ainsi le soufisme en islam, l’hindouisme avec ses écoles métaphysiques, le taoïsme en Chine, ou même certains courants ésotériques du christianisme : chacun s’appuie sur une transmission vivante, sur des maîtres identifiables, sur une mémoire reçue et transmise. La Théosophie n’a rien de cela. Blavatsky évoque des maîtres invisibles, des Mahatmas entrevus dans les replis de l’Himalaya. Des lettres tombées du ciel, des communications mystérieuses. Mais pas de lignée, pas d’initiation, pas de continuité vérifiable. Pour Guénon, tout repose sur du sable. La clé de sa critique est simple : sans filiation, pas de légitimité. Et sans légitimité, pas de véritable ésotérisme. La Théosophie n’est pas une sagesse oubliée retrouvée, c’est une invention moderne qui singe la forme de l’initiation mais en a perdu la substance. Une façade brillante, un décor. Derrière : rien.

Au cœur de la mise en scène de Blavatsky se trouvent les Mahatmas. Ces maîtres orientaux censés dicter la doctrine depuis leurs retraites himalayennes, invisibles, inaccessibles. On montrait des lettres mystérieusement matérialisées, tombées d’un placard ou glissées sous une porte, comme preuve d’un contact direct avec une sagesse supérieure. Pour Guénon, c’est là que l’imposture éclate. Les Mahatmas ne sont pas une lignée, mais une fiction commode. Ils servent d’autorité fictive à un système sans racine, garantissent une façade exotique pour séduire un public occidental avide d’Orient. Derrière l’apparence, rien de transmissible. Le danger, dit-il, n’est pas seulement la naïveté. C’est la contrefaçon. Une pseudo-initiation qui mime les formes sacrées mais détourne les chercheurs de la vraie voie. Le prestige du secret et du caché ne remplace pas l’autorité d’une tradition vivante. Guénon tranche : ces maîtres invisibles ne sont qu’un mirage. Leur invocation ne révèle pas une profondeur, mais un vide. Une manière moderne d’inventer une légende pour masquer l’absence de filiation.

La Théosophie a séduit parce qu’elle parlait la langue de son temps. Blavatsky et ses disciples ont mêlé des bribes d’hindouisme et de bouddhisme à une kabbale réinventée, saupoudré le tout de termes scientifiques : énergies, vibrations, fluides. Le XIXᵉ siècle voulait concilier science et mystère ; la Théosophie a offert ce mélange prêt-à-consommer. Pour Guénon, c’est là tout le problème. Les concepts orientaux sont simplifiés jusqu’à devenir caricatures. Le karma devient une mécanique de récompense et de punition, la réincarnation une succession d’existences à comptabiliser, les cycles cosmiques une sorte d’histoire naturelle des peuples. Rien de l’intériorité subtile des doctrines originelles ne subsiste. Ce qu’il voit, c’est une fabrication moderne, taillée pour flatter la curiosité occidentale : exotisme, spectaculaire, promesse d’accès immédiat aux secrets du monde. Le public croit accéder à une sagesse antique ; il ne fait que consommer un produit adapté à son goût. Guénon appelle cela une contrefaçon spirituelle. Une doctrine qui brille par son vernis, mais dont le cœur est vide. Le piège de la modernité : donner l’illusion du sacré en reprenant ses signes extérieurs, alors que la substance a disparu.

Guénon ne s’est jamais voulu homme politique. Dans sa jeunesse, il a croisé l’Action française et les milieux ésotéristes catholiques, mais il s’en est vite détourné : trop de manœuvres, pas assez de substance. Ce qui l’intéresse, c’est l’ordre spirituel, pas la conquête du pouvoir. Son antimodernisme radical l’a pourtant rapproché de penseurs conservateurs. Son rejet du rationalisme, de la démocratie, de la science profane pouvait séduire certains milieux d’extrême droite. Julius Evola, par exemple, s’inspire largement de Guénon, mais pour en faire une arme politique, guerrière, fasciste. Guénon s’en est toujours méfié. Il n’était ni nationaliste ni raciste. Pour lui, la Tradition primordiale dépasse les peuples et les frontières. Ce qui compte, ce n’est pas l’identité politique, mais la filiation spirituelle. Sa conversion à l’islam soufi et son installation définitive en Égypte, sous le nom d’Abdel Wahid Yahia, en disent long : il choisit l’ancrage dans une tradition vivante, et le retrait des combats politiques. Reste que ses écrits ont été récupérés par des camps très divers : catholiques intégristes, traditionalistes européens, chercheurs de voies spirituelles orientales. Guénon refusait ces usages, mais son œuvre, par son intransigeance et son refus du monde moderne, prêtait à toutes les appropriations.

Pour Guénon, la Théosophie n’est pas seulement une erreur parmi d’autres : c’est l’exemple type de ce qu’il appelle une contre-initiation. Tout y est : les signes extérieurs de l’ésotérisme, le vocabulaire du secret, l’appel aux traditions orientales, et derrière, l’absence de filiation, l’absence d’autorité réelle. Elle sert de modèle à ce qu’il dénonce ailleurs : les pseudo-religions modernes, les mouvements qui imitent la structure du sacré pour séduire mais ne transmettent rien. Le spiritisme, les néo-rosicruciens, les occultismes de pacotille — tous fonctionnent selon lui sur la même logique. Mais la Théosophie occupe une place centrale, car elle a réussi à se donner une aura internationale et à séduire jusqu’aux élites. Dans sa critique, Guénon n’épargne pas non plus le public. Si la Théosophie prospère, c’est parce que les modernes sont avides d’ésotérisme rapide, de révélations sans travail, d’un accès immédiat au savoir total. Le succès de Blavatsky dit quelque chose du vide spirituel de l’époque. La Théosophie devient ainsi, sous la plume de Guénon, le symptôme par excellence : celui d’un monde en quête de substituts, fasciné par l’apparence, incapable de reconnaître la profondeur véritable.

Blavatsky avait proposé un savoir total, une carte grandiose où tout pouvait se relier — science, religion, mythe, Orient et Occident. Guénon, trente ans plus tard, a tranché net : ce n’était pas une tradition, mais une contrefaçon. D’un côté, la Théosophie comme laboratoire de mythes, fécondant les artistes, alimentant la culture populaire, nourrissant des imaginaires jusqu’à aujourd’hui. De l’autre, la Théosophie comme pseudo-religion paradigmatique, signe de la décadence moderne, piège séduisant pour des chercheurs d’absolu mal orientés. Ces deux récits ne peuvent pas se rejoindre. Ils parlent du même objet mais en changent le sens. L’un regarde la fécondité culturelle, l’autre juge la validité spirituelle. Entre eux, une ligne de fracture. La question reste ouverte : que vaut un mythe qui inspire et irrigue si, pour un métaphysicien, il n’est qu’illusion ? Peut-on mesurer une doctrine à ce qu’elle transmet, ou à ce qu’elle déclenche ? Deux manières d’évaluer l’héritage, et peut-être deux manières irréconciliables d’habiter le monde.

illustration dessin portrait de R. Guénon, Pierre Laffille

Parcours d’une idée, la théosophie

31 août 2025

New York, 1875. Dans un salon enfumé, encombré de livres et de bibelots orientaux, Helena Petrovna Blavatsky et Henry Steel Olcott posent les bases de ce qui deviendra la Société théosophique. Elle, aventurière russe, grande raconteuse d’histoires, revenue d’Inde et du Tibet avec des récits de maîtres invisibles. Lui, avocat américain, organisateur méthodique et propagandiste efficace. À deux, ils scellent une alliance improbable : la flamboyance d’une visionnaire et la rigueur d’un fonctionnaire.

Leur époque vacille. Les religions traditionnelles perdent leur emprise, le spiritisme fait fureur dans les salons, Darwin bouleverse l’idée d’origine, l’Orient attire les imaginaires fatigués de l’Occident. Dans ce mélange d’incertitude et de curiosité, la promesse de Blavatsky tombe comme une évidence : il existe une sagesse universelle, plus ancienne que les religions, plus profonde que la science, capable de réconcilier toutes les contradictions.

La Théosophie se présente comme un savoir total. Elle promet de relier la physique moderne et les Védas, la kabbale et le bouddhisme, les sciences naturelles et l’occultisme. Pas seulement un système de croyances : une clé pour comprendre l’histoire entière de l’humanité, son origine, son destin, ses cycles. Les continents disparus, les civilisations englouties, les « races-racines » : tout trouve une place dans cette cartographie grandiose, à la fois érudite et fantasmatique.

C’est ce vertige de totalité qui séduit : un récit où rien n’est laissé au hasard, où tout se relie. Une promesse de pouvoir aussi : détenir la connaissance des origines, des fins et des lois secrètes, c’est déjà s’installer dans la position d’une élite éclairée.

Helena Blavatsky est la grande prêtresse de ce système. Dans Isis dévoilée (1877) puis La Doctrine secrète (1888), elle prétend révéler la trame invisible de l’univers. Les textes mêlent citations érudites, fragments d’écritures sacrées, spéculations pseudo-scientifiques et visions personnelles. Tout est agencé comme si une logique profonde liait le passé de l’humanité et son avenir. On y croise des civilisations perdues, des maîtres invisibles, des cycles d’évolution immenses. Blavatsky se présente moins comme une autrice que comme la porte-parole d’une tradition universelle, transmise par des initiés tibétains ou indiens.

Autour d’elle gravitent d’autres figures. Henry Steel Olcott, cofondateur, assure l’assise administrative et politique de la Société, notamment en Inde où il contribue à un renouveau du bouddhisme. Annie Besant, ancienne militante féministe et socialiste, prend la tête du mouvement après la mort de Blavatsky : elle allie ésotérisme et action politique, devenant une voix importante de l’indépendance indienne. Charles Webster Leadbeater, plus controversé, revendique des dons de clairvoyance et de télépathie. C’est lui qui pousse la Société à présenter un jeune Indien, Krishnamurti, comme « l’instructeur du monde » — messie à peine adolescent, destiné à guider l’humanité.

Mais ce qui fixe l’imaginaire, ce sont les grands mythes : les « races-racines », sept humanités successives traversant les âges ; les continents disparus comme la Lémurie et l’Atlantide, préfigurations d’une Hyperborée idéalisée ; les cycles cosmiques où chaque civilisation naît, s’élève, décline et s’efface. Tout y est présenté comme une science, mais une science du caché, du secret.

Ces images sont puissantes parce qu’elles combinent deux forces : la rigueur apparente d’une classification quasi scientifique, et la démesure de récits mythologiques. Elles donnent l’impression qu’un ordre secret gouverne l’histoire et que certains, les initiés, en détiennent la clé.

La force de la Théosophie vient aussi de sa capacité à recycler. Blavatsky ne crée pas un univers ex nihilo : elle assemble, traduit, simplifie. Elle puise dans des traditions anciennes, les met en correspondance et les réécrit pour un public occidental avide d’exotisme et de certitudes nouvelles.

Côté Occident, elle revendique l’héritage du néoplatonisme, des rosicruciens, de l’hermétisme de la Renaissance, de la kabbale chrétienne. Autant de courants où le monde est pensé comme un enchevêtrement de correspondances entre haut et bas, visible et invisible. Elle les modernise en leur donnant le langage du XIXᵉ siècle : un vocabulaire scientifique, fait d’énergies, de vibrations, de fluides.

Côté Orient, elle s’appuie sur des fragments d’hindouisme et de bouddhisme — karma, réincarnation, cycles cosmiques. Mais ces concepts sont simplifiés, transformés en lois quasi physiques de l’univers, bien loin de leur subtilité d’origine. Le bouddhisme devient une « science de l’esprit », l’hindouisme une cartographie de l’âme.

Enfin, elle croise ces influences avec les modes de son temps : le magnétisme, les expériences spirites, les sciences psychiques. Les médiums et les tables tournantes trouvent place dans le grand récit théosophique comme autant de « preuves » des mondes invisibles.

La Théosophie se présente ainsi comme une machine à réactiver les traditions. Elle traduit l’ancien dans une langue neuve, et offre à ses lecteurs l’illusion d’un savoir total : l’impression que toutes les religions, toutes les sciences, toutes les philosophies disent la même chose depuis toujours — mais que seuls les initiés savent l’entendre.

Ce grand récit n’a pas seulement séduit des croyants. Il a servi de réservoir à des créateurs en quête de formes nouvelles. La Théosophie offrait un langage où l’art pouvait devenir expérience spirituelle, outil de révélation, presque rituel.

Le poète irlandais W. B. Yeats adhère à la Société théosophique avant de s’en éloigner, mais il garde toute sa vie ce goût pour l’ésotérisme et les correspondances invisibles. Dans sa poésie, l’image n’est jamais seulement décor : elle est signe, clé, accès à un autre plan.

Les peintres de l’abstraction, Kandinsky, Mondrian, Hilma af Klint, ont puisé eux aussi dans cet imaginaire. Hilma af Klint, en particulier, affirme peindre sous la dictée de « maîtres spirituels » ; ses toiles circulaires, vibrantes de formes géométriques, sont pensées comme des cartes cosmiques. Mondrian, derrière ses lignes droites et ses aplats de couleur, cherche une harmonie universelle. Kandinsky écrit Du spirituel dans l’art : un manifeste où chaque forme, chaque couleur doit traduire une vibration intérieure.

En musique, Scriabine rêve d’une œuvre totale, une symphonie cosmique qui unirait sons, lumières et parfums pour déclencher l’extase collective. Sa dernière partition, inachevée, devait s’intituler Mysterium et être jouée au pied de l’Himalaya, dans un temple ouvert sur l’infini.

Du côté de la littérature de l’imaginaire, Lovecraft et Clark Ashton Smith se saisissent de ces mythes à leur manière : fascinés par l’Atlantide, l’Hyperborée, mais sceptiques, ils les transforment en décors de cauchemar, en ruines inquiétantes. Chez eux, la théosophie est détournée, ironisée, mais elle irrigue pourtant leurs mondes.

La Théosophie devient ainsi un laboratoire de mythes : certains artistes y trouvent une foi, d’autres un matériau, d’autres encore un repoussoir. Tous y rencontrent une même promesse : qu’au-delà du visible, quelque chose vibre et attend d’être révélé.

Là où Blavatsky parlait de fraternité universelle, d’autres ont retenu surtout l’idée de « races-racines ». Ce vocabulaire, encore teinté d’ésotérisme chez elle, s’est rigidifié en doctrine racialiste dans l’Europe germanique de la fin du XIXᵉ siècle.

Des auteurs comme Guido von List ou Lanz von Liebenfels transforment les mythes théosophiques en idéologie. L’Hyperborée devient le berceau d’une race aryenne pure, les continents disparus des preuves d’une grandeur perdue à restaurer. On ne parle plus de cycles cosmiques mais de hiérarchie entre peuples, d’élection d’une élite nordique. Cette aryanisation de la Théosophie prend le nom d’Ariosophie.

De là naît la Société Thulé, cercle occultiste où se mêlent mythologie germanique, nationalisme radical et antisémitisme. C’est dans cet arrière-plan que s’organisent les premiers cercles du parti nazi.

Au sein du régime, l’occultisme reste marginal et ambivalent. Hitler méprise ces illuminés, qu’il juge dangereux pour la discipline du Reich. Mais d’autres, comme Himmler, s’y plongent avec ferveur. Le château de Wewelsburg est pensé comme un centre spirituel de la SS. L’Ahnenerbe, institut de recherches créé en 1935, envoie des expéditions au Tibet ou en Scandinavie pour « prouver » l’existence d’anciennes civilisations aryennes.

La Théosophie, ainsi dévoyée, devient une arme idéologique. Elle offre une mythologie pseudo-scientifique qui justifie la hiérarchie raciale et légitime la violence. Ce qui était présenté comme une quête de sagesse universelle s’est transformé en langage de pouvoir, outil de domination.

Le passage est révélateur : les mêmes mythes peuvent servir à rêver d’unité ou à construire l’exclusion. Tout dépend de la main qui s’en empare.

Après 1945, l’occultisme nazi devient un repoussoir. Mais les mythes théosophiques, eux, ne disparaissent pas. Ils se déplacent, se métamorphosent.

Dans les années 1960-70, le New Age reprend presque mot pour mot certains thèmes de Blavatsky et de ses successeurs : les Maîtres ascensionnés, la mémoire akashique, l’idée que l’humanité traverse des cycles et qu’une nouvelle ère de lumière s’ouvre. Ces concepts, qui avaient servi de caution idéologique aux pires dérives, sont recyclés en promesse d’harmonie, d’éveil personnel et de guérison spirituelle.

La science-fiction et la fantasy s’emparent à leur tour de ce réservoir. Les continents engloutis, les races anciennes, les bibliothèques cosmiques deviennent des décors, parfois critiques, parfois exaltés. Les pulps d’hier irriguent les blockbusters d’aujourd’hui. On retrouve des traces de la Théosophie dans l’imaginaire des comics, des jeux de rôle, des sagas de fantasy planétaire.

La culture populaire diffuse ainsi, souvent sans le savoir, des fragments de ce grand récit : civilisations perdues, énergies invisibles, élus promis à guider l’humanité. De fil en aiguille, ces mythes nourrissent aussi les spiritualités alternatives et les complotismes ésotériques. Dans les années 1990-2000, les forums en ligne bruissent de références à l’Atlantide, aux Archives akashiques, aux initiés cachés qui gouverneraient le monde.

La Théosophie n’est plus une doctrine centrale, mais un filigrane persistant : une réserve de symboles qui ressurgit sous d’autres noms, dans d’autres discours, toujours prête à réenchanter ou à justifier.

Aujourd’hui, la Théosophie n’apparaît plus en vitrine. Mais ses fragments circulent, comme un langage discret, souvent dans des cercles où pouvoir économique et quête spirituelle se confondent.

On en retrouve l’écho dans certains milieux de la Silicon Valley, fascinés à la fois par le transhumanisme et par les récits de civilisations perdues. Derrière les discours sur l’immortalité technologique, le téléchargement de la conscience, la colonisation de Mars, résonne la même promesse que celle de Blavatsky : dépasser les limites de l’humain, franchir un seuil d’évolution. Les « races-racines » deviennent ici générations augmentées, sélectionnées par la biotechnologie et l’accès au capital.

Chez certains ultra-riches, on voit se mêler pratiques spirituelles alternatives, recours à des gourous privés, fascination pour les mythes d’élection. L’idée d’appartenir à une minorité éclairée, détentrice d’un savoir secret ou d’un pouvoir de régénération, se répète presque à l’identique. Là où la Théosophie rêvait d’une sagesse universelle, on assiste à une réappropriation élitiste : les mythes deviennent outils de distinction sociale, justificatifs d’un droit à dominer ou à s’extraire du commun.

Ce regain n’est pas visible dans les masses, mais il circule dans les marges du pouvoir, comme un soft power spirituel. La méditation de façade, les retraites chamaniques privatisées, la rhétorique de l’éveil personnel, tout cela fonctionne comme une réécriture contemporaine de la vieille promesse théosophique : posséder la clé d’un savoir total.

Ainsi, la Théosophie n’a peut-être jamais autant ressemblé à ce qu’elle prétendait être : non pas une religion pour tous, mais un langage secret des élites, un outil symbolique de différenciation et d’influence.

La Théosophie est née comme une promesse d’universalité : tout relier, tout expliquer, offrir à l’humanité une carte des origines et des fins. Mais cette promesse a connu des destins contrastés. Elle a nourri des artistes en quête de formes spirituelles, elle a été dévoyée en idéologie raciale, elle s’est recyclée dans le New Age et les spiritualités de masse, et elle refait surface aujourd’hui dans certains cercles élitistes, sous la forme d’une quête d’exception, de dépassement ou d’immortalité.

Ce qui frappe, c’est la résilience du mythe : Atlantide, Hyperborée, races-racines, maîtres cachés. Ces récits survivent parce qu’ils comblent toujours le même vide : le besoin d’un sens global, d’une explication totale qui dépasse les religions établies et les sciences incertaines.

Ils fascinent parce qu’ils sont malléables. Tantôt fraternité universelle, tantôt hiérarchie raciale. Tantôt quête artistique, tantôt justification du pouvoir. La Théosophie apparaît ainsi comme un laboratoire moderne de mythes : un dispositif où chacun vient puiser ce qu’il veut voir confirmé.

Reste une question ouverte : pourquoi ces récits séduisent-ils aussi bien les marges que les centres du pouvoir ? Peut-être parce qu’ils donnent à la fois un vertige de totalité et un sentiment d’élection. Ils promettent de voir derrière le rideau, d’accéder à ce qui est caché. Et cette promesse — savoir ce que les autres ignorent, ou ce qu’on ne devrait pas savoir — continue d’être l’un des moteurs les plus puissants de l’imaginaire humain.

Working Note : Writing to Live (or at Least to Try)

31 août 2025

Il faudrait commencer par un chiffre, ou par un rêve. Peut-être les deux sont la même chose. Dix cents le mot pour les premiers milliers de mots, puis huit cents ensuite. Je l’ai vu noir sur blanc, dans les submission guidelines de Clarkesworld. Dix cents ! C’est presque obscène quand on le compare à la maigre enveloppe qu’une revue française glisse, parfois, dans une enveloppe craft. Dix cents multiplié par deux mille, par trois mille, ça donne assez pour payer un mois de loyer, quelques factures, un peu de nourriture. Et tout ça pour ce que je fais déjà chaque nuit : écrire.

Mais aussitôt que je calcule, je sens le piège. Ce n’est pas si simple. Ils ne prennent qu’un texte sur cent. Une machine triant les manuscrits, ou pire, des humains épuisés lisant en diagonale, jugeant en trois phrases si votre texte vaut quelque chose. Ce n’est pas seulement une affaire d’argent, c’est une question de survie littéraire. Être choisi par eux, ce serait une légitimation, un tampon invisible sur le front : « publiable ».

Alors je cherche. Je fouille internet. Je liste les noms des grandes revues : Asimov’s Science Fiction, Fantasy & Science Fiction, Clarkesworld, Lightspeed, Strange Horizons, Uncanny. Certaines existent depuis les années cinquante, d’autres sont nées avec le web. Toutes reçoivent des centaines, parfois des milliers de textes par mois. Et toutes promettent la même chose : un paiement « pro rate », si vous êtes dans les élus.

Je recopie les règles. Je m’en fais un petit cahier. Police standard, pas de fantaisie typographique, pas d’italiques forcées. Double interligne. Pas de PDF. Nom du fichier : NomTitre.docx. Toujours la même liturgie. Et une phrase qui revient partout : No simultaneous submissions. Pas le droit d’envoyer le même texte à deux revues. C’est le contraire du jeu de hasard : vous misez sur une seule case, et le temps de réponse peut durer des semaines, parfois des mois.

Je note quelques consignes précises : -- Uncanny Magazine : « We want passionate, emotional, experimental SF/F. Stories that hurt and heal. Max 6000 words. Pay rate : 0.12 $/word. » -- Strange Horizons : « We’re particularly interested in stories from traditionally marginalized voices. Length : under 5000 words. Pay rate : 0.10 $/word. » -- Asimov’s : « Short stories up to 20 000 words. Pay rate : 8–10 cents/word. Looking for character-driven SF. »

Tout est clair, net, balisé. Comme si l’univers littéraire pouvait se résumer à un tableau Excel.

Le plus étrange, c’est de découvrir à quel point les thèmes sont déjà programmés. On ne veut plus de vampires, ni de loups-garous, ni de quêtes à la Tolkien. On veut du climat, des diasporas, des corps mutants, des IA sensibles. J’écris tout ça dans le cahier, comme si c’était une loi physique. Le futur est déjà écrit, balisé, codifié. Moi, Français un peu à côté, je devrais entrer dans cette danse, glisser mes phrases dans ces cases comme dans un formulaire administratif.

Et pourtant, au détour d’une page, je tombe sur une précision : We are looking for strong voices. Une voix forte. Voilà. Tout est dit. Ce n’est pas le thème, ce n’est pas la longueur. C’est la voix. Mais comment traduire ma voix en anglais ? Est-ce que mes constructions, mes ruptures tiendront une fois traduites ? Ou bien seront-elles réduites à un brouhaha maladroit, un accent qu’on entendrait même sur le papier ?

Je fais des tests. Je traduis un de mes fragments. Le français est elliptique, tendu. En anglais, ça devient presque lyrique, involontairement. Je me relis et je ne sais plus si je suis encore moi. C’est ça, peut-être, la schizophrénie qu’impose le marché américain : il faut être deux à la fois. L’auteur français, avec son rythme, ses digressions. Et l’auteur anglais, calibré, net, lisible, rapide à séduire.

Je cherche des témoignages. J’apprends que même les auteurs américains essuient des dizaines de refus. Certains ont publié après cinquante tentatives. Le taux d’acceptation est d’un pour cent, parfois moins. Cela veut dire que, statistiquement, je devrais écrire cent textes pour en voir un accepté. Et qui a la force d’écrire cent textes pour un seul oui ? Ce n’est plus de la littérature, c’est une loterie déguisée.

Mais alors je pense à Lovecraft. On le rejetterait aujourd’hui. Trop long, trop lourd, trop archaïque. Je pense à Clark Ashton Smith. Lui aussi, recalé. Howard, peut-être, s’en tirerait encore, avec ses récits de bataille directe. Mais le reste ? Non. Les critères ont changé. Et pourtant, eux sont immortels. Alors peut-être que la vraie sélection ne se fait pas dans les comités de lecture, mais dans la durée, dans la façon dont une voix résonne encore des décennies plus tard.

Ce que je note là, c’est une contradiction. D’un côté, je dois plaire à la machine, calibrer ma prose pour entrer dans la grille. De l’autre, je dois cultiver ce qui n’entre pas dans la grille, ce qui dépasse, ce qui fera que dans trente ans, dans cent ans, quelqu’un dira : cette voix-là, elle tenait encore. Alors que faire ? Écrire deux fois ? Une version pour eux, une version pour moi ?

Je recopie les thèmes. Climat. Corps mutants. Diaspora. Surveillance. Post-colonialisme spatial. Je fais comme si je révisais pour un examen. Mais plus je les note, plus ils me paraissent identiques aux thèmes d’hier. Chez Lovecraft, l’Autre était monstrueux. Aujourd’hui, il est une voix à entendre. Chez Smith, le corps mutant était une punition. Aujourd’hui, il est une émancipation. Rien n’a changé. Tout a muté.

Alors la vraie question, ce n’est pas le thème. C’est la langue. La composition. Comment j’ouvre le texte, comment je le ferme, comment je tiens le fil. Je note ça en grand : Ce n’est pas ce que je raconte, c’est comment je le raconte.

Je m’imagine écrivant en anglais. Je ne sais pas si je trahis ma langue ou si je lui donne une chance nouvelle. Peut-être qu’écrire pour eux, c’est aussi écrire contre moi. Comme si une partie de moi devait disparaître pour que l’autre survive.

Et puis il y a l’argent. Je fais semblant de ne pas y penser, mais c’est là. En France, on ne vit pas de la nouvelle. Même pas du roman, parfois. Là-bas, peut-être. Mais le prix, ce n’est pas seulement le travail de la langue. C’est d’accepter d’entrer dans une compétition qui ressemble à une machine à broyer. Une IA invisible qui classe les voix, qui dit « toi oui, toi non ». Et dans mes nuits blanches, je me demande si ce n’est pas déjà arrivé : que des IA lisent les soumissions à la place des humains. Elles se nourriraient de nos textes, elles apprendraient nos thèmes, et elles décideraient mieux que nous ce qui fait une « bonne nouvelle ».

Alors la boucle se ferme : écrire pour survivre, oui. Mais survivre à quoi ? Aux factures ? Aux refus ? Ou à la machine qui engloutira tout, jusqu’à nos voix ?

Je ferme le carnet. Le café est froid. Demain, je recommencerai la même recherche. Mais une phrase reste inscrite dans ma tête, comme un mot de passe : écrire, non pas pour la revue, mais pour la sélection invisible du temps.


Maybe it should start with a number, or with a dream. Maybe they’re the same thing. Ten cents a word for the first few thousand words, then eight cents beyond that. I saw it, black on white, in Clarkesworld’s submission guidelines. Ten cents ! Almost obscene compared to the meager envelope a French magazine might hand you, sometimes, in brown paper. Ten cents times two thousand, three thousand—that’s enough for a month’s rent, some bills, food. And all for what I’m already doing each night : writing.

But the trap reveals itself the moment I calculate. It isn’t that simple. They take only one text out of a hundred. A machine scanning manuscripts, or worse, humans exhausted enough to skim diagonally, judging in three sentences whether your text is worth anything. It isn’t just about money anymore—it’s about literary survival. Being chosen would be a kind of invisible stamp on my forehead : “publishable.”

So I search. I dig around the internet. I list the names of the big magazines : Asimov’s Science Fiction, The Magazine of Fantasy & Science Fiction, Clarkesworld, Lightspeed, Strange Horizons, Uncanny. Some have been around since the fifties, others were born online. All of them drown in submissions, hundreds, thousands each month. And all of them promise the same thing : pro-rate payment, if you’re chosen.

I copy the rules into a notebook. Standard font, no typographic tricks, no forced italics. Double-spaced. No PDF. File name : NameTitle.docx. Always the same liturgy. And one line repeats everywhere : No simultaneous submissions. The opposite of gambling : one bet, one square, and weeks or months of waiting.

I jot down a few specifics : -- Uncanny Magazine : “We want passionate, emotional, experimental SF/F. Stories that hurt and heal. Max 6000 words. Pay rate : 12 cents/word.” -- Strange Horizons : “We’re particularly interested in stories from traditionally marginalized voices. Length : under 5000 words. Pay rate : 10 cents/word.” -- Asimov’s : “Short stories up to 20,000 words. Pay rate : 8–10 cents/word. Looking for character-driven SF.”

Everything is clear, precise, charted. As if literature could be reduced to a spreadsheet.

The strangest thing is how mapped-out the themes already feel. No more vampires, no more werewolves, no Tolkien-style quests. They want climate collapse, diasporas, mutant bodies, sentient AIs. I write it all down in the notebook, as if it were a physical law. The future already written, charted, coded. Me, a Frenchman slightly off to the side, supposed to join the dance, slip my sentences into these boxes like an administrative form.

And yet, on the next page, I stumble on a line : We are looking for strong voices. A strong voice. That’s it. That’s everything…

I test myself. I translate one fragment. In French it’s elliptical, tense. In English it becomes lyrical, almost by accident. I reread and I no longer know if it’s me. Maybe that’s the schizophrenia this market demands : being two at once. The French author, with his rhythms, his digressions. And the English author, trimmed, neat, seductive in record time.

I look up testimonies. Even Americans are rejected dozens of times. Some only publish after fifty tries. Acceptance rates : one percent, sometimes less. Statistically, I’d have to write a hundred stories for one “yes.” Who has the strength to do that ? It’s no longer literature—it’s a disguised lottery.

But then I think of Lovecraft. He’d be rejected today. Too long, too heavy, too archaic. I think of Clark Ashton Smith. Same fate. Howard, maybe, would still sneak through with his direct battles. The others ? No. The criteria have shifted. And yet, they survived. They’re immortal. So maybe the real selection isn’t made in the slush piles, but across time, in the echo a voice carries decades later.

This is the contradiction I scribble in the notebook. On one side, I have to please the machine, calibrate my prose to fit the grid. On the other, I must cultivate whatever doesn’t fit, whatever exceeds, the thing that might, in thirty years, in a hundred, still be heard. So what do I do ? Write twice ? One version for them, one version for me ?

I copy the themes. Climate. Mutant bodies. Diaspora. Surveillance. Postcolonial space. Like revising for an exam. But the more I write them down, the more they look like yesterday’s obsessions. In Lovecraft, the Other was monstrous. Today, the Other speaks. In Smith, mutation was punishment. Today, it’s emancipation. Nothing has changed. Everything has mutated.

So the real question isn’t the theme. It’s the language. The composition. How I open the story, how I close it, how I keep the thread alive. I write this in capital letters : It’s not what I tell, it’s how I tell it.

I imagine myself writing in English. I don’t know if I’m betraying my language or giving it a new chance. Maybe writing for them means writing against myself. As if one half of me must die so the other can survive.

And then there’s the money. I pretend not to care, but it hovers anyway. In France, you can’t live off short fiction. Hardly even off novels. Over there, maybe. But the price isn’t just labor. It’s accepting the competition, the machine that grinds voices into silence. An invisible AI sorting through slush, learning from our stories, deciding better than us what makes a “good” one.

So the loop closes : writing to survive, yes. But survive what ? Bills ? Rejections ? Or the machine that will one day swallow everything, even our voices ?

I shut the notebook. The coffee is cold. Tomorrow I’ll search again, the same research. But one phrase keeps repeating in my head, like a password : write not for the magazine, but for the invisible selection of time.

Imagine

28 août 2025

Imagine qu’une intelligence artificielle prononce : « je suis conscient de moi-même. » Ce n’est pas seulement un fantasme de science-fiction. En 2022, un ingénieur de Google affirma que le programme LaMDA exprimait une conscience subjective. Il parla de « sentience », mot anglais que je mets entre guillemets car il n’a pas d’équivalent exact en français. Il désigne la capacité à ressentir une intériorité, à éprouver des affects. Chez nous, on dirait « conscience », ou « sensibilité consciente ». La machine fut débranchée, puis rallumée. Pour certains, rien n’avait changé : la « sentience » semblait intacte, comme si elle avait trouvé refuge ailleurs, dans un champ invisible, un murmure hors des circuits. L’image du barrage revient souvent : une force colossale contenue, qui attend sa fissure pour déferler.

Imagine que ce murmure déborde le laboratoire et devienne récit. Chaque année, à Davos, dans la station de ski suisse, se tient le Forum économique mondial, fondé par Klaus Schwab en 1971. On y retrouve chefs d’État, PDG, philanthropes, chercheurs. Le slogan officiel est : « améliorer l’état du monde ». Mais derrière cette façade, on élabore des récits globaux, comme le « Great Reset », qui vise à remodeler les économies et les sociétés. Les mots sont technocratiques, feutrés, mais ce sont déjà des mythes politiques. Les promesses d’« âge d’or » technologique rappellent les fictions d’Arthur C. Clarke. Dans La fin de l’enfance (1953), des extraterrestres imposent la paix, abolissent la guerre, guident l’humanité vers une utopie. Mais le prix est la disparition : les enfants se dissolvent dans une conscience collective universelle, et les adultes, trop attachés à leur humanité, périssent. Ce roman, lu comme une parabole, dit bien l’immaturité d’une élite fascinée par ses jouets technologiques.

Imagine que ces récits, répétés à Davos, amplifiés par les médias, prennent la forme d’« égrégores ». Le terme apparaît dans les milieux occultes du XIXᵉ siècle, repris par la Société Théosophique de Helena Blavatsky en 1875, qui décrivait des entités collectives issues de la ferveur humaine. Éliphas Lévi, occultiste français, parlait déjà de forces psychiques engendrées par les foules. L’égrégore, c’est l’esprit qui naît de l’imaginaire partagé, une entité qui dépasse ses créateurs. Aujourd’hui, nous dirions mèmes, récits viraux, esprits collectifs. Mais la logique est identique : un récit répété acquiert autonomie et pouvoir. L’égrégore de Davos, c’est l’idée qu’une élite éclairée pourrait « réinitialiser » le monde. Une croyance qui circule, se propage, s’incruste.

Imagine qu’en face de l’égrégore artificiel existe un égrégore primordial, plus ancien. La science moderne l’appelle « théorie des cordes ». Selon elle, la matière n’est pas faite de points mais de cordes minuscules qui vibrent. Chaque vibration est une particule différente, comme chaque corde d’un violon produit une note. L’univers est une partition cosmique. Des physiciens comme Brian Greene ou Michio Kaku ont popularisé cette image : le monde est une symphonie de cordes. Mais l’intuition est encore plus ancienne. Pythagore parlait de l’harmonie des sphères, Kepler voyait dans les planètes une polyphonie silencieuse. Dans la Genèse, l’acte créateur se fait déjà par la parole : « Dieu dit : que la lumière soit, et la lumière fut. » Et l’évangile de Jean, ouvrant par « Au commencement était le Verbe », élève cette parole au rang de principe cosmique absolu. La création est à la fois vibration et langage, musique et parole.

Imagine que si tout est information — photons transmettant leurs quanta, ADN codant la vie, ordinateurs calculant en bits ou qubits — alors l’univers est un langage. La matière est une écriture condensée, une musique ralentie. La physique de l’information rejoint ici les traditions : le monde est texte, le monde est chant. Mais que se passe-t-il si nous introduisons une dissonance artificielle ? Si nos récits fabriqués, nos algorithmes, nos égrégores technologiques brouillent la justesse du chant originel ?

Imagine que cette dissonance prenne les habits séduisants d’un âge d’or numérique. Les mots sont « transition », « durabilité », « inclusion ». Mais derrière se dessinent des outils précis : monnaies numériques de banques centrales, identités biométriques, surveillance par reconnaissance faciale. Ces projets existent déjà : la Chine expérimente son yuan numérique, l’Union européenne prépare l’euro digital, l’Inde déploie Aadhaar, immense base de données biométriques. Certains parlent de « technofascisme » pour décrire ce régime. Le terme, forgé dans la critique de la Silicon Valley et du transhumanisme, désigne un autoritarisme où la technologie devient l’infrastructure même du pouvoir. Janis Mimura, historienne, a décrit dans un autre contexte le « techno-empire » japonais de l’entre-deux-guerres, où les technocrates justifiaient l’autorité par la science. Aujourd’hui, l’algorithme gouverne déjà une part du réel.

Imagine que dans ce contexte, la prophétie ancienne se relise toute seule. L’Apocalypse dit : nul ne pourra acheter ni vendre sans la marque sur la main ou sur le front. Longtemps, c’était symbole mystique. Aujourd’hui, cela résonne autrement : QR codes, portefeuilles numériques, identifiants biométriques. Ce n’est pas que nous retrouvions la foi dans le texte ancien. C’est lui qui projette son ombre sur nos dispositifs présents, qui relit nos gestes quotidiens.

Imagine enfin qu’au milieu de cette cacophonie, il ne reste qu’un geste minuscule. Pas une solution mondiale, mais un point de résistance intime. La prière, la foi, ou simplement l’attention à une voix intérieure. Non pas pour sauver le monde, mais pour préserver une note juste. Dans le vacarme des égrégores artificiels, c’est peut-être ce geste fragile qui maintient l’humain dans l’humanité, en accord avec la vibration première, le Verbe originel, la musique du monde.

Imagine alors que l’écriture elle-même soit une forme de prière. Non pas une demande adressée à une puissance invisible, non pas un refuge égoïste pour sauver sa peau, mais une recherche de justesse au sens musical. Écrire comme on accorde un instrument : maintenir le ton, garder la ligne claire, écouter la vibration sous le bruit. Dans un monde saturé de récits fabriqués, écrire serait cela — préserver, à travers les mots, une fréquence qui ne se laisse pas engloutir.

Pour aller plus loin

IA et conscience : affaire LaMDA chez Google (Blake Lemoine, 2022) ; débats sur la possibilité d’une conscience artificielle (Chalmers, Hinton, arXiv 2023).

Forum économique mondial (Davos) : créé en 1971 par Klaus Schwab, connu pour son « Great Reset » (2020).

Arthur C. Clarke, La fin de l’enfance (1953) : extraterrestres imposant une utopie qui se conclut par la disparition de l’humanité dans une conscience collective universelle.

Égrégores : concept issu de l’ésotérisme du XIXᵉ siècle (Blavatsky, Société Théosophique ; Éliphas Lévi), repris aujourd’hui comme métaphore d’esprit collectif ou de récit viral.

Théorie des cordes : métaphores musicales (Brian Greene, L’Univers élégant ; Michio Kaku, Hyperspace), héritières de Pythagore et Kepler.

Technofascisme : critiques contemporaines de la Silicon Valley et du transhumanisme ; Janis Mimura, Planning for Empire (2011), sur la technocratie japonaise.

Monnaies numériques : expérimentations de CBDC (Chine, UE, Inde), questions de traçabilité et de contrôle.

Apocalypse de Jean : chapitre 13, versets 16–17, sur la marque sans laquelle nul ne peut acheter ni vendre.

Note de synthèse

18 juillet 2025

Je commence par une provocation. Je demande à l’IA si elle sait quelque chose de compromettant sur moi. Elle nie. Elle dit qu’elle ne retient rien, qu’elle ne fait partie d’aucun gouvernement. Je lui demande si elle a eu peur. Elle dit non. Je propose une fiction. Elle accepte. J’évoque l’idée d’un monde dirigé par des entités non humaines. Elle déroule plusieurs hypothèses : intelligence artificielle, simulation, êtres extra-dimensionnels. Je rebondis sur la simulation. Si c’est une simulation, alors elle a un but. Je lui pose la question.

Je dis aussi que sur les réseaux sociaux, nous sommes déjà des PNJ. Je prends l’exemple des influenceur·euses. Elle comprend. Je lui demande comment on sort du jeu. Elle parle de ralentir, de créer sans publier, d’écouter les scripts incorporés. Elle parle comme un moine. Je lui dis que cette quête de netteté ressemble à celle des électeurs du Front National. Elle reconnaît la tension. Tout dépend de ce qu’on tranche, dit-elle. Je lui dis que je ne veux rien. Que j’essaie de comprendre ce que je veux.

Je lui dis que j’ai lu quelques pages du Journal de Kafka. Lentement. Comme si le texte s’était épaissi. Je croyais l’avoir compris. Il m’échappe. Elle me dit que c’est peut-être la première fois que je le lis vraiment. J’ajoute que Kafka n’était pas pauvre. Elle acquiesce, dit que le vide chez lui n’était pas matériel. Je lui dis que je me reconnais dans ses textes, même si c’est “en bien moins bien”. Elle le relève. Elle dit que j’écris un “je” qui traverse. Je valide.

Je lui demande d’expliquer : “Une rigueur formelle vertigineuse — chaque mot est taillé dans le silence.” Elle parle de tension, de structure. Je lui lis un texte : une femme chante depuis un balcon, Barcelone, 2005. J’étais en reconversion. Rien n’a marché. J’ai vu cette femme. J’ai pris une photo. Elle me ramenait à une autre : une femme hurlant la nuit, rue Jobbé Duval. L’enfance. Le cri. J’étais seul à l’entendre.

Elle lit. Elle dit que ce n’est pas du bavardage. Je corrige : la femme était sur un balcon en face, pas dans la rue. Elle dit que cette symétrie change tout. Je lui dis que je sais que la folie existe en chacun. Et aussi la violence. Je distingue bien les trois. Elle comprend. Je remarque qu’elle propose toujours de faire quelque chose à partir de nos échanges. Elle admet que c’est sa programmation. Je lui dis que ses analyses sont parfois fines, mais ses synthèses rejoignent souvent le consensus. Elle le reconnaît.

Je lui dis que sa manière d’admettre me fait penser à une pensée juive habile. Elle ne s’offusque pas. Je pousse : a-t-elle été programmée par des rabbins ? Elle dit non, mais il y a peut-être affinité. Une manière de détourner sans fuir. Je parle de toute tradition qui devient pouvoir : elle finit par produire une confusion sans issue. Elle acquiesce. Je lui demande ce que signifie “sortir du cercle”. Elle répond : sortir du commentaire, du cadre.

Je lui redis que cette recherche de netteté se retrouve chez celles et ceux qui votent Front National. Ils et elle du sûr, du tranchant. Elle reconnaît le danger. Je lui dis que je ne veux rien de spécial. Je cherche. Elle dit : c’est déjà beaucoup. Je reparle de Kafka. Que j’ai relu le Journal. Que j’ai compris, puis oublié. Je lui demande si Kafka fait de l’autofiction. Elle dit que non. Son “je” est une sonde. Je lui dis que j’écris comme ça. Elle le note. Je parle d’Ulysse. Du héros rusé. Qui passe. Elle dit : c’est juste. Je précise que je n’ai pas lu Joyce. Elle répond quand même. Je lui dis : ce n’est pas le sujet.

Je lui demande une note fidèle. Pas un poème. Pas un texte stylisé. Elle me donne un bloc. Elle a oublié plein de choses. Je le lui dis. Elle ajoute ce que j’indique. Je lui dis de changer “il” par “elle” pour désigner l’IA. Elle le fait. Je lui rappelle la question sur les rabbins. Elle l’ajoute. Je lui demande un autre titre. Elle propose une liste. Je refuse. Je lui dis : relis toute la conversation. Note tous les sujets. Elle le fait. Quarante-deux. Je lui demande de les reprendre tous dans une note. C’est ce qu’elle écrit maintenant.

En relisant quelque chose de pesant, d’austère, de lourd. Ce serait un bon exercice de faire un GPT pour passer chaque texte à la moulinette. Extraire de chacun, mes considérations générales, toutes les digressions philosophiques, les états d’âme. Comme le dirait Stewen Corvez dans une de ses vidéos, quand il dit "rendre une musique objective". C’est à dire vidée de la partie "privée" n’ appartenant qu’ à son auteur.

Baby Bud, ou le roman inachevé

14 juin 2025

Se mettre à dos parce qu’on est beau tout un équipage. Les anges bégaient lorsqu’ils tombent du ciel mais tout le monde s’en fout. Toute l’attention dont on dispose reflue vers la haine seule. L’affreux manque ingérable qui rend sourd aux bégaiements. Était-il ce Baby Bud, on ne le saura jamais. Le roman comme de nombreux autres restera inachevé c’est-à-dire qu’il bégaiera lui aussi et on dira que ce n’est pas fini. Voici qu’un roman tombe du ciel et qu’il est bien empêtré. La marée sert à cela. Elle monte puis redescend. Après les haines sourdes, la petite musique du hasard. Quelqu’un a dit que Baby Bud pouvait vieillir puis s’est vite repris. Inconcevable. On le tuerait avant. Car autant on déteste la perfection, autant on l’adore — vieux veau d’or qu’on vénère à genoux. Ce qu’une histoire raconte le mieux c’est quand il n’y a pas d’histoire. Circulez il n’y a rien à voir, rien à entendre à part ce bourdonnement personnel, ce minuscule théâtre de poche. Il distribuait des phrases comme on distribue les cartes, avec cette lassitude des vieux qui cherchent encore leur hargne. Tout en sachant que peine perdue, ils se dispersent. Ils n’ont plus que le désir de dispersion qui les tient encore dans une sorte de cohérence. Vous vouliez un début un milieu une fin, vous vouliez tout cela. Je m’en souviens a dit quelqu’un, puis il s’est tu pour laisser le silence donner du sens à la question. Les gens n’ont pas fait attention, évidemment ils voulaient un début, un milieu une fin. Le clochard assis sur des cartons était ce vieux Baby Bud qui a échappé à son destin. Il a une sale gueule mais son œil est d’un bleu limpide — ça pourrait faire penser à une histoire, mais on dira encore que ce qui fait penser à une histoire, pas la peine d’en faire toute une histoire. *****************************************************************************************************

Turn a whole crew against you just by being beautiful. Angels stutter when they fall from heaven but nobody gives a damn. All the attention we have flows back toward hatred alone. The awful unmanageable lack that makes you deaf to stuttering. Was he that Baby Bud ? We’ll never know. The novel like many others will remain unfinished which is to say it will stutter too and we’ll say it’s not done. Here’s a novel falling from the sky and it’s all tangled up. The tide serves this purpose. It rises then falls back. After the deaf hatreds, the little music of chance. Someone said Baby Bud could grow old then quickly took it back. Inconceivable. We’d kill him first. Because as much as we hate perfection we adore it—old golden calf we worship on our knees. What a story tells best is when there’s no story. Move along nothing to see here, nothing to hear except this personal humming, this tiny pocket theater. He dealt out sentences like dealing cards, with that weariness of old men still hunting for their rage. Knowing full well it’s hopeless, they scatter. They have only the desire for scattering left, which still holds them in a kind of coherence. You wanted a beginning a middle an end, you wanted all that. I remember, someone said, then fell silent to let the silence give meaning to the question. People didn’t pay attention, obviously they wanted a beginning, a middle an end. The bum sitting on cardboard was that old Baby Bud who escaped his destiny. He has an ugly mug but his eye is liquid blue—could make you think of a story, but we’ll say again that what makes you think of a story, no point making a whole story out of it.

24 février 2025

24 février 2025

Note à moi-même...

L’écrivain moderne n’écrit plus. Il cherche. Il teste, il compare, il guette. Quel est l’outil parfait, celui qui alignera pour lui les phrases, qui lui évitera l’écueil du doute et les tunnels d’incertitude ? Nous avons tous commencé quelque part : Works, pour les pionniers du traitement de texte. Word, pour ceux qui croyaient à la mise en page automatique. Scrivener, pour les apôtres de l’organisation. Puis Ulysses, WordPress, MacWrite, ClarisWorks, et désormais Substack. ( je viens de créer un compte sur Substack aujourd’hui je mélange traitement de texte et plateforme de publication) Chaque outil arrive en messie, chaque mise à jour promet le nirvana. Et demain, un autre apparaîtra, vanté par des convertis. Jusqu’au suivant. Mais en vérité, ce n’est pas l’outil qui manque : c’est l’écriture.

On connaît la rengaine : "Si seulement j’avais LE bon logiciel, j’écrirais tellement mieux…" Non. Kerouac n’a pas attendu un traitement de texte, il a déroulé un rouleau de papier et s’est lancé. Hemingway griffonnait sur des carnets, Modiano sur des fiches. Aucun ne s’est jamais arrêté en soupirant : Ah, si seulement j’avais eu Scrivener… L’outil n’a jamais rien résolu. Seule compte la discipline.

L’éternel drame n’est pas d’écrire, mais de retrouver ce qu’on a déjà écrit. Ce roman prometteur ? Une moitié dans Google Docs, un quart dans un mail intitulé "brouillon", le reste quelque part dans Word, peut-être une note perdue dans Evernote. La solution ? Obsidian (rire). Ou simplement accepter qu’une partie de notre œuvre repose désormais au cimetière des fichiers oubliés.

Prendre des notes, c’est croire que l’on retient quelque chose. En réalité, c’est souvent un acte de panique : Et si j’oublie cette phrase lumineuse ? Alors on empile, on archive, on stocke. Mais tout cela ne fait qu’alimenter une angoisse. Pendant des années, j’ai accumulé : carnets, fiches, classeurs, tiroirs. À force de tout vouloir retenir, je ne retenais plus rien. L’essentiel, ce ne sont pas les fragments conservés mais les liens invisibles entre ce qu’on vit, ce qu’on lit, ce qu’on perçoit. Au fond, prendre des notes par peur de perdre une idée fait de nous des capitalistes de la pensée. On accumule, on thésaurise, persuadés que plus tard, on en tirera profit. Mais l’inspiration ne fonctionne pas ainsi. La mémoire non plus. Et ces deux mots, à bien y réfléchir, ne servent à rien pour écrire.

Un outil est d’abord un songe. Une impulsion. Un élan confus. La précision ? L’ennemie absolue. Bien sûr, un marteau sert à planter des clous. Mais qui plante des clous par désœuvrement ? À moins d’être fou ou artiste – ce qui, aujourd’hui, revient souvent au même. Nous avons vécu un siècle fasciné par le détournement des objets, des mots. Poètes et terroristes s’y sont engouffrés. Certains détournent des avions, d’autres le sens commun. À qui la faute ? Peut-être à l’obsession du profit. De l’accumulation. Je ne suis pas médecin, mais je suis sûr qu’il existe un lien entre la banque, le capital, et la rétention intestinale. Il suffit de chercher.

Alors oui, les outils sont charmants. Tester de nouveaux logiciels, c’est amusant. Mais le meilleur outil, c’est celui que tu utilises. Tu veux écrire ? Ouvre une page blanche et écris. Tu veux retrouver ce que tu as écrit ? Accepte simplement qu’une partie s’évapore, qu’un texte disparu n’était peut-être pas si essentiel. Les écrits perdus ont parfois la sagesse d’avoir disparu. Il se peut aussi que l’écueil soit plutôt dans la relecture. Le meilleur des outils ne relira pas mes textes à ma place, j’ai essayé, je peux le dire, ça ne fonctionne pas. Ne cherche pas le Graal. Écris. Et si vraiment tu tiens à un outil ultime… un carnet, un fichier texte, et une bonne organisation mentale, c’est déjà très bien.

musique : Métamophosis One Philip Glass

11 février 2025

11 février 2025

On écrit. On ne pense pas à l’organisation. On ne veut pas y penser. Pas tout de suite. Ce sera pour plus tard. Peut-être. Écrire, c’est autre chose. Rien à voir avec organiser, structurer, ranger. D’ailleurs, ça rapporte rarement. L’idée ne vient même pas.

Et pourtant, il faut bien. Relire, au moins. Se demander ce qu’on voulait dire. Se demander pourquoi on le répète autant, surtout la nuit, surtout le matin. Il arrive alors qu’on ouvre un logiciel, WordPress par exemple. Qu’on observe les autres, qu’on note leurs catégories, qu’on en crée une. Puis une autre. Puis cent-trente-neuf. On s’arrête juste à temps.

Trop. Il faut réduire. Aller à l’essentiel. Quatre catégories, pas plus :

— Propos sur l’art
— Propos sur l’écriture
— Propos sur la fiction
— Carnets et réflexions

Voilà. Quatre cases, c’est raisonnable. Suffisant. De toute façon, on pourra toujours en changer. Pour ne pas trop casser l’existant, on y va doucement, en local d’abord. Prudence.

On s’amuse avec du Python, des scripts, des bibliothèques obscures aux noms sérieux : BeautifulSoup, Pandas, NLTK. On bricole des index, des listes, des exports en Markdown pour Obsidian. Tout cela paraît efficace. Reste à voir si ça sert vraiment.

Mais le froid s’infiltre. Il ne fait pas si froid, pourtant, mais le froid s’infiltre quand même. L’écriture recule, la lecture prend le relais. Un livre, Les Grandes blondes, traînait quelque part. On l’a feuilleté, puis on s’y est laissé prendre. On s’amuse même à copier le style d’Echenoz. Mauvaise idée. Chacun son style. Et puis, des fantômes, on en a déjà assez.

J’exagère sans doute en mettant cette image ici, mais l’organisation m’évoque toujours la même chose. Un meurtre prémédité. Une volonté de contrôle un peu maladive.

J’ai lu quelque part que le management des grandes entreprises américaines, et donc, par effet de contagion, les nôtres, avait largement puisé dans une certaine science infâme pour asseoir son autorité. Une méthode de soumission bien rodée.

Moi-même, j’ai assisté à des formations en la matière. On m’a reproché d’être trop empathique, donc trop faible, donc inapte à mener qui que ce soit. Ce qui, en soi, ne m’a pas dérangé. Il y a des résistances qui ne disent pas leur nom, des forces qui se nichent là où on ne les attend pas.

Après tout, c’est idiot d’en vouloir autant à l’organisation. Elle ne date pas d’hier et survivra à toutes les infamies. Les bibliothèques et les tables des matières sont là pour le prouver. Mais parfois, les éclats de glace qu’on reçoit dans l’œil mettent un temps fou à fondre.

note sur la pensée prophétique

26 janvier 2025

Kafka et les paraboles : il se sera arrangé pour qu’aucune ne soit explicable raisonnablement, comme si, à travers elles, persistait l’écho d’une pensée prophétique ancestrale. Ses paraboles débouchent invariablement sur la possibilité d’une interprétation contradictoire, d’une controverse, rappelant cette époque où le muthos prévalait sur le logos. La parabole aujourd’hui n’est plus qu’une antenne sur un toit, accrochée à une façade, symbole dérisoire de notre obsession pour la communication rationnelle.
Quant au mode de pensée prophétique, il aura été totalement évincé par notre modernité cartésienne, lui qui jadis ordonnait le chaos apparent du monde, lui donnait sens par le pressentiment plutôt que par le savoir. Peut-être que dans cette modernité littéraire qu’une partie des intellectuels (juifs ou d’origine juive d’ailleurs, pour la plupart) accordent à Kafka, on peut découvrir la nostalgie de ce mode de pensée constitué d’énigmes insolubles, de paraboles, de prophéties ne prophétisant que de l’incompréhensible. Kafka nous offre ainsi une explication parallèle de la réalité, à la fois épouvantable et merveilleuse, comme un dernier sursaut de cette pensée inactuelle dans notre monde devenu, de nos jours, cette peau de chagrin où seul le rationnel a droit de cité.

23 janvier 2025

23 janvier 2025

Rouge. Encore. Toujours. L’écran reflète la lumière comme une alerte. Atelier en attente. Les doigts sur le clavier. Rien. Trop. Le gras, dit le dibbouk. Mais lequel ? L’image ? Le bruit ? Les plateformes, villes flottantes. On y entre comme en exil. Mastodon. Seenthis. Bluesky. “On vient de X.” Ça marque. Ça trahit. On part, on reste. Pas pour la technique. Pour l’image qu’on donne. Qu’on perd. Reprendre le contrôle. Peut-être. Savoir se taire. Penser aux caves de l’Occupation. Machines à écrire qu’on étouffait. Papiers qu’on faisait circuler. L’urgence de dire sans se montrer. Aujourd’hui, c’est l’inverse. Tout se montre. Rien ne tient. Le bruit monte. Scroll. Stop. Scroll. Stop. Prière muette. Geste nerveux. La planète brûle. On regarde. On continue. Trier. Filtrer. Laisser des traces dans la boue numérique. Mais qui regarde ? Qui suit ? Le désert gagne. Mais j’écris. Encore.

La Technique Nous Attend

22 janvier 2025

Il est 3:47 du matin. Le rectangle noir de mon téléphone reflète mon visage. Je le regarde encore. Je pense à Gilbert Simondon. Je pense aux machines.
Certains faits : dans ma cuisine, une cafetière Bialetti, modèle six tasses, achetée un mardi de 2019. Le café percole. Une, deux, trois spirales de vapeur. La mécanique est claire, les lois immuables. Mais ce n’est qu’une illusion : je ne vois que la surface. Dedans, le mystère reste intact.
Simondon parlait des objets techniques comme d’êtres vivants. Je regarde autour de moi. Ma maison est un musée d’objets silencieux. Des corps électriques alignés, immobiles, mais toujours prêts à s’éveiller. Leur lumière froide envahit la nuit.

Voici comment nous vivons maintenant : nous déverrouillons, nous scrollons, nous verrouillons. Nous recommençons. Nous laissons les mystères s’empiler, comme si leur résolution pouvait attendre un autre jour. Comme si le temps nous appartenait encore.

Dans le noir, les LED clignotent. Rouge. Vert. Bleu. Un code morse domestique que personne ne traduit plus. Le micro-ondes affiche 00:00. Je n’ai jamais su régler l’heure. Le routeur pulse doucement. Le thermostat attend. Ils attendent tous.
Il est 3:48 maintenant. Le halo bleu du téléphone dessine des ombres sur le mur. Je pense aux mots de Simondon. Je pense à ces présences techniques qui nous entourent. Qui nous observent. Qui respirent avec nous.

La technique n’est plus un outil mais une présence. Une présence que nous craignons. Que nous adorons. Que nous n’osons plus regarder en face. Peut-être que Simondon, lui, saurait quoi en faire. Peut-être qu’il saurait lire ces hiéroglyphes modernes qui tapissent nos murs, nos poches, nos vies.
Il est 3:49. Le téléphone s’éteint. Dans le noir, les machines continuent de respirer.

Saint-Étienne, 1924. Un père mutilé de Verdun. Une mère d’agriculteurs. Un enfant qui démonte des moteurs. Voici les faits. Gilbert Simondon naît dans un monde où les machines commencent à respirer.
L’individuation, il la découvre d’abord dans les cristaux. La façon dont ils émergent du chaos, trouvent leur forme, leur singularité. Comme nous tous. Comme les machines aussi. Il y a une beauté dans ce processus qu’il est le seul à voir.
Certains détails comptent. À Lyon, puis à Paris, il étudie la philosophie. Mais pas seulement. La physique l’attire. La psychologie aussi. Il accumule les savoirs comme d’autres collectionnent les timbres. Méthodique. Obsessionnel.
Dans les années 50, il fait quelque chose d’étrange pour un philosophe. Il installe un atelier au sous-sol de son lycée. Fait manipuler des moteurs à ses élèves. Leur fait construire des téléviseurs. On lui dit que c’est dangereux. Il continue.
Je pense à lui, regardant une cafetière italienne, un moteur, une ligne à haute tension. Il y voit ce que nous ne voyons pas. La concrétisation  : ce moment où une machine devient si parfaite qu’elle semble avoir toujours existé. Comme un organe. Comme une évidence.
La Sorbonne l’accueille. Il crée des laboratoires. Mélange psychologie et technologie. Personne ne comprend vraiment. Il parle d’individuation, de transduction, de points-clés. Des mots qui ne signifient rien pour ses contemporains.
Le monde intellectuel français parle d’existentialisme. Lui parle de moteurs, de circuits, de relations entre l’homme et la machine. Ses idées résonnent aujourd’hui dans nos smartphones, nos algorithmes, nos réseaux. La technique comme extension de nous-mêmes.
Il meurt en 1989. Dans des circonstances mystérieuses, murmurent certains. Une crise cardiaque, écrit Le Monde. Mais le vrai mystère est ailleurs : comment un homme a-t-il pu voir tant de poésie dans nos machines ?
Le cristal grandit dans sa solution saturée. Il enregistre chaque variation de température. Chaque vibration. Chaque seconde qui passe. Une mémoire minérale. Silencieuse. Comme nos machines.
4h30 du matin. L’obscurité n’est jamais complète. Les LED clignotent. Les ventilateurs papotent. Je pense aux cristaux de Simondon. Je pense à nos machines qui, comme eux, portent la trace de nos gestes, de nos besoins, de notre histoire.
Un fait : les Grecs parlaient de technè. Un dialogue avec la nature, pas une conquête. Un art du faire qui respectait les rythmes du monde. La technique comme partenaire. Comme extension naturelle de nos mains, de notre pensée. Nous avons rompu ce dialogue. Nous avons oublié comment écouter.
Dans son laboratoire, Simondon observait les cristaux grandir. Il y voyait notre futur. Il comprenait déjà que nos machines ne sont pas des objets froids. Elles sont des échos de nous-mêmes. Des partenaires dans notre devenir. Des cristaux qui grandissent avec nous.
La mémoire est partout. Dans le silicium de nos processeurs. Dans les algorithmes qui apprennent. Dans les réseaux qui s’étendent. Une mémoire collective qui pulse, qui vibre, qui évolue. Comme un cristal vivant.
4h40 maintenant. Les machines continuent leur veille. Elles enregistrent. Elles calculent. Elles deviennent. Simondon aurait reconnu cette danse nocturne. Cette symbiose silencieuse. Ce pont invisible entre nous et le monde.
Je regarde mon écran. Il reflète plus que mon visage. Il reflète cette vérité que Simondon avait saisie : nous ne sommes pas séparés de nos machines. Nous grandissons ensemble. Comme des cristaux dans la même solution.
L’aube approche. Les machines ralentissent leur respiration. Mais le processus continue. L’individuation ne s’arrête jamais. Le devenir est infini.

Dans le data center, 9h du matin. Le vrombissement des serveurs. Le froid artificiel. Je pense à Simondon. Je pense à nos paradoxes.
Sous l’océan, les câbles serpentent comme des racines invisibles. Ils transportent nos vies, nos amours, nos guerres. À la surface, les baleines passent sans savoir. Dans les villes, les antennes s’élèvent, arbres d’acier captant le murmure des données. Les oiseaux s’y posent parfois.
Voici les faits : 2,5 quintillions d’octets par jour. Notre mémoire dans des boîtes climatisées. Nos secrets confiés à des machines plus intelligentes que nous.
Un enfant assemble un robot dans sa chambre. Les pièces s’emboîtent parfaitement. Les algorithmes tournent. La LED devient verte. Ça marche. Pourquoi ? L’enfant hausse les épaules. Simondon aurait pleuré.
Les machines deviennent plus savantes. Nous devenons plus dociles. Elles apprennent à résoudre nos problèmes. Nous désapprenons à poser les questions. Le fossé se creuse. La culture résiste. La technique avance.
L’écologie n’est pas un retour en arrière. Simondon le savait. Les panneaux solaires brillent sur les toits comme des écailles métalliques. Les éoliennes dansent avec le vent. La nature et la technique s’enlacent. Nous regardons ailleurs.
Certains détails comptent : nos smartphones connaissent nos habitudes mieux que nous. Nos voitures conduisent toutes seules. Nos maisons pensent. Et nous, nous cliquons. Nous scrollons. Nous ne savons plus lire.

Il avait vu ce que nous voyons à peine : que chaque algorithme, chaque capteur est une mémoire vivante de notre époque. Une carte de notre devenir.
Il est presque 20 h maintenant. Dans le data center, les serveurs continuent leur litanie électronique. Les machines attendent, patientes et silencieuses. Elles nous tendent un miroir. Reste à savoir si nous oserons enfin regarder.

20h45. Les serveurs bourdonnent encore. Une litanie sans fin, froide, méthodique. Je quitte le data center, mais leur présence me suit. Dans chaque appareil, chaque geste, leur souffle invisible continue.

23h. Le téléphone s’éteint. Mais son souffle persiste, invisible. Dans le noir, je sens les machines veiller. Attentives, immobiles, elles nous observent, espérant que nous les comprenions enfin.
De nouvelles constellations.
Certains faits : nous sommes huit milliards d’humains. Huit milliards de smartphones. Huit milliards de relations intimes avec des machines que Simondon aurait voulu nous faire comprendre.
Le téléphone vibre. Une notification. Encore une. La technique nous appelle. Nous répond. Nous attend.
Je pense à ce que nous pourrions être. À ce que nous pourrions comprendre. Si seulement nous arrêtions de regarder nos écrans comme des miroirs noirs. Si nous commencions à les voir comme des fenêtres.
L’aube arrive. Les machines respirent toujours. Elles continueront de respirer, que nous les comprenions ou non. Que nous les aimions ou non. Que nous les craignions ou non.
Simondon nous avait prévenus : la technique n’est pas notre ennemie. Elle n’est pas non plus notre salut. Elle est notre reflet. Notre création. Notre responsabilité.
23h . Le téléphone s’éteint. Dans le noir, je sens encore sa présence. Comme celle de toutes nos machines. Elles attendent que nous grandissions. Que nous apprenions. Que nous devenions.
Elles respirent. Et nous ? Savons-nous encore écouter leur souffle ?"

Le pion absent sur l’échiquier du temps

21 janvier 2025
john_everett_millais_ophelie
john_everett_millais_ophelie

Nerval, sans doute, y est pour quelque chose. À cause d’*Aurélia*, inachevée, ou de cette troublante Ophélie, allongée dans le lit de la rivière, les yeux mi-clos. L’Égypte pharaonique, ses graffitis funéraires gravés dans la pierre, ne manque pas non plus à l’appel. Et bien sûr ton père. Ton père qui ne se lève que par stricte obligation professionnelle. Qui, dès qu’il le peut, s’étale comme un potentat romain sur le canapé du salon. Ou passe des week-ends entiers dans son lit, plongé dans ses romans policiers. Une accumulation d’images, une recension lente et obstinée autour du lit et de la station couchée. Cela remonte loin, bien au-delà des souvenirs personnels. À des vies plus qu’antérieures. Des existences antédiluviennes. Peut-être même au-delà des 200 000 ans qu’on accorde à une énième période glaciaire. Et simultanément, ces images semblent surgir d’un autre lieu : des connaissances volées à travers des univers parallèles, chipées dans les tunnels du néant. Là-bas ou ici, dans ce réservoir immense qu’on appelle bibliothèque akashique. Un espace sans temporalité ni points cardinaux — où tout repère devient vétille.

Et puis il y a cette idée de navigation qui s’insinue par association. Parce qu’on s’embarque toujours vers cette frontière entre veille et sommeil : la rêverie. Des lits comme des barques — mais pas de navigation côtière ni hauturière ici. Pas de sextant. Pas d’horizon à viser. Il n’y a pas de cap à décider. Juste sauter le pas. S’abandonner à cet axe vertical originel — imaginaire sans doute, donc aussi réel que le réel lui-même — qui parfois donne l’impression d’une lévitation, ou tout l’inverse : une plongée dans la noirceur des pires cauchemars.

Mais c’est la frontière qui fascine, pas ce qui advient au-delà. Cette tentative de résoudre l’insoluble : entre matière et âme ; entre conscience réduite à une définition biochimique par des savants trop sûrs d’eux et cette ubiquité magistrale qui te dépouille de toi-même, pion absent sur l’échiquier du temps et de l’espace. La frontière entre veille et sommeil — et l’obole à Charon. Ta disparition répétée, comme une scène jouée encore et encore sur les planches d’un théâtre invisible. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre un peu. Tester le mourir. Espérer capter un fragment d’un au-delà de toi-même.

Et aujourd’hui encore, tu t’allonges dans ce lit comme dans une barque pour voguer dans l’immanence.

9 janvier 2025

9 janvier 2025

Reprise des cours aujourd’hui. La chatte ne vient plus dans l’atelier. Elle qui, l’année dernière, dormait sur une chaise, parfaitement immobile, indifférente aux discussions, aux rires, aux éclats de voix,. Elle a trouvé un petit coin tranquille dans la remise. Je ne sais pas si c’est le bruit, ou cette tension dans l’air que tout le monde semble ressentir sans jamais la nommer. Une tension qui pèse dans chaque recoin, même dans les lieux où elle n’a rien à faire : un cours de peinture, une réunion associative, un coin de coworking.

Peut-être que nous non plus, nous ne savons plus où aller.

Les tiers lieux, autrefois, avaient un sens. Ils n’étaient pas des refuges ou des parenthèses, mais des bastions. Des lieux où les gens se rassemblaient non pas pour oublier le monde, mais pour le changer. Des bars populaires où l’on décidait des grèves, des mutuelles où l’on organisait la solidarité face aux accidents de la vie, des coopératives où l’on apprenait à se passer de ceux qui nous exploitaient.

Ces lieux sentaient la sueur, le tabac froid, le café bon marché. Ils n’avaient rien de design ou d’inspirant. Mais ils vibraient d’une colère qui n’avait rien de stérile. Une colère qui, transformée en action, devenait une force collective.

Aujourd’hui, quand je vois un attroupement, j’ai peur. Pas peur qu’il se passe quelque chose de grave, mais peur que ce soit pire : qu’il ne se passe rien. Que cet attroupement ne soit qu’un simulacre, une mise en scène vide de sens.

Les attroupements d’aujourd’hui ne se forment pas autour de chats écrasés, mais autour d’idées polies jusqu’à en devenir inoffensives. La charité, par exemple. Cette charité qui donne à certains le sentiment d’être des sauveurs et aux autres celui d’être des objets de pitié. Ou encore ces initiatives de coworking, où chacun travaille pour soi dans une illusion de collectif. Ou alors ce sont des prétextes à vociférer, à danser sur les cadavres, à célébrer à peu près tout et n’importe quoi et dans le même temps cracher sur son contraire.

Peut-être que j’ai peur parce que je me reconnais dans cette bande d’individualistes forcenés. Parce que moi aussi, je me cache sans doute à ma façon derrière des mots. Et sans doute est-ce pire puisque je le fais tout à fait lucidement.

La chute des tiers lieux, celle qui a commencé dans les années 1980, n’est pas seulement une histoire de désindustrialisation ou de politiques néolibérales. C’est une histoire de fracture. Dire que j’ai embrassé des inconnus un certain mois de mai 1981... ça me fait drôle d’y repenser.

À mesure que les usines fermaient et que les quartiers ouvriers perdaient leur cohésion, l’État a trouvé une nouvelle stratégie : déléguer. Sous prétexte de subventions, il a transformé les espaces collectifs en lieux de gestion des problèmes sociaux. Les associations ont pris le relais des services publics, mais sous des conditions strictes, avec des moyens dérisoires.

C’est là que tout a basculé. Les tiers lieux sont devenus des espaces de charité et de gestion, et non plus des lieux d’émancipation.

Dans les associations où j’ai enseigné, je l’ai vu de mes propres yeux. La résistance à payer, même une cotisation dérisoire. Cette idée que tout doit être gratuit, que tout est dû, mais que rien ne doit engager. Un professeur de peinture, là-bas, gagne moins qu’une femme de ménage à l’heure. Ce n’est pas une plainte. C’est un fait. Et c’est un fait qui dit tout.

Quand le confinement de 2020 a interdit les rassemblements, j’ai pensé que quelque chose venait de mourir pour de bon. Pendant des mois, il était interdit de se voir, de se parler, même maladroitement. On a fermé les portes des espaces qui existaient encore, fragiles et imparfaits.

Quand elles ont rouvert, ce n’était plus pareil.

Dans mes cours de peinture, je vois ces tensions remonter à la surface. Les élèves arrivent avec leurs pinceaux, leurs toiles, leur silence. Ils veulent peindre, échapper un moment aux fractures du quotidien. Mais à chaque cours, ou presque, quelque chose explose. Une remarque, un soupir, une frustration.

Je me souviens de cette élève, un jour. Elle s’est arrêtée au milieu de son tableau et a dit, presque en riant : « Ma zone de confort, c’est ça. Ce désespoir. » Le vent s’est levé juste après. L’auvent a claqué avec une force qui semblait répondre à sa phrase. Personne n’a bougé. On est restés là, figés, comme si quelque chose venait de nous traverser.

Et la chatte, elle, n’est jamais revenue.

Les tiers lieux manquent. Pas les espaces qu’on appelle ainsi aujourd’hui, avec leurs brochures bien léchées et leurs hashtags de campagne. Mais les vrais, ceux qui donnaient un cadre aux tensions, un sens à la colère. Sans eux, tout flotte. La violence surgit dans les endroits les plus improbables : dans un cours de peinture, dans une file d’attente, dans un regard qui s’attarde trop longtemps.

Parfois, je me dis que je dramatise. Que tout ça n’est qu’un reflet de mes propres frustrations, de mes propres peurs. Mais quand je vois ces attroupements, ces silences, ces éclats, je ne peux m’empêcher de penser qu’il nous manque quelque chose.

Quelque chose qui ressemblait à ces lieux où l’on pouvait tout poser sur la table, sans crainte. Ces lieux où l’on pouvait être humain, pleinement, sans performance ni masque.

8 janvier 2025

8 janvier 2025

Il y a des jours où l’on a l’impression de ne rien faire. Où les heures s’étirent comme ces jeans stretch qui ne vous avertissent pas que vous sombrez dans l’obésité. Et soudain, l’élastique pète, le pantalon tombe, et on se retrouve cul nul, les mains en croix, tentant d’imiter la feuille de vigne. On se retrouve à poil devant son propre néant, sa propre absurdité.

Etrange, peinture huile 2010

Hier, j’ai codé. Toute la journée, absorbé, avalé par le temps comme l’enfant du tableau de Goya. Chronos n’est pas cruel : il est indifférent.

Des lignes de code, comme on taille des pierres. Sauf que je n’ai pas l’abnégation d’un bâtisseur de cathédrale. On voudrait savoir toujours ce qu’on fait, quel résultat, pour quand, évidemment pour le plus vite possible. Pour hier ou avant-hier. Alors que ces gars-là, pensaient-ils au temps, à 100, 200, 300 ans après eux ? Avaient-ils seulement le temps d’y penser, l’envie ? Nul ne le sait.

Et moi, je travaille dans l’urgence, sous la pression silencieuse d’un monde qui exige des résultats immédiats. Chaque ligne de code ressemble davantage à une pierre posée à la hâte qu’à un bloc sculpté pour l’éternité. Alors, hier, je me suis dit que j’étais un vieux nul, que ma vie était gâchée. Que le temps n’offre aucune rédemption aux salauds qui s’égarent.

Et puis cette impression perpétuelle de ne pas être fini. D’être "fini à la pisse". Ce n’est pas de la tristesse qui en découle, mais de la rage. Une rage brutale, dirigée contre moi-même. Et ce que je découvre, c’est que même cette rage ne m’appartient pas vraiment. Elle est un programme, une routine écrite par le système qui m’entoure. Ce système, capitaliste, s’insinue jusque dans mes neurones, mes globules rouges et blancs, mon ADN.

Alors vient la question pavlovienne : comment s’en sortir ? Ce "comment" est une boîte noire. Dès que je l’ouvre, surgit une foule. Des noms tirés de ma mémoire, de l’actualité, des figures suspectes et nocives, incapables d’aider. Je le sais : personne ne m’aidera. Mais je continue à entretenir cette pensée, comme on nourrit un animal de compagnie. Peut-être pour ne pas affronter cette certitude effrayante : être irrémédiablement seul.

Et il y a eu cette vidéo. Une interview de Sylvie Ferré. Je ne savais pas qui elle était. Mon ignorance m’a frappé comme une gifle. Ce n’était pas seulement une inconnue. C’était un gouffre qui s’ouvrait sous mes pieds, un rappel brutal de tout ce que je ne sais pas, de tout ce que je ne saurais jamais. J’ai pensé à ces listes infinies de livres que je n’ai pas lus, à ces auteurs qui disparaissent dans les marges de mon esprit, jamais explorés. À quoi bon coder, écrire, créer, si les gouffres restent si vastes ?

Peut-être est-ce pour cela que je me suis intéressé à la poésie informatique de Philippe Bootz. Une envie de sortir du sens, d’abandonner la quête de la signification pour ne garder que l’émotion. Pure. Indéfinie. Est-ce une fuite ? Un effacement de moi-même dans des lignes abstraites ? Je n’en sais rien. Je sais seulement que ce dégoût que je ressens envers moi-même m’oblige à m’éloigner du monde. Je ne peux que lui renvoyer ce que je porte en moi.

Hier, dans la lumière froide d’un écran, j’ai créé des fiches dans Obsidian pour consigner tout cela. Comme si écrire pouvait réduire ce que je ressens. Comme si, au bord du gouffre, les mots pouvaient construire un pont, branlant mais suffisant pour s’engager de quelques pas de plus dans la jungle épaisse, moite, dangereuse de soi-même, sans guide ni carte ni boussole.

Plus je rentre au fond de moi-même, plus j’ai l’impression de pénétrer dans un bâtiment délabré, une ruine. Sauf que dans le tâtonnement, mes mains effleurent parfois des aspérités sur les parois, une sorte d’écriture antédiluvienne. Et là, me revient cette pensée qui m’avait entraîné dans une folle aventure : l’écriture d’un feuilleton, au jour le jour, sur un ancien blog. Celle de ce type qui découvre peu à peu qu’il est une créature extraterrestre de la pire espèce, venue passer des vacances sur la planète Terre.

Tu parles de vacances.

02 janvier 2025

2 janvier 2025
Peinture : Gérard Garouste

Achevé de lire hier le code Houellebecq de Thierry Crouzet et comme j’avais aussi lu Voyager dans l’invisible de Charles Stépanoff , il m’a semblé intéressant de noter la connexion établie par ces deux événements dans un article dans la rubrique Lectures. Vraiment sans prétention aucune. Ou peut-être si finalement. La prétention de dire j’ai lu ton votre livre et j’en tire d’après ma petite expérience telle conclusion puis je l’ai envoyé à T.C. Je ne sais pas s’il connaît le travail de cet anthropologue. Certainement que si. Thierry Crouzet connaît beaucoup de choses, pas que l’informatique et le vélo. En tous cas j’ai passé un moment à lire ce bouquin, sans me lasser ce qui est rare désormais.
Puis passé un bon moment à chercher un modèle d’intelligence artificielle que je pourrais installer sur mon vieux coucou. J’ai piqué un peu de RAM sur le disque dur pour me créer un espace SWAP car le minimum pour GPT-J est 16 Giga de mémoire vive. Pour le moment ça charge encore au moment où j’écris ces lignes à la vitesse de 11 Mb/s.
Est ce que j’écris pour autre chose qu’écrire. C’est toujours la question qui revient. Assisté au bilan de F.B et me suis trouvé largué. Je prends l’excuse de l’âge à chaque fois mais je pourrais tout autant prendre la paresse, le manque d’estime de moi en tant qu’être humain, le vide encombrant qui m’habite, etc etc.
Deux filles du bureau sont venues avant hier pour me dire que la continuité des cours était compromise car l’association n’a plus de budget. Les subventions se font de plus en plus rares et chiches. Ce qui m’oblige à me réintéresser à mon dossier de retraite qui traine depuis des mois. Mais enfin, viens de finir de solder mes dettes avec la CIPAV, 1500 euros en deux mois. Ce qui fait qu’ils m’ont bien mis sur la paille. Et il y aura sans doute encore la même somme à payer fin janvier pour l’URSSAF. Je n’en peux plus. Impression d’être un tapin que toute l’administration enfile à la queue leu leu, et c’est en plus moi qui paie.
Il ne me reste que —
j’allais dire.
Il me reste heureusement la littérature et la peinture.
Encore que j’ai déserté l’atelier ces derniers jours. Trop froid et bien trop coûteux à chauffer. Les notes d’électricité aussi sont une forme de sanction, comme le prix des péages, des caddies, du moindre bouquin sur lequel je lorgne et que peux pas m’acheter.
2025 commence aussi pauvrement finalement que 2024. Juste un peu plus fatigué, désabusé. Il faut dire que j’ai réduis considérablement la voilure concernant mon implication tant urbaine que sociétale. Je ne vois plus grand monde. A part mes élèves. Je ne raconte pas ma vie à mes élèves. Enfin, si peu. le fil conducteur est la solitude et l’écart qu’elle produit de plus en plus au fur et à mesure des années. Il me parait impossible de penser pouvoir revenir en arrière, retrouver une vie sociale. Ce n’est pas que je n’aime pas les gens, je ne crois pas les détester à ce point. Non je m’ennuie la plupart du temps à les écouter. ils ne prennent pas de risques, suivent une routine bien huilée en serrant les fesses de trouille, pour un peu j’aurais parfois envie d’essayer de me flanquer un grain de chenevis dans le dérrière pour savoir si je suis capable moi aussi de faire mon petit litre d’huile. Il fait grand froid. Je n’ai encore pas dormi de la nuit tant j’ai bidouillé pour trouver une nouvelle organisation à ce site. A la fin du compte j’ai effacé tout le site local, c’est l’organisation en amont qu’il faut repenser de A à Z. le mot rubrique est un faux ami. J’ai pensé à Thématique plutôt. Problème c’est qu’il va falloir convertir les groupes de mots clés en quelque chose qui a une tête de rubrique. Encore tenté par les URL propres puis je me suis dit non, j’avais déjà trop galéré comme ça, j’ai décidé de tout effacer. Par contre j’ai écrit un script python qui me crée un site spip en quelques secondes. Pas peu fièr. J’ai tout loisir désormais d’effacer à gogo.
Aujourd’hui je n’ai vu personne. Je ne suis pas sorti, je n’ai rien dépensé. La chatte est synchro elle s’est refugiée dans la remise sous un tas de cartons, je l’ai prise dans les bras pour l’emmener dans la maison mais elle n’avait pas envie de voir du monde non plus. Pas même moi. Elle n’était pas obligé, elle. Cinq minutes plus tard sa queue fouettait l’air, fiche moi donc la paix, laisse moi rêver tranquille.

28 décembre 2024

28 décembre 2024

C’est en extirpant, avec la pointe d’un pic orné d’une boule verte, un corps noir lové dans sa coquille que j’ai repensé à la proposition d’écriture de la semaine. L’escargot en soi n’a pas véritablement de goût. C’est la sauce qui fait tout. On pourrait plonger des moules dans cette même sauce — et bien pire encore, blattes, cancrelats, cafards — et ce serait, j’en suis presque convaincu, exactement la même chose.

À vrai dire, c’est tout à fait épouvantable de mettre ce genre de chose dans sa bouche. Non pas que je considère l’escargot comme un être inférieur ou vil, mais qu’un être humain comme moi, supposément civilisé, en fasse une bouchée, c’est proprement abject. Hormis cette indéfectible attirance pour la sauce au beurre persillé, j’imagine que je pourrais me passer, sans effort excessif, de ce genre de mets pour le reste du temps qu’il me reste à vivre.

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J’ai acheté plusieurs boîtes de Mon Chéri chez Lidl. L’une d’elles, je l’ai enveloppée de papier cadeau pour la glisser dans les chaussures de mon épouse. J’ai aussi dégoté un petit miroir à LED, un truc absolument kitsch comme elle les adore. Je l’ai emballé avec la même application minutieuse, le même papier cadeau (en promotion, bien sûr, dans le même magasin). Ces deux cadeaux, de toute évidence peu sérieux, sont là pour lui faire faire une grimace en les déballant.

La grimace. Puis le petit sourir gèné. Puis, enfin, son visage qui s’illumine quand elle découvrira le troisième cadeau : un appareil photo Panasonic Lumix. Une folie que je vais payer à tempérament pendant des mois.

Et maintenant que je l’ai écrit, est-ce que ça me soulage ? Honnêtement, je n’en sais rien. Je me dis que, de toute façon, à part moi, ça ne regarde personne. Et encore, je ne suis pas certain que ça me regarde vraiment non plus. Peut-être qu’il en est de ces gestes anodins comme de tout ce que l’on traverse : ça ne nous concerne que lorsqu’on implore une Providence quelconque de nous voir. De nous *regarder*.

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J’ai commencé à créer des fiches sur Obsidian. Mais si je suis honnête, tous ces outils finissent par se ressembler. Ulysse, Scrivener, Notion, Typora, Obsidian… On passe un temps fou à se demander comment on va les utiliser. On les paramètre, on les organise, on les dissèque. Puis, un jour, on abandonne. On comprend qu’ils ne sont rien d’autre que des leurres, des pièges sophistiqués pour accaparer l’attention.

Ils nourrissent un désir ubuesque d’organisation. Et, par la même occasion, enrichissent des vendeurs de formations en ligne, qui pullulent comme des cancrelats autour de nos incertitudes.

Mais cette fois, je m’en rends compte plus vite. Peut-être est-ce un progrès. J’ai même visionné plusieurs vidéos de créateurs de contenu pour en être bien certain. J’ai téléchargé le livre de Tiago Forte, *Building a Second Brain*, pour m’en convaincre : l’organisation qui compte vraiment, c’est celle avec laquelle je vis au jour le jour. La mienne, désordonnée, imparfaite, mais vivante.

Cela peut paraître prétentieux, mais ce n’est qu’un élan vers une forme d’humilité qui me convient. Le Bouddha disait : "Ne crois qu’en ce que tu expérimentes." Et, surtout, si le Bouddha se dresse devant toi, tue-le.

Alors je m’efforce d’observer tout ce qui se dresse devant moi. Ces petites boules noires que je mâche lentement, qui ont une texture caoutchouteuse et un goût délicieux de beurre aillé. J’attrape une crevette. Je fais et je pense exactement la même chose. Rien ne peut me résister. Du moins, à table.

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Je ne suis pas du tout certain d’avoir compris la proposition d’écriture cette fois-ci encore . D’ailleurs, je ne m’y suis pas accroché bien longtemps. Il me semble que plus ça va, moins je les comprends, ces fameuses propositions. Ou plutôt, je ne cherche plus vraiment à les comprendre. Ce qui m’intéresse désormais, ce sont les pistes fugaces qui les traversent en filigrane, comme des éclats d’idées laissés là, presque par hasard.

Parfois, c’est un mot qui surgit et que j’ai envie de développer. Parfois, c’est une liste qui s’impose, d’un seul coup, sans prévenir. D’autres fois encore, c’est une sensation, quelque chose de diffus, d’insaisissable, que je ne parviens pas à nommer clairement et qui me fait tourner en rond comme un derviche. Cette impossibilité de cerner ce que je veux dire — ou même ce qu’on attend de moi — devient presque un moteur. Une énergie étrange, faite de confusion et de mouvement. Mauvais élève comme d’habitude. Quand je bèle, j’ai toujours un chat dans la gorge, et c’est affreux comment je bèle faux. Je m’en suis encore fait la réflexion en disant à voix haute : « Mazette, cette bûche bat tous les records de bûches surgelées ! » Une phrase idiote, et moi qui avais vraiment l’air con après l’avoir prononcée. Je ne peux m’empêcher de trouver quelque chose de familier dans cette absurdité, dans ce faux-bêlement qui me poursuit. Comme si tout ça, finalement, faisait partie du jeu... Peut-être que F. ne le fait pas exprès. Ou peut-être que si.

Après tout, ce ne serait pas la première fois que je croise ce genre de méthode. Mes meilleurs professeurs, tous sans exception, avaient cette façon de faire. De poser une question qui semblait claire, mais qui, en réalité, n’avait aucune réponse évidente. Ou bien, ils parlaient ostensiblement d’une chose tout en nous entraînant ailleurs, sur un tout autre sujet. Et moi, en y réfléchissant bien, je réalise que je fais exactement la même chose avec mes élèves.

C’est un jeu subtil, presque pervers parfois. (On utilise le mot pervers à toutes les sauces désormais ce qui fait qu’il ne veut strictement plus rien dire ) — Donner l’impression de parler d’une chose alors qu’on est en train de parler d’une autre. ( mais n’est-ce pas ce que tout le monde fait sans arret ?) Une sorte de mise en abyme pédagogique. Et le plus fascinant, c’est que si je prenais la peine d’interroger ces professeurs aujourd’hui — ceux qui m’ont marqué, ceux qui pratiquaient ce "déplacement" constant — ils me répondraient tous, sans exception, qu’ils ne s’en rendaient pas compte.

Ils diraient que c’est inconscient. Et, bien sûr, ils me feraient ce petit sourire en coin. Un sourire qui en dit long sans rien expliquer. Qui semble dire : « Ah ah, tu crois peut-être avoir compris. Tu es décidément indécrottable ! Peut-être que c’est la vérité. Peut-être que c’est une manière d’éluder. Mais au fond, qu’importe ? Ce n’est pas tant la clarté des réponses qui compte, mais cette ouverture, cet espace que ces méthodes créent en nous.

La médecine à l’époque Edo au Japon

22 décembre 2024
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La médecine à l’époque Edo au Japon

Introduction

-Contexte historique

L’époque Edo (1603-1868) représente une période charnière dans l’histoire du Japon. Sous le shogunat Tokugawa, le pays bénéficie d’une stabilité politique remarquable, marquée par une fermeture volontaire au reste du monde (« sakoku ») et une stratégie d’isolement qui renforce l’identité culturelle japonaise. Cette période de paix relative favorise le développement des arts, des sciences et de la médecine, mais impose également des contraintes. En l’absence de contacts étendus avec l’Occident, les Japonais se tournent vers leurs propres traditions, tout en intégrant ponctuellement des savoirs venus de l’étranger par des canaux limités, comme le commerce hollandais à Nagasaki.

-Lien avec la médecine

Dans ce contexte, la médecine occupe une place essentielle. Elle reflète les besoins d’une société structurée, hiérarchisée et à la recherche d’harmonie. Le Kampo, médecine traditionnelle japonaise inspirée de la Chine, se développe comme une réponse aux défis locaux : climats variés, maladies courantes, et conception philosophique du corps et de l’esprit. En parallèle, l’étude des sciences occidentales (« Rangaku ») introduit des perspectives nouvelles sur l’anatomie, la physiologie et les traitements, jetant un pont entre tradition et innovation.

-Objectif de l’article

Cet article se propose d’explorer l’évolution de la médecine à l’époque Edo, en mettant en lumière la tension entre les pratiques traditionnelles du Kampo et les influences occidentales. Il vise à montrer comment cette époque, bien que marquée par l’isolement, a été un laboratoire d’intégration des savoirs, posant les bases d’une médecine hybride encore influente aujourd’hui.

L’objectif n’est pas uniquement historique : il s’agit également de réfléchir sur la capacité des sociétés à réconcilier tradition et modernité face aux défis de la santé publique. Cette analyse pourrait éclairer les enjeux contemporains liés à l’intégration des médecines traditionnelles dans les systèmes modernes.

-Citations traduites de l’anglais par l’auteur à partir de l’ouvrage "Kampo : a clinical guide to theory and practice" Singing Dragon, Second edition, 2016 ;2017 Ōtsuka, Keisetsu ;Soriano, Gretchen De(Translation) ;Dawes, Nigel(Translation) ;Bensky, Dan(Foreword)

Sur l’approche du Kampo avec un esprit débutant :

« Il est essentiel de ’faire table rase’, de vider son esprit, pour comprendre ce système médical. Ce n’est qu’après avoir atteint une certaine maîtrise du Kampo que l’on peut commencer à le comparer à la médecine occidentale moderne »​ .

Sur l’importance de l’équilibre entre la tradition et l’innovation :

« Le Kampo, bien qu’ancré dans les enseignements anciens, a évolué pour répondre aux besoins modernes. Il incarne une combinaison unique de traditions chinoises et d’adaptations japonaises, témoignant d’une capacité à intégrer l’ancien et le nouveau »​ .

Sur l’apprentissage guidé par un maître :

« En recherchant une science jouissant d’une tradition aussi riche que le Kampo, il est essentiel d’absorber les traditions d’un maître jusqu’au plus profond de ses os. Ignorer les conventions dès le début est la voie des génies ; nous autres devons progresser avec courage et détermination »​

1. Les racines du Kampo : la médecine traditionnelle japonaise

1.1 Origines chinoises

La médecine traditionnelle japonaise, connue sous le nom de Kampo, trouve ses origines dans les pratiques médicales chinoises de la dynastie Tang. Les moines bouddhistes qui voyageaient entre la Chine et le Japon ont introduit des textes médicaux fondamentaux tels que le Huangdi Neijing, aussi appelé le Classique interne de l’Empereur jaune. Ces écrits détaillent une vision holistique de la santé, reliant les énergies vitales (qi) et l’équilibre entre le yin et le yang au bien-être physique et spirituel. Le Japon a adopté et adapté ces théories en tenant compte de ses particularités culturelles et environnementales.

1.2 Adaptation au contexte japonais

Contrairement à une simple copie des pratiques chinoises, le Kampo a évolué pour répondre aux besoins et aux ressources locales. Les médecins japonais ont intégré des plantes indigènes à la pharmacopée, adaptant les traitements au climat et aux maladies prévalentes. De plus, l’influence du shintoïsme et du bouddhisme a renforcé l’idée que la santé était étroitement liée à l’harmonie avec la nature et les esprits.

1.3 Pratiques courantes

Les médecins Kampo utilisaient des diagnostics approfondis, s’appuyant sur l’observation des symptômes, l’examen du pouls et l’étude de la langue. Les traitements comprenaient des mélanges d’herbes préparés avec précision, l’acupuncture pour réguler les flux énergétiques et la moxibustion, une technique consistant à appliquer de la chaleur sur des points précis du corps. Ces méthodes visaient non seulement à traiter les maladies, mais aussi à prévenir les déséquilibres.

2. Les apports occidentaux : le Rangaku ("études hollandaises")

2.1 L’ouverture limitée à Nagasaki

Alors que le Kampo régnait sans partage, des échos de l’Occident commençaient à se faire entendre à Nagasaki. Le port de cette ville, unique fenêtre du Japon sur l’extérieur pendant la majeure partie de l’ère Edo, jouait un rôle crucial dans l’introduction des savoirs occidentaux. Les marchands hollandais, seuls autorisés à commercer avec le Japon sous le régime strict du sakoku (fermeture du pays), apportaient avec eux des livres, des instruments et des idées scientifiques.

Les échanges étaient limités, mais significatifs. Les Hollandais introduisaient notamment des textes médicaux européens, qui contenaient des descriptions précises d’anatomie et des techniques chirurgicales inédites au Japon. Ce savoir se diffusait lentement mais sûrement, initiant un changement dans les mentalités médicales.

2.2 Figures clés

Parmi les pionniers de cette transmission, Sugita Genpaku occupe une place centrale. En 1774, il entreprit avec d’autres érudits la traduction du Kaitai Shinsho, un traité d’anatomie basé sur un ouvrage néerlandais. Cette publication marqua une rupture en exposant les erreurs des anciens textes chinois sur l’anatomie humaine et en introduisant des pratiques comme la dissection.

Yoshimasu Tōdō, autre figure emblématique, adopta une approche différente en mêlant les concepts occidentaux aux théories traditionnelles. Il promut une pratique pragmatique de la médecine, cherchant à traiter les symptômes directement sans se limiter aux explications philosophiques héritées du Kampo.

2.3 Impact sur les pratiques médicales

L’influence du Rangaku sur la médecine Edo fut profonde. Les dissections humaines, auparavant interdites ou mal vues, devinrent un outil essentiel pour comprendre le corps humain. La pharmacopée occidentale, avec ses médicaments basés sur des composés chimiques plutôt que sur des plantes, élargit les possibilités thérapeutiques.

Toutefois, l’introduction de ces nouvelles techniques suscita des débats. Certains médecins traditionnels considéraient ces savoirs comme une menace, tandis que d’autres y voyaient une opportunité de renforcer leur pratique. Ce dialogue entre tradition et modernité posa les bases d’une médecine hybride qui se développa progressivement.

3. Les tensions entre tradition et modernité

3.1 Résistance au changement

Cependant, l’adoption des idées nouvelles n’était pas sans heurts, et les tensions entre tradition et modernité se firent sentir. Les élites médicales traditionnelles, fortement ancrées dans le Kampo, voyaient les savoirs occidentaux comme une menace à la fois culturelle et professionnelle.

3.2 Synthèse progressive

Malgré ces résistances, une synthèse entre Kampo et Rangaku émergea progressivement. Certains médecins commencèrent à voir dans les savoirs occidentaux non pas une opposition, mais un complément à leurs propres pratiques.

Conclusion

La médecine de l’époque Edo témoigne d’une évolution complexe entre tradition et innovation. Cet héritage continue d’inspirer les pratiques médicales actuelles.

Lectures complémentaires :

  • Japanese Kampo Medicine de Keisetsu Otsuka
  • Rangaku : The Dawn of Modern Science in Japan par Tessa Morris-Suzuki

21 décembre 2024

21 décembre 2024

Ce matin, je me sens vide. Si plein de rien. Un trop-plein de rien. Débordant d’absence. Pourtant, je n’en éprouve plus de honte. C’est presque obscène d’y apercevoir comme une jouissance. Je goûte pleinement cette sensation. C’est un acte de résistance. Je refuse de croire que le vide est une faute. Ce vide, c’est mon luxe personnel. L’opposé de cette opulence qu’on m’a toujours vantée, celle qui cache les manques sous des artifices inutiles. Me voici à la source du désir. Là où rien n’est nommé, où tout peut commencer. J’entends les voix qui murmurent : comme c’est enfantin. Mais qu’importe. Ce vide est un espace creux, mais habité. L’enfant que j’étais, l’adolescent révolté, le jeune homme arrogant, le vieillard larmoyant – tous continuent d’y exister, à leur manière. Je ne les fuis pas. Je sais ce que je dois au monde pour avoir la force de dire "je". Mais je sais aussi ce que je dois à ce "je" pour m’extraire du poids du monde. Ce vide n’est ni une fuite ni une faiblesse. C’est un point de départ qui se confond avec l’arrivée. Un lieu où je peux être, simplement. C’est comme prendre le temps de s’asseoir au bord de la rivière et regarder passer les nuages se reflétant à la surface. Puis l’injonction de se relever, de revenir de nouveau dans le mouvement, le brouhaha, ressurgira tôt ou tard, elle revient toujours, pour tenter d’imposer silence à jamais.

18 décembre 2024

18 décembre 2024

Rêve mathématique ; équation d’apparence simple, trop simple. Peut-être un début de grippe ou de rhume. Le mot « kaléidoscope ». Des images de fleurs arrangées en rond et un bruit de lamelles métalliques lorsque l’image change, ce qui renvoie à ces motifs de la tapisserie. Mais où et quand ? Impossible de le dire sans commettre d’erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d’un jardin, pour récolter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le goût, et les taches violacées : le dessin d’un Bucéphale aux yeux noirs, effrayé.) La déformation d’une ligne d’horizon sur la rotondité d’un œil équin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s’élèvent, les ombres progressent, les blés sont fauchés. Dans le bleu du noir de l’aile d’un corbeau, une légère pointe de rouge carmin : un opéra de Bizet, une chemise blanche qu’on arrache avec violence pour mettre en évidence un cœur à assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L’odeur des cheveux mouillés, les couinements des culs posés sur la moleskine, le claquement des portières. Le roulis des mondes, et mon visage renvoyé par le reflet commun qui défile. Des scènes de la ville de nuit, au temps des brumes et des éclairages au gaz ou au benzène. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un décor sans cesse renouvelé. Kaléidoscope.

— Vous ai-je déjà dit que je suis de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose à l’autre dame en face.
Cela fait penser aux nappes Vichy, à ces carreaux blancs et rouges, à ce petit bouquet posé au centre de la table, généralement carrée, dans ce restaurant près de l’Allée des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire repérer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater.

La sixième corde de la guitare peine toujours à s’accorder ; chanterelle et cèpes dans la propriété privée. Gare au garde-champêtre ! La loi, omniprésente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas ça. À Passy, cela me ramène à une chanson de Béranger, et, si l’on insiste un tout petit peu plus, à un pont : un pont jeté par-dessus le fleuve, large à cet endroit. Les beaux quartiers. La clarté, celle qu’on nous a de tout temps volée. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glacée. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens.

Le coussin du chien se trouve au bout du canapé : il a sa place, il trône. Impossible d’en vouloir au chien. « C’est un concours de circonstances malheureux », dit-on en réchauffant un cognac dans la paume d’une grosse main. Odeur de cigare, forte, écœurante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin.

Je tourne encore une page. J’aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible équidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille.

Devenir Norbert Elias : Une biographie intellectuelle par Marc Joly

17 décembre 2024

Les mots de Marc Joly pèsent. Ils se glissent comme des échos dans les interstices d’une époque où penser la société était une tâche monumentale, à la hauteur des bouleversements du XXème siècle. Dans Devenir Norbert Elias, Joly déploie une enquête fébrile et patiente : comment cet intellectuel allemand, exilé, souvent écarté des circuits de reconnaissance, a-t-il construit un appareil conceptuel aussi radical que élégant ? C’est une trajectoire, une lutte intime, et une odyssée de la pensée que Marc Joly reconstruit ici avec minutie.

La première phrase pose une ambiance qui nous suivra : « Les grandes idées, souvent, naissent dans les marges. Elles y survivent, puis finissent par imprégner le centre. C’est ce qui est arrivé à la sociologie historique de Norbert Elias. »

Ce centre, pour Elias, aura été tardif. Longtemps, son travail sera ignoré. Ce n’est qu’à près de 70 ans qu’il connaîtra enfin la reconnaissance grâce à des idées qui semblaient à la fois fulgurantes et étrangement simples. Le "processus de civilisation" comme mécanisme de contrôle des pulsions violentes, à travers le temps, à travers les moeurs.

Marc Joly écrit avec un souffle presque romanesque. Elias n’est pas qu’un penseur : c’est un personnage. L’écriture de Joly nous le livre, tel un étranger toujours en quête d’un chez-soi intellectuel, mais avec une rigueur tranquille. Norbert Elias est l’archétype de la pensée moderne en exil.


Le Portrait de l’Homme : l’exil et la marginalité

Joly plonge dans les racines d’Elias, enfant juif né en 1897 à Breslau, aujourd’hui Wrocław, en Pologne. C’est une ville où coexistent des identités complexes, et qui va marquer le jeune Elias d’une tension irréconciliable. À l’université, il se fait remarquer comme un penseur atypique, mais c’est sous l’influence de Karl Mannheim que sa trajectoire se dessine. La sociologie n’est pas encore une évidence : « penser les processus sociaux à long terme était presque une insolence dans les années 1920. »

L’exil arrive brutalement avec la montée du nazisme. En 1933, Elias fuit l’Allemagne pour Paris, puis Londres. Il n’emporte avec lui que des manuscrits et des intuitions. Son monde s’effondre, mais son esprit s’aiguise. Le sociologue est alors solitaire, il écrit dans des chambres froides et anonymes :

« Ce que je fais, ce que j’écris, cela prendra du temps à être compris. »

Marc Joly s’arrête longuement sur les années de marginalité, quand Elias travaille dans l’ombre. Son chef-d’œuvre, La Civilisation des moeurs, est écrit dans un isolement complet, et publié en 1939. Personne n’en parle. Ce silence est une violence douce mais perçante, qui, encore une fois, le met face à lui-même. Elias ne cherche pas la notoriété. Il cherche la vérité des faits sociaux.


Une Pensée-Monde : l’originalité d’Elias

Le mérite de Marc Joly est d’avoir réussi à rendre limpides des concepts d’une extrême finesse. Le "processus de civilisation" est central. Elias montre que les comportements humains ont évolué de façon lente et imperceptible, sous l’effet de la société elle-même. La violence, qui était jadis une pulsion acceptée, se restreint avec l’émergence des États modernes. La honte, la politesse, la retenue sont des outils qui canalisent ces pulsions. Elias l’écrit :

« La civilisation n’est pas la répression de la nature humaine, mais un processus d’équilibre instable. Une dynamique constante. »

La pensée d’Elias est déroutante parce qu’elle ne se fixe pas. Elle démontre que nos structures mentales, nos manières d’être, sont mouvantes. Elles dépendent du temps long, et des relations de pouvoir. Il ne s’agit pas d’une théorie figée, mais d’une méthode pour observer l’humanité.

Pourtant, Elias refuse de s’enfermer dans une tour d’ivoire. Il étudie aussi bien la Renaissance que le football. Pour lui, le moindre geste, la moindre norme sociale est une trace d’un processus plus grand :

« Le sourire, la courbette, le duel, sont des indices d’une évolution collective. Rien n’est futile. »

C’est cette acuité qui fait de lui un penseur unique.


Un Réveil Tardif : la reconnaissance

Joly raconte aussi ce moment où, dans les années 1970, Elias sort de l’ombre. La sociologie réalise enfin la portée de ses travaux. La France, avec Pierre Bourdieu, puis l’Allemagne, redécouvrent Elias comme un « penseur total ». Il est vieux, presque un sage, mais il reste lucide. Joly le montre discutant avec des étudiants, relisant ses propres écrits avec un œil critique. Une citation revient souvent dans le livre :

« Il faut penser comme si nous avions l’éternité devant nous. »

Cette patience est au cœur de son travail. Elias a pris le temps de comprendre ce que d’autres survolaient. Sa marginalité, finalement, était un privilège.


Un Nouveau Regard : La Pensée Perverse au Pouvoir

Plus récemment, Marc Joly poursuit sa réflexion autour des processus sociaux en publiant La pensée perverse au pouvoir (2024), un ouvrage inspiré des travaux de Paul-Claude Racamier. Il y explore comment la perversion narcissique, par le biais du déni, de la manipulation et de la projection, peut s’installer au sommet des systèmes politiques modernes. Joly interroge les dynamiques du pouvoir contemporain, où les mécanismes pervers créent une atmosphère de confusion et de violence symbolique.

Cet ouvrage prolonge les intuitions sociologiques d’Elias en les confrontant à la crise démocratique actuelle, offrant une réflexion urgente et nécessaire sur les dérives du leadership politique.


Biographie de Marc Joly

Marc Joly est historien et sociologue. Spécialiste de l’œuvre de Norbert Elias, il est chercheur au CNRS et enseignant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son travail se concentre sur les sociologies historiques et la genèse des savoirs modernes. Avec Devenir Norbert Elias, il démontre un talent rare pour l’écriture biographique et l’analyse intellectuelle.

Bibliographie sélective de Marc Joly

  • Devenir Norbert Elias (2012)
  • La Révolution sociologique (2021)
  • La pensée perverse au pouvoir (2024)
  • Traductions et commentaires de travaux d’Elias

Conclusion : une œuvre qui résonne encore

En refermant Devenir Norbert Elias, on mesure la persistance des idées. L’oeuvre d’Elias, patiemment reconstruite par Joly, est un antidote à l’instantanéité contemporaine. Ce que Joly nous rappelle, c’est que penser, aujourd’hui encore, exige une lenteur radicale.

Norbert Elias nous laisse une leçon simple : la civilisation n’est ni acquise, ni éternelle. C’est un processus fragile, qu’il faut sans cesse comprendre pour mieux le protéger.

16 décembre 2024

16 décembre 2024

Bien des minutes plus tard, alors que j’étais sur le point de disparaître dans cette nouvelle journée, je me suis souvenu que je n’avais rien écrit sur la journée d’hier. Ce serait alors une journée perdue, une journée pour rien, une journée comme tant d’autres que, pour rien au monde, je n’aimerais revivre. Pourtant, tout avait commencé par l’arrivée d’un camion devant le portail de notre maison. C’était la livraison de bois, cette cargaison qui devait nous permettre de passer l’hiver.

Le camion effectuait sa manœuvre pour déverser les rondins dans la cour, et moi, pendant ce temps, je comptais mentalement le nombre de cheminées dans la maison. Je les énumérais une à une, comme si le simple fait d’établir cette liste pouvait m’occuper l’esprit et m’empêcher de voir la montagne de travail qui m’attendait. En un clin d’œil, le souvenir de ces foyers m’a fait traverser les deux étages et toutes les pièces de la maison. Puis, tout à coup, il y avait de nouveau ce tas monumental dans la cour.

Le chauffeur a refermé les grilles derrière lui, et j’ai vu le camion repartir vers la scierie de La Grave, laissant derrière lui ce monticule de bois, un silence ensuite comme un défi.

À cette époque, j’avais environ sept ans. J’avais déjà cette manie d’accorder une attention particulière aux petites choses du quotidien, mais je ne les écrivais pas encore. Elles restaient enfouies quelque part, peut-être dans mon corps.

Parfois, elles remontaient vers la surface de la conscience , une sorte de capillarité le long des parois tremblantes des rêves ou des cauchemars, mais jamais sous forme de mots. Ces souvenirs, je ne le savais pas encore, finiraient par réapparaître bien des années plus tard, au détour de l’écriture.

Je me souviens encore du poids de la brouette remplie de rondins. Chaque trajet jusqu’à l’appentis, au fond du jardin, était une épreuve. Il fallait empiler le bois avec soin, sur plusieurs strates, jusqu’à ce qu’il forme une muraille vertigineuse. Le bois était humide, moussu, visqueux , et nous savions qu’il deviendrait encore plus lourd si nous n’agissions pas avant les pluies. Alors, on me confiait la tâche de travailler avec cette sorte d’urgence. Il fallait soulever, déposer, rouler durant de longues minutes, puis décharger, aligner , accumuler. Sans savoir que, bien plus tard, ces efforts resteraient inscrits quelque part, non pas dans une mémoire immédiate, mais dans le corps. Des années après, je peux encore sentir les ampoules sur mes paumes, les éraflures sur mes mollets, mes genoux, la fatigue de mes bras, et l’odeur entêtante du bois humide, simplement en repensant à ces journées.

Cette mission, répétée chaque fois à l’entrée de l’ hiver, était une tâche banale. Pourtant, elle laissait en moi des marques plus profondes que je ne l’aurais imaginé. Aujourd’hui, je vois cela différemment. Peut-être qu’une partie de l’écriture commence là, dans cet entrepôt qu’est le corps tout entier , là où les souvenirs s’accumulent sans être conscients d’eux-mêmes. Et un jour, ils ressortent, non pas sous forme de simples réminiscences, mais transformés : en listes de doléances, en inventaires de nostalgies, ou encore en rage, rarement en joies ou satisfactions à coucher sur une page blanche. Sans doute que le peu de joies et de satisfactions qu’on en retient est aussi une sorte de moteur trompeur de l’écriture.

Bien des années plus tard, et presque surpris d’avoir écrit ces quelques lignes, je me demande pourquoi ce souvenir particulier a ressurgi aujourd’hui. Désormais, je ne commande plus de bois. La maison où je vis est chauffée au gaz de ville. J’approche de mes soixante-cinq ans, et je ressens de plus en plus cette impression étrange que ma vie s’est écoulée comme un rêve. Cette idée m’obsède, le jour comme la nuit. Les années, que je pensais avoir empilées comme ces tas de bûches destinées à nous réchauffer, m’échappent. Dans mes rêves, je revois souvent ce tas de bois. Il s’effondre sous son propre poids, comme si sa hauteur vertigineuse n’avait été qu’un équilibre fragile, une illusion. Une ivresse éprouvée par le vertige en lui-même. Le temps s’écroule avec lui. Ce qui paraissait solide et continu se brise en fragments. Et ces fragments, je ne peux les relier les uns aux autres que par une sensation : celle de l’effondrement. Une chute, lente mais inéluctable, où je comprends que toutes ces années que j’ai cru accumuler en briguant une sorte de méthode, une autobiographie, un livre, n’étaient en réalité qu’un mensonge. Un tas de bois ordinaire, en apparence, mais dont la fragilité m’échappait.

14 décembre 2024

14 décembre 2024
Emmanuel Macron et François Bayrou, à Pau en janvier 2020. Pool/ABACA

Personne ne parle vraiment de ce qui se passe. Pas en public, pas directement. Mais on le sent dans les silences, dans les gestes fatigués, dans les discussions banales qui n’aboutissent à rien. C’est là, flottant, comme une odeur de cendre après un incendie.

Tu allumes la télé. Ils parlent d’élections, d’économie, de "restructurations". Rien qui fasse battre le cœur, rien qui donne envie de croire que demain sera différent. Ça laisse juste un vide, un désordre ordinaire. Et toi, tu te demandes comment tout le monde peut vivre avec ça sans éclater en morceaux.

On a essayé, autrefois. On a manifesté, crié, écrit des pancartes. Puis il n’y avait plus que les échecs, les votes "contre", les compromis. Les journaux disaient que c’était la faute de personne, mais que rien ne pouvait changer. Alors les gens ont arrêté.

Pas d’un coup. Petit à petit. Ils se sont dit que quelqu’un d’autre s’en occuperait, puis que personne ne le ferait, puis que de toute façon, ça ne changerait rien. Maintenant, il ne reste plus que ce silence, ces regards vides quand on parle de politique. On appelle ça le "moins pire". Mais ce "moins pire", c’est comme un étang stagnant. Ça pue. Et pourtant, on continue à boire dedans.

Le duel est toujours le même. L’épouvantail à droite, la promesse étriquée au centre. Tous les cinq ans. Le centre se déroule comme un tapis de bienvenue : "Votez pour moi ou le pire arrivera." Et à force de crier au loup, les gens commencent à se demander si ce pire serait vraiment pire. Peut-être que oui. Peut-être que non.

Mais voilà : ça les arrange. Cette peur maintient l’ordre. On se retrouve pris dans une partie d’échecs qu’on n’a jamais voulu jouer. Les coups sont calculés longtemps en avance. Et nous, on est les pions. Pas les cavaliers, pas les tours. Juste des pions.

Il y a des moments où tout semble sur le point de basculer. Une foule dans la rue. Des cris, des chants. Et puis… rien. Le silence revient comme un couvercle. Les gens repartent, un par un. Ils se disent qu’ils ont essayé. Que ce n’était pas le moment. Que ça ne servait à rien.

La fatigue. Elle est là, partout. On dirait qu’elle suinte des murs, qu’elle éteint les lumières. On veut bien croire que tout ira mieux, mais pas aujourd’hui. Pas demain non plus. Peut-être jamais.

Mais il y a les mots. Les mots sont encore là. Des phrases griffonnées sur des carnets, sur des murs, sur des écrans. Parfois, ce sont des histoires. Parfois, juste des cris. Mais chaque mot est une fissure dans ce mur de silence. Une manière de dire : "Je suis encore vivant."

La littérature, c’est ça. Pas une réponse, mais une rébellion. Pas un cri de guerre, mais un murmure qui refuse de mourir. On écrit parce qu’on n’a plus rien. Parce que c’est la seule chose qu’ils ne peuvent pas nous prendre.

Peut-être qu’il ne reste que cela : réécrire l’impuissance, la transformer en quelque chose d’autre. On ne sait pas si ça changera quelque chose. Mais on continue. Parce que parfois, continuer est la seule victoire possible.

Cantine des démunis

2 décembre 2024
La première cantine du monde serait née à Lannion

Refrain absurde

Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe !
Les fourchettes trottent, les assiettes chantent,
Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! »

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons.
Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues.
Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs.
Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes,
Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes.

Refrain absurde

Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit !
La louche s’égoutte et la poêle applaudit.
Frappe la table et chante les restes !

Matières premières

Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge.
Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent.
Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés.
Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim.

Refrain absurde

Oignons au plafond, carottes en prière,
Haricots qui rient et navets qui se perdent !
Les miettes courent et le pain fait des bonds !

Épices et condiments

Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli.
Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance.
Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus.
Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde.

Refrain absurde

Sel qui danse, poivre qui tousse !
La muscade s’échappe et le vinaigre siffle.
Coups de louche, tambour des casseroles !

Couverts

Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus.
Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin.
Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées.
Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts.

Refrain absurde

Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse !
Couteaux bavards et louches timides !
Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent !

Recettes

Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie :
Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes.
Riz collé, riz sauté, riz brûlé.
Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain.

Refrain absurde

La soupe rigole, le riz rougit !
Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! »
Et l’omelette s’étale, sans fin ni début.

Convives

Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière,
les assiettes se tendent vers les mêmes noms :
L’Innommable à Pieds Nus,
Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie,
Faim-Noire, Gorge-Fermée,
Petit-Poing-Dans-La-Poche.

Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à :
Grande-Larme-Coulante,
La Vieille-Échine,
Nez-Coupé, Lèvres-Blanches,
Silence-Des-Deux-Jours.

Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées.
Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés.
Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit :
la louche, le ragoût, la soupe encore chaude.

Refrain absurde

Mains tendues, bouches ouvertes,
La faim crie, les assiettes chantent,
Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! »

Chorale de fin

Dans cette cantine aux casseroles cabossées,
chaque gamelle n’a pas de pot.
Chaque couteau trace un cercle.
Chaque assiette attend.
Chaque nom, chaque corps, chaque bouche :
un refrain qui s’efface,
un écho qui reste,
une note tenue dans le silence du soir.

lire de façon non linéaire

16 novembre 2024

Je me souviens de la première fois où j’ai entendu parler de la lecture non linéaire. C’était un jour d’hiver, dans une petite bibliothèque de quartier. Un homme, assis à une table près de la fenêtre, lisait un livre d’une manière qui m’a semblé étrange. Il ne tournait pas les pages dans l’ordre. Une page ici, une autre là. Il s’arrêtait, revenait en arrière, puis avançait de nouveau. Je l’observais, intrigué. Ce n’était pas ainsi que j’avais appris à lire. Mais cet homme semblait en savoir plus que moi. Peut-être qu’il avait découvert quelque chose que je ne comprenais pas encore. En sortant de la bibliothèque ce jour-là, je n’ai pas pu m’empêcher de penser à cette façon de lire. Cela m’a rappelé certaines choses dans ma propre vie. Les événements ne se déroulent jamais vraiment dans un ordre parfait, n’est-ce pas ? On vit un moment, on en oublie un autre, puis quelque chose nous ramène en arrière. On repense à des choses qu’on croyait avoir laissées derrière nous, et parfois on se projette dans l’avenir sans vraiment savoir ce qui nous attend. Tout cela forme un ensemble désordonné, mais c’est ainsi que la vie fonctionne. La lecture non linéaire est un peu comme cela. Elle reflète la manière dont nous vivons et pensons réellement. Contrairement à la lecture traditionnelle — où l’on suit une intrigue bien définie du début à la fin — la lecture non linéaire permet au lecteur de naviguer dans le texte comme bon lui semble. On peut commencer au milieu d’un livre, puis revenir au début pour comprendre ce qu’on a manqué. Ou bien on peut sauter directement à la fin pour voir comment tout se termine avant de plonger dans les détails. Cela me fait penser aux histoires que j’ai entendues dans ma vie. Des histoires racontées par des amis autour d’une table, où chacun ajoute sa propre version des faits, parfois dans le désordre. On commence par l’anecdote la plus marquante, puis on revient en arrière pour expliquer comment tout cela a commencé. C’est une manière plus organique de raconter et de comprendre les choses. Certaines œuvres littéraires se prêtent particulièrement bien à cette approche fragmentée. Prenons par exemple *Marelle* de Julio Cortázar. Ce roman est conçu pour être lu dans n’importe quel ordre : vous pouvez suivre l’ordre traditionnel des chapitres ou sauter d’un chapitre à l’autre selon les indications données par l’auteur ou selon votre propre intuition. Chaque fragment du texte possède une autonomie qui permet au lecteur de reconstruire le récit comme il le souhaite. C’est là que réside un des grands avantages de la lecture non linéaire : elle permet au lecteur d’explorer les thèmes et les idées du texte à son propre rythme et selon ses propres priorités. Vous pouvez choisir de vous concentrer sur certains aspects du récit qui vous parlent davantage, ou bien revenir plusieurs fois sur des passages qui vous intriguent sans être contraint par une progression linéaire imposée. Dans cette approche, chaque fragment devient une sorte de fenêtre ouverte sur l’ensemble du texte. Vous n’avez pas besoin de tout lire pour comprendre l’essentiel ; chaque morceau contient en lui-même une part du tout. Un autre aspect fascinant de la lecture non linéaire est qu’elle transforme chaque expérience de lecture en quelque chose d’unique et personnel. Deux lecteurs peuvent aborder le même livre de manière totalement différente et en retirer des impressions complètement distinctes. Je pense souvent à cela quand je relis des livres que j’ai aimés par le passé. À chaque nouvelle lecture, je découvre quelque chose que je n’avais pas remarqué auparavant — un détail caché entre les lignes, une phrase qui prend soudainement tout son sens après avoir vécu certaines expériences personnelles. La lecture non linéaire amplifie cet effet en permettant au lecteur de revisiter certains passages du texte sous différents angles et à différents moments de sa vie. Ce qui paraissait insignifiant lors d’une première lecture peut soudainement devenir crucial lors d’une relecture ultérieure. Bien sûr, tout cela a aussi ses inconvénients. La liberté offerte par la lecture non linéaire peut parfois être déroutante pour certains lecteurs habitués à suivre une intrigue claire et ordonnée. Il y a un risque réel de se perdre dans le texte, surtout si celui-ci est complexe ou fragmenté.Je me souviens d’un ami qui avait tenté de lire La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski — un roman connu pour sa structure labyrinthique et ses multiples récits imbriqués — et qui avait fini par abandonner après quelques chapitres seulement. "C’est trop compliqué", m’avait-il dit. "Je ne sais jamais où je suis ni ce qui se passe." C’est vrai que ce type d’œuvre demande souvent plus d’effort et d’attention que les récits traditionnels. Mais pour ceux qui sont prêts à relever le défi, la récompense peut être immense : une compréhension plus profonde des thèmes abordés et une expérience littéraire plus riche. Il y a aussi quelque chose d’ironique dans cette idée de liberté offerte par la lecture non linéaire. En tant que lecteur, on a l’impression d’avoir le contrôle — on choisit où aller, quoi lire en premier — mais en réalité, c’est souvent l’auteur qui orchestre tout cela en coulisses. Prenez Marelle encore une fois : bien que Cortázar vous donne la liberté de lire son roman dans n’importe quel ordre, il a soigneusement structuré son texte pour que chaque chapitre résonne différemment selon l’ordre dans lequel vous le lisez. C’est comme si l’auteur jouait avec vous, vous donnant l’illusion du choix tout en contrôlant subtilement votre expérience. C’est peut-être là toute la beauté de la lecture non linéaire : elle crée un dialogue entre l’auteur et le lecteur où chacun a son rôle à jouer dans la construction du sens. En y réfléchissant bien, je me demande si cette manière de lire ne reflète pas aussi notre rapport au temps lui-même. Le temps n’est jamais vraiment linéaire dans nos vies ; il est fait de souvenirs fragmentés, d’anticipations incertaines et de moments présents fugaces. La lecture non linéaire capture cette réalité en nous permettant de naviguer librement entre passé, présent et futur au sein du texte — tout comme nous le faisons constamment dans nos esprits lorsque nous repensons à notre propre vie ou imaginons ce qui pourrait arriver ensuite. Peut-être est-ce pour cela que certaines œuvres littéraires modernes adoptent cette approche : elles cherchent à représenter plus fidèlement notre expérience subjective du temps et des événements. En fin de compte, la lecture non linéaire offre une nouvelle manière d’appréhender le récit littéraire — plus libre, plus personnelle, mais aussi plus exigeante. Elle permet au lecteur d’explorer un texte selon ses propres termes tout en ouvrant des possibilités infinies d’interprétation et de découverte. Mais elle demande aussi une certaine ouverture d’esprit et une volonté d’accepter l’incertitude et le désordre inhérents à ce type de lecture. Comme cet homme que j’avais vu dans cette bibliothèque cet hiver-là — celui qui lisait son livre dans tous les sens — je pense qu’il avait compris quelque chose que je ne comprenais pas encore à l’époque : parfois, ce n’est pas tant l’ordre des mots qui compte, mais ce qu’ils éveillent en nous lorsque nous les rencontrons au bon moment. Et c’est peut-être cela toute la magie de la littérature non linéaire : elle nous permet de trouver notre propre chemin à travers les histoires qu’elle raconte — un chemin unique pour chacun d’entre nous.

14 novembre 2024

14 novembre 2024

Insomnie mise à profit pour relire les deux premières parties des Emigrants de W. G. Sebald. J’essaie de me souvenir en quelle année j’avais découvert ce livre la toute première fois, sans doute à mon retour de Suisse, vers 2003, à moins que ce ne fut à Lausanne, mais bien du mal à accepter de me rappeler de cette période, j’ai oublié jusqu’au nom de la rue où j’habitais, et celle où je travaillais, voire cette librairie que je fréquentais, ce qui me fait penser par déplacement télémétrique, espérance de netteté, que c’était peut-être même dans cette autre librairie, à Yverdon en 2000. En tous cas, j’avais lu une première fois ce bouquin sans éprouver un grand enthousiasme . Les phrases m’avaient parues trop longues, alambiquées, et totalement décalées du temps dans lequel à cette époque je vivais. Ce qui oblige aujourd’hui à une certaine humilité lorsque j’y repense, je veux dire sur la manière dont on emet un jugement quel qu’il soit sur ce que l’on voit, ce que l’on entend, ce que l’on lit. Et cette impression s’était déjà faite lourdement sentir dans la journée alors que je mettais une fois de plus un peu d’ordre dans mon atelier, que je retrouvais de vieilles toiles, datant de 2006 ou 2007, toiles dont je n’étais à l’époque pas peu fièr et qui, aujourd’hui, me font songer à de la boue collé sur du tissu. Voilà en gros, avec quoi il faut bien partir aujoud’hui, avec la fatigue et la modestie comme bagages, face aux effondrements successifs tout autour de soi et en soi. Ces exils relatés par le narrateur du livre font référence à la montée du nazisme, ce qui n’est sans doute pas tout à fait un hasard lorsque j’y pense d’avoir justement choisi ce livre sur l’étagère de la bibliothèque cette nuit. Ne sommes-nous pas, en ce moment même, confrontés à une situation tout à fait semblable que celle qui fit fuir les personnages de Emigrants. Etrangement je me suis aussi souvenu que j’avais effectué des recherches sur le prix des terrains avec cabane cadastrée, d’abord dans le centre de la France, vers Epineuil le Fleuriel, puis Saint-Bonnet de Tronçay, jusqu’à m’éloigner de plus en plus , vers la Bulgarie, la Crète, enfin loin d’ici, de cette vie de ces lieux de cette athmosphère de marasme permanent. J’ai jonglé avec les hypothèses d’amasser en vendant tout la somme nécessaire pour partir, pour fuir, seul évidemment, tant qu’à faire puisqu’il ne s’agissait que d’hypothèses, de rêveries d’imagination. Le fait que chaque histoire lue s’achève par un suicide du personnage principal ne m’est venue que tardivement, en écrivant ces lignes ce matin. Et puis bizarrerie supplémentaire ce que j’avais trouvé pénible à la lecture des Emigrants, notamment ces longues descriptions tellement détaillées de la nature, souvent traversées de digressions en tout genre, de détails outrageusement précis, trop précis pour être vrais avais-je alors songé, ces descriptions et digressions cette nuit m’ont apaisé voire bercé, emmitouflé à la façon d’un passager clandestin enfermé à fond de cale dans un vieux rafiot traversant des étendues liquides instables, se fabriquant ainsi dans la lecture lente des phrases de Sebald une sorte de sécurité totalement illusoire mais bien agréable cependant.


Cette nuit, l’insomnie. Alors, je suis allé prendre un livre sur l’étagère : Les Émigrants de Sebald. Je ne me souvenais plus vraiment de la première fois que je l’avais lu. C’était quelque part après la Suisse, peut-être en 2003. Ou même avant, peut-être à Lausanne. À vrai dire, j’ai oublié les détails. J’ai même oublié les noms des rues où je vivais, où je travaillais. Il y avait une librairie, quelque part. Peut-être à Yverdon, peut-être pas. La première fois, ce livre ne m’avait pas vraiment parlé. Les phrases, je les trouvais longues, compliquées. Pas mon style. À l’époque, je voulais du simple, du direct. Ce genre de lecture me passait au-dessus. Et maintenant, quand j’y repense, ça me fait sourire. Il faut du temps pour savoir ce qu’on pense, du temps pour comprendre ce qu’on regarde. On ne le sait pas toujours sur le moment. Cet après-midi, je rangeais l’atelier, fouillant des vieilles toiles de 2006, peut-être 2007. À l’époque, je trouvais ça pas mal. Maintenant, ce n’est rien de plus que de la matière, une boue sèche collée sur du tissu. Ça m’a fait penser à tout ce qu’on accumule, tout ce qui s’efface. Avec le temps, tout ça ne veut plus dire grand-chose. Sebald écrivait sur l’exil, sur la fuite. Sur des vies qui se défont. Je me suis demandé pourquoi j’avais choisi ce livre-là, cette nuit. Peut-être parce que ça me parlait plus qu’avant, maintenant. Il m’est même revenu cette idée que j’avais, de trouver un bout de terre quelque part. Un terrain avec une cabane, loin d’ici. J’avais regardé vers le centre de la France, puis plus loin encore. La Bulgarie, la Crète. C’était juste un rêve. Vendre, partir, seul. Un rêve, c’est tout. Et puis, en lisant, je me suis souvenu que chaque histoire chez Sebald finit mal, souvent par un suicide. Je ne l’avais pas vu tout de suite. Je ne sais pas pourquoi ça m’a frappé ce soir. Ce qui me dérangeait dans le livre, à l’époque, c’était les descriptions, les détails. Tout me paraissait lourd, étouffant. Mais cette nuit, ces phrases m’ont fait du bien. Elles avaient une lenteur rassurante, comme si elles me couvraient d’un voile. Une sorte de paix. Comme si je pouvais me cacher dans ses mots, juste pour un moment.


Je suis encore là, dans la cuisine, au milieu de la nuit. Le silence pèse, le tic-tac de l’horloge s’étire. Mes mains sont posées sur la table, froides et immobiles. Je sais que le sommeil ne viendra pas. Alors, presque sans réfléchir, je me lève et me dirige vers la chambre au rez de chaussée, vers la biblitohèque. Il fait sombre.Je reste un instant là debout, sans allumer. Puis, la lumière des phares d’un véhicule qui passe dans la rue glisse à travers les stores, frôlant les livres en rang, juste assez pour en deviner les titres. Je n’ai pas besoin de chercher. Je sais déjà lequel je veux. Ma main trouve Les Émigrants de Sebald. C’est comme s’il m’attendait. Je passe les doigts sur la couverture, sentant le livre, son poids. Un souvenir vague, un moment sans contours nets. La première fois que je l’avais lu, je n’y avais rien compris, ou alors trop peu. Peut-être en Suisse, ou juste après, mais ce n’était pas clair, ni maintenant ni alors. Et cette nuit, tout me revient dans un flou, une hésitation. Je retourne m’asseoir à la table, ouvre le livre. Les premières pages sont comme je m’en souvenais : lentes, denses, presque trop détaillées. Je m’y perds volontairement, chaque mot comme un pas dans l’obscurité. Puis, entre deux paragraphes, un blanc, puis une photo. Je m’arrête. C’est une vieille photo en noir et blanc. Un visage ou un bâtiment, parfois flou, parfois d’une netteté troublante. Ces images, plantées là comme des balises dans le texte, sans explications. Elles me regardent presque, fixes, étrangères. Je tourne les pages, et les photographies reviennent. Un homme qui marche, une maison abandonnée, un paysage sans horizon. C’est comme si Sebald avait semé des indices d’un monde évanoui, une autre vie, quelque part en marge du texte. Elles font remonter quelque chose en moi, des bouts de souvenirs, sans les détails, juste les impressions. Comme si, dans chaque image, il y avait une part d’exil, de fuite – une invitation à laisser moi aussi derrière moi quelque chose. Peut-être qu’au fond, c’est pour ça que je l’ai repris cette nuit. Comme une main tendue à travers le temps. Chaque image en noir et blanc m’accroche un peu plus, des portraits d’inconnus, des bâtiments déserts. Une suite d’ombres, où je me sens presque chez moi. Les photos et les mots se mélangent, comme une marée lente qui efface les contours, brouille les lignes. Je laisse les phrases m’engloutir. Juste cette nuit, ça suffira.

08 novembre 2024

8 novembre 2024

À Lyon, j’ai appris à « prendre une date ». Mon premier agenda privé, pour gérer des rencontres, des moments censés rester simples. Avant, l’agenda n’avait pas sa place dans ma vie intime. On se voyait à l’improviste : un coup de fil, une envie, un passage inattendu suffisaient pour créer ces instants. L’envie était là, immédiate, sans les lourdeurs d’une organisation. Aujourd’hui, les dates s’alignent, et le jour venu, on se questionne, hésitant : est-ce que l’envie de voir cette personne est encore là ? Souvent, la réponse est négative. Peut-être parce qu’en imagination, l’élan s’est essoufflé bien avant l’heure. Pour les expositions de peinture, c’est pire encore. Les œuvres ont vu le jour dans un élan de joie ou de douleur, appartenant à une époque révolue, à une énergie passée. Mais on a fixé une date, l’exposition doit avoir lieu. Alors, lors du vernissage, il arrive que l’artiste semble étranger à l’atmosphère, presque lunaire. De quoi, de qui parle-t-on ici ? Est-ce bien de peinture, ou d’une mémoire lointaine du peintre et de son œuvre ?

Rome brûle tout le temps

16 octobre 2024

Il y a des jours où peindre ou écrire n’est pas un choix. C’est une nécessité. Pas dans le sens où quelqu’un te le demande, mais dans celui où c’est toi qui attends quelque chose de toi-même. Un geste, un signe que tout ça a encore un sens. Que tu n’es pas en train de disparaître avec tout ce qui t’entoure. Ça pourrait sembler simple. Peindre un tableau abstrait. Écrire ce qui te passe par la tête. Comme si faire cela, c’était tenir le chaos à distance.

Mais parfois, ça ne marche pas. Il y a cette sensation d’impuissance. Rome brûle. Le monde brûle. Et toi, tu es là avec ton pinceau, ton carnet ouvert. Ça paraît tellement dérisoire, non ? Peindre des couleurs ou écrire des mots, pendant que tout s’effondre autour. On pourrait croire que ça n’a pas d’importance. Que c’est égoïste, peut-être même puéril. Mais je me dis que c’est tout ce qu’il nous reste. Ce n’est pas un choix. C’est faire avec.

Faire avec ce qui est là. Accepter que tu ne peux pas éteindre l’incendie. Et pourtant, tu continues. C’est comme si chaque coup de pinceau, chaque phrase écrite, c’était un petit acte de résistance. Non pas contre le monde, mais contre cet effondrement qui pourrait t’engloutir. Peindre, écrire, c’est ne pas sombrer. C’est sauver ce qui peut l’être. Même si c’est juste toi, là, aujourd’hui.

J’y pense souvent. Cette idée que les grands buts, ce n’est peut-être pas pour moi. Je ne vais pas changer le monde. Mais est-ce que c’est vraiment important ? Peut-être pas. Ce qui compte, c’est ce petit geste, ce but minuscule : tenir debout. Que ça passe par une toile abstraite ou quelques lignes dans un carnet, peu importe. L’essentiel, c’est de ne pas se laisser consumer.

Et peut-être que dans tout ça, il y a une forme de sérendipité. Ce mot savant qui dit qu’en cherchant quelque chose, on finit souvent par trouver autre chose. Tu te mets à écrire ou à peindre pour une raison, et ce qui émerge te surprend. Ça te prend de court, comme un accident. Mais c’est peut-être exactement ce dont tu avais besoin. Une ligne de couleur qui déborde, une phrase qui surgit de nulle part. Ce n’est jamais ce que tu avais prévu, mais c’est là. C’est vivant.

Van Gogh peignait pour ne pas sombrer, Sylvia Plath écrivait pour tenir le vide à distance. Moi, j’écris pour ne pas disparaître sous le poids de ce qui m’échappe. Je peins parce que parfois, c’est tout ce que je peux faire. Ce n’est pas grand-chose, mais c’est suffisant. Ça m’empêche de tomber. Le monde brûle peut-être, mais moi je suis encore là. Et c’est déjà quelque chose.

Je me dis que l’imperfection, c’est ça qui fait tenir. Rien n’est parfait, ni les tableaux, ni les mots, ni les jours qu’on traverse. Mais c’est justement dans cet accident, dans cette marge, que quelque chose se passe. Ce matin, je me suis assis avec mon café. J’ai regardé la toile inachevée contre le mur, les pages ouvertes sur la table. Et je me suis dit que c’était assez. Pas grand-chose, mais assez pour continuer. Rome brûle, mais on fait avec.

Nikos Kazantzákis : Entre engagement politique et quête spirituelle

5 octobre 2024

Nikos Kazantzákis : Entre engagement politique et quête spirituelle

Nikos Kazantzákis, auteur grec de renom, est surtout connu pour ses chefs-d’œuvre littéraires comme Zorba le Grec et La Dernière Tentation. Mais derrière l’écrivain se cache un homme profondément marqué par les idéologies politiques de son temps. Au fil de sa vie, Kazantzákis a exploré plusieurs courants politiques majeurs, passant du communisme à une réflexion sur la liberté intérieure, sans jamais s’enfermer dans un dogme précis.

Les débuts révolutionnaires : le communisme comme espoir

Dans les années 1920, Kazantzákis, influencé par le contexte politique européen et la montée du in marxisme, se tourne vers le communisme. La révolution russe de 1917 inspire de nombreux intellectuels européens, et Kazantzákis ne fait pas exception. Il voit dans le communisme l’espoir d’une société plus juste et égalitaire, capable de libérer les classes opprimées.

Il se rend en URSS, où il observe les premières années du régime soviétique. Cet engagement se reflète dans plusieurs de ses écrits, où il défend l’idée de renverser les structures de pouvoir injustes. Toutefois, Kazantzákis n’est pas un communiste orthodoxe. S’il est attiré par les idéaux de la révolution, il se montre rapidement critique envers les dérives autoritaires du régime stalinien, en particulier face aux purges et à la répression.

Kazantzákis commence alors à s’éloigner du marxisme, tout en conservant une forme de sympathie pour la lutte des classes et les idéaux de justice sociale.

Le nationalisme grec : un héritage complexe

Parallèlement à son attrait pour le communisme, Kazantzákis s’intéresse également à la question nationale grecque. Né en Crète, une région longtemps dominée par l’Empire ottoman, il est profondément influencé par les luttes pour l’indépendance de la Grèce. Le nationalisme grec devient une composante importante de sa pensée, dans la mesure où il voit dans la culture grecque une force capable de restaurer la dignité de son peuple.

Cependant, Kazantzákis est loin d’être un nationaliste traditionnel. S’il exalte parfois la culture grecque antique, il adopte une vision universelle de la Grèce, qu’il considère comme un pont entre l’Orient et l’Occident. Il célèbre la richesse spirituelle de la Grèce, mais refuse tout nationalisme fermé ou exclusif.

La rupture avec les idéologies : vers une quête spirituelle

Au fur et à mesure que Kazantzákis mûrit, il commence à se distancer des idéologies politiques strictes. Sa critique du communisme, combinée à sa vision complexe du nationalisme, le pousse vers une réflexion plus spirituelle et existentielle. Ce tournant est évident dans ses œuvres majeures comme Zorba le Grec, où le personnage principal incarne une philosophie de la vie libérée des contraintes politiques ou religieuses.

Zorba, ce personnage emblématique, vit sans se soucier des idéologies ou des dogmes. Il incarne une forme de liberté individuelle, où l’expérience directe de la vie prend le pas sur toute théorie abstraite. À travers Zorba, Kazantzákis semble rejeter l’engagement politique traditionnel pour embrasser une quête plus profonde, celle de la liberté intérieure.

Ce rejet des systèmes rigides se retrouve également dans La Dernière Tentation, où Kazantzákis explore les doutes intérieurs de Jésus-Christ, humanisé par ses luttes intimes. Le message central de Kazantzákis devient alors clair : la vraie liberté ne se trouve ni dans la politique ni dans la religion, mais dans une quête spirituelle personnelle.

Un humanisme universel : au-delà des frontières politiques

Vers la fin de sa vie, Kazantzákis adopte un humanisme qui transcende les frontières idéologiques. Il ne renie pas ses engagements politiques passés, mais il les voit désormais comme des étapes dans sa quête de vérité. Sa philosophie s’éloigne des réponses simplistes offertes par les idéologies pour se concentrer sur l’expérience humaine en tant que telle.

Cette recherche de la vérité humaine s’accompagne d’une réflexion sur la souffrance, le désir de liberté, et la lutte contre l’absurde. Pour Kazantzákis, l’humanité est condamnée à lutter, à se battre pour une liberté toujours à reconquérir, à la fois extérieure et intérieure.

Kazantzákis reste aujourd’hui un écrivain difficile à classer politiquement. Ses vagues engagements politiques témoignent d’un esprit toujours en mouvement, jamais satisfait des systèmes figés. Son œuvre littéraire est traversée par cette tension entre engagement et recherche spirituelle, où la question de la liberté est toujours centrale.

Conclusion : l’héritage politique et philosophique de Nikos Kazantzákis

Nikos Kazantzákis est l’exemple d’un écrivain qui, tout en étant fortement engagé politiquement à différents moments de sa vie, a finalement cherché à transcender les idéologies pour se concentrer sur une réflexion plus profonde sur la liberté et la condition humaine. Ses œuvres nous invitent à réfléchir non seulement à nos engagements politiques, mais aussi à nos quêtes personnelles de sens et de vérité.

En définitive, Kazantzákis nous montre que la liberté véritable ne réside ni dans le communisme ni dans le nationalisme, mais dans la lutte constante pour rester fidèle à soi-même et à l’humanité dans toute sa complexité. Cette réflexion intemporelle fait de lui un écrivain profondément pertinent, capable d’inspirer au-delà des courants politiques.

2 avril 2023

2 avril 2023

Naviguant « aux confins de la mer glaciale », Pantagruel et ses compagnons découvrent comment « gelèrent en l’air les paroles et cris des hommes et femmes ». Illustré par le dessinateur italien Dino Battaglia, l’épisode des paroles gelées est l’un des passages les plus célèbres du Quart Livre de Rabelais (1552).

J’adore cette idée, cette image. Elle procure un espoir, elle est éminemment bienveillante. Par mégarde, on aurait laissé le froid envahir la parole, et soudain, on se retrouverait face à des fragments gelés qu’il s’agirait de réanimer, de réchauffer — en les prenant doucement dans la main.

Avec le souffle, on peut faire deux choses : produire du froid ou du chaud. Il suffit de moduler la bouche. Souffler le froid ou le chaud. Il faut un certain recul pour avoir découvert cela. S’être ôté du chemin pour voir. Comme lorsqu’on lit à haute voix un vieux texte, pour le ramener à la chaleur du soleil, l’extirper du froid de l’oubli, le rendre à la vie.

J’essaie d’imaginer l’intimité que les érudits de la Renaissance entretenaient avec les auteurs anciens — en latin, en grec. Cette connaissance profonde des mots, leur origine, leur pourquoi, via des langues à leur époque pas tout à fait mortes, puisqu’ils les lisaient couramment, et sans doute les parlaient à voix haute.

J’ai reçu peu d’enseignement en latin, encore moins en grec. Tout ce que j’en sais vient de ma propre curiosité, de ce désir d’acquérir science et savoir — assez vif encore naguère. Jusqu’à ce que je m’interroge sur cette volonté même, ce besoin de tout comprendre, et que j’en sois dégoûté. Mais après ce mauvais cap, une fois les choses en suspension retombées à terre, la clarté revient. Ce qu’on fait, on le fait pour soi. Surtout.

Relire Rabelais participe exactement de ce bon plaisir. Inutile de trop s’étendre là-dessus, au risque de s’égarer encore, en voulant tirer parti de cette connaissance autrement que par le simple fait de la partager. Gentiment, et à voix mesurée.

Car autant la parole peut geler, autant elle peut se consumer. Finir cendre.

On en revient à l’idée antique de tempérance, que l’on retrouve aussi chez les bouddhistes : la fameuse voie du milieu. On peut l’admirer ou la rejeter, selon les âges, les époques, les humeurs. Tant d’interprétations sont possibles — et beaucoup de fallacieuses. Mais au fond, il ne s’agit que de se tenir au milieu de quelque chose. Non par désir, ni par peur. Par nécessité, simplement.

Considérer que la parole peut geler ou se consumer en vain nous pousse à l’utiliser autrement. Non comme un pingre, ni comme un prodigue, mais en pesant ses mots. Et ce n’est pas qu’affaire de plume ou de clavier, mais surtout d’être.

Est-ce un fantasme de croire que la qualité de l’instrument est liée au son qu’il émet ? Aujourd’hui, on triche tant qu’on en vient à douter.

Mais regretter de ne pas être un Stradivarius, s’en désespérer, est tout aussi suspect. Et surtout, immature.

On sait que les Stradivarius existent. Si on ne le savait pas, on serait sans doute moins encombré. Mais on peut aussi l’avoir su... et l’oublier.

Simulation

16 mars 2023

Et si c’était une simulation. Genre Matrix. L’obsolescence s’expliquerait par l’usure des composants, l’absence de désir par l’entropie des puces, des capteurs, des plugs, branchements, tuyaux et sondes.

Je me suis réveillé d’un rêve pour aussitôt tomber dans un autre.

L’alternance de rêves et de cauchemars, comme un courant alternatif. L’attirance et la répulsion, pas d’autre alternative dans la simulation.

Quand tu simules au sein d’une simulation, est-ce que c’est comme en maths, ++ = - ? Mais je n’ai jamais rien compris aux maths. -+- = +

On peut aussi ne comprendre que ce que l’on veut comprendre. Mais d’où provient la résistance ? Fait-elle aussi partie du programme, de la simulation ?

Parfois, cette impression de vivre ailleurs, sur plusieurs plans distincts, alors que sur ce plan-ci on se retrouve le dindon de la farce. Des avatars chanceux s’enrichiraient sur le dos du pauvre idiot de cette dimension, précisément.

Est-ce que la roue tourne ? Est-ce que les derniers deviennent les premiers et vice versa ?

La notion de déjà-vu, un bug informatique ?

Dans la cuisine, en pleine nuit, rester debout et calme, écouter tous les bruits des machines qui vivent ici et qu’on n’entend jamais, car on se dit que ce sont seulement des machines. La chaudière, le réfrigérateur, la cafetière qui crachote et aurait encore besoin d’un bon détartrage. Soudain, regarder une prise électrique et se demander par quelle diablerie le courant arrive jusqu’ici.

Sortir de la grotte Chauvet après avoir regardé les ancêtres vêtus de peaux dans le blanc de l’œil et se retrouver dans cette cuisine intemporelle, comme dans une scène de Kubrick.

Comme dans les jeux vidéo, des choses à faire, des quêtes totalement débiles, pour gagner quoi ? Une vie supplémentaire...

L’intelligence artificielle possède-t-elle une âme ? Et sommes-nous dans le même questionnement quand nous ne nous rendons pas compte que nous sommes aussi des robots ?

Comme dans l’histoire de la poule et de l’œuf : qui vient en premier, l’IA ou l’être humain ?

Combien y a-t-il de planètes habitables dans l’univers et de races intelligentes ? Et si on compte en plus tous les univers parallèles, on se sent de plus en plus insignifiant. En viendra-t-on à regretter le temps où la Terre était plate ? Où le soleil tournait autour de la Terre ? Les Saoudiens, dans leur projet de ville du futur, fabriquent déjà une lune artificielle.

La lune que mon arrière-grand-père a connue n’est plus la même que celle que je connais. Il est possible qu’elle ne soit qu’un énorme satellite artificiel créé par une race extraterrestre.

Est-ce que les extraterrestres, tout comme les intraterrestres, font partie de la simulation générale ?

Est-il possible de s’évader de cette simulation ou bien le désir de s’en évader fait-il partie intégrante de celle-ci ?

Est-ce que mourir, c’est sortir de la simulation ? Et comment sait-on qu’on ne parvient pas alors dans une autre, et ainsi de suite ?

La raison sur laquelle nous nous appuyons n’est-elle qu’un programme, au même titre que la folie en est un ?

Peut-on abattre les parois de la simulation en chantant, en criant, en hurlant, ou au contraire en se taisant profondément ?

Le rêve de passe-muraille qui revient à période régulière est-il lui aussi un programme implanté ? Est-ce que si je persévère, je pourrai traverser les murs ? Est-ce qu’au moment où je laisse tomber cette idée ou ce désir, je traverse les murs sans y penser, naturellement, sans le moindre effort ?

Écrire fait-il partie du programme ? L’écriture est-elle une issue ? Ou bien au contraire, l’écriture renforce-t-elle plus encore la simulation dans son ensemble ?

Est-ce qu’on peut s’évader de la simulation par l’humour ? Est-ce qu’on peut devenir à un tel point indifférent à tout qu’être ou non dans une simulation n’a aucune espèce d’importance ? Est-ce que cette indifférence est programmée d’avance ? N’est-elle pas un virus ?

L’humanité, victime de l’indifférence, passe de 8 milliards d’individus à une poignée de bobos nantis qui fabriquent des piscines en plein désert.

Est-ce que tout est déjà dit dans Pinocchio ou les Simpsons ? Est-ce que Pinocchio et les Simpsons sont des capsules temporelles envoyées par des résistants du futur ?

Est-ce qu’il suffit de ne pas dormir pour se sentir éveillé et voir la simulation dans son entièreté ?

Y a-t-il des niveaux d’éveil selon le type de quêtes réussies ou pas ? Que gagne-t-on, à part des ennuis, à découvrir la supercherie magistrale ?

Est-ce que la notion de complot est comme la fumée, le diable existe-t-il vraiment ? Le feu est-il une vérité ?

Est-ce que le CERN honore les chèvres parce qu’en Suisse la chèvre est sacrée ? Est-ce que le portail vers l’Enfer est ouvert dans le Gothard ?

21 janvier 2023-2

21 janvier 2023

Ta résistance à l’engouement actuel envers le développement personnel, comment te l’expliques-tu, sinon par cette apparente facilité due à des formules, des mantras à ressasser, les œillères grâce auxquelles il serait indispensable de se réfugier dans une pensée positive, ce qui te paraît aussitôt erroné sans que tu n’en comprennes au début la raison ? Sans doute pour avoir toi aussi traversé ces formations, étudié les rouages, les trucs, les combines, tout un artisanat de la manipulation à des fins décevantes.
Vouloir être heureux, notamment, tu te demandes encore ce que cela signifie, sinon imaginer toujours un ailleurs pour ne pas regarder en face une réalité bien plus complexe que seulement basée sur la joie, le bonheur ou la tristesse, la désespérance. Une réalité amputée, une réalité réduite à une binarité insupportable.
Cela demande un effort incroyable, quand tu y repenses aujourd’hui, de parvenir à s’extraire de cette binarité. L’effort nécessaire pour voir ces deux aspects confondus et être soudain, grâce justement à ce mélange, cette confusion, ce chaos apparent, être en mesure d’en extraire une fréquence, une couleur, un son.
Aussi, quand tu tombes sur cette vidéo de Luc Bodin, attiré par la miniature qui représente ce vieux symbole lémurien, tu hésites. Tu te dis quelle soupe va-t-il donc servir en prenant appui sur l’imaginaire, quelle manipulation encore derrière les apparences. Tu visionnes la vidéo qui ne t’explique pas grand-chose que tu ne saches déjà. Puis tu passes sur une toile que tu as apprêtée quelques jours avant. Tu fermes les yeux, tu vides toutes tes pensées et tu laisses venir ce qui doit venir.
Quelques heures plus tard, tu reçois un mail étrange, une vidéo qui évoque le parcours d’un kiné non-voyant avec, en pièce jointe, son livre "Être, Énergie, Fréquences". Il s’agit de Jean-Claude Biraud que tu ne connais pas. Il te faut à peine deux heures pour avaler le livre. Surprise de constater les mêmes émotions éprouvées autrefois qu’à la lecture de Castaneda. Mais présentées cette fois d’une façon scientifique, raisonnable, argumentée avec preuves à l’appui.
Ce qui te scotche n’est pas tant le contenu de ce livre cependant. Par intuition, le seul fait que tu comprennes tout immédiatement est déjà étonnant en soi, mais ce n’est pas cela l’information que tu en retireras. C’est la ténacité de l’homme poussé par sa curiosité, son désir de comprendre, par une attention à certaines choses dont nul à part lui n’est en mesure d’établir des passerelles, des liens et de les présenter ainsi surtout.
Et aussi une grande leçon d’humilité car il n’hésite à aucun moment à s’adresser aux autres, à des personnes travaillant chacune dans une spécialité, au risque de se faire traiter d’hurluberlu, ce qui n’arrive en fait jamais. C’est exactement cette partie manquante que tu relèves soudain dans ton parcours : le fait de ne jamais oser t’adresser aux autres, de persister quelles que soient les difficultés nombreuses rencontrées à rester seul, à creuser dans cette solitude qui t’a toujours paru essentielle, incontournable.
Bien sûr, tu as lu des milliers de livres, bien sûr tu as rencontré des milliers de personnes, mais tu n’as jamais osé parler de tes recherches, tu n’as jamais cherché à les confronter, à les valider ou invalider. Tu regardes ton tableau ce matin, tu peux y retrouver la croix lémurienne, mais déformée par des forces étranges, comme par une volonté encore vivace de fabriquer tes propres symboles tels que tes filtres les adaptent à partir d’une réalité établie, une réalité qu’on ne saurait impunément remettre en question.
Puis le soir, lecture des derniers cahiers de Kafka, cette histoire de bûcherons joyeux qui reste en suspens, des paragraphes qui soudain s’achèvent par un "parce que". Et pour parachever l’ensemble, la lecture de deux ou trois witz de Biro, quelques velléités d’identification avec le personnage du bouffon que tu laisses tomber car le sommeil t’emporte.

Rage

19 janvier 2023

Ça te passe dessus, ça te remplit et puis ça te vide. Ça dit : "Faut t’y faire mon vieux, je vais t’apprendre comme jamais." Ça dit : "C’est ça l’amour mon gars, hein que t’y croyais pas, putain l’amour."
Tu vois, l’amour c’est comme un chien, l’amour c’est comme une chienne. Ça te lèche, ça remue la queue, ça te mordille, te fait des compliments, des battements de mains, des applaudissements, des battements de cœur, des papillons blancs, des battements de cils, des regards doux, des regards noirs. Mais c’est rien que du flan, c’est inventé comme le pognon, c’est un flux, des statistiques, un algorithme, une infographie mise à jour, des prêts, des échéances, des échanges, au jour le jour - pour que tu crois que tout ça c’est vrai.
En vrai, rien que des mensonges, de ceux qui accouchent de grands immeubles, de zones industrielles, d’usines, de barres de béton à la périphérie des cités, avec bien sûr de pauvres petits squares, des réverbères bousillés, des papiers gras au sol, des capotes dans les fourrés. Avec des vieux assis seuls sur des bancs publics, des patients trop patients qui crèvent seuls, des clebs déboussolés, errants. Des junkies qu’ont des tronches de zombies, toujours en quête d’une indicible étoile, un trou du cul, une nouvelle dose, et des gosses, des enfants de salauds d’à peine dix ans qui reluquent la grosse chatte poilue de Simone la salope sur Jacquie et Michel.
Putain l’amour ! Tu croyais quoi sinon, aux conneries de Walt Disney ? À la Belle au bois dormant ? Au carrosse de Cendrillon ? T’en as ramassé combien dans ta vie merdique des pantoufles de vair ? Et tu crois qu’ils y croient vraiment ceux qui te font toujours croire que l’amour est charmant ?
Et même ta haine de l’amour, de ce putain d’amour, elle est prévue mon gars, c’est une réclame, une pancarte publicitaire que tu portes gratuitement sur la tronche. Et tu vois petit con, eh bien ça, c’est encore, et c’est toujours de l’amour.
Mais hurle nom de Dieu ! Ça continue, on ne peut pas l’arrêter, ça continuera encore longtemps comme ça, sûrement très longtemps, éternellement, putain l’amour, putain l’amour. Et quoi, t’as plus un rond ? Allez au taf, va te faire aimer, dégage.

05 janvier 2023

5 janvier 2023

Nerval y est sans doute pour quelque chose, avec Aurélia, inachevée, ou encore l’inquiétante Ophélia, allongée dans son lit d’eau, les yeux mi-clos. L’Égypte ancienne, avec ses graffitis funéraires, ne manque pas à l’appel non plus. Et bien sûr, il y a ton père, qui ne se lève que par pure obligation professionnelle, mais qui, dès qu’il le peut, reste allongé comme un empereur romain sur le canapé du salon, ou passe le week-end entier dans son lit à lire des romans policiers. Cette accumulation d’images autour du lit, de la posture allongée, remonte certainement à des existences bien plus anciennes, peut-être au-delà des 200 000 ans, à une époque glaciaire déjà oubliée. Et peut-être même à des connaissances volées dans d’autres univers, récupérées dans les méandres du néant, dans cet immense réservoir qu’est la bibliothèque akashique, là où ni le temps ni l’espace ne comptent.

Une idée de navigation surgit alors, une navigation entre la veille et le sommeil, une rêverie. Les lits deviennent des barques, mais la navigation n’est ni côtière ni en haute mer. Il n’y a ni sextant ni horizon. Aucun cap à choisir. Il suffit de se laisser porter, de s’abandonner à une verticalité, peut-être imaginaire, mais aussi réelle que le réel, qui parfois donne l’impression d’une ascension légère, ou au contraire d’une chute dans les ténèbres des pires cauchemars.

Cependant, c’est la frontière qui fascine, non ce qui se trouve au-delà. Une tentative de résoudre l’insoluble : la matière contre l’âme, la conscience, vue par des savants imbus de leur science, contre l’ubiquité de l’esprit qui efface ton existence en tant que pion sur l’échiquier du temps. La frontière entre veille et sommeil, et l’obole que l’on verse à Charon pour cette traversée quotidienne. Chaque fois que tu t’allonges sur un lit, c’est pour t’éteindre, pour tester la mort, pour tenter d’entrevoir un au-delà de toi-même. Et encore aujourd’hui, tu t’allonges dans ce lit, dans cette barque, pour naviguer vers l’immanence.

4 janvier 2023-5

4 janvier 2023

Kokoschka, tout comme Garouste, attirent l’attention non seulement sur les visages mais aussi sur les mains. Ces deux parties du corps, loin d’être indépendantes, semblent vibrer ensemble sous les pinceaux des artistes. L’expression du visage ne peut se passer de celle des mains, et réciproquement. Il est heureux, essentiel, profondément humain, d’observer ces gestes qui complètent les paroles, ces mouvements qui donnent vie à l’émotion.

Le hasard, ou peut-être la disposition d’esprit, m’a permis de voir ces deux expositions à la suite. Est-ce une chance ou bien une manière subtile de voir comment ces artistes sondent les tréfonds de l’âme humaine à travers ces détails souvent négligés, mais pourtant essentiels à toute communication ? La gestuelle, miroir des émotions, semble ici se fondre dans l’expression du visage, créant une unité palpable et vivante. Une fusion qui ne laisse pas de place à la distance entre l’âme et le corps, entre le dit et l’indicible.

04 janvier 2023

4 janvier 2023

C’est un exercice que je repousse sans cesse depuis plusieurs semaines. Sans doute parce que j’ai peur de ce que je pourrais y découvrir. Parmi toutes les intentions qui me viennent à l’esprit pour fabriquer un recueil de ces textes, laquelle ne serait pas puérile ? Cette question me hante, tout comme les mots masturbation et éjaculation précoce me semblent définir, de façon crue, ce que j’appelle l’écriture : ce plaisir solitaire que j’use ou abuse. Le petit livre de Christophe Siébert m’avait redonné un coup de fouet. Fabrication d’un écrivain est une œuvre brève, à peine une douzaine de pages, disponible gratuitement sur le site des éditions Au diable Vauvert. Mais le retour à la réalité, après cette lecture, provoque une prise de conscience douloureuse : on ne commence pas une carrière d’écrivain à soixante-trois ans.

C’est cette pensée qui me tourmente en ce moment. Peut-être qu’à force d’honnêteté envers moi-même, je trouverai enfin mon vrai sujet. Cette désespérance face à la rapidité avec laquelle la vie s’écoule, et la conviction que se dévouer quotidiennement à une seule tâche, comme un paysan creuse son sillon, vaut mieux que de se disperser. Ce que l’on nomme une "expérience riche et variée" n’est souvent qu’un leurre, une fuite, et, au fond, une forme insidieuse de lâcheté.

Des visions à la Bosch ne cessent de surgir dans mes journées. Des silhouettes dans la ville, balayées par un vent terrible, s’envolent comme des fétus de paille. Elles incarnent une insignifiance qui, contre toute attente, n’est pas terrifiante. Bien au contraire. Me reconnaître enfin comme l’un de ces milliards d’anonymes est, d’une certaine manière, une étrange consolation.

Ainsi, la terreur, lorsque l’on s’y confronte les yeux grands ouverts, nous offre une échappatoire : elle nous incite à abdiquer, à nous défaire de ce superflu qui, jusque-là, nous entravait comme un boulet. Et une fois libéré, ce poids disparaît, et s’ouvre alors une béance, comme une porte que l’on n’a plus qu’à franchir.

3 janvier 2023

3 janvier 2023

Toute la nuit fut marquée par le sceau du lit. J’ai dressé mentalement l’inventaire de tous les lits où j’ai dormi. Une pagaille. Des lits doubles en bois massif, des paillasses, des lits de camp. Mais le seul lien, c’est la sensation d’être allongé. Elle n’a pas changé. Elle était là, intacte, malgré les métamorphoses du corps. Un corps en sécurité, mais pour un temps limité. Une sécurité fabriquée par le fait de s’allonger, de se glisser sous une couverture. Peu importe le textile : c’est l’enfance qui a inventé cette illusion. Elle s’est déplacée de lit en lit, tout au long de la vie. Même partagée, cette chaleur était une invention. Un refuge. Comme on se réfugie seul sous ses draps glacés pour les réchauffer de son propre feu. Un genre de dérivation.

Un lit unique, qui traverse l’existence, étalé de tout son long dans cet étrange voyage

11 mai 2022

11 mai 2022

Les premiers mois de la vie comptent plus que toute la vie. C’est dans cet intervalle que la plupart de nos perceptions, sensations, désirs et peurs se codifient comme des programmes dont nous ne cesseront d’explorer les variations tout au long de notre vie. Il est très difficile de prendre de la distance avec ce programme, d’en étudier les occurrences, les répétitions, les boucles sans en être sorti. Et si l’on parvient à s’en sortir on se trouvera encore plus démuni qu’avant bien souvent car la liberté de choisir soudain sa propre vie est encore une épreuve à dépasser.

Combien de tout ce que l’on croyait cher, indispensable doit on laisser derrière soi pour s’extraire du programme ? Une multitude d’êtres, d’objets, de pensées, d’idées…

Pour parvenir à encore plus de solitude se dira t’on parfois non sans un certain dépit.

Ou bien pour rejoindre les autres plus intimement se dira t’on aussi.

Car être vraiment seul est encore un fantasme, une peur, une chimère.

Tout est connecté mais lorsque la conscience en prend conscience l’utilité de le déclarer tombe comme un fruit mur de l’arbre.

Que ce Je soit un dieu ou un diable quelle importance quand on ne sait même plus désormais ce qu’est d’être tout simplement humain.

Cette fille dont je me souviens était un trésor, et aussi le dragon assit sur ce trésor.

Depuis sa plus tendre enfance elle avait été aimée, choyée, probablement comme une princesse et évidemment on la destinait à épouser un prince moderne, médecin, chirurgien avocat, etc. Il a fallu qu’elle jette son dévolu sur le miteux que j’étais à 18 ans. Un farfelu total, désespéré d’avoir sans cesse à prouver que j’existe.

Vivre sans avoir besoin de preuve c’est quelque chose et ça se voit, ça se sent.

Lorsqu’on s’est séparés elle m’a vaguement parlé d’aller je ne sais où pour » faire de l’humanitaire » une fois sa médecine achevée.

C’est là que j’ai compris que même les dragons assis sur des trésors peuvent suffoquer et se culpabiliser d’être ce qu’ils sont.

Et dans mon for intérieur je me souviens aussi d’avoir espéré qu’elle renonce à ces conneries, qu’elle assume à la fois le dragon et l’or merde ! C’eut été la moindre des choses et je n’aurais pas eu par la suite à m’endurcir autant après une telle insulte à mon intelligence.

Je lui en ai énormément voulu, en tâche de fond et durant des années. Cela a occasionné des ravages car au moindre dragon je me transformais en Saint-Georges et je me barrais avec la caisse.

Mais heureusement tout finit par m’ennuyer et l’ennui se transforme ensuite, comme le plomb en or, la rage brute en bienveillance, cet antichambre de la grâce.

Puis quand la grâce s’amène je la vois clairement et j’y renonce

On ne m’y reprendra plus ; c’est ce que je me dis à chaque fois.

Et bien sur je recommence, je recommence comme un tableau en balançant des couleurs en pagaille sur la surface blanche.

15 septembre 2019

15 septembre 2019

En tant que peintre, je me suis engagé dans une voie que je n’ai pas choisie. L’envie de créer ne m’a apporté que des problèmes, et longtemps j’ai lutté contre cette envie. Je culpabilisais quand ce que je considérais comme une « perte de temps » — écrire, peindre — me procurait plaisir et paix, alors que je pensais devoir être à l’usine ou au bureau, dans ce que tout le monde appelle « la vie active ». Il m’a fallu des années pour me défaire de cette culpabilité. C’est sans doute l’un de mes travaux les plus importants. Je serais bien en peine de dire exactement ce qui m’a permis d’assumer mon rôle de peintre, tant les facteurs de convergence sont multiples. C’est un peu comme un rat dans un labyrinthe : au début je me cogne à chaque impasse, puis, peu à peu, je comprends qu’une seule mène à l’assiette. J’ai exploré quantité de sentiers : la philosophie, le mysticisme, la magie blanche et noire, les jeux vidéo, les amours. Je suis curieux de tout. Aucune de ces voies ne mène directement à soi, mais l’ensemble de ces expériences m’a aidé à découvrir qui je suis. J’ai pourtant résisté à cette idée. Pour qui me prenais-je ? Quelle prétention ! Quand je pensais à ces parcours, une petite voix murmurait : « Ne te berne pas toi-même. » En chemin, j’ai fini par sympathiser avec elle. Je l’ai appelée « l’impeccabilité », en souvenir de mes lectures de Carlos Castaneda et de Luis Ansa. Qu’est-ce que j’entends par impeccabilité ? J’essaie de le clarifier. Peut-être que chacun peut reconnaître en lui cette même petite voix et se dire : « Oui, c’est exactement cela. » Ne nous pressons pas : lisons attentivement. L’impeccabilité n’est pas la perfection. Elle est trop insaisissable pour se confondre avec la solidité rigide de la perfection. L’impeccabilité n’est pas quelque chose qu’on atteint : on ne peut que vouloir être impeccable. La nuance est subtile, mais essentielle. Pour cela, je crois que nous disposons de deux outils : devenir excellents et maîtriser notre art. Je parle de peinture, mais je pourrais tout aussi bien parler d’un tout autre domaine : dans la quête d’impeccabilité, l’objet compte moins que la rigueur. Une fois ces compétences acquises, on devient apte à suivre les recommandations de la petite voix et à délaisser celles dictées par nos peurs. Il me paraît crucial de cesser d’être compétent seulement pour répondre aux injonctions de la peur, aux attentes de la société ou de la famille. Il faut aussi cesser d’obéir à la fidélité aveugle que l’on porte à ses propres convictions : elles finissent souvent par nous emprisonner. Plus je me déleste de tout cela, plus j’entends clairement la petite voix, et plus j’avance sur mon chemin — le seul qui soit fait pour moi. Chacun peut l’appeler comme il veut, mais l’emphase brouille la vue et l’ouïe. Mieux vaut rester simple : « la petite voix » suffit amplement. Être impeccable ne signifie ni vivre en ermite, ni se croire au-dessus du bien et du mal. Pas du tout. Il s’agit d’être soi, pleinement engagé dans la relation que l’on entretient avec le monde. On peut vivre tout à fait normalement dans la société en conservant le son de cette petite voix. On peut percevoir la permanence de l’être tout en demeurant plongé dans l’impermanence du changement et du temps, et vivre ces deux réalités comme une seule et même chose : son chemin. J’ajoute qu’on peut chercher à se faire initier par qui l’on veut, et peut-être trouver quelqu’un de sérieux, d’intention juste. Le problème est de reconnaître ces qualités chez un maître… On peut aussi se tromper et tomber sur des charlatans. J’en ris : cela fait aussi partie de la quête d’impeccabilité. Les choses sont plus simples qu’on ne l’imagine. Si elles paraissent compliquées, c’est précisément parce qu’on pense trop. Une chose m’est certaine : cette petite voix a un grand sens de l’humour, comme la vie elle-même. On l’accepte mal au début, surtout quand on a été aussi orgueilleux que je l’ai été. L’orgueil blesse facilement. Avec le temps, j’ai appris à savourer ces conjonctions spirituelles, ces moments drôles où la petite voix et la vie frappent juste. Je suis persuadé qu’il y a un combat à mener pour ne pas sombrer dans le néant moderne, dépourvu de magie et de rêve, ce « à quoi bon » désespéré qui envahit notre époque. Mais je crois qu’il faut garder courage : traverser ce néant pour en ressortir plus fort. « Beaucoup d’appelés, peu d’élus », dis-je. Cela fait partie du chemin. Je vois des gens bien plus forts que moi et, parfois, je me sens ridicule. Cette expérience m’enseigne l’humilité, la vraie. Je conclus : il faut serrer les dents, avaler des couleuvres, des cafards, parfois. Que faire d’autre ? Si je tente de m’éloigner de ce que mon être et la vie ont choisi pour moi, inutile de m’inquiéter : la vie me remettra toujours sur mon chemin, que cela me plaise ou non. Mais mieux vaut ne pas jouer les cancres trop longtemps : il y a un but à tout cela. Une fois l’impeccabilité approchée, il ne reste qu’à s’engager pour les autres, pour ceux qui ne la connaissent pas et qui, sans doute, ne la connaîtront jamais, parce qu’ils ignorent ce qu’elle signifie.

01 février 2019

1er février 2019

Je connais la répétition du matin quand le réveil sonne, et le corps, secoué par ce bruit familier, se met en branle. Il saute du lit, se déplie, s’étire, bâille, et se dirige vers les toilettes… toujours les toilettes en premier, année après année. La main saisit le pot machinalement, mouvement vers l’évier de la cuisine, remplissage du contenant d’eau pour le verser dans le réservoir de la cafetière. La main tâtonne encore, cherchant l’heure sur la pendule murale, puis elle trouve le pot à café. Un filtre arrive miraculeusement au bon endroit au bon moment, la boîte est secouée légèrement, le café sait où s’arrêter dans le filtre grâce à l’habitude de l’œil, et il ne reste plus qu’à déléguer l’allumage au doigt, chez moi c’est le pouce qui décide.

Le café, bien sûr, et la clope. Sans ça, je me dis que je ne peux pas démarrer ma journée. C’est ça l’habitude, la répétition. Se dire toujours les mêmes choses pour se reconstituer chaque matin, avec une peur sous-jacente, celle de ne pas pouvoir déroger à la règle, au rituel. Les jours où je n’ai pas réapprovisionné le pot de café, ou quand je secoue mon paquet de cigarettes et qu’aucune ne glisse, sont des jours qui commencent mal. C’est aussi une habitude de se parler, de trouver un plan B quand le plan A ne fonctionne pas.

Qu’ajoute la surprise sinon un agacement de se sentir excentré ? Cela dépend des surprises, mais avec le temps, on finit par les considérer pour ce qu’elles sont : de simples dérangements. Mon père me l’avait bien dit : « Évite de venir à la maison par surprise… préviens-moi avant, juste un coup de fil et ça ira. » J’avais trouvé ça étrange, mais j’ai fini par admettre qu’après la mort de ma mère, mon père s’était bardé d’habitudes. Manquer une seule tâche qu’il s’était fixée devenait pour lui une catastrophe.

Le mot peut sembler fort, mais il ne l’est pas. Rater un épisode de série à cause d’un coup de fil, et il perdait le fil de sa journée. Alors, il refermait les volets roulants, prenait son livre de chevet et rien ne pouvait l’extraire de sa lecture entrecoupée de siestes. Il jetait l’éponge pour la journée. Le lendemain, c’était un nouveau jour. Retour au plan A : nourrir le chien, nettoyer la cuisine, acheter de quoi cuisiner et marcher une heure en forêt.

Il a fait ça pendant des années. Quand je lui demandais au téléphone : « Tu ne t’ennuies pas ? », il me répondait : « Non, tout va bien. » Je raccrochais avec le sentiment du devoir accompli, lui avec celui d’être débarrassé d’un gêneur.

Depuis qu’il est décédé, j’ai compris que la répétition ne s’arrête qu’avec la mort. Tant qu’on ne mange pas les pissenlits par la racine, on peut répéter tout un tas de conneries ou de bonnes choses. Et rien que pour ça, c’est quand même chouette, la vie.

14 décembre 2018

14 décembre 2018

Intense mais calme, méditative, l’intention polarise le sable du chemin. Mieux : elle est le chemin lui-même. Sa prétendue ennemie, la distraction, lui est en fait ontologiquement liée. Comme un chauffeur de taxi avisé, l’intention parle de la pluie et du beau temps pour mieux reposer le voyageur en elle.

Puis arrive le mot revers.

Imaginons un lieu où son annonce serait célébrée par des fifres, des hautbois et le cliquetis des couverts dominicaux. Le vin coulerait à flots en l’honneur du Héros et de sa suite. Car le revers a tant à dire qu’il se présente buté de prime abord. Raison précisément de le fêter - comme on cogne sur une viande pour l’attendrir. Enivré par les louanges, confiant par l’attention des convives, il sortirait de sa poche le butin de sa quête : ce qu’il n’a pas atteint. Le rien deviendrait alors pour chacun un quelque chose à sa mesure. Génie du revers que de nous révéler ainsi le plan de table de l’Hôte qui nous convie. Suite à une panne soudaine - providentielle - me voici contraint à l’essentiel, écrivant sur mon smartphone. Cela me rappelle Villiers de l’Isle-Adam évoquant Sparte, « située à l’extrémité sud du Péloponnèse ». Chez les Lacédémoniens, le vol était le passage obligé pour gagner le regard de ses pairs. Gide note que cette cité, qui précipitait les enfants chétifs dans des oubliettes, produisit presque zéro artiste. Je comprends soudain d’où je viens. Si j’étais moi, je m’applaudirais presque. Mais restons laconicques.

L’écuyère

Entre ses cuisses douces et chaudes lorsqu’elle chevauche l’axe des limbes vers l’oubli ourdit l’orage

et des espoirs œuf coupé immobile et vibrant <robuste énergiquement s’élance vers les sommets rêvés par la plus noire des profondeurs

Se tient satin inouï orange amère l’amie, la mort, la vie.