codicille :

On croit toujours qu’il suffit d’appeler. Qu’un prénom ramène l’enfant, le conjoint, l’ami, dans la lumière commune. Mais parfois le nom n’ouvre rien, il ne fait que taper contre une cloison. Alors l’appel insiste, s’envenime, devient conflit. On oublie que certains silences ne sont pas vides mais habités, qu’ils contiennent plus de voix qu’une réponse. C’est peut-être ça, l’héritage : non pas des mots transmis, mais un gouffre qui se transmet de bouche en bouche.

Brouillon — texte en cours


Le garçon restait assis à table, fourchette dans la main, les yeux baissés sur l’assiette. Le père l’appela une première fois, doucement, puis plus fort. Rien. Pas un geste. Pas même ce sursaut réflexe qu’on attend quand on entend son prénom.

Ils mangeaient dans le salon, au rez-de-chaussée d’un immeuble de banlieue, sud-est de Paris, près de Melun. La fenêtre donnait sur d’autres barres, alignées comme des miroirs gris. Le mobilier n’avait pas bougé depuis des années. Canapé en tissu, table basse en verre, buffet imitation chêne. Tout avait été choisi en commun, au temps du couple. Depuis le divorce, rien n’avait changé. Figé. Comme si chaque repas se prenait encore dans l’ombre de cette vie passée.

La lumière blanche du plafonnier, le tic-tac de l’horloge murale, l’odeur de viande refroidie. Rien d’exceptionnel. Et pourtant, dans ce silence, tout devenait lourd. Le père lâcha sa fourchette sur la table : bruit sec. Le garçon ne broncha pas.

Ce n’était pas la première fois. Ni la deuxième. Le père savait qu’on ne parlait pas ici d’un caprice. Il reconnaissait la scène, il en connaissait le poison. Des années plus tôt, dans d’autres pièces, d’autres repas, il avait vu la même fixité. Le même refus. Mais ce n’était pas vraiment un refus. Plutôt une impossibilité, comme si la voix s’était barricadée à l’intérieur. Il avait tout essayé alors : reproches, douceur, menaces, patience. Rien n’avait franchi la paroi. Ce silence, il l’avait payé cher : divorce, audiences, rapports de travailleurs sociaux.

Maintenant, c’était son fils. La même immobilité, le même vide au moment de répondre. La ressemblance lui serrait la gorge. Dans les dossiers, on parlait d’« incapacité relationnelle », d’« isolement », de « difficultés scolaires ». Des mots administratifs pour recouvrir un trou béant. Mais le père savait que ce n’était pas seulement ça.

Il se souvenait. Une fois ou deux, dans la bouche de son ex-femme, il avait entendu pire qu’un silence : une voix étrangère, sortie d’elle, quand on l’avait trop pressée. Un son qui n’appartenait à personne.

Il se disait que ça ne pouvait pas revenir. Qu’il se faisait des idées. Il ne pouvait pas s’agir d’une maladie contagieuse. Mais il suffisait de regarder le garçon : crispation de la gorge, menton rentré comme pour se protéger, attente immobile jusqu’à ce que l’autre renonce. Tout cela, il l’avait déjà vu. Non, pire : subi. Et maintenant, c’était revenu. Par le sang ou par la mémoire, peu importait. Répétition. Contagion invisible.

Le père détourna le regard. Il savait pourtant qu’à cet instant, même absente, la mère était là. Présente dans le silence de l’enfant, comme un spectre sans visage.

Il allait se lever, ramasser les assiettes, quand il l’entendit. Ce n’était pas la voix du garçon. Pas non plus la sienne. Un son bref, étranglé, qui venait pourtant de la bouche de l’enfant. Deux syllabes, tordues, méconnaissables. Le père eut un frisson immédiat : il connaissait ce son. Il l’avait entendu des années plus tôt, en pleine dispute, quand sa femme avait cédé sous ses questions. Même intonation décalée. Même voix qui n’appartenait pas au corps qui la produisait.

Le garçon releva enfin les yeux. Ses lèvres bougeaient encore, mais aucun mot n’en sortait. Juste ce souffle métallique, un reste d’écho.

Le son s’éteignit aussi vite qu’il était apparu. Le garçon reprit sa posture, les épaules voûtées, comme si rien n’avait eu lieu. Le père resta immobile. Dans sa tête, tout se mélangeait : ce qu’il venait d’entendre, ce qu’il avait déjà vécu, et ce qu’il n’avait jamais réussi à formuler.

Il n’en parlait à personne. Pas aux professeurs, pas aux travailleurs sociaux, encore moins aux médecins. Que leur dire ? Qu’au moment où on l’appelle par son prénom, son fils devient une ouverture, un seuil où passe une voix étrangère ? Qu’il avait connu la même chose avec sa femme, et que c’était peut-être pour cela qu’elle s’était brisée ? On aurait parlé d’hallucination, de délire.

Mais lui savait. Répondre, pour eux, n’était pas seulement répondre. C’était céder le passage. Et dans ce passage, quelque chose se glissait. Une présence sans nom, sans âge, sans visage.

Il observa son fils. La gorge crispée, respiration courte. Comme s’il retenait une voix qui n’était pas la sienne. Le père se dit qu’il ne devait pas insister. Que le silence tenait la porte fermée. Et qu’un jour peut-être, si l’enfant cédait, il ne resterait plus grand-chose de lui.

Les jours suivants confirmèrent la crainte. À l’école, le garçon ne répondait pas à l’appel. On prononçait son nom, une fois, deux fois. Il restait là, immobile, fixant son cahier. Les camarades ricanaient, puis s’énervaient. Ils le bousculaient. Cela finissait toujours en éclats, en sanctions.

Dans la rue, une voisine l’interpella un matin. Pas de réponse. Elle insista, sèche. Le père, à la fenêtre, entendit de nouveau ce son court, cette syllabe déformée, inhumaine. La voisine se retourna, surprise, comme si la voix venait d’ailleurs.

À la maison, les repas étaient devenus des épreuves. Le père répétait calmement, tentait d’éviter la colère. Chaque appel échouait dans le même mur. Derrière, parfois, s’échappait ce souffle métallique. Alors il se levait brusquement, saisissait son fils par les épaules, le secouait. L’enfant tremblait, les yeux embués, mais aucun mot ne sortait.

Le père n’osait plus prononcer son prénom. Le dire revenait à tendre une clef, risquer que la serrure cède. Il se contentait de gestes, d’intonations vagues. Nommer était déjà trop.

Un soir d’automne, la lumière tombait, grise, sur la petite maison. Le père débarrassait la table. Le garçon s’était retiré dans sa chambre. Silence. Le ronron du frigo. Le souffle du vent contre les volets.

Puis la voix retentit. Pas étrangère. Trop familière. On appelait le prénom du garçon depuis le jardin. Une, deux, trois fois. Chaque syllabe franchissait la fenêtre entrouverte avec une netteté troublante.

Le père se figea. La mère vivait à des kilomètres. Elle n’avait plus le droit d’approcher. Pourtant c’était bien son timbre. Ses inflexions. Mais altérées, comme si elles avaient voyagé trop loin avant d’arriver là.

Dans le couloir, il entendit le pas de son fils. Le frottement des chaussettes sur le sol. L’enfant avançait vers la porte d’entrée, attiré. Le père bondit, l’attrapa par le bras au moment où il tendait déjà la main vers la poignée.

Le garçon se retourna. Ses yeux agrandis, presque vides. Ses lèvres prêtes à laisser passer quelque chose qui n’était pas lui. Le père posa sa main contre sa bouche, fermement.

Dehors, la voix appela encore, plus proche, comme si elle se tenait déjà dans le jardin. Puis plus rien.

Ils restèrent figés ainsi, dans le silence compact de la maison. Le père sentait sous sa paume la chaleur, la respiration courte. Et derrière cette respiration, la poussée d’un mot qui ne devait pas sortir.

Il retira lentement sa main. Le garçon baissa les yeux. Ils n’échangèrent pas un mot.