
Rejoindre. En s’écartelant — bras, tête, jambes — l’ici, comme jadis, poussé par la rumeur d’un là-bas trop lointain.
Je crie “Terre !” comme un marin halluciné.
Houles, embruns, écumes. Tout surnage.
Il avait une pipe, gueule de cap-hornier :
— Premier voyage, moussaillon. Ho hisse ! Fit l’tour du monde. Cracha sur le cap Horn : “J’t’ai eu !”
Mais au cinquième, il rentra pas. Et le cap, ricanant : “Non, c’est moi qui t’ai eu !”
Et moi, sans déconner, c’est là — seulement là — que je me sens en vie. La tourmente m’apaise. Tout le reste m’embrume.
Tout ce en quoi j’ai cru dur comme fer : rouillé.
Je nage en silence vers une rive que je vois pas, algues en dreadlocks, tête dans le carré. Est-ce que je suis dead ?
J’aimerais un jour toucher terre. Mais l’espoir, c’est violent, c’est circulaire. Un bananier bleu pourrait y pousser. Ou rien.
Être pauvre, ça l’agace, oui. Pas d’avoir pas, non. Mais cette injonction rampante à avoir. Cette culpabilité sociale qui suinte de partout. Cette logique de radis et de honte. Et lui — stoïque, floué, John Wayne dans le RER — endure. Fakir de la dèche.
Et le dilemme revient : être ou pas de ce monde. Cette foire. Cette chienlit. Ces vestibules et leurs éternels préliminaires. Pour un peu, on fonderait une religion, rien que pour échapper au quotidien.
Mais bordel, quand est-ce qu’on graille ?
Pendant ce temps, la bave du monstre en soi, la graine plantée par mille totems, se gorge de colère.
Bonne ou mauvaise, va savoir.
On rêve sous les draps. Peter Pan dans la merde. On fout la paix à tout le monde tant qu’on y reste.
Et la colère... pâte, index, couteau. Une toile blanche. Une station de métro. Une lente avancée dans la puanteur du réel. Parlez-moi encore d’amour, oui, après tout ça. La banque pouffe.
Mais ce qui empêche de se lever, de tout casser, c’est pas la peur.
C’est le dégoût.
Alors on fabrique. Du brouillard. De la boue. Une terre de ruines. Une nuit nouvelle. On y conquiert rien. On y creuse. On y écrit.
Un livre. Une page blanche.
Une Terre promise. Par les mots.
(huile sur toile – Le pays bleu)
sous-conversation
— Encore ce cap Horn… encore ce cri.
— C’est pas un cap, c’est un mur.
— Et toi, t’as craché ? Ou t’as juste regardé ?
— Il t’a eu, hein ?
— Oui. Il m’a eu. Comme tous les autres.
— T’en fais quoi de ça ?
— Rien. J’écris. Je flotte.
— Tu veux être pauvre, mais propre.
— Mais la dèche t’imprègne.
— Et tu rêves… toujours. Même dans ton caca.
— Tu crois encore à la fée ?
— Non. Mais j’aime l’attendre.
— Et cette colère ? Tu la dresses ?
— Je la peins. J’y plonge les doigts. J’écris avec.
note de travail
La parole ici est en crue. Il ne s’agit pas d’une confession, mais d’un orage. Ce texte est un symptôme, mais aussi une tentative de soin. Il contient des fractures sociales, historiques, intimes. Il travaille — au sens le plus noble.
Tout est là : la pauvreté vécue comme honte imposée ; le désir d’évasion contrarié ; l’imaginaire blessé mais encore fécond ; l’alcool, la mer, les mythes d’enfance, les injonctions sociales, les humiliations bancaires.
Et surtout, une phrase : “Ce n’est pas la peur, c’est le dégoût.”
Ce dégoût n’est pas celui de soi. Il est celui du monde, tel qu’il s’impose. Ce texte ne crie pas pour être entendu. Il crie pour survivre. Il crie pour ne pas tout casser.
L’auteur n’érige pas de barricade. Il érige un livre. Une page blanche comme radeau.
C’est, peut-être, cela la vraie insurrection.