Je ne compte plus le nombre
Mais l’entrée dans le désert remonte à mars 2019. Depuis qu’on nous a montré la vraie gueule de cette pseudo-démocratie.

Depuis, je n’ai pas vraiment repeint. Juste des gestes réflexes. De quoi laisser des traces. Puis plus rien.

Quelque chose s’est rebellé.

Une haine du mensonge, du doute, des excuses. Comme si cet épisode autoritaire avait creusé en moi un point noir, une faille d’où remonte tout : enfance, culpabilité diffuse, fautes anciennes — péché contre un père qu’on ne nomme pas, contre une loi qu’on ne comprend plus.

Et moi, là, réduit à rien. Une vermine. Mais peinte déjà, un an plus tôt, sans le savoir, dans un diptyque. Mon côté juif, peut-être. Agneau attaché. En attente d’une balle, d’une meute.

Toujours le même chant : résister ou céder.

Résister à quoi ? Céder à quoi ?

Un jeu. Un simulacre. Pour continuer à se mentir. Pour trouver un angle doux, une excuse. Mektoub. Fatalité.

Puis ça revient : fatigue, maux de tête, crampes — signes de guerre. Signe qu’il faut reprendre les armes. Mais pas les pinceaux.

Et puis on cède. Pour souffler. On se dit que non, c’est sûrement exagéré. Qu’ils ne veulent pas vraiment nous détruire. Qu’on dramatise. Rôle de victime, encore.

Mais pas de peinture de crucifixion. Je ne suis pas Mantegna.

Et eux : les institutions, l’administration, les banques — d’une rigueur mécanique. Tu paies, tu te tais. Sinon, ils te prennent tout. Aucune humanité. Juste des lignes de commande, des saisines, des relances. Leurs visages ? Jamais vus. Jamais assumés.

On ne veut pas le croire. C’est tout.

J’ai envoyé un mail aux experts-comptables il y a une semaine. Pas de réponse. Ils laissent pourrir. C’est ça, leur méthode. Laissés pourrir.

C’est même une politique d’État.

Regarde nos messageries : que des urgences, des priorités, des “importants”. Mais plus personne ne sait ce qui compte. Et tout à coup : une explosion. Un attentat. Un pan de l’Antarctique qui se détache.

Et vu de là-bas — du Yémen, du Pakistan, de la Chine — notre vie doit sembler à la fois enviable et grotesque.

On est ridicules.

Et ce n’est pas étonnant que tout craque, que l’équilibre cède, que la Terre elle-même parte en vrille.

Regarde les guignols qui nous gouvernent.

Des marionnettes. Des clowns tristes.

Et la guerre ? L’Ukraine ? Un soufflet.

Un combat de bites pour savoir qui l’a plus grosse.

Et on gobe encore. On nous prend pour des imbéciles.

*

Alors que faire ? Fuir dans le concret. Dans la rencontre. L’associatif.

J’ai animé un atelier dans une salle des fêtes. J’ai vu des visages s’éclairer. Thérèsa. Margaret. Shana. Nicolas. Gigi. Chantal.

Leur surprise quand on a retiré le ruban de masquage.

C. et B. sont descendus. C. reprend des couleurs. J’ai grondé B. pour son texte pas encore envoyé.

Timidité. Gêne. Toujours l’orgueil derrière.

C’est presque la fin du monde, et on hésite encore.

*

Alors je pense à la cuisine.

Je veux qu’on retrouve ça : le goût. Les plats. Le partage.

La viande ? Plus les moyens. Mais on peut cuisiner végétarien. Herbes, épices : le secret est là.

J’ai claqué vingt euros pour du cumin, du paprika, du poivre de Madagascar, de la coriandre fraîche. Tout au congélo, par petits sacs.

Des légumes secs : pois chiches, lentilles, haricots. Et du riz, bien sûr. Beaucoup de riz.

S. regarde tout ça avec des yeux ronds. C’est moi qui cuisinerai, j’ai dit.

Une envie de l’Asie, des saveurs persanes, indiennes.

Une science millénaire pour réchauffer les organes.

Je ferai des nans au fromage ce week-end. J’ai trouvé la boîte de Vache qui Rit. Avec du beurre fondu, ce sera un régal.

Pas diététique. Mais nous avons perdu cinq kilos chacun depuis les vacances. Le stress a tout dévoré.

Alors maintenant, on mange. On partage. On prépare. On s’étonne encore.

Et c’est déjà ça.

sous-conversation

— Encore ce désert. Tu crois que tu vas en sortir ?

— Peut-être pas. Mais j’y marche encore.

— Et les mails ? Tu y crois encore ?

— Non. Je les envoie quand même.

— Tu cries ?

— Non. Je marmonne. Je tisse. Je coupe. Je cuis.

— Tu cuisines donc ?

— Pour tenir. Pour donner un goût à tout ça.

— Et cette haine ? Tu l’as digérée ?

— Pas vraiment. Mais elle a changé de forme. Elle s’est mise à mijoter.

note de travail

Il s’agit d’un texte en ruine. Mais pas d’un texte ruiné.

Le patient raconte une descente : politique, picturale, existentielle. Il ne peint plus. Il survit. Il dénonce. Il s’épuise. Il mange peu. Il maigrit. Il crie sans bruit.

Mais ce texte est aussi un acte de soin. Un retour aux gestes — simples, matériels, partagés.

La haine du mensonge est ici le premier moteur. Elle transforme l’auteur en guetteur de vérités. Mais cette quête n’est pas vaine. Elle le pousse à se réincarner. D’abord dans des noms. Puis dans des épices.

La cuisine devient une langue. Un atelier. Une prière.

Il ne croit plus au pouvoir. Mais il croit encore aux nans au fromage.

Et c’est, peut-être, une forme de transcendance.