Tu te retiens.
T’en rajoutes pas.
Tu la boucles.
Tu poses la main sur ta bouche.

Puis —
Tu te relèves.
Tu te secoues.
Tu continues.

De tout ce qui vient trop vite
sur la langue
cul de cartouche
promis au percuteur,
tu t’éloignes.

Tu ne sais rien.
Tu ne veux rien savoir.

Un œil sur le gazole,
l’autre sur le feu aux poudres.

Tu grattes la casserole
avec du pain dur.

C’est quoi la dèche ?
C’est quoi ta tête ?

Rien ne s’oppose.
Rien ne s’opposera.

La seule chose qu’on ne peut te prendre
ressemble à un sentiment —
vrai,
digne.

Tout pénètre dans la margarine.
La rondeur du couteau dans le beurre.

Comme en cellule.

Les plus forts sont les faibles.

La seule issue :
la rage, la haine, la colère.

Mais la destination reste inconnue.

Ça te coupe en deux,
comme un poing dans le vide de l’estomac.

Tu respires encore.
Tu reprends.

La vie, dit-on, est la plus forte.
Tant qu’il y a de l’air.

Alors aujourd’hui, dimanche,
tu pourrais faire ça :
avaler, recracher.
Rien que ça.

Oublier tout le reste.

Manger, boire, pisser, dormir.
Te concentrer.
Fonctions vitales.

Le reste :
dérisoire.

Salade en solde
emballée dans du journal.

Le profit retrouve sa pente.

Chassez le naturel,
il revient au salaud.

En temps de crise :
plus t’es riche,
plus t’es riche.

Les huissiers bruissent
comme des insectes gras.

Ils tournent autour des portes.

En périphérie
des centres-villes,
ils protègent
l’opulence,
l’injustice.

Des pulsions de meurtre
passent —
comme des bus express
sur le chemin.

Tu ne t’attardes pas.
Tu marches.
Vers l’horizon.

Marcher,
ça vide la tête.
Le cœur.

Tu vomis les démons,
par rafales,
dans l’herbe verte.

Goudron noir.
Mal et bien,
en décomposition.

Terreau d’automne.

sous-conversation

— Tu t’empêches. Pourquoi ?
— Parce que ça déborde.
— Et tu tiens ?
— Pas vraiment. Je tangue.

— Tu marches, c’est pour échapper ?
— Non. Pour rester en vie.

— Ce gazole… tu le regardes pour quoi ?
— Pour mesurer. Jusqu’où je peux aller.

— Et ce pain dur ?
— C’est ce qu’il reste. Ce qui frotte. Ce qui sauve.

— Tu veux tuer ?
— Non. Mais parfois, ça passe. Comme un bus.

— Tu continues ?
— Oui. Vers l’horizon.

— C’est où, ça ?
— Là où la colère se décompose.

note de travail

Ce texte est une crise.

Mais pas une crise aiguë : une **crise chronique**, incorporée, ruminée, digérée — presque ritualisée. L’auteur ne cherche pas à sortir de la douleur. Il **la traverse**, il la scande.

Le rythme est cardiaque. Les phrases courtes battent.
Le corps est partout : gorge, bouche, bras, souffle, ventre. Le monde entier est ramené à sa digestion — et à son indigestion.

La pauvreté ici n’est pas simplement économique. Elle est **existentielle**, **structurelle**, **métabolique**. Elle pénètre les gestes, les mots, les odeurs.

Et pourtant : ce n’est pas un texte de renoncement.

C’est un **poème de survie**, un manifeste pour la marche, la respiration, le regard posé sur l’injustice, sans fard.

Les images sont puissantes : les huissiers en insectes, le gazole comme feu, le beurre comme cellule, les démons comme goudron noir sur l’herbe.

Et cette phrase centrale : *La seule chose qu’on ne peut te prendre ressemble peu à peu à un sentiment*.

C’est une vérité nue. Inattaquable.

Le poème est une poigne. Un couteau dans la margarine.
Un cri maîtrisé. Et, contre toute attente, une forme d’espérance.