Peut-être ai-je, à force, apprivoisé l’infortune. À force de petits drames, à force de tragédies grandiloquentes — digérées, ressassées — je ne suis plus saisi d’effroi à l’apparition des nouvelles. Elles n’ont plus ce goût de neuf.

Le sang-froid remplace désormais les sursauts. On renonce vite aux cris, aux vieux tics émotionnels. À la place : un relevé des forces en présence, une cartographie silencieuse des configurations.

La tristesse, pourtant, trouve toujours un chemin. Elle revient, escortée de la misère du monde, et d’un sourire las — celui qu’on réserve à notre propre oubli.

C’est au cœur de l’urgence que les moyens affleurent. Une seconde peau, plus fine, plus vraie peut-être. Les écailles tombent, l’acuité revient, on voit. Pas de solution, non — une issue. Les réflexes prennent la place des rituels, le tranchant remplace la mollesse. Cette vie dite confortable n’était qu’un autre nom pour la médiocrité.

Dans l’indigence comme dans le péril, on découvre un inconnu : soi.

Il aura fallu enfiler des perles de lâcheté, composer mille colliers de chien galeux, aller jusqu’au fond des remords pour, un jour, s’en lasser. Refuser ce golem qu’on portait à bout de honte.

Traverser tout cela. Lentement. Ou peut-être d’un claquement de doigts — comme un appel à l’ordre, une injonction à la décence, venue de l’actualité.

Je ne crois pas qu’on change. Mais on comprend mieux. Les fautes, les hontes, leurs racines. Puis le calme. Puis l’ennui. Peu de choses résistent à l’épreuve du temps. Moins encore à celle du souvenir.

On relit Cioran. Et c’est nous qu’on lit, sans l’ironie. Il ne faut pas craindre de relire les livres qu’on a adorés jeune homme : ils étaient des costumes, trop petits, trop vastes. L’idée, c’est de devenir son propre tailleur. Et de retrousser les manches.

Passer de l’évidence d’être un crétin à celle d’être un mystère — voilà qui cloue le bec.

La peinture offre parfois cette clairvoyance accidentelle. Une netteté surgie du hasard. L’écriture, elle, ne l’offre qu’à force de temps. Les deux images — celle qu’on cherche et celle qu’on porte — s’éloignent, se croisent. C’est dans leur écart que loge le plus grand danger : confondre une netteté avec une vérité.

sous-conversation

… plus peur… non… plus vraiment… on croit que c’est nouveau, mais non… toujours la même histoire… drames recyclés… tragédies à peine repeintes…

calme… pas de cris… plus besoin… on fait le plan, les forces, les lignes… comme une bataille… pas d’émotion, juste… cartes… gestes précis…

et puis… le petit choc… le pincement… mince, j’avais oublié… encore cette foutue misère du monde… mais c’est revenu… avec ce sourire, tu sais… ce sourire qui sait…

l’urgence… bizarrement… je suis bon dans l’urgence… c’est là que ça devient net… limpide… j’y vois clair… presque trop… tout se redresse… tout se nettoie…

on traverse… on s’épluche… on voit ce qu’il reste… pas grand-chose… mais ça tient debout… et c’est moi…

les fautes, les hontes, le golem… stop… assez… on n’en veut plus… plus de ça… plus de cette version de moi-même… elle pue la vase…

le temps… qu’est-ce que c’est le temps ? une claque ou un claquement… une retenue… et moi, je retiens quoi ?

et relire Cioran… comme se revoir nu… l’idéal d’avant… trop petit, trop large… ridicule… mais touchant… un peu…

tailleur sur soi… oui… soi comme costume… et là, ça coupe… net… je me vois… je m’échappe…

vision… image floue… image nette… floue… nette… danger… vérité ?

note de travail

Aujourd’hui, il m’a parlé de la répétition. Pas celle des névroses, non. Celle du désastre — doux, familier — intégré au point de ne plus effrayer. L’infortune devient un muscle, dit-il. Un cuir. Peut-être même une armure.

Il n’y a plus de gesticulation, plus de plainte. À la place, une sorte de topographie interne : où sont les forces ? D’où vient la menace ? Que reste-t-il de moi ?

Il m’a parlé de l’urgence comme d’une vérité. C’est là qu’il devient lui, dit-il. Là qu’il voit, qu’il sait. Pas la solution, non — l’issue. J’ai noté ça : il ne cherche pas à sauver, mais à sortir.

Il évoque la médiocrité du confort, le charme insidieux des petites routines. Il sait que ce confort-là, c’est une anesthésie. Ce qui le secoue, au fond, ce n’est pas tant le chaos, c’est de se retrouver.

Et cette phrase : « un collier de chien galeux »… elle m’a bouleversé. J’ai pensé à ces identités qu’on traîne comme des chaînes. À ces soi qu’on subit. Il parle d’en sortir. De ne plus vouloir s’avoir soi-même ainsi.

Il ne croit pas qu’on change. Il pense qu’on s’explique mieux. C’est un positionnement rare, et juste.

Il m’a parlé de Cioran, de relectures, de vestes trop grandes. Et de cette autre image : soi-même comme tailleur. Cela m’a semblé magnifique. Une forme de réconciliation active avec son propre corps, ses propres mesures.

Enfin, il a parlé de netteté. Une obsession de netteté. Et du danger de la confondre avec la vérité. Je crois qu’il touche là quelque chose de fondamental : le besoin de voir clair, même si ce qu’on voit n’est pas la réalité. Juste une image… habitable.

Il n’a pas peur de se regarder, et cela, déjà, le rend terriblement vivant.