Se souvenir. Vouloir se souvenir. Remémorer. C’est parfois comme s’enduire de goudron et de plumes. Me reviennent des odeurs — cuisson, falafels, sauce blanche aux épices, cardamome, aneth, romarin. Où était-ce ? Ce petit restaurant, tenu par cette femme élégante, juive, stricte. Elle m’avait embauché pour quelques semaines. Mon premier job intra-muros, à deux pas de chez moi. Rue de Turenne ? Rue du Temple ? Roi de Sicile ? Ou peut-être de l’autre côté, vers Saint-Paul.

Ce souvenir est à la fois rugueux et tendre. Comme un falafel : croquant dehors, moelleux dedans. La dame ne tolérait ni erreur, ni retard, ni laisser-aller. Par elle, j’ai entrevu une austérité nouvelle, une économie rigide, presque sacrée. Des runes, des glyphes, gravés directement sur mes os. Une initiation. Moi qui me croyais banalement goye.

Un peu plus tard, je chante dans la rue. Je rencontre R. Il me corrige sur une phrase de la “Ballade des Places de Paris”. On devient amis. Lui, près de 70. Moi, 18. Il parle des juifs comme on évoque une loge obscure, avec cette hargne déguisée en lucidité. Ambivalence des souvenirs, des émotions. Ces idées qu’on attrape pour meubler les vides, pour ne pas être seul, ou juste pour avoir quelque chose à dire en buvant du vin trop rouge. Entre haine et admiration. Et soudain, ces poitrines de poulet qui crépitent dans une poêle minable, cambuse étroite, piano ébréché. On les retourne, deux minutes, on dresse, on sert.

La peur de l’étrange, le désir de l’étrange. Le quant-à-soi comme un enclos. Et le loup frappe aux tempes — Boche, Rouge, Bolchévique.

Je suis moitié fils d’étrangère. Ce malaise ne disparaît jamais. Une faille dans l’identité, venue de loin. De la Baltique. Des ghettos. Prague, Varsovie. Je n’en parle à personne. Même pas à ma mère, qui voulait tant être française. Ce n’est que vers la soixantaine, après les deuils, qu’elle se fissure. Assise dans son salon, cigarettes blondes, Drucker, le dimanche, le gras des habitudes, le petit café de 15h qui ne réveille plus.

Les ponts ne se construisent qu’avec le temps. Avant, une idiotie salutaire nous en empêche. Il faut vivre. Deux femmes. Deux figures. Deux juives, élégantes, raides. Ma grand-mère estonienne. Cette restauratrice. Toutes deux comptaient. Les tranches de pain, les souvenirs.

On en finit avec la répulsion. On ne veut plus qu’une chose : l’élan. L’accueil. La compassion. L’ouverture.

Peut-être que la véritable admiration, c’est de l’amour purgé de toute jalousie, de toute bêtise, de tout pouvoir. Ne garder que le désir. Et entrer, comme l’entomologiste, dans la béatitude de la découverte.

sous-conversation

… cette odeur, là… oui… cardamome… aneth… une échappée… mais ça se brouille… ça glisse… pas sûr… Turenne ? Temple ? rien ne tient…

cette femme… droite… dure… juste ce qu’il fallait… trop peut-être… mais pourquoi y penser encore ?… tatoué, oui… en dedans… quelque chose s’est inscrit…

et puis… R… l’amitié ?… ou une illusion ?… il parlait… il râlait… mais on était là… ensemble… pas seuls… ça suffisait… presque…

le poulet… le crépitement… ça revient comme une scène… mais c’est flou… tout est flou sauf la chaleur, le bruit, la poêle…

la peur… toujours elle… étrangère… moitié… comme un mot qu’on ne dit pas… qu’on évite… qu’on cache… même à maman…

et elle… maintenant… Drucker, le café, les blondes… elle n’est plus là… ou plus tout à fait… elle flotte…

deux femmes… deux lignes… deux silences… admiration… et cette envie d’être pur… débarrassé… libre enfin d’aimer sans vouloir… juste être là… regarder… découvrir…

note de travail

Ce texte est traversé par une blessure d’héritage. Une mémoire étrangère — à demi assumée, à demi transmise — et une tentation constante de la combler, de la comprendre. Il évoque une figure de femme austère, presque sacrée, dépositaire d’un savoir rude, codé, qui semble initier l’auteur à une forme de gravité ancienne.

Et puis l’ami plus âgé, R., vecteur d’une parole trouble, méfiante, mais qui offrait un cadre. Le cadre, parfois, suffit. Même si les sentiments qu’il suscite sont ambigus.

Il y a dans cette mémoire une affinité profonde avec l’ambivalence. Tout ce qui est aimé est aussi redouté. Toute étrangeté est désirée et rejetée. Le souvenir fonctionne comme une boucle, où l’on revient toujours au goût — aux épices, à la voix de la mère, à la minceur d’un poulet qu’on retourne.

Il parle aussi de la mère. De la vraie. De la télévision. De la nostalgie qui ne console plus. Une mère devenue spectatrice de sa propre vie, avalée par le confort. Le confort comme dépression douce.

Et enfin, cette idée magnifique : la véritable admiration serait un amour débarrassé de toute volonté de possession. Un amour scientifique, presque. L’entomologiste, oui — comme image du sujet désirant qui ne veut plus rien posséder, seulement regarder, comprendre.

Ce texte est, au fond, une épure de cela : apprendre à aimer sans peur.