Écrire fait appel à des parts sombres de moi, une vision terrible des autres, du monde, et bien sûr de moi-même, ou de ce moi-autre. L’acte d’écrire devient une dissociation : je me vois écrire toutes ces choses horribles, ces choses absolument décevantes. Mais qui donc observe ce spectacle ? Quelle part de moi regarde cette autre part écrire ? Comme dans une jungle, qui épie celui fasciné par sa proie ?
Et qui est authentique ? Peut-être qu’aucune ne l’est. Peut-être qu’une part encore inaccessible nous observe, patientant dans l’ombre pour surgir. Cette idée revient sans cesse, qu’un jour tout s’éclaire. Peut-être, quelques instants avant la mort, cette part s’ouvre au monde comme une fleur, pour se refermer aussitôt. Une pulsation cardiaque, et c’est fini. Cela me convient. Tout ça pour ça — et les imbéciles diraient, tout ça pour ça seulement.
C’est là que tout le monde se fait piéger par l’idée de temps.
En naviguant au hasard, je retombe sur le nom d’Ansel Adams, le photographe que j’admirais à vingt ans. L’alchimie secrète de la chambre noire, ce lien entre le moment de la prise de vue et celui du développement des films en noir et blanc, cette connivence. Ouvrir le diaphragme, surexposer pour capter la matière des blancs, jouer avec le révélateur et les sels d’argent. J’en ai parlé autrefois sur mon blog, Peinture chamanique, dans mes exercices d’admiration.
Quand je vois les choses en noir, comme un fil de vierge dans l’air frais du matin d’automne, en marchant vers l’école, avec ses violences, ses platanes, son préau étroit sous la pluie.
Sinon, je m’accroche au silence. L’écriture sert à cela : se tenir à quelque chose. Moi, qui n’arrive jamais à tenir à rien ni à personne, l’écriture devient ma seule constance. Cette sensation d’être dans un rêve où tout se métamorphose sans cesse, où la seule réalité est la métamorphose elle-même, du monde qui m’entoure et de moi-même.
L’expression « couper les ponts » me vient, et soudain le fleuve, la rive, les deux mystères se retrouvent intacts.
Malgré les cauchemars, quelque chose résiste. C’est l’instant de présence, où tout se suspend. Urbanité, sympathie, civisme, reprennent le dessus. Est-ce une seconde nature ? Ou bien la vraie nature est celle qui s’exprime en écrivant ?
Né à l’époque de la mécanique quantique, on découvre la probabilité d’être ici et là, partout et nulle part à la fois. Une onde qui se fige lorsqu’on l’observe. Juste une création de l’observation, rien de grave.
Écrire, c’est aussi faire appel à la meilleure part de soi. Cette part est-elle aussi fictive que la pire ? La réalité oscille entre ces deux pôles, ondulante, jamais figée. Si elle se fixe, c’est grâce à l’imagination partagée de l’observateur.
Le mensonge devient une seconde, puis une première nature. Quand tout ment autour de nous, le mensonge devient le bain où tout baigne. Et celui qui réclame la vérité est un fou.
La solitude aujourd’hui, c’est la folie.
Qui écrit ces mots et d’où vient cette vérité ? C’est là que surgit le ridicule de la réflexion.
Ensuite, on s’enfonce dans le quotidien. Un jeudi sans école devient une journée hors du cadre, un souffle différent sur le visage. Sensation de vivre, hors du cadre, dans la vacuité. Puis on oublie, on retrouve, et ainsi de suite. On s’y fait, comme on dit.