Introduction

Il y a toujours eu des endroits qu’aucune carte n’a su contenir. Après les peuples fabuleux , voici leurs territoires : îles englouties, cités de cristal, continents perdus. Nous les plaçons tantôt aux marges, tantôt au centre, mais jamais ils ne disparaissent. De Platon à la science-fiction, ils reviennent, changent de visage, s’imposent à nous. La question n’est pas seulement de savoir quels lieux furent inventés, mais de comprendre quel imaginaire nous leur attribuons — parfois volontairement, parfois malgré nous. Car ces espaces fabuleux ne sont pas de simples décors : ils sont des formes collectives qui nous traversent, des images qui circulent à travers les époques, et qui continuent d’habiter nos récits contemporains.

  1. Les sources antiques et médiévales

Hérodote raconte l’Hyperborée, terre de paix au-delà du vent du Nord. Pline l’Ancien dresse un inventaire foisonnant d’îles Fortunées et de contrées lointaines où l’extraordinaire se mêle au quotidien. Strabon hésite : critique rationnelle ou fascination pour la Taprobane, où tout semble plus grand qu’ailleurs ? Platon, lui, donne à l’Atlantide une densité philosophique : civilisation brillante, engloutie par sa propre démesure.

La Bible ajoute Éden, Terre promise et Jérusalem céleste : lieux de commencement et de fin. Au Moyen Âge, les mappemondes bordent le monde connu d’espaces fabuleux : paradis à l’est, royaume du prêtre Jean, îles mouvantes. Les Voyages de Mandeville amplifient ces récits, Marco Polo les rend tangibles, mais toujours nourris d’imaginaire. Déjà ici, il apparaît que le lieu fabuleux n’est pas l’invention d’un seul auteur : c’est une forme collective, transmise et réactivée, qui s’impose aux lecteurs et aux voyageurs.

  1. Typologie des lieux fabuleux

Les lieux fabuleux reviennent sous quatre visages.

Les îles : Atlantide engloutie, Thulé insaisissable, Taprobane démesurée, île de Saint-Brandan disparue au lever du jour. Des mondes clos, laboratoires d’utopie ou de catastrophe.

Les continents : Hyperborée comme promesse, Terra Australis comme équilibre cosmique, Eldorado comme fantasme d’or. Les continents sont toujours trop grands pour être vérifiés, assez vastes pour cristalliser nos rêves.

Les cités : Ys engloutie, Jérusalem céleste, Shangri-La, Panem bien plus tard. La cité fabuleuse est miroir : elle renvoie nos désirs ou nos excès.

Les seuils : enfers, paradis, Olympe, Meru. Des lieux-frontières où l’on passe de l’humain au divin, de la vie à la mort.

Chaque catégorie matérialise un imaginaire collectif : l’île enferme, le continent promet, la cité reflète, le seuil initie.

3 bis. Lieux fabuleux dans d’autres civilisations

Ailleurs, les lieux fabuleux ne se situent pas aux marges, mais au cœur. En Inde, le Mont Meru se dresse comme axe du monde, centre cosmique qui ordonne l’univers. En Chine, les Montagnes des Immortels (Penglai, Yingzhou) flottent dans la mer de l’Est : lieux d’élixir et d’harmonie, où l’immortalité est à portée de main. Chez les Amérindiens, le Tlālōcan, paradis végétal du dieu Tlaloc, ou les contrées inversées des Inuits, lient lieu fabuleux et forces naturelles.

Ainsi se dessine une différence :

Occident : marges à explorer.

Inde et Chine : centre cosmologique.

Amériques : au-delà chamanique.

Mais partout, ce sont des images collectives : elles précèdent l’individu, organisent la perception du monde et lui imposent un horizon.

  1. Fonctions symboliques

Pourquoi ces lieux persistent-ils ? Parce qu’ils remplissent nos besoins symboliques.

Utopie et désir : Hyperborée, îles Fortunées, Atlantide avant la chute — espaces idéaux où l’on projette l’harmonie.

Peur et châtiment : Ys engloutie, enfers, Atlantide punie pour son orgueil — lieux où l’excès appelle la ruine.

Altérité radicale : Thulé, Taprobane, Terra Australis — espaces de l’étranger absolu.

Seuils : Olympe, Champs Élysées, paradis terrestre — passages où l’on bascule de l’humain à l’autre monde.

Ces fonctions révèlent la mécanique : nous pensons inventer ces lieux pour exprimer nos désirs ou nos peurs, mais en réalité ils condensent des archétypes collectifs qui nous traversent.

  1. Épistémologie et admiratio

Comment croire si longtemps à des lieux jamais vérifiés ? Parce que la preuve n’était pas nécessaire. La répétition suffisait : si Strabon, Pline et Mandeville disent la même chose, alors le lieu existe. La carte, même hypothétique, tient lieu de preuve.

L’admiratio, cet étonnement émerveillé, joue un rôle clé. L’Atlantide fascine parce qu’elle suspend le jugement : vraie ou fausse importe peu, elle existe comme image. La Terra Australis persiste parce qu’elle équilibre les masses terrestres sur la carte : vérité géométrique plus que géographique. Ici, le savoir se confond avec la croyance, et le récit s’impose comme force collective.

  1. Résonances contemporaines : motifs persistants

Aujourd’hui, les lieux fabuleux n’ont pas disparu : ils se sont déplacés dans nos fictions, nos angoisses, nos écrans. Trois grands motifs dominent.

a) Engloutissement écologique Manhattan sous les eaux dans New York 2140 (Kim Stanley Robinson). Zones irradiées dans Terminus radieux (Volodine). Univers post-apocalyptiques chez Margaret Atwood (MaddAddam). L’Atlantide et Ys reviennent sous la forme d’une catastrophe climatique. Ce n’est plus une utopie perdue : c’est notre avenir redouté.

b) Dystopies urbaines Panem dans Hunger Games : capitale fastueuse, périphéries réduites à la misère. Les Furtifs d’Alain Damasio : villes hyper-surveillées, saturées d’imaginaire politique. Ici, la cité fabuleuse devient un piège collectif. On ne l’habite pas par choix, mais parce qu’elle s’impose comme cadre.

c) Espaces virtuels Neal Stephenson (Fall, or Dodge in Hell) imagine un au-delà numérique. Emma Newman (After Atlas) brouille réel et virtuel. Le métavers, aujourd’hui, promet un Shangri-La technologique mais menace d’enfermement. Ces lieux ne sont pas seulement créés : ils nous conditionnent, ils organisent nos imaginaires.

Dans tous les cas, les anciens archétypes persistent : engloutissement, cité idéale ou maudite, au-delà. Ce sont les mêmes formes collectives, réactivées par nos peurs climatiques, nos angoisses politiques, nos fantasmes numériques.

  1. Conclusion ouverte

Les lieux fabuleux ne sont pas de simples inventions posées sur des cartes : ce sont des formes collectives qui nous traversent. Ils surgissent, se propagent, se réinventent comme des virus symboliques. Atlantide, Hyperborée, Shangri-La, Mu : chaque époque les renomme, mais leur fonction demeure — dire ce qui échappe, projeter nos désirs, matérialiser nos peurs.

Nous croyons les inventer, mais ce sont eux qui s’imposent à nous. Hier, les marges géographiques accueillaient ces images ; aujourd’hui, ce sont les dystopies, les métavers, les paysages engloutis. Décrire un lieu dans la littérature contemporaine n’est jamais un geste neutre : c’est convoquer un archétype collectif, et accepter qu’il nous travaille en retour — parfois avec notre consentement, parfois contre notre gré.

Le plus fabuleux des lieux est peut-être celui où nous vivons déjà : ce monde saturé d’images, de récits et de projections, où l’imaginaire géographique ne disparaît pas, mais se déplace, insistant, inévitable, au cœur de nos vies.