Il y a, comme je le disais, cette histoire de contexte . Mais pas seulement. En relisant certains textes dits « de fiction », on perçoit aussi une notion centrale : le contrat tacite entre l’auteur et le lecteur. Requalifier la narration autour du réel constitue, à mes yeux, l’essence même de ce contrat. Cette requalification porte sur le type de fiction : on passe d’une fiction d’invention romanesque (personnages et intrigues imaginés) à une fiction d’assemblage et d’angle sur le réel.

Pour ma part, et depuis de nombreuses années, je crois que le réel, dès qu’on tente d’en parler, est déjà une fiction. Le simple fait de l’affirmer ne résout rien. Ce qu’on appelle « réel » est toujours médiatisé par la perception, la mémoire, le langage. Dès qu’on le raconte, on le met en forme, on sélectionne, on cadre, on ordonne : c’est déjà de la fiction au sens de fabrique.

Dans ce changement de point de vue sur la fiction et le réel, il ne s’agit donc pas de prétendre à la pure vérité, mais de se placer dans un régime d’écriture où la source est un donné extérieur — vérifiable ou vécu — et où le travail consiste à laisser cette matière dialoguer avec la forme plutôt que de tout inventer. On déplace ainsi la fiction de l’invention d’univers vers l’invention de formes pour interroger le réel.

Quelques écrivains ayant remis en question les conventions traditionnelles de narration

En France

Georges Perec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Je me souviens, années 1970) → Observation méthodique du réel, contraintes formelles, travail d’inventaire comme matière littéraire.

Annie Ernaux (La Place, 1983 ; Journal du dehors, 1993) → Auto-socio-biographie ancrée dans le vécu et les traces sociales, style dépouillé, observation du quotidien.

Jean Rolin (Zones, 1995 ; L’Organisation, 1996) → Récits de terrain, errance documentaire, mélange reportage / prose littéraire.

Jean-Luc Lagarce (journal, carnets, 1980-1990) → Écriture du quotidien et de soi, quasi documentaire dans la notation.

Jean Echenoz (Cherokee, Lac) → Bien que plus romanesque, a pratiqué dans les années 1980-90 des fictions nourries d’observations concrètes et de documentation.

François Bon → Pionnier par la combinaison de cette requalification du récit autour du réel et de son investissement précoce dans les formes numériques.

À l’international

Truman Capote (De sang-froid, 1966) → “Non-fiction novel” : enquête journalistique traitée avec les techniques narratives du roman.

Joan Didion (Slouching Towards Bethlehem, 1968) → Reportages-essais où l’angle subjectif et la précision documentaire sont indissociables.

James Agee (Louons maintenant les grands hommes, 1941) → Enquête poétique et documentaire sur les métayers américains.

Ryszard Kapuściński (Ébène, Le Négus, années 1970-80) → Reportage littéraire, mélange de vécu, d’observation politique et d’art narratif.

W.G. Sebald (Les Émigrants, 1992 ; Austerlitz, 2001) → Narration hybride, photographies, mémoire et histoire tressées dans une prose documentaire-poétique.

📌 Cette liste n’est pas exhaustive mais trace un fil commun : une remise en cause des conventions narratives classiques, un ancrage fort dans le réel, et une invention formelle qui déplace le rôle de la fiction. .