réflexions sur l’art

Ici, l’art n’est pas un objet figé mais un lieu de pensée en mouvement. Peinture, écriture, regard : tout devient matière à interrogation, parfois ludique, parfois grave. Ces réflexions empruntent autant à la philosophie qu’au souvenir de gestes, à l’anecdote d’atelier, à la mélancolie ironique. Peindre, c’est parfois rater ; dire, c’est souvent déformer ; l’œuvre est résidu de tentatives accumulées. L’artiste-écrivain avance en hésitant, creusant les mots comme la toile. Il ne cherche pas à expliquer l’art, mais à habiter ce qui se dérobe dans l’acte de créer. Chaque texte trace un sentier incertain, où l’intensité prime sur la clarté, où la seule vérité possible est celle de l’élan.

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articles associés

Carnets | juillet 2025

02 juillet 2025

Nuit agitée. Au petit matin, l’impression proche de la certitude d’avoir tout raté. Que tout ça ne vaut rien. Je dois le noter au même titre que n’importe quelle autre pensée qui me traverserait. Comme écrire : « Je me sers une tasse de café et la place dans le four micro-onde pour réchauffer le liquide amer. » La question ne cesse de revenir et de m’éroder : que faire de tout ça ? À quoi ça sert ? Comment le présenter ? Il faut présenter les choses, les présenter, c’est les rendre présentes. Pourquoi est-ce que je pense toujours que ce que j’écris n’est pas « présent », n’est pas offrande, n’est pas un cadeau... L’idée que je sois incapable de donner quoi que ce soit. Ça ne donne rien. Il prend, il prend, mais il ne donne jamais rien. Je n’ai que moi-même à surprendre. J’essaie quotidiennement de me surprendre. Je n’ai aucune idée de ce qui peut surprendre autrui ; d’ailleurs, je ne cherche pas à surprendre autrui. Je me fiche pas mal de surprendre quiconque d’autre que moi seul. Cependant, rien ne me surprend vraiment. Si ça ne me surprend pas, j’ai l’impression d’avoir raté, d’être passé à côté de quelque chose. Ce qui est raté peut-il être rafistolé ? C’est aussi une question obsédante. Ce qui est brisé ne se recolle pas. J’ai eu cette certitude dimanche dernier, tout à fait fortuitement ; nous étions en train de décharger la Dacia en revenant de Tain. Soudain, un sac a glissé et une assiette qu’il contenait s’en est échappée et s’est fracassée sur le sol en mille morceaux. S. était désolée parce que c’était une assiette qu’elle voulait donner à sa mère. Je veux dire qu’elle ne faisait pas semblant d’être désolée, ce n’était pas un artifice ni un message caché à mon intention. Elle a émis un juron qu’elle a dû répéter plusieurs fois comme pour évacuer quelque chose et j’ai tout de suite pensé que ce quelque chose était de l’ordre du doute. À chaque juron, elle semblait dire : non, je ne peux pas recoller ça, c’est impossible, c’est vraiment cassé. J’ai remarqué que depuis plus de deux semaines, il m’est désormais impossible de partager mes textes sur les réseaux sociaux. C’est arrivé d’un seul coup, après une assez longue pratique. Ce n’est pas lié au constat qu’en règle générale, je ne reçois que peu d’interactions. Je me fiche de ces interactions. L’important pour moi est d’écrire chaque matin. Je me suis sans doute leurré en imaginant qu’en l’état, mes textes pouvaient intéresser qui que ce soit. D’ailleurs, qu’est-ce que je mets derrière ce mot « intéresser » ? Je n’en sais rien moi-même. Je ne sais même pas si ces textes m’intéressent vraiment, moi. Tout ce que je sais, c’est que c’est quelque chose que je dois faire. Je dois écrire un texte le matin, parfois plusieurs. Je ne sais pas si c’est une sorte de pathologie, un toc, de la démence ou quoi que ce soit d’autre. Ce que je sais, c’est que le contenu de ces textes ne m’intéresse pas au point de vouloir les relire, d’y chercher quelque chose qui éclairera ma vie ou ce monde d’un jour nouveau.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | juin 2025

28 juin 2025

À droite de l'écran se dresse d'abord un mur vert percé d'une fenêtre grande ouverte en raison de la chaleur que l'on cherche à expulser pour la remplacer par la fraîcheur matinale. Considérations climatiques futiles qui m'auront échappées puisque j'étais parti pour décrire les lieux. Mais j'y reviendrai peut-être. Sur le climat. Donc, nous avons une fenêtre de forme rectangulaire, il est rare par ici de voir des fenêtres carrées. Les rondes ou en losange sont encore plus rares. Ici aussi je crois qu'on pourra se passer de la géométrie. Au-delà de la fenêtre, un mur qui monte jusqu'à une ligne taillée en biseau, et qui est tout simplement le fait souligné d'une ombre encore plus noire que la pénombre. Si l'on veut laisser l'œil s'élever encore on peut avoir un triangle de ciel gris bleu dans la partie supérieure de la fenêtre. Avec peut-être une légère nuance purpurine. Description qui n'est que l'écho d'une page lue ce matin. Ce qui me fait penser à Laurent Mauvignier quand on lui demande quels sont les auteurs qui l'ont inspiré. Il parle de cet écho chez d'autres auteurs d'un quelque chose qu'il cherche à dire. Est-ce cela l'inspiration, je ne sais pas. Peut-être que ça parle de solipsisme prometteur plutôt. Comme si à la lecture on avait franchi un mur. On aurait découvert cette percée, cette fenêtre que j'évoque au début, on passerait par celle-ci et l'on se retrouverait dans un jardin, dans une ville, dans ce que l'on voudra, une bibliothèque. La seule chose dont on ne pourrait plus douter c'est que c'est à soi de s'occuper des lieux. Car pas de jardinier ici, pas d'éboueur pour ramasser les ordures, pas de bibliothécaire pour épousseter les ouvrages, balayer les sols. Tout nous appartiendrait, d'accord. Mais nous serions les seuls responsables à la fois des merveilles qu'on y trouve comme des dégâts qu'on y cause. Une idée fugace passe, laisse-la passer, ne la retiens pas. Patience. Si elle revient une seconde fois note qu'elle se représente avec un léger étonnement. Mais laisse-la passer encore. La troisième fois cependant note-la car il y a de grandes chances qu'elle ne se représente plus. Cet espoir de retrouver goût à la lecture lui tomba dessus comme la grâce. Qu'allait-il en faire lui qui dans chaque espoir décelait déjà les prémisses d'une deception à venir. Donc le mot propriété revient par la bande. C'est à dire que tu lis un livre, tu le lis parfois plusieurs fois, tu t'en imprègnes et à la fin de voici étrangement devenu son propriétaire . Je ne parle pas de placer le livre sur l'étagère de la bibliothèque, évidemment. Je parle de cette sorte d'avidité incroyable au fond de soi qui s'accapare le monde de toutes les manières dont on peut imaginer que le monde se présente à soi. Que ce soit une rue que l'on arpente à période régulière et dont on fait sa familère, comme jadis on parlait de favorite. Que ce soit les fleurs du jardin que l'on arrose le matin pour qu'elles ne dépérissent pas trop vite. Que ce soit les livres que l'on lit et dans lesquels parfois on se reconnaît plus ou moins. L'idée d'être assisté pour respirer. Par une machine. L'agacement soudain s'additionne à la chaleur, se cumule, s'amplifie. Vers 23h j'arrache le masque. C'est à dire que le confort au bout d'un moment m'est tout aussi insupportable que tout le reste. C'est à ce moment, ne parvenant plus à dormir que j'ouvre les Nouvelles Complètes de Conrad, chez Quarto. Je n'avais jamais lu la préface de Jacques Darras. Il évoque la présence de Rimbaud et de Jozef Konrad Korzeniowski au même moment à Marseille, en 1875. Et surtout cet attrait des deux jeunes hommes pour les langues étrangères notamment l'anglais et le français pour le jeune polonais. « L'oreille devient organe majeur, les recherches linguistiques saussuriennes sont proches d'une formulation théorique ». Hier encore je m'interrogeai sur l'utilité d'un récit de voyage et aussitôt que je lis ces pages ce sont les noms de lieux qui attirent l'oeil. l'île de Bangka au nord de Sumatra Semarang Singapour et Bornéo Aden Kinshasa Stanley Falls Harar L'hôpital de la Conception à Marseille.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection réflexions sur l’art

Lectures

note de lecture_Le Temps et les Dieux de Dunsany

Note de lecture : Time and the Gods de Lord Dunsany Lord Dunsany (Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany, 1878-1957) possède un style tout à fait distinctif dans la littérature fantastique qui a profondément influencé le genre. Son écriture se distingue par une prose lyrique et archaïsante, empreinte d'une solennité biblique. Dunsany emploie délibérément un langage soutenu, parfois archaïque, qui évoque les textes sacrés ou les chroniques anciennes. Cette tonalité confère à ses récits une dimension mythique et intemporelle. Ses textes fonctionnent souvent comme des poèmes en prose. Il crée des mythologies complètes avec leurs panthéons de dieux aux noms évocateurs (Mana-Yood-Sushai, Pegāna). Son style reflète cette ambition démiurgique : il écrit comme un chroniqueur des temps primordiaux, rapportant des légendes d'un monde parallèle. Ses récits sont imprégnés d'une nostalgie particulière, celle des civilisations perdues et des beautés évanescentes. Le style traduit cette mélancolie par des cadences musicales et des images de splendeur fanée. Ce style unique a directement inspiré H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et toute une génération d'écrivains fantastiques qui ont adopté sa manière de créer des mondes mythologiques par la seule force du verbe. Les ritournelles dunsaniennes L'usage de la répétition comme d'un motif musical me rappelle Gertrude Stein, bien que les intentions diffèrent. Je me suis procuré l'édition Gollancz Fantasy Masterworks datant de 2000 pour consulter le texte original. Dunsany emploie des structures répétitives qui créent un effet d'incantation quasi-liturgique. On trouve des formules récurrentes comme « And it was so » ou des variations sur « In the days when... » qui ponctuent ses récits cosmogoniques. Ces répétitions fonctionnent comme des refrains bibliques, renforçant la dimension sacrée de ses mythologies. Comme Stein, Dunsany joue sur la répétition-variation, mais là où Stein déconstruit le langage pour explorer sa matérialité pure (« Rose is a rose is a rose »), Dunsany utilise la répétition pour construire du mythe. Ses ritournelles visent l'hypnose mystique plutôt que l'expérimentation linguistique. Les deux auteurs créent une temporalité particulière par la répétition : Stein suspend le temps narratif traditionnel, Dunsany évoque le temps cyclique des cosmogonies anciennes. Chez lui, la répétition mime les cycles éternels des dieux et des mondes. La question du souffle et de la période Il faut le lire à haute voix pour comprendre quelque chose de la période. De même que Lovecraft, cela demande du souffle. Ce n'est pas le même air que ces poumons charrient. Je me fais cette réflexion alors que je corrige quelques textes de 2019 où j'avais encore de bons poumons — des longues phrases bourrées de virgules. Ce n'est plus le cas. Que penser de cela ? De la notion de période dans l'écriture ? Les temps actuels semblent plus propices à la phrase courte, au staccato. Ce qui, sans doute, paraîtra tout aussi étrange à des lecteurs de l'avenir, s'ils existent. Néanmoins, il doit y avoir certaines formules qui persistent dans la durée, dans le temps — autrement dit, des structures qui résistent à l'entropie. La musique pure permet cela. Est-ce que lorsque j'écoute Bach ou Mozart je suis dans leur époque, dans la mienne ? Non, je ne le crois pas. Je suis ailleurs. Dans un ici et maintenant qui absout la durée. Mieux : c'est la musique dans son déroulement qui est passé, présent, avenir — trois axes qui convergent dans l'instant où l'on écoute. Donc l'écriture essaie de reproduire ce phénomène, c'est désormais une évidence. C'est sans doute la raison pour laquelle certains textes résistent à l'entendement. On y cherche du sens alors qu'il faut simplement les éprouver.|couper{180}

Auteurs littéraires fragment réflexions sur l’art

Carnets | juin 2025

3 juin 2025

En revenir à la langue ? Ce qu'elle peut raconter ? Aucune importance, au fond. Il faudrait encore franchir une étape supplémentaire pour y accéder. Une sorte de lobotomie. Riche idée, cette nuit. J’ai demandé à Claude 4 Opus de me créer une application capable, chaque fois que je lui donne un texte, de générer une musique d’accompagnement inspirée de musiciens que j’apprécie — Philip Glass, Brian Eno, Debussy, entre autres. Environ trente minutes plus tard, une magnifique application apparaissait. Sauf qu’au moment de la tester, elle ne fonctionnait pas. J’ai dû tout redécortiquer, recréer un environnement sur mon vieil Ubuntu. En somme, me salir un peu les mains, farfouiller dans les scripts Python. Vers quatre heures du matin, j’étais enfin parvenu à mes fins — du moins le croyais-je. J’ai lancé l’app via React dans le navigateur. Elle n’avait plus tout à fait la même allure que celle proposée par Claude, mais elle semblait fonctionner. Je colle un petit texte et, comme par magie, des notes de piano en sortent. Sauf qu’elles sont trop espacées pour qu’on puisse réellement appeler ça de la musique. À la fin du « morceau » — si je puis dire — le navigateur plante et ne génère pas le MP3 attendu. Je mets donc l’idée en réserve. Si j’y parvenais, cela permettrait vraiment de créer un univers pour le site... et pourquoi pas, en fond d’article, le lancement d’un vieux film en noir et blanc (bon, là je m’emballe). J’y pensais déjà en 1985, en imaginant des expositions du futur. Solliciter tous les sens, y compris l’odorat et le goût. Peut-être un petit encart dans la page : « Essaie de manger ça avec une soupe au lait et pommes de terre », ou encore : « Taille un petit bout de réglisse, colle-le-toi dans le bec, puis respire le bouchon du réservoir d’une vieille 2 CV » — ces bonnes vieilles odeurs d’essence... Bref. On peut se demander ensuite si tout cela n’est pas une forme de triche propre à notre époque. La conséquence d’une défaite : celle de ne plus savoir solliciter tous les sens à travers un seul — bien pratiqué, bien exprimé, dans la bonne langue. Back to language — what it can actually tell us — doesn’t really matter. We'd still need another step to get there. Something like a lobotomy. A rich idea, that one, from last night. I asked Claude 4 Opus to build me an app — the kind that, every time I feed it a bit of text, generates a soundtrack. The vibe ? Inspired by musicians I love : Philip Glass, Brian Eno, Debussy... you get it. About thirty minutes later, there it was : a beautiful app, gleaming on screen like something half-finished from the future. Except it didn’t work. Naturally. So I had to take it apart, bit by bit, and rebuild an environment on my ancient Ubuntu box — get my hands dirty, rummage through Python scripts like someone looking for old keys in a drawer full of junk. Around 4 a.m., I finally managed to get it running — or so I thought. React and browser loaded, the app launched. Didn’t look quite like Claude’s version, but hey, it seemed functional. I dropped in a short paragraph, and like magic, piano notes drifted out. Except they were too far apart to really call it music. At the end of the « piece » — if we’re generous — the browser crashed and refused to spit out the expected MP3. Idea shelved. But still, if I could get it right... it could shape an entire atmosphere for the site. Maybe even — and now I’m flying a bit high — an old black-and-white film playing softly in the background of the article. I had this idea way back in 1985, dreaming up exhibitions of the future. The kind that would engage every sense — smell and taste included. Maybe a little insert somewhere on the page saying : “Try this with warm milk and potatoes,” or “Chew a bit of licorice, stick it in your cheek, then sniff the gas cap of an old 2CV.” You know, inhale those good old gasoline smells. Anyway. It makes you wonder whether this isn’t just some kind of cheat code specific to our time. The fallout from a collective defeat : not knowing how to summon all the senses through one — well-used, well-expressed, in the right language.|couper{180}

Autofiction et Introspection réflexions sur l’art Technologies et Postmodernité

Lectures

The Phantom Empire : How Tartaria Reveals the Secret Dreams of Our Age

Version française There is, first, this image : Vladimir Putin facing Tucker Carlson in that Kremlin office where we glimpse flags decorated with griffins, evoking with troubling precision the Golden Horde, that thirteenth-century Mongol empire that dominated the Russian steppes. The interview dates from February 2024. Putin speaks of history with that particular confidence of powerful men who rewrite the past to justify the present. Behind him, heraldic symbols shimmer under the lights. This scene, seemingly innocuous, reveals something essential about our time : how alternative myths become geopolitical weapons. For while the Russian president mobilizes historical references before American cameras, in the algorithms of TikTok and the forums of Reddit, another version of this story is being written. It's called Greater Tartaria, and it obsesses millions of internet users convinced that a world empire has been erased from our memories. On TikTok, the hashtag #tartaria accumulates three hundred million views. On Reddit, forty-three thousand members scrutinize every architectural detail, every urban anomaly, to reconstruct traces of this supposedly vanished civilization. I wanted to understand how we had arrived here. How a conspiracy theory born in Russian nationalist circles of the 1980s had become one of the most fertile myths of our digital age. And above all, what this fascination revealed about ourselves, about our anxieties facing modernity, about our thirst for living architectures and harmonious technologies. The story begins in post-Soviet Russia, in Anatoly Fomenko's office. He's a respected mathematician at Moscow University, a specialist in differential geometry. But in the 1980s, Fomenko develops an obsession that will change his life : the idea that conventional history is a vast mystification. He baptizes his theory « New Chronology. » According to him, events attributed to Greek, Roman, or Egyptian antiquity actually took place during the Middle Ages, a thousand years later than what textbooks teach. This radical rewriting finds fertile ground in the Soviet collapse. After 1991, part of Russian society searches for new identity narratives. Communist mythology crumbled with the Berlin Wall. What remains to nourish national pride ? Fomenko proposes a seductive alternative : making Russia the direct heir of a grandiose Eurasian empire, « Greater Tartaria, » deliberately hidden by a jealous West. Nikolai Levashov enriches this matrix with occultist elements. In his writings, Tartaria becomes a civilization of superhumans with prodigious technological capabilities, annihilated by dark forces. These theories find an audience in Russia, where they respond to a need for wounded grandeur. But it's with the internet that everything changes. Around 2016, Tartarian theories migrate toward anglophone platforms. The process fascinates : by detaching from their Russian nationalist matrix, they undergo a remarkable creative mutation. The new adherents, mostly Western, freely reinterpret the myth according to their own obsessions. I observe this phenomenon from my screens. On YouTube, specialized channels accumulate hundreds of thousands of subscribers proposing « investigations » into Tartarian architecture. The algorithms amplify everything. A thirty-second video suffices to transform the perception of a familiar monument : New York's courthouse suddenly becomes a mysterious Tartarian vestige, its partially buried windows « proof » of a historical mud flood. This aesthetic of the fragment, characteristic of social media, favors an impressionist approach where the accumulation of visual clues replaces rational analysis. Unlike centralized conspiracy theories, modern Tartaria functions as an open narrative where anyone can contribute. This collaborative dimension transforms passive consumption into active engagement. Faced with this deluge, the academic response doesn't delay. The Russian Geographical Society itself methodically dismantles Tartarian claims. It reminds us that the « Tartaria » of ancient maps was merely a European geographical designation for the vast Eurasian steppes. This region never constituted a unified empire. Examination of cartographic sources confirms this reality. Abraham Ortelius's sixteenth-century maps, often cited as « proof, » actually reveal the rudimentary state of European geographical knowledge. The vast spaces marked « Tartaria » correspond to poorly known zones where nomadic peoples wandered. Far from designating a structured kingdom, these appellations translate European ignorance about eastern frontiers. Architectural analysis equally effectively dismantles Tartarian pretensions. Saint Isaac's Cathedral in Saint Petersburg, often cited as impossible to build with period techniques, perfectly illustrates the capabilities of nineteenth-century Russian engineering. The famous « mud flood, » supposed to explain buried buildings, finds prosaic explanations in normal urban evolution. Yet this scientific deconstruction struggles to stem the myth's appeal. For adherents don't function according to empirical validation logic. They develop what we might call a poetics of error, where narrative beauty takes precedence over veracity. This resistance reveals the phenomenon's true nature : modern Tartaria belongs to mythology, not history. It activates archetypes deeply anchored in human imagination. The lost golden age, the purifying catastrophe, forgotten wisdom, civilizing giants : all these motifs traverse cultures, from the myth of Atlantis to Arthurian legends. Tartarian theory reactualizes them in a contemporary technological context. It proposes a modern version of paradise lost, where technology liberates instead of alienating, where architecture unites instead of compartmentalizing, where energy heals instead of polluting. In a world confronting ecological crisis, the fantasy of Tartarian « free energy » offers compensatory release. Psychosociological analysis reveals other springs. Zach Mortice, architect and journalist, identifies in Tartarian passion a form of rejection of architectural modernism. Adherents systematically privilege ornate styles over modern architecture, judged dehumanizing. This aesthetic reveals nostalgia for a world where beauty and functionality weren't dissociated. Beyond its conspiracist aspects, the phenomenon functions as a revealer of contemporary anxieties. Its popularity coincides with a generalized crisis of confidence toward institutions. Proposing an « alternative history » responds to a psychological need : regaining control over a collective narrative perceived as externally imposed. This political dimension shouldn't be underestimated. When Putin evokes the Golden Horde facing Tucker Carlson, with this carefully orchestrated staging of symbols, he mobilizes exactly this same narrative matrix. Some content reinterprets Ukraine's invasion as a « reconquest » of legitimate Tartarian territories. This instrumentalization illustrates the dangers of any pseudohistorical rewriting. But analysis cannot stop at problematic dimensions. For modern Tartaria generates remarkable artistic creativity. It inspires a new visual grammar influencing contemporary art, video game design, speculative architecture. This « Tartaro-steampunk » aesthetic mixes retrofuturist codes with unprecedented technological mysticism. Artists appropriate this universe to explore pressing contemporary questions. How to imagine sustainable technologies ? Can we conceive architectures that heal ? The Tartarian fantasy, with its etheric machines and energetic cities, offers experimental terrain. This creative fertility appears in the video game universe, where several studios develop projects inspired by Tartarian aesthetics. These works allow concrete exploration of alternative technology implications, testing utopian social models. The ludic medium transforms pseudohistorical speculation into prospective laboratory. Experimental architecture seizes these visual codes. Conceptual projects integrate « Tartarian » elements—energetic domes, functional ornamentations—to propose alternatives to industrial architecture. These explorations enrich contemporary architectural vocabulary. The « New Weird » artistic movement finds rich inspiration in the Tartarian universe. The theory's impossible landscapes—mountain-trees, canyon-roots, mesa-stumps—offer a repertoire of surrealist images questioning our geological perception. This creative appropriation reveals an unexpected function : the myth serves as an imaginary « toolkit » for thinking differently about our relationship to the world. Its fantastic technologies stimulate reflection on renewable energies, its organic architectures inspire eco-construction. Analysis of the phenomenon ultimately reveals less about a fantasmatic empire than about ourselves. This « collective waking dream » functions as a projective test where our frustrations and hopes express themselves. First, it reveals our nostalgia for a world where technology and harmony weren't antithetical. Facing industrialization's damage, the fantasy of « free energy » expresses our thirst for non-destructive solutions. This technological utopia points toward a real need : reconciling technical progress and environmental respect. Passion for Tartarian architecture translates our malaise facing urban standardization. Praise of ornate styles reveals aspiration to architectural beauty, too often sacrificed to economic imperatives. More profoundly, the myth's success signals a crisis of Western collective narrative. In an epoch of cultural fragmentation, proposing an « alternative history » responds to an anthropological need : giving meaning to common experience. The geopolitical dimension illustrates contemporary stakes of narrative « soft power. » In a multipolar world, the capacity to propose alternative narratives becomes a power instrument. Tartarian theory diffusion participates in a strategy of destabilizing Western consensus. Study reveals the urgency of critical education adapted to the digital era. Algorithmic mechanisms, visual content virality create unprecedented conditions for pseudo-knowledge diffusion. Simple factual refutation no longer suffices. Paradoxically, analysis suggests constructive paths. Its capacity to generate new imaginaries shows it's possible to positively channel the utopian energy it conveys. Rather than denouncing its problematic aspects, society could draw inspiration from its creative fertility. In a world confronting major challenges, we need new mobilizing narratives associating scientific rigor and imaginative power. The Tartarian myth's success demonstrates public appetite for such narrations. For fundamentally, the question modern Tartaria poses isn't « did this empire exist ? » but « what world do we want to build ? » In its impossible architectures, the contours of our true civilizational aspirations take shape. It's up to us to decipher them and translate them into concrete projects. When I think back to that image of Putin evoking the Golden Horde, I tell myself we're perhaps witnessing something larger than simple geopolitical manipulation. We're witnessing the renaissance of myths as power instruments, their resurgence in a world that has lost its great unifying narratives. Tartaria, in its Russian version as in its globalized version, reveals our thirst for meaning, our need for transcendence, our nostalgia for a time when humanity and its technology were one. This should worry us, of course. But it should also inspire us.|couper{180}

Espaces lieux new weird réflexions sur l’art

Lectures

L’Empire Fantôme : Comment la Tartarie Révèle les Rêves Secrets de Notre Époque

English version Il y a d'abord cette image : Vladimir Poutine face à Tucker Carlson, dans ce bureau du Kremlin où l'on voit des drapeaux ornés de griffons, évoquant avec une précision troublante la Horde d'or, cet empire mongol du XIIIe siècle qui domina les steppes russes. L'entretien date de février 2024. Poutine parle d'histoire avec cette assurance particulière des hommes de pouvoir qui réécrivent le passé pour justifier le présent. Derrière lui, les symboles héraldiques scintillent sous les projecteurs. Cette scène, apparemment anodine, révèle quelque chose d'essentiel sur notre époque : comment les mythes alternatifs deviennent des armes géopolitiques. Car tandis que le président russe mobilise les références historiques devant les caméras américaines, dans les algorithmes de TikTok et les forums de Reddit, une autre version de cette histoire s'écrit. Elle s'appelle la Grande Tartarie, et elle obsède des millions d'internautes convaincus qu'un empire mondial a été effacé de nos mémoires. Sur TikTok, le hashtag #tartaria cumule trois cents millions de vues. Sur Reddit, quarante-trois mille membres scrutent chaque détail architectural, chaque anomalie urbaine, pour reconstituer les traces de cette civilisation supposée disparue. J'ai voulu comprendre comment nous en étions arrivés là. Comment une théorie du complot née dans les cercles nationalistes russes des années 1980 était devenue l'un des mythes les plus fertiles de notre époque numérique. Et surtout, ce que cette fascination révélait de nous-mêmes, de nos angoisses face à la modernité, de notre soif d'architectures vivantes et de technologies harmonieuses. L'histoire commence dans la Russie post-soviétique, dans le bureau d'Anatoly Fomenko. C'est un mathématicien respecté de l'université de Moscou, spécialiste de géométrie différentielle. Mais dans les années 1980, Fomenko développe une obsession qui va changer sa vie : l'idée que l'histoire conventionnelle est une vaste mystification. Il baptise sa théorie « Nouvelle Chronologie ». Selon lui, les événements attribués à l'Antiquité grecque, romaine ou égyptienne se seraient en réalité déroulés au Moyen Âge, mille ans plus tard que ce qu'enseignent les manuels. Cette réécriture radicale trouve un terreau dans l'effondrement soviétique. Après 1991, une partie de la société russe cherche de nouveaux récits identitaires. La mythologie communiste s'est effondrée avec le Mur de Berlin. Que reste-t-il pour nourrir la fierté nationale ? Fomenko propose une alternative séduisante : faire de la Russie l'héritière directe d'un empire eurasiatique grandiose, la « Grande Tartarie », délibérément occultée par l'Occident jaloux. Nikolai Levashov enrichit cette matrice d'éléments occultistes. Dans ses écrits, la Tartarie devient une civilisation de surhommes aux capacités technologiques prodigieuses, anéantie par des forces obscures. Ces théories trouvent un public en Russie, où elles répondent à un besoin de grandeur blessée. Mais c'est avec internet que tout change. Vers 2016, les théories tartariennes migrent vers les plateformes anglophones. Le processus fascine : en se détachant de leur matrice nationaliste russe, elles subissent une mutation créative remarquable. Les nouveaux adeptes, majoritairement occidentaux, réinterprètent librement le mythe selon leurs propres obsessions. J'observe ce phénomène depuis mes écrans. Sur YouTube, des chaînes spécialisées accumulent des centaines de milliers d'abonnés en proposant des « enquêtes » sur l'architecture tartarienne. Les algorithmes amplifient tout. Une vidéo de trente secondes suffit à transformer la perception d'un monument familier : le Palais de Justice de New York devient soudain un mystérieux vestige tartarien, ses fenêtres partiellement enterrées la « preuve » d'un déluge de boue historique. Cette esthétique du fragment, caractéristique des réseaux sociaux, favorise une approche impressionniste où l'accumulation d'indices visuels remplace l'analyse rationnelle. Contrairement aux théories du complot centralisées, la Tartarie moderne fonctionne comme un récit ouvert où chacun peut apporter sa contribution. Cette dimension collaborative transforme la consommation passive en engagement actif. Face à cette déferlante, la réponse académique ne se fait pas attendre. La Société géographique russe elle-même démonte méthodiquement les affirmations tartariennes. Elle rappelle que la « Tartarie » des cartes anciennes n'était qu'une désignation géographique européenne pour les vastes steppes eurasiatiques. Jamais cette région n'a constitué un empire unifié. L'examen des sources cartographiques confirme cette réalité. Les cartes d'Abraham Ortelius du XVIe siècle, souvent citées comme « preuves », révèlent en fait l'état rudimentaire des connaissances géographiques européennes. Les vastes espaces marqués « Tartaria » correspondent aux zones mal connues où erraient les peuples nomades. Loin de désigner un royaume structuré, ces appellations traduisent l'ignorance européenne sur les confins orientaux. L'analyse architecturale démonte tout aussi efficacement les prétentions tartariennes. La cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, souvent citée comme impossible à construire avec les techniques de l'époque, illustre parfaitement les capacités de l'ingénierie russe du XIXe siècle. Le fameux « déluge de boue », censé expliquer l'enfouissement des bâtiments, trouve des explications prosaïques dans l'évolution urbaine normale. Pourtant, cette déconstruction scientifique peine à endiguer l'attrait du mythe. Car les adeptes ne fonctionnent pas selon une logique de validation empirique. Ils développent ce que l'on pourrait appeler une poétique de l'erreur, où la beauté du récit prime sur sa véracité. Cette résistance révèle la véritable nature du phénomène : la Tartarie moderne relève de la mythologie, pas de l'histoire. Elle active des archétypes profondément ancrés dans l'imaginaire humain. L'âge d'or perdu, la catastrophe purificatrice, la sagesse oubliée, les géants civilisateurs : tous ces motifs traversent les cultures, du mythe de l'Atlantide aux légendes arthuriennes. La théorie tartarienne les réactualise dans un contexte technologique contemporain. Elle propose une version moderne du paradis perdu, où la technologie libère au lieu d'aliéner, où l'architecture unit au lieu de cloisonner, où l'énergie guérit au lieu de polluer. Dans un monde confronté à la crise écologique, le fantasme d'une « énergie libre » tartarienne offre un exutoire compensatoire. L'analyse psychosociologique révèle d'autres ressorts. Zach Mortice, architecte et journaliste, identifie dans la passion tartarienne une forme de rejet du modernisme architectural. Les adeptes privilégient systématiquement les styles ornementés au détriment de l'architecture moderne, jugée déshumanisante. Cette esthétique révèle une nostalgie pour un monde où beauté et fonctionnalité n'étaient pas dissociées. Au-delà de ses aspects conspirationnistes, le phénomène fonctionne comme un révélateur des angoisses contemporaines. Sa popularité coïncide avec une crise de confiance généralisée envers les institutions. Proposer une « histoire alternative » répond à un besoin psychologique : reprendre le contrôle sur un récit collectif perçu comme imposé. Cette dimension politique ne doit pas être sous-estimée. Quand Poutine évoque la Horde d'or face à Tucker Carlson, avec cette mise en scène soigneusement orchestrée des symboles, il mobilise exactement cette même matrice narrative. Certains contenus réinterprètent l'invasion de l'Ukraine comme une « reconquête » de territoires tartariens légitimes. Cette instrumentalisation illustre les dangers de toute réécriture pseudohistorique. Mais l'analyse ne peut s'arrêter aux dimensions problématiques. Car la Tartarie moderne génère une créativité artistique remarquable. Elle inspire une nouvelle grammaire visuelle qui influence l'art contemporain, le design de jeux vidéo, l'architecture spéculative. Cette esthétique « tartaro-steampunk » mélange les codes rétrofuturistes avec un mysticisme technologique inédit. Les artistes s'approprient cet univers pour explorer des questions contemporaines pressantes. Comment imaginer des technologies soutenables ? Peut-on concevoir des architectures qui soignent ? Le fantasme tartarien, avec ses machines éthériques et ses cités énergétiques, offre un terrain d'expérimentation. Cette fertilité créative s'observe dans l'univers du jeu vidéo, où plusieurs studios développent des projets inspirés de l'esthétique tartarienne. Ces œuvres permettent d'explorer concrètement les implications de technologies alternatives, de tester des modèles sociaux utopiques. Le medium ludique transforme la spéculation pseudohistorique en laboratoire prospectif. L'architecture expérimentale s'empare de ces codes visuels. Des projets conceptuels intègrent des éléments « tartariens » - dômes énergétiques, ornementations fonctionnelles - pour proposer des alternatives à l'architecture industrielle. Ces explorations enrichissent le vocabulaire architectural contemporain. Le mouvement artistique du « New Weird » trouve dans l'univers tartarien une source d'inspiration riche. Les paysages impossibles de la théorie - montagnes-arbres, canyons-racines, mesas-souches - offrent un répertoire d'images surréalistes qui questionnent notre perception géologique. Cette appropriation créative révèle une fonction inattendue : le mythe sert de « boîte à outils » imaginaire pour penser autrement notre rapport au monde. Ses technologies fantastiques stimulent la réflexion sur les énergies renouvelables, ses architectures organiques inspirent l'éco-construction. L'analyse du phénomène révèle finalement moins sur un empire fantasmatique que sur nous-mêmes. Ce « rêve éveillé collectif » fonctionne comme un test projectif où s'expriment nos frustrations et nos espoirs. D'abord, il révèle notre nostalgie d'un monde où technologie et harmonie n'étaient pas antinomiques. Face aux dégâts de l'industrialisation, le fantasme d'une « énergie libre » exprime notre soif de solutions non destructrices. Cette utopie technologique pointe vers un besoin réel : réconcilier progrès technique et respect environnemental. La passion pour l'architecture tartarienne traduit notre malaise face à la standardisation urbaine. L'éloge des styles ornementés révèle une aspiration à la beauté architecturale, trop souvent sacrifiée aux impératifs économiques. Plus profondément, le succès du mythe signale une crise du récit collectif occidental. Dans une époque de fragmentation culturelle, proposer une « histoire alternative » répond à un besoin anthropologique : donner du sens à l'expérience commune. La dimension géopolitique illustre les enjeux contemporains du « soft power » narratif. Dans un monde multipolaire, la capacité à proposer des récits alternatifs devient un instrument de puissance. La diffusion des théories tartariennes participe d'une stratégie de déstabilisation des consensus occidentaux. L'étude révèle l'urgence d'une éducation critique adaptée à l'ère numérique. Les mécanismes algorithmiques, la viralité des contenus visuels créent des conditions inédites de diffusion des pseudo-savoirs. La simple réfutation factuelle ne suffit plus. Paradoxalement, l'analyse suggère des pistes constructives. Sa capacité à générer de nouveaux imaginaires montre qu'il est possible de canaliser positivement l'énergie utopique qu'elle véhicule. Plutôt que de dénoncer ses aspects problématiques, la société pourrait s'inspirer de sa fertilité créative. Dans un monde confronté à des défis majeurs, nous avons besoin de nouveaux récits mobilisateurs qui associent rigueur scientifique et puissance imaginative. Le succès du mythe tartarien démontre l'appétit du public pour de telles narrations. Car au fond, la question que pose la Tartarie moderne n'est pas « cet empire a-t-il existé ? » mais « quel monde voulons-nous construire ? ». Dans ses architectures impossibles se dessinent les contours de nos véritables aspirations civilisationnelles. À nous de les déchiffrer et de les traduire en projets concrets. Quand je repense à cette image de Poutine évoquant la Horde d'or, je me dis que nous assistons peut-être à quelque chose de plus large qu'une simple manipulation géopolitique. Nous assistons à la renaissance des mythes comme instruments de pouvoir, à leur résurgence dans un monde qui a perdu ses grands récits unificateurs. La Tartarie, dans sa version russe comme dans sa version globalisée, révèle notre soif de sens, notre besoin de transcendance, notre nostalgie d'un temps où l'homme et sa technique ne faisaient qu'un. Cela devrait nous inquiéter, bien sûr. Mais cela devrait aussi nous inspirer.|couper{180}

Espaces lieux essai Mondes souterrains new weird réflexions sur l’art Tartarie

Carnets | mai 2025

19 mai 2025

Ce n’est pas le fait de vouloir raconter une histoire, c’est de la raconter toujours de la même façon. Une manière tellement habituelle d’entendre des histoires qu’on ne fait plus attention à l’histoire elle-même, mais à la façon dont elle est dite. Car si on ne la dit pas telle qu’on le veut, c’est-à-dire telle qu’on s’y attend déjà plus ou moins, comme un mouvement établi par avance, attendu, parce que rassurant de l’entendre telle qu’on l’attend, si on ne la dit pas ainsi, alors l’histoire devient incongrue. Elle prend soudain une importance démesurée au regard de la manière dont elle devrait être dite. Je referme Hors les murs de Jacques Réda avec cette sensation d’avoir un peu mieux saisi le texte d’Hervé Micolet que F.B. nous a envoyé pour la proposition 12 de l’atelier. Un peu mieux saisi quoi ? Je ne saurais dire. Peut-être un rythme, une musique propre à chacun, qui pourtant se rejoignent. Ça m’a fait réfléchir, trop sûrement. De 11 heures du matin à 22 heures, dimanche, heure locale, l’angoisse est restée là, collée. Ce ne peut pas être une langue artificielle, me suis-je dit. Une langue inventée par mode, pour coller à ce qui se fait. Non. Ce serait une langue née du refus de dire les choses comme on les dit toujours, sans même faire attention à la manière de les dire. Une langue du doute, de l’hésitation, du recul. Sitôt qu’on s’apercevrait qu’on raconte comme on ânonne, on bousculerait quelque chose, pour essayer de s’en sortir. Ce qui n’est pas franchement de la poésie non plus. Écrire de la poésie, vraiment ? Deux ou trois vies juste pour ça, ça me dissuade aussitôt. À vrai dire, sitôt que je me déprime, je deviens idiot. Chaque fois que je découvre un monde, je me réfugie dans l’idiotie. Une couardise m’y pousse, parce que l’idiotie est le seul refuge confortable dans lequel je puisse, à cet instant, me lover. Que faire sinon ? Hocher la tête, relever les manches, se dire : « Je m’y mets, bille en tête. » Mais se mettre à quoi, quand on est bras nus, et couard ? À l’idiotie, parce qu’il faut bien rendre hommage à quelque chose. Trouver un subterfuge pour sacrifier sa vanité sur l’autel de l’idiotie, allumer deux ou trois bougies, agiter l’encensoir, marcher pieds nus sur le trottoir de la bêtise. Être bête enfin, absolument, pour ne surtout pas sombrer dans ce biais qu’on nomme l’intelligence. D’ailleurs, il en va de l’intelligence comme des histoires. Ce n’est pas l’intelligence elle-même qui compte, mais la manière dont on s’attend toujours qu’elle surgisse. Comme une recette de cuisine : un peu de sel, un peu de poivre, tiens, c’est assaisonné comme il faut, c’est-à-dire comme il se doit. Ça doit donc bien être un ragoût de mouton, ou de l’intelligence. À part ça, je crois que le site est désormais coupé du monde. J’ai mal paramétré le script de Google Analytics, la Search Console refuse d’indexer mes pages, prétextant un serveur 5xxx. Après une petite montée d’adrénaline, j’ai fini par me dire que ce n’était peut-être pas plus mal. Finalement, être planqué dans le trou du cul du web me va bien. Je ne me sens pas prêt à discuter de ce que j’écris, ni des raisons pour lesquelles j’écris. Inutile d’y penser : je l’ai déjà fait des dizaines de fois, et je sais combien d'obstacles je devrais surmonter pour apparaître et dire quoi que ce soit à propos de ces écrits. Hors de l’écriture, je n’ai strictement rien à voir avec ce que j’écris. Rien à voir non plus avec ce que j’ai cru être à un moment quelconque de ma vie. En ce sens, je suis dans la grotte face à Polyphème le cyclope, mais quand je dis « personne », moi, c’est vrai. Je suis personne. Je ne suis pas Ulysse, mais alors pas du tout. En revenant du marché ce matin, pourtant, une pensée fugitive s’est imposée : « Quand donc vas-tu cesser de te faire tout seul des nœuds au cerveau ? » À peu près ça. Et cette idée d’une journée sans cette occupation. Mon Dieu, que de choses je pourrais alors faire ! Ranger le grenier, vendre tous les livres policiers de mon père qui pourrissent dans des cartons là-haut. Mettre de l’ordre dans mes papiers administratifs. Prendre rendez-vous pour une assurance décès et, en passant, me renseigner sur le prix d’une concession, sur le tarif des inhumations. Ou alors me mettre à la menuiserie, à la poterie, à relire tout ce que j’ai déjà lu sans jamais rien y comprendre. Rassembler tout ce qui ne me sert à rien et le porter chez Emmaüs. Ou le vendre sur internet, mais vendre sur internet me paraît bien plus harassant que de tout porter chez Emmaüs.|couper{180}

Autofiction et Introspection réflexions sur l’art

Carnets | mai 2025

7 mai 2025

La forme poétique, bien que je ne sache pas vraiment ce qu'elle est, d'ailleurs, le saurais-je, il n'est pas certain que j'orienterais tous mes efforts pour m'y fondre. De cette forme, je ne retiens qu'une musique, un rythme, d'une manière bien plus intuitive que savante. Non pas qu'il me soit impossible de lire des articles qui expliquent ce que pourrait ou devrait être une forme poétique digne de ce nom. Avec Internet, il suffit d'un peu de bonne volonté pour appréhender les contours de ce que les experts considèrent comme tel, ou non. Pourtant, mieux vaut ne pas trop s'engager dans cette quête. La forme poétique, comme beaucoup d'autres choses désormais, se confronte toujours au binaire : pour ou contre, dedans ou dehors. J'essaie donc de me frayer un chemin entre ces extrêmes, en revenant d'abord à la sonorité. Lorsque j'écris, je ne suis jamais sûr d'écrire à l'oreille. Je doute d'avoir ce qu'on appelle l'oreille absolue. D'ailleurs, on pourrait débattre sans fin de ce qui est musique et de ce qui n'est que bruit. Souvent, ce qui manque au bruit pour devenir musique, c'est la promotion. Prenez un marteau-piqueur : ajoutez-lui quelques arrangements bien pensés, diffusez-le à la radio comme un tube, et il pourrait finir par intégrer un top cinquante. C'est en tout cas une hypothèse que je trouve intéressante. Je ne voudrais pas parler que de moi, mais ces expériences passent à travers moi, je ne les ai pas inventées. Ou alors je n'en étais pas conscient, car l'invention est un acte ultime, une résistance obstinée pour survivre. Quand je vivais dans cette rue bruyante du 11e arrondissement, l'été, la chaleur m'accablait. J'ouvrais la fenêtre et le bruit s'engouffrait brutalement. Mon premier réflexe était de la refermer aussitôt. Puis, j'ai décidé de céder au bruit plutôt qu'à la chaleur. La fenêtre est restée ouverte, et, peu à peu, je m'y suis habitué. Non pas que j'ai soudain pensé que ce n'était pas du bruit, mais simplement, il ne me heurtait plus. C'est à ce moment-là que j'ai commencé à discerner des rythmes, des répétitions presque harmonieuses dans les sons de la rue. Peut-être d'autres ont-ils vécu la même chose. Peut-être qu'un musicien est simplement quelqu'un qui refuse de qualifier de bruit ce qu'il ressent profondément comme de la musique. Et finalement, cette question revient à celle de la forme poétique, ou musicale, ou toute forme en général. La forme est ce que l'on fabrique par nécessité, jamais par loisir ou par désœuvrement. Une fois trouvée, on peut l'agrémenter, comme on décore une chambre avec un vase et quelques fleurs. La forme, c'est un choix motivé par l'instinct ou l'urgence, rarement par la simple envie.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | mai 2025

06 mai 2025

Est-ce un je ou un jeu. île est peau cible qu’il soit possible d’écrire de la soie de soi ça va de soi. C’est-à-dire : revenir à une fiente ou fente, à cette fissure par laquelle sort la merde et l’être dans la lettre, à la lettre, littéralement. Et on ment pas mal pour parvenir à cette vérité-là. Tu prends la langue au mot. Tu la fends phonétiquement, tu l’écorches ou l’écorces, afin qu’elle dise ce qu’elle ne voulait pas dire, ce que tu ne voulais plus entendre, recouverte qu’elle fut par les bruits parasites du monde. L’île devient une peau à viser, une chair à révéler, la cible mouvante du sujet. Et tout tourne autour du possible. Non pas ce qui est permis — mais ce qui peut percer, ce qui peut s’écrire depuis la faille. “ça va de soi”, “soie de soi” Tu files un jeu, mais pas gratuit. Tu dis que l’écriture, si elle est tissée, c’est à partir de cette matière personnelle, fine, fragile — de cette soie de soi qu’on recueille en tremblant, en grattant la peau du mot. Revenir à une fiente ou fente. Tu ne choisis pas : tu superposes l’abject et l’origine. La fiente : résidu, rejet, merde sacrée. La fente : lieu d’émergence, de déchirure, de naissance. Tu revendiques que l’écriture sort par là — par la fissure, pas par la règle. “la merde et l’être dans la lettre” Une ligne qui pourrait appartenir à Artaud, à Luca, à Tarkos. Tu lies les trois : le corps (merde) le sujet (être) le langage (lettre) Et tu les plonges ensemble dans le liquide sémantique, où tout flotte, pue, brille.|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | mars 2025

15 mars 2025

La langue me tient chaud. La langue est mon amie. Sans elle, je ne suis pas grand-chose, une silhouette à contre-jour, une respiration sur le carreau d’une fenêtre, une rature. Avant, il y a la tempête, l’ouragan, tout ce qui souffle et arrache. Après, quand la bouche se tait, la langue reste là, tapie au chaud, dernier recoin de chaleur, dernier refuge. Ma langue, mon foyer. Ses mots, une famille en exil, et la ponctuation, cette manie d’inscrire des limites : poser un point, une virgule, un soupir. Tandis que le verbe verbe, la phrase phrase, et le café fume sur la cuisinière. Le feu crépite quelque part dans l’être, sous les tommettes tièdes, entre les murs vert bouteille. Une porte grince, une latte branle au grenier, la maison s’ajuste à la nuit. Dans la boîte aux lettres, une enveloppe. À l’intérieur, peut-être une menace, une facture, une lettre d’amour – les trois à la fois, pourquoi pas. Tout ce qui me traverse, tout ce qui me définit, mes élans, mes peurs, mes écœurements, mon dégoût de certains mots, tout cela vient de ma langue. Et de nulle autre part. La langue est un pont immense entre rien et rien, et quand on y pense, ça devrait faire quelque chose. Parfois, je dis que je n’ai rien à dire. Parce que rien ne vient, rien de décisif, rien d’immédiat. J’ai peur des mots qui surgissent comme des alarmes : tout à coup, soudain, brusquement. Je crains le mot vite, vite, vite. La peur devient colère, mais pas une colère qui explose, qui renverse la table, qui cogne le mur du poing. Une autre colère. Une qui se replie, qui ferme soigneusement la porte derrière elle, qui se terre dans l’obscur. Elle serre les dents jusqu’à les briser. Ma colère, d’ailleurs, est édentée. Ce n’est la faute de personne. Pas même de ce dentiste qui, jugeant plus rentable l’extraction que le soin, m’arrache les dents l’une après l’autre. Ce n’est pas personnel, c’est un modèle économique. Ma colère paie rubis sur l’ongle. Puis elle repart, s’enroule autour du foie, glisse dans les poumons, s’installe dans la rate. Elle entend encore la voix du dentiste : Va te cacher, mocheté. Dans mon monde, on ne t’offre même pas un détartrage gratuit. « Désir de fusion besoin de solitude ». Lecture de ce brin de phrase dans un article sur Katherine Mansfield dans Poézibo. Ce qui stoppe instantanément la lecture. Où en suis-je de ce vieux serpent de mer —ce fameux désir de fusion ? Je me palpe, me soupèse, m'évalue. Aucun enthousiasme, aucune hystérie, rien. La fusion s'est envolée. Ne reste que le besoin de solitude. Mais élevé à un point de fusion, une incandescence encore rarement atteinte. Hier soir, sous la pluie, j'ai quitté l'atelier des peintres roussillonnais pour me rendre à une invitation. Exposition Exil à Saint-Donas. Comme une dette à rembourser, puisque tant de gens viennent à mes expos, me dis-je il faut bien que de temps en temps je rendre la monnaie de la pièce. En même temps l'Exil ce n'est pas rien. Donc un peu des deux, de l'intérêt à deux têtes. Et bien je ne suis resté que quelques minutes à peine. Le temps de faire le tour des oeuvres exposées , du bon travail c'est à noter. Puis avant même que l'on ne débouche la première bouteille du vernissage je me suis eclipsé sur la pointe des pieds. J'ai croisé M. qui fumait sous le préau. Tu t'en vas déjà. J'ai dit oui. Elle m'a laissé entendre que si elle le pouvait elle aussi rentrerait. J'ai dit aller j'y vais. Pour ne pas avoir à engager la conversation plus avant. J'ai fini je crois que chercher des prétextes pour nourrir mon vice de vouloir être seul. Suis rentré, ébloui encore par la manière dont cette journée à filé. Je n'ai pas même eu la moindre douleur dentaire. J'attribue naïvement ça au somnifère dont je me bourre pour dormir en ce moment. Il faut que je prenne rendez-vous chez le dentiste. Avant-hier je n'en menais pas large. Tout chamane stoïque que je veux encore m'assurer d'être la douleur m'arrachait la moitié du crâne. Peint quatre petits tableaux format A4 sur papier avec les élèves. En fait sans y avoir trop pensé j'ai lancé un travail sur la couleur, ses mélange, le fait de ne pas s'occuper d'autre chose que de la constitution d'une palette personnelle. De modifier l'évidence. De se défendre d'utiliser la couleur sortant d'un tube par exemple, mais toujours la modifier légèrement. Partir ainsi seulement de la couleur qu'on dépose sur le papier, comme un musicien part peut-être d'une suite de notes qu'il augmente ou diminue. Suis parvenu à avaler un peu de riz puis repris un hypnotique pour aller m'enfoncer dans la lecture de Les cercueils en zinc de Svetlana Alexievitch. Mais impression d'avoir déjà lu mille fois ces pages et de n'y découvrir rien de nouveau. Je me suis endormi. Illustration : Mark Rothko Orange and Yellow 1960-61 Musique : Zaz, La vie en rose|couper{180}

réflexions sur l’art

Carnets | janvier 2025

30 janvier 2025

Frank Stella, le minimalisme des années 60 La vitre, légèrement trouble, laisse deviner l'intérieur d'une pièce exiguë. Dans ce cadre étroit, un homme est assis devant la lueur bleutée d'un écran d'ordinateur. Sa silhouette massive occupe presque tout l'espace. Le haut du crâne, dégarni, capte parfois un reflet de la lumière extérieure. Immobile, il fixe l'écran. Seule sa poitrine se soulève au rythme d'une respiration lente, presque imperceptible. Puis ses mains s'animent soudain sur le clavier, comme répondant à une impulsion invisible. Un bruit, peut-être, ou un mouvement dans la rue, détourne brièvement son attention. Son visage pâle se tourne vers la fenêtre. Les traits sont creusés, le regard absent - celui d'un homme qui a traversé trop de nuits blanches. L'instant d'après, déjà, il replonge dans la lumière artificielle de son écran. À l'aube, une lampe s'éteint, ne laissant que la lueur bleutée de l'écran. À travers la vitre sale, ce point de lueur artificiel troue l'obscurité. Dans le ciel, les cris des martinets s'élevent.. Un train au loin s'annonçe en gare, sa rumeur portée par le vent jusqu'aux abords du village. L'horloge de la place de l'église sonne sept heures, puis les derniers relents de la nuit sont balayés par le fracas de la benne à ordures. À midi, les bruits s'atténuent. Par les fenêtres ouvertes s'échappent des tintements de vaisselle, des bribes de radio, des échos de télévision. Une mère appelle ses enfants pour le repas, sa voix résonne dans l'air immobile. Un chien traverse la grand-rue déserte, son ombre ramassée sous lui glisse sur le sol, mais il file sans s'y attarder, disparaît dans une impasse. Le vent apporte l'annonce lointaine du retard du train de Marseille, quinze minutes. Une odeur de poisson frit monte de la rue, envahit la pièce. La luminosité faiblit. Les derniers cris des martinets disparaissent derrière la silhouette des toits de tuile. Pétarade de la moto d'un voisin qui rentre du travail. Quelqu'un à une fenêtre secoue une nappe ou un drap puis referme celle-ci. Bruit caractéristique d'un rideau électrique qui tombe doucement devant la devanture d'un commerce. Une odeur sucrée monte des jardins alentours, celle des fruits oubliés sur leurs branches, de l'humus des terres retournées. Tout à l'heure, les réverbères s'allumeront l'un après l'autre et ce sera la nuit. Dormi deux heures. Mille guerres. Sensation de fatigue. Paupières lourdes. Moral dans les chaussettes. Le café percole audible depuis l'étage. S. est déjà réveillée. L'odeur du café parvient au nez. Presque déjà le goût. Amer. Le café percole doucement bas dans la cuisine. S. est déjà réveillée, elle a déjà mis trois machines en route et se prépare à allumer le transistor sur la table de la cuisine. Voilà une chose importante, j'aime la simplicité. Dire le plus de choses en le moins de mots possibles.|couper{180}

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Carnets | janvier 2023

17 janvier 2023-2

Ainsi, pour que l'illusion soit complète, qu'elle se referme sur elle-même comme un cercle, il serait nécessaire de désigner deux points distincts mentalement, disons A et B, deux points choisis parmi une infinité. Tu le fais chaque jour, plusieurs fois par jour, la plupart du temps en prenant un crayon. Tu traces une ligne pour dessiner, mais depuis quel point de départ, quelle origine ? Tu peux dire n'importe quel point de départ fera bien l'affaire. Mais c'est botter en touche. Ce n'est pas cette origine-là qui importe mais celle qui t'a conduit, au travers de milliers et de milliers de possibles, à cet instant présent, à t'asseoir, à prendre ce crayon et à tracer cette ligne. Que matérialise pour toi véritablement une telle ligne qui s'élance d'un point à un autre, qui avec toi se déplace dans l'espace et le temps sur le lieu de la feuille ? Et si tu te mettais à y songer vraiment, si tu imaginais que cette ligne contient tout ce que tu as vécu depuis ta propre origine jusqu'à présent, est-ce que ça changerait quelque chose à l'action de dessiner ? Probable, voire certain, que c'est justement à ce genre de connerie qu'il ne faut pas penser pour dessiner. Donc quand tu te déplaces, tu sais peut-être d'où tu pars mais la plupart du temps tu te fiches de l'arrivée. Ou tu ne veux pas y penser pour pouvoir ainsi continuer à dessiner. Tu te déplaces sur la feuille de papier comme dans ta vie. Tu sais qu'il n'y a en fin de compte qu'une seule arrivée réelle et qu'il ne sert à rien de t'y intéresser de trop près, de peur d'être tétanisé par la peur ou par l'espoir - la joie ? La confiance ? - et au final de te retrouver dans une impossibilité de faire quoi que ce soit. D'une certaine façon, tu pourrais te ranger dans le mouvement de l'art pauvre, celui qui s'intéresse plus spécifiquement à l'origine des matériaux, à une origine tout court pour lutter contre l'obsession des buts qui ne sont que des ersatz. Sauf que toi, tu veux peindre des tableaux, tu es anachronique et tu te bouches les oreilles quand on te parle de Marcel Duchamp. Il faut aussi se foutre de Marcel Duchamp comme de Dieu.|couper{180}

réflexions sur l’art