Auteurs littéraires

Ce mot-clé trace une cartographie affective et mouvante des auteurs qui accompagnent l’écriture — qu’ils l’éclairent, la traversent ou la dérangent. Il ne s’agit pas d’un panthéon, mais d’un compagnonnage parfois inconfortable, toujours vivant. On y croise des fragments de lecture, des citations, des réminiscences, des malentendus fertiles. Lire, c’est aussi se disputer avec ses modèles, éprouver la distance entre leurs mots et les nôtres. Ces auteurs deviennent alors des clefs d’accès : non pour valider un propos, mais pour ouvrir des failles, pour obliger à penser ou écrire autrement. Que signifie écrire après eux ? Avec eux ? Malgré eux ?

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Lectures

Devenir Norbert Elias : Une biographie intellectuelle par Marc Joly

Les mots de Marc Joly pèsent. Ils se glissent comme des échos dans les interstices d'une époque où penser la société était une tâche monumentale, à la hauteur des bouleversements du XXème siècle. Dans Devenir Norbert Elias, Joly déploie une enquête fébrile et patiente : comment cet intellectuel allemand, exilé, souvent écarté des circuits de reconnaissance, a-t-il construit un appareil conceptuel aussi radical que élégant ? C'est une trajectoire, une lutte intime, et une odyssée de la pensée que Marc Joly reconstruit ici avec minutie. La première phrase pose une ambiance qui nous suivra : « Les grandes idées, souvent, naissent dans les marges. Elles y survivent, puis finissent par imprégner le centre. C'est ce qui est arrivé à la sociologie historique de Norbert Elias. » Ce centre, pour Elias, aura été tardif. Longtemps, son travail sera ignoré. Ce n'est qu'à près de 70 ans qu'il connaîtra enfin la reconnaissance grâce à des idées qui semblaient à la fois fulgurantes et étrangement simples. Le « processus de civilisation » comme mécanisme de contrôle des pulsions violentes, à travers le temps, à travers les moeurs. Marc Joly écrit avec un souffle presque romanesque. Elias n'est pas qu'un penseur : c'est un personnage. L'écriture de Joly nous le livre, tel un étranger toujours en quête d'un chez-soi intellectuel, mais avec une rigueur tranquille. Norbert Elias est l'archétype de la pensée moderne en exil. Le Portrait de l'Homme : l'exil et la marginalité Joly plonge dans les racines d'Elias, enfant juif né en 1897 à Breslau, aujourd'hui Wrocław, en Pologne. C'est une ville où coexistent des identités complexes, et qui va marquer le jeune Elias d'une tension irréconciliable. À l'université, il se fait remarquer comme un penseur atypique, mais c'est sous l'influence de Karl Mannheim que sa trajectoire se dessine. La sociologie n'est pas encore une évidence : « penser les processus sociaux à long terme était presque une insolence dans les années 1920. » L'exil arrive brutalement avec la montée du nazisme. En 1933, Elias fuit l'Allemagne pour Paris, puis Londres. Il n'emporte avec lui que des manuscrits et des intuitions. Son monde s'effondre, mais son esprit s'aiguise. Le sociologue est alors solitaire, il écrit dans des chambres froides et anonymes : « Ce que je fais, ce que j'écris, cela prendra du temps à être compris. » Marc Joly s'arrête longuement sur les années de marginalité, quand Elias travaille dans l'ombre. Son chef-d'œuvre, La Civilisation des moeurs, est écrit dans un isolement complet, et publié en 1939. Personne n'en parle. Ce silence est une violence douce mais perçante, qui, encore une fois, le met face à lui-même. Elias ne cherche pas la notoriété. Il cherche la vérité des faits sociaux. Une Pensée-Monde : l'originalité d'Elias Le mérite de Marc Joly est d'avoir réussi à rendre limpides des concepts d'une extrême finesse. Le « processus de civilisation » est central. Elias montre que les comportements humains ont évolué de façon lente et imperceptible, sous l'effet de la société elle-même. La violence, qui était jadis une pulsion acceptée, se restreint avec l'émergence des États modernes. La honte, la politesse, la retenue sont des outils qui canalisent ces pulsions. Elias l'écrit : « La civilisation n'est pas la répression de la nature humaine, mais un processus d'équilibre instable. Une dynamique constante. » La pensée d'Elias est déroutante parce qu'elle ne se fixe pas. Elle démontre que nos structures mentales, nos manières d'être, sont mouvantes. Elles dépendent du temps long, et des relations de pouvoir. Il ne s'agit pas d'une théorie figée, mais d'une méthode pour observer l'humanité. Pourtant, Elias refuse de s'enfermer dans une tour d'ivoire. Il étudie aussi bien la Renaissance que le football. Pour lui, le moindre geste, la moindre norme sociale est une trace d'un processus plus grand : « Le sourire, la courbette, le duel, sont des indices d'une évolution collective. Rien n'est futile. » C'est cette acuité qui fait de lui un penseur unique. Un Réveil Tardif : la reconnaissance Joly raconte aussi ce moment où, dans les années 1970, Elias sort de l'ombre. La sociologie réalise enfin la portée de ses travaux. La France, avec Pierre Bourdieu, puis l'Allemagne, redécouvrent Elias comme un « penseur total ». Il est vieux, presque un sage, mais il reste lucide. Joly le montre discutant avec des étudiants, relisant ses propres écrits avec un œil critique. Une citation revient souvent dans le livre : « Il faut penser comme si nous avions l'éternité devant nous. » Cette patience est au cœur de son travail. Elias a pris le temps de comprendre ce que d'autres survolaient. Sa marginalité, finalement, était un privilège. Un Nouveau Regard : La Pensée Perverse au Pouvoir Plus récemment, Marc Joly poursuit sa réflexion autour des processus sociaux en publiant La pensée perverse au pouvoir (2024), un ouvrage inspiré des travaux de Paul-Claude Racamier. Il y explore comment la perversion narcissique, par le biais du déni, de la manipulation et de la projection, peut s'installer au sommet des systèmes politiques modernes. Joly interroge les dynamiques du pouvoir contemporain, où les mécanismes pervers créent une atmosphère de confusion et de violence symbolique. Cet ouvrage prolonge les intuitions sociologiques d'Elias en les confrontant à la crise démocratique actuelle, offrant une réflexion urgente et nécessaire sur les dérives du leadership politique. Biographie de Marc Joly Marc Joly est historien et sociologue. Spécialiste de l'œuvre de Norbert Elias, il est chercheur au CNRS et enseignant à l'École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Son travail se concentre sur les sociologies historiques et la genèse des savoirs modernes. Avec Devenir Norbert Elias, il démontre un talent rare pour l'écriture biographique et l'analyse intellectuelle. Bibliographie sélective de Marc Joly Devenir Norbert Elias (2012) La Révolution sociologique (2021) La pensée perverse au pouvoir (2024) Traductions et commentaires de travaux d'Elias Conclusion : une œuvre qui résonne encore En refermant Devenir Norbert Elias, on mesure la persistance des idées. L'oeuvre d'Elias, patiemment reconstruite par Joly, est un antidote à l'instantanéité contemporaine. Ce que Joly nous rappelle, c'est que penser, aujourd'hui encore, exige une lenteur radicale. Norbert Elias nous laisse une leçon simple : la civilisation n'est ni acquise, ni éternelle. C'est un processus fragile, qu'il faut sans cesse comprendre pour mieux le protéger.|couper{180}

Auteurs littéraires idées

Lectures

Bien des années plus tard : l’étrange destin du réalisme magique

« Bien des années plus tard », ce début inoubliable de Cent ans de solitude continue de hanter des générations de lecteurs. Le réalisme magique, ce mélange unique de merveilleux et de quotidien, a marqué l’histoire littéraire mondiale, devenant l’un des courants les plus emblématiques du XXe siècle. En France, il a fasciné, captivé, saturé, avant de s’effacer presque totalement. Cet article revient sur cet âge d’or où Borges, García Márquez, Amado et tant d’autres portaient une voix éclatante venue d’Amérique latine, et explore les raisons de son lent effacement dans la conscience littéraire collective. Que reste-t-il aujourd’hui du réalisme magique, sinon des œuvres intemporelles et une nostalgie douce-amère ?|couper{180}

Auteurs littéraires Théorie et critique littéraire

Lectures

Danielle Collobert : écrire au bord du souffle

Le 24 juillet 1978, Danielle Collobert met fin à ses jours dans une chambre d’hôtel parisienne, le jour de son 38ᵉ anniversaire. Elle laisse derrière elle une œuvre fragmentée, radicale et profondément marquée par l’exil, l’engagement et une quête de l’indicible. Collobert écrivait comme on respire sous l’eau, chaque mot haletant, suspendu, cherchant à contenir un vide immense. « Pas d’ornement. Pas d’image. Rien que le mot, le choc », affirmait-elle, décrivant une approche littéraire qui repousse les conventions pour mieux explorer les zones de rupture, les silences et l’absence. Collobert n’a cessé d’éprouver les limites du langage, d’interroger le rapport entre l’écriture et l’existence. Refusant les assignations, qu’elles soient politiques, féminines ou littéraires, elle a construit une œuvre qui transcende les catégories. Cet article propose d’explorer trois dimensions clés de son parcours : sa vie marquée par l’exil et l’engagement politique, une œuvre où la fragmentation traduit une tension existentielle, et un style qui défie les normes tout en posant des questions universelles sur la condition humaine.|couper{180}

Auteurs littéraires écriture fragmentaire

Carnets | décembre 2024

12 décembre 2024

Essayer de reprendre les faits les uns derrière les autres sous la forme d'une liste, d'un plan, à la façon du petit Poucet avec ses miettes de pain ou ses petits cailloux.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | décembre 2024

10 décembre 2024

H.P. Lovecraft Retour de la permanence à Saint-Donat en écoutant des textes de H.P Lovecraft lus sur la chaine Youtube Tindalos. Plus que l'histoire en elle-même, mon attention est sur la prononciation de chaque phrase. Je me suis amusé à repéré l'accent tonique, à compter le nombre d'adverbes, d'adjectifs destinés à inspirer l'horreur. Il en résulte à la fin une sorte de gaité, de bonne humeur, une euphorie. Notamment cette histoire du Temple, cet Allemand qui reste seul dans son sous-marin après que tout son équipage a perdu la raison et c'est enfui ou noyé, sans doute les deux. Cette rigidité qui revient dans un rythme lancinant en parallèle du récit— Ma volonté allemande, mon intelligence prussienne, ma volonté teutonne, le tout primant sur le simple péquin vivant par hasard au bord du Rhin au bout d'un moment fait rire . Ce mélange d'humour, d'adverbes et d'adjectifs sensés installer la peur tout au contraire me met en joie. C'est que c'est le style justement l'important dans toute cette histoire, un style exagérément gonflé, superfétatoire, dont on ne prend pas la mesure exacte lors des lectures adolescentes de HP Lovecraft. Il faut que je note sur nom J. B, cette peintre qui vit à Bourg de Péage et qui est restée un long moment à me montrer ses tableaux sur son smartphone. J'ai eu peur au début, elle parlait de Notre Dame, que Notre Dame l'avait inspirée. Qu'elle avait commencé à peindre cette série de tableaux ( 12 ) depuis l'incendie de Notre Dame. Heureusement dans ces cas là on attend que ça passe poliment, que ça s'arrète tout seul si on ne relance pas. Et puis je ne sais pas est-ce que l'on se présente aux gens en disant dans les années 77 j'ai beaucoup vendu, c'est tout à fait grossier, c'est même carrément vulgaire. Puis j'apprends qu'elle a traversé toute une cohorte de malheurs, je m'attendris, je compatis. Je n'irais pas mettre un cierge pour autant. Lui ai laissé mon adresse mail au cas ou elle veuille m'inviter à son exposition prochaine. Une demie- heure après mon arrivée à la maison coup de fil de S. qui me hurle dans l'oreille qu'elle est perdue que son GPS ne marche pas qu'elle ne sait pas où elle est. Qu'est-ce que j'y peux ? je monte voir la carte sur l'ordinateur Eysin Pinet tu as le choix entre revenir en arrière vers Pont l'Eveque, ensuite Vienne ou bien te diriger vers cours et Buis et il y aura une route sur ta droite directe pour Vienne. Elle me hurle à nouveau dans l'oreille Je suis perdue , je suis perdue. J'en ai marre —qu'est-ce que j'y peux ? ... on raccroche . Elle me rappelle je suis perdue j'en ai marre etc. Calme toi tu conduis. Je répète. On raccroche encore. Du coup suis énervé aussi maintenant Je suis redescendu pour aller visiter le frigo. Pas grand chose. Je vais faire des pâtes. Il reste un peu de fromage rapé et du beurre. Tout va bien. Je me demande ce que ça pourrait donner si je racontais ça dans le style de Lovecraft. Et tiens bizarre, pas beaucoup de personnages féminins dans ses histoires maintenant que j'y pense.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection Lovecraft

Lectures

La critique littéraire

"Après 1968, le mot “critique”désigne, par prédilection, le déchiffrement et le travail sur le texte. La critique littéraire de Lucette Finas développe une lecture qu’on pourrait dire pénétrante, qui recherche non pas ce que l’auteur a « voulu dire », si tant est qu’il ait un vouloir dire défini, mais les ambiguïtés du texte, le travail de la forme et du rythme, voire, ce qui est nouveau et va enchanter Barthes, sa vitesse et les relations que le texte peut engager avec d’autres textes. Son approche nouvelle consiste aussi à ne pas se limiter au sens qu’on entrevoit au texte, mais à la forme multiple que peut prendre ce sens s’il existe. Elle propose un travail d'épuisement du texte, au moyen d'une lecture attentive, cultivée et systématique. Ce travail permet d'atteindre une compréhension étendue des résonances se dégageant du texte, à la fois celles voulues par l'auteur, mais également d'aller au-delà de la volonté consciente initiale de l'auteur, le lecteur apportant sa propre subjectivité au texte. Cette lecture est transversale, en multipliant les approches, les disciplines, les lectures, au point qu'il s'agit à proprement parler d'un acharnement du lecteur face à son texte Cette lecture qu'elle propose devient alors « résonance » d'un contexte plus large, de son environnement culturel, de son époque, résonance que le lecteur est amené à alimenter de ses propres lectures ". ( extrait de la page Wikipédia de Lucette Finas) note pour le dernier paragraphe : (en) Jerry Aline Flieger, Reviewing the work for World Literature Today « Il n'y a pas de thème, le thème est un effet » il s'agit d'une phrase de Derrida à propos de l'ouvrage de Jean-Pierre Richard sur Mallarmé que relate Lucette Finas ( voir vidéo viméo « Le monde littéraire actuellement je le vois comme un éparpillement où chacun s'efforce de savoir ce qu'il veut communiquer »... à lire également : Une nouvelle théâtrale : Le Réquisitionnaire de Balzac par Lucette Finas. Puis je lis ailleurs ( un texte de Derrida ) que la philosophie peut-être considérée comme de la fiction— que la fiction littéraire ce peut-être aussi de la philosophie. Tout ça m'assomme merveilleusement, je vais pouvoir aller dormir, enfin.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | décembre 2024

06 décembre 2024

https://youtu.be/s0CUdAG6px4?si=-IwYS_9aklapU60a L’intérêt. Que dis-je, le plaisir. L’étonnement qu’apporte avec lui ce plaisir. Ou peut-être le contraire. Celui d’entendre le mot flèche. Puis marcher, avec ce léger doute, vers la cible. Est-ce un neuf, un dix ? Sans lunettes, je n’y vois rien. À cheval sur la ligne, le doute subsiste. On attend l’arbitre. C’est donc un neuf. Un neuf prometteur, qui manque de peu d’être un dix. Un œuf, presque. Un œuf vaut ici mieux qu’un dix. Respire. Puis vient l’acte suivant : empoigner le corps de carbone, extraire la flèche d’un coup sec, d’abord du blason, puis plus profondément encore, de la paille. Retourner enfin sur le pas de tir. Observer les autres. Le tir à l’arc développe une attention particulière : non pas en force, mais en ou par patience. Patience et humilité. Si toutefois on parvient à se rapprocher de cette idée d’humilité jamais atteinte. Être attentif à chaque geste, le décomposer, le répéter. Épauler, lever, viser, relâcher. À force – non justement, inutile la force – le geste s’affine, s’inscrit dans le corps. Et ainsi que je le devinais déjà enfant, le véritable défi n’est pas tant de « mettre dans le mille » (le fameux dix) que de pouvoir répéter, à l’infini, le même enchaînement de mouvements. S’y essayer, joyeuse contrainte. À la virgule près. Toujours à la virgule près. « Mais tu peux briguer le dix tout de même », me dit l’entraîneur, qui pense compétition. Et là, un souvenir s’impose : le « dix », c’est aussi la note que l’on donne à l’école. La meilleure note d’une échelle de 0 à 10. À l’époque déjà, je humais, reniflais, aspirais, espérais que viser toujours la perfection posait la question de cette perfection elle-même. (C’était forcément très intuitif.) Elle me paraissait à la fois louche et idéale. Bref, je me méfiais des dix avant qu’ils ne deviennent des vingt. Un œuf vaut mieux qu’un dix. Au grand regret de mes parents. Pourquoi, soudain, parler de Maïakovski ? Pour ne pas oublier de me souvenir de Lili Brik, sa muse inséparable, sœur d’Elsa Triolet. Peut-être aussi pour tisser, sans trop m’y attarder, un lien avec mes pensées récentes sur Aragon. Maïakovski me ramène à une tension essentielle : celle d’une poésie qui brûle tout sur son passage, une poésie amoureuse et explosive, souvent brisée. Et pourtant, tout en contraste, je me demande encore si cette intensité brûlante a quelque chose à voir avec l’humilité dont je parlais plus haut. J’ai eu moins peur de dire je en écrivant en lisant Maïakovski. Le je, c’est-à-dire ce narcissisme paradoxal qui devient un outil pour lutter contre le maelstrom qu’impose le travail de la langue : son chaos, son autorité. Je pense alors à Montaigne. À son je qui s’installe tranquillement, presque en souriant, face à des cadres de pensée imposants, face à des langages figés. Un je qui s’étonne, qui tâtonne, et qui explore – ce même je que j’ai peut-être reconnu en lisant Maïakovski. Quant à Khlebnikov ? Lui, c’est autre chose. Je l’invoque à cause du bruit imaginaire d’une flèche qui part : zaoum. Ce mot qui n’est pas un mot, cette langue au-delà ou en deçà, un trait, une lettre qui traverse l’air, dépourvu de sens immédiat, seulement chargé de vibrations. Un son de flèche, purement inventé, mais tellement réel qu’on pourrait presque l’entendre. Une flèche zaoum. Aucun rapport avec la lecture de Maïakovski ou de Khlebnikov, ai-je dit. Et pourtant, une intuition : écrire, comme tirer à l’arc, relève d’une succession de mouvements. Mais ici, sous une surface : la feuille, peut-être. Ou une autre, plus abstraite. Dans tous les sens du terme, un enchaînement : des gestes précis, un effort millimétré. Ou encore une bonne grosse pierre attachée à la cheville (ouvrière) pour être certain de rester immergé, de ne pas céder à la tentation de remonter trop vite à la surface. Mouvement. Quelle sorte de mouvement, exactement ? Dans l’expérience du tir à l’arc, je crois saisir – à peu près. Écrire, en revanche, reste une autre affaire. C’est là, sur le bout de la langue. Impossible de dire précisément de quoi il s’agit. Peut-être d’une envie : briser quelque chose à grand cri. C’est souvent trop ridicule. Et justement parce que c’est ridicule, j’en crève d’envie. Hier, j’ai appris, par un compte Bluesky que je viens tout juste de créer, la mort de Jacques Roubaud. Il m’a accompagné, plusieurs fois l’été dernier, sur l’itinéraire qui mène au marché de Roussillon. J’enfilais mes écouteurs, et il me parlait : des noms des rues parisiennes, de la manière d’écrire plusieurs autobiographies en une seule. Même en remplissant mon cabas de pommes de terre et d’oignons, même en recevant la monnaie, je ne lâchais pas un mot de peur d’en perdre l’essentiel. Mais quel essentiel ? Peut-être rien d’autre que sa voix : calme, apaisante, drôle. Et, au bout du compte, amicale. C’est bien cela, le mot : amicale. Ça fait de la peine, parce qu’on se sent un peu plus seul. Cette présence se dissipe dans l’absence, devient un autre genre de présence, qui nous renvoie à notre propre absence. C’est à chaque fois pareil. Ça fait de la peine et, en même temps, on espère. Une sorte de soulagement, un dénouement. Ce que je retiens ? La répétition. Au tir à l’arc. Dans l’écriture. Dans le fait aussi de voir partir ces présences, de voir tout se métamorphoser en quelque chose qui n’est pas non plus rien. Dans cette mémoire de gestes et de voix. Répéter jusqu’à ce que le geste devienne précis. Répéter pour inscrire dans le corps une mémoire qui hurle à force de rester muette. Ne plus avoir cette peur panique du hurlement. Répéter, encore, pour que quelque chose, enfin, advienne. Un dix. Ou presque. Un œuf, peut-être.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Le temps de la lecture

ruines_du_chateau_de_joachim_du_bellay à Liré J’écoute. Jacques Roubaud, sa voix. Enregistrée. France Culture, magie des voix enregistrées. La nuit. Insomnie, un poème du XVIᵉ siècle. Je le lis. Il devient présent. Présent. Cela, je l’entends. Présent, non pas ce qu’on appelle aujourd’hui : actualisé (pas de néons ici, ni de notifications, ni de bannières publicitaires). Non. Présent : le lieu où les mots vivent, encore, malgré tout, malgré le temps écoulé, malgré la mort (des auteurs, des éditeurs, des lecteurs passés). Un poème du XVIᵉ siècle. Que je lis. Et il est là. C’est si simple, c’est si évident, c’est si... Insomnie. Présent. Communion. Écrire ces mots, dans cet ordre, pourrait suffire. Mais ne suffira pas. Lire. (Je m’arrête.) Je réfléchis. Oui : lire, c’est cela. Une communion. Un acte partagé. Où le temps n’existe plus tout à fait, ou n’existe plus comme temps, mais comme un espace étrange : celui que j’habite en lisant, celui que le poème habite en moi. Une synchronisation improbable. Une harmonisation. On appelle cela « le présent ». Pourtant, il n’a rien d’immédiat. Il est... suspendu, je dirais, ou peut-être flottant, comme un funambule. C’est là que réside (peut-être) la vérité de la lecture. (Je dis « vérité », mais ce mot ne me plaît pas. Trop lourd. Trop dogmatique. Il m’intimide un peu.) Disons plutôt : l’évidence. Une des nombreuses raisons que l’on pourrait donner à la lecture d’être ce qu’elle est : formidable. Mais. Une question, toujours : pourquoi cette évidence (présence, communion, etc.) semble-t-elle accessible plus tard ? Ou, disons, avec l’âge. Je ne sais pas. Peut-être parce qu’elle était déjà là, mais nous étions trop occupés. Trop pressés. Trop avides de savoir. Le savoir. Apprendre. Accumuler. Comme si lire n’était qu’un acte productif, une collection de connaissances, une monnaie d’échange intellectuelle. Une manière de dire : « Je sais ». Mais ce savoir, déconnecté du présent, déconnecté de cette conscience nette, claire, d’être là, n’est qu’un désir vain. Une avidité stérile. Une boulimie. Ou pire : une baliverne. (Là, j’exagère peut-être. Mais pas tant que cela.) Lire, vraiment lire, c’est autre chose. Une autre forme de présence. Cela ne détruit pas ce que l’on sait, mais cela le rend... comment dire ? Éphémère. Oui. Éphémère, comme un songe au réveil. Les certitudes acquises, les rumeurs littéraires, les « on-dit » sur un auteur, sur une œuvre : tout cela s’efface. Peu importe que l’on sache, par exemple, que tel ou tel poème fut écrit dans telle circonstance, à tel moment, pour telle personne. Tout cela importe peu. Ce qui importe, c’est : le poème que l’on lit ici maintenant. Insomnie. Je relis ce que je viens d’écrire. C’est étrange. Tout cela semble évident. Mais cela ne l’est pas. Lire. Que se passe-t-il, au juste, quand on lit ? Une question que je me pose souvent. Peut-être parce que je n’ai jamais trouvé de réponse satisfaisante. Peut-être parce que cette question, comme une énigme mathématique, me résiste, toujours. Voici ce que je sais (non : ce que je crois savoir) : lire, c’est un acte fragile. Précis. Un équilibre. Cela nécessite de l’attention. De la patience. Peut-être même une forme d’humilité. Lire n’est pas consommer, ni même comprendre. Lire, c’est être là. C’est recevoir. C’est... écouter. Jacques Roubaud, France Culture, voix enregistrée : « Un poème du XVIᵉ siècle devient présent. » Ces mots résonnent. Dans ma nuit. Dans mon insomnie. Et moi, je suis là.|couper{180}

Auteurs littéraires

Carnets | décembre 2024

04 décembre 2024

« Ne pouvoir vivre sans représenter notre vie mais ne trouver dans aucun discours constitué l’exacte résonance de l’expérience que nous faisons du « réel » de cette vie : voilà la contradiction qui nous écartèle. » ( lu dans l'introduction de « La langue et ses monstres » de Christian Prigent|couper{180}

Auteurs littéraires Espaces lieux réflexions sur l’art

fictions

Cantine des démunis

La première cantine du monde serait née à Lannion Refrain absurde Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe ! Les fourchettes trottent, les assiettes chantent, Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! » Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons. Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues. Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs. Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes, Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes. Refrain absurde Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit ! La louche s’égoutte et la poêle applaudit. Frappe la table et chante les restes ! Matières premières Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge. Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent. Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés. Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim. Refrain absurde Oignons au plafond, carottes en prière, Haricots qui rient et navets qui se perdent ! Les miettes courent et le pain fait des bonds ! Épices et condiments Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli. Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance. Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus. Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde. Refrain absurde Sel qui danse, poivre qui tousse ! La muscade s’échappe et le vinaigre siffle. Coups de louche, tambour des casseroles ! Couverts Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus. Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin. Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées. Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts. Refrain absurde Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse ! Couteaux bavards et louches timides ! Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent ! Recettes Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie : Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes. Riz collé, riz sauté, riz brûlé. Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain. Refrain absurde La soupe rigole, le riz rougit ! Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! » Et l’omelette s’étale, sans fin ni début. Convives Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière, les assiettes se tendent vers les mêmes noms : L’Innommable à Pieds Nus, Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie, Faim-Noire, Gorge-Fermée, Petit-Poing-Dans-La-Poche. Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à : Grande-Larme-Coulante, La Vieille-Échine, Nez-Coupé, Lèvres-Blanches, Silence-Des-Deux-Jours. Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées. Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés. Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit : la louche, le ragoût, la soupe encore chaude. Refrain absurde Mains tendues, bouches ouvertes, La faim crie, les assiettes chantent, Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! » Chorale de fin Dans cette cantine aux casseroles cabossées, chaque gamelle n’a pas de pot. Chaque couteau trace un cercle. Chaque assiette attend. Chaque nom, chaque corps, chaque bouche : un refrain qui s’efface, un écho qui reste, une note tenue dans le silence du soir.|couper{180}

Auteurs littéraires fictions brèves idées

Carnets | novembre 2024

28 novembre 2024

Le Sabbat des sorcières ou Le Grand Bouc, (l'une des « Peintures noires » de Goya ), (détail) Récemment, j’ai repensé à cette idée du double. Une obsession, peut-être. Une manière de nommer quelque chose qui m’accompagne depuis toujours. Un murmure, une ombre, une absence qui pèse plus lourd que les présences. Je me suis demandé si cela venait de l’enfance, cette habitude d’imaginer des compagnons silencieux. Ou si c’était autre chose, quelque chose de plus vieux, un écho d’histoires qu’on ne m’a pas racontées mais que j’ai devinées. Quand j’écris, il est là. Pas tout le temps, mais assez pour que je sache qu’il existe. Le double, je l’appelle parfois. D’autres fois, je le repousse. Mais il revient toujours. Socrate l’appelait daemon. Maupassant l’a nommé horla. Moi, je ne sais pas comment l’appeler. Alors j’écris sur lui. Socrate parlait d’un daemon. Pas un dieu, pas un démon, juste une voix. Une intuition. Quelque chose qui guide sans jamais dicter. J’aime cette idée, mais je ne suis pas sûre qu’elle s’applique à moi. Mon double ne guide pas. Il observe. Il attend. Parfois, il murmure. Pas pour éclairer, mais pour souligner ce que je préfère ignorer. « Tu savais », dit-il. Il dit cela souvent. Et il a raison. Mais je déteste quand il le dit. Je crois que je l’ai rencontré très tôt. Dans les rêves. Dans les silences des après-midi d’été, quand l’air est si immobile qu’on entend les ombres bouger. Je le voyais parfois, ou je pensais le voir. Un reflet dans une vitre. Une silhouette qui n’était pas tout à fait moi. Et pourtant, c’était moi. Ce genre de choses, on les oublie. Jusqu’à ce qu’on les écrive. Dans les histoires de dibbouks, l’esprit errant s’attache à un vivant. Il ne s’invite pas. Il s’impose. J’aime cette idée. Pas parce qu’elle me rassure, mais parce qu’elle m’explique quelque chose. Le double n’est pas toujours choisi. Il est là parce qu’il doit l’être. Parce qu’on ne peut pas tout porter seul. Alors on lui donne une place. Une voix. Même si c’est une voix qui dérange. Je pense souvent que mes textes sont des espaces pour lui. Pas pour le chasser, mais pour le contenir. Pour qu’il ne déborde pas. Maupassant, lui, n’a pas su contenir le horla. Le Horla, c’est une autre histoire. Pas une voix. Une force. Une invasion. Quelque chose qui prend, qui ronge, qui dévore. Ce n’est pas mon double. Mais je comprends ce que Maupassant a vu. Ce débordement, cette folie. À une époque, j’aurais pu le sentir moi aussi. Mais j’ai appris à maintenir la barrière. Ou peut-être est-ce l’âge. Peut-être qu’avec le temps, on apprend à marcher avec son ombre sans qu’elle nous étouffe. Chez Dostoïevski, le double est plus proche de moi. Goliadkine voit un autre lui-même, un rival, un voleur d’identité. Il ne sait plus qui il est. Il lutte pour une place qui lui échappe. J’ai parfois ressenti cela, mais différemment. Mon double n’est pas un voleur. Il ne me remplace pas. Il me dédouble. Il met en lumière des angles que je ne veux pas voir. Mais il ne prend jamais tout. C’est peut-être ça, la différence. Lui, il reste à côté, dans l’ombre. Je n’écris pas pour m’en débarrasser. Je n’écris pas pour lui non plus. Je crois que j’écris pour garder l’équilibre. Entre ce que je suis et ce qu’il est. Entre ce qui murmure et ce qui crie. Contre mauvaise fortune, faire bon cœur. Peut-être. Mais il faut aussi faire bon cœur à son double. Même quand il est gris. Même quand il est maussade. Parce qu’il est là. Parce qu’il reste.|couper{180}

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j’ai décidé d’arréter d’écrire

"C’est difficile. C’est un peu difficile. J’ai décidé d’arrêter d’écrire. D’essayer d’arrêter. De cesser de vérifier sans cesse que j’ai bien un stylo sur moi, dans une poche intérieure de la veste ou de l’imperméable, avant de sortir. Un crayon dans la voiture. D’avoir toujours un papier dans le pantalon. Un morceau de papier, une feuille pliée en quatre, une facture au verso vierge par exemple. Sinon, une enveloppe usagée, déployée, ouverte, découpée pour libérer plus d’espace libre en doublant sa surface extérieure dès qu’elle sera remplie. Couverte de phrases, de noms et de verbes, avant de les recopier sur la page d’un écran. Au pire, le dos d’un petit bordereau de carte bancaire, au papier sans épaisseur, fragile. Surtout sous la pluie. Ou dans l’eau. Autrement, en dernier ressort, le clavier d’un téléphone, mal adapté, lourd au fond de la poche, fragile, peu pratique pour écrire rapidement. Du bout des pouces. Sur le trottoir.« »Ce matin, j’ai trouvé une gomme, en rangeant un crayon que je ne voulais plus voir. Un cube de caoutchouc épais, un peu mou, d’un blanc plutôt tendre, dans un tiroir de mon bureau, au milieu des trombones et des élastiques. Sous une pince à épiler.Un bloc rectangulaire, lisse, aux angles émoussés, biseauté par l’usure. Un peu plus large que deux doigts. Inutile quand on pianote sur un clavier, ou pour effacer l’encre sur le papier glacé d’un magazine : il faudrait alors imaginer écrire uniquement à la pointe de graphite, sans trop appuyer sur un papier toujours très lisse, dans l’espoir de parvenir à annuler jusqu’à la trace de ce qu’on aura écrit. " J'ai décidé d'arréter d'écrire, Pierre Patrolin, P.O.L|couper{180}

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