juillet 2025
Carnets | juillet 2025
Débordement
La colère déborde . Ce qu’elle fait dire est inimaginable. La contrôler nécessiste quelque chose dont je ne dispose plus. J’ai perdu tout recul, tout discernement. En débordant la hargne m’entraîne dans son courant. J’en prends conscience, je me débats, je barbote lamentablement. Bouchon, pauvre petit bouchon. Est-ce que l’on va te plaindre, certainement pas. tout est encore de ta faute. Mais oui. Mais bien sûr que ça t’incombe. Rappelle-toi ça. Le mot comme une tombe. Sinon tu as aussi la possibilité comme beaucoup de te fourrer la tête dans le sable. N’a pas su n’a pas souffert. Après tout. Pourquoi pas. Essayons. Admettons. Tu tiens pas plus de vingt secondes. La bouche pleine de terre. Tu craches, tu dégueules, et hop ça repart forcément, tellement c’est intenable. Et le pire dans tout ça c’est que les gens tout autour eux continuent à avoir la tête dans le sable. Tu ne vois que leur plumet, leur croupion qui s’agite lascif à l’apéro. Oui, peut-être, tu es sûr, il fait chaud pour parler de tout ça. Quand je dis que ça ne va pas ce n’est vraiment pas de la blague. Cette nuit j’ai dormi sept heures. Incroyable. Impression désagréable. Celle de rentrer dans le rang. Alors c’était bien la peine de résister tant que ça pour en arriver là Oui mais si je prends ma tension je ne suis qu’à 10.9 comment expliquer ça. La chaleur. La lassitude. Les médocs. La difficulté insupportable de supporter tout ce qu’il y a à supporter. En attendant Annie Saumont. C’est marrant comme idée. En attendant de trouver ma voix je voulais dire et je pensais à Annie Saumont en même temps. ça se sera télescopé sans doute en raison du mot considération qui vient s’ajouter à la masse critique. Ce qui signifie que ce n’est pas encore ça mon petit vieux. tu cherches encore trop à rentrer dans une foutue case. Tu lis Annie Saumont et ce putain d’enfoiré de dibbouk te susurre à l’oreille tu vis dans une simulation géante mon p’tit gars, Annie Saumont n’est qu’une partie de toi que tu as laissé filer en raison de ton ignorance crasse. Tu sens qu’elle est de ta famille et ça t’embête toi qui ne cesse de te revendiquer orphelin Il y avait longtemps que tu ne m’avais pas brandi moi la tête de turc la voix remonte comme un remugle. vieille voix chevrotante. vieux con. La voilà sans doute ma vraie voix. Elle me rappelle quelque chose mais quoi. Je cherche. Je ne trouve pas. En fait je ne veux pas trouver, je ne veux pas le savoir. Il y a tant de façons de se fourrer la tête dans le sable English version — “Head in the Sand” Anger is spilling over. What it makes me say is unimaginable. Controlling it would require something I no longer have. I’ve lost all sense of distance, all judgment. Once it overflows, the rage pulls me along with it. I’m aware of it, I try to fight back, but I just flounder like an idiot. A cork, a pathetic little cork. Do you think anyone’s going to pity you ? Of course not. It’s all your fault. Again. As always. Yes, of course it’s your responsibility. Remember that. The word like a gravestone. Otherwise, you can always do like everyone else : shove your head in the sand. Didn’t know, didn’t suffer. Why not ? Let’s try. Let’s suppose. You last twenty seconds. Mouth full of dirt. You gag, you spit, you retch, and of course it all starts again. It’s unbearable. And the worst part is that people around you still have their heads firmly buried in the sand. All you see is their tail feathers wiggling at cocktail hour. Yeah, maybe it’s just too hot to talk about all this. When I say I’m not okay, I’m really not joking. Last night I slept seven hours. Incredible. Unpleasant. Felt like I’d fallen into line. So that’s what all this resistance was for ? Just to end up here ? But when I check my blood pressure — barely 109. That’s low. Why ? The heat ? The fatigue ? The meds ? Or just that — the unbearable strain of having to bear what has to be borne. Nothing else adds up. Just that weight, again and again. Meanwhile : Lucia Berlin. Funny thought. While waiting to find my own voice, I thought of her. It must have overlapped in my head with that damned word : “consideration.” Which basically means : you’re still not there yet, old man. You’re still trying to squeeze into a stupid box. You read Lucia Berlin and some bastard Dibbouk whispers in your ear : “You’re living in a giant simulation, buddy. Lucia Berlin is just a part of you you let slip away because of your own thick ignorance. You feel like she’s family, and it pisses you off. You, who never stop calling yourself an orphan.” It’s been a while since you pulled me out — your old scapegoat. The voice comes back like a stench. Old man voice. Maybe that’s the real one. It reminds you of something, but what ? You search. You don’t find. In truth, you don’t want to find. You don’t want to know. There are so many ways to bury your head in the sand.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
indexeur d’ombres
Je commence par vider le bac. Papier thermique, fin, parfois encore tiède. Ils tombent en vrac, les uns sur les autres. Pliés, déchirés, effacés. Il faut les lisser, les aplatir, les aligner à la lumière. J’en attrape un, puis un autre, j’enchaîne. Les chiffres sautent aux yeux. Douze virgule trente-quatre, code manquant, remise oubliée. Ça ne prend pas longtemps quand on a le geste. Ce n’est pas que je réfléchis, c’est que je vois où ça cloche. Je stabilote parfois. Je coche. Je classe. Je travaille dans une pièce sans fenêtres, sous un néon blafard. Au bout du couloir, il y a la machine à café. L’odeur y stagne. Lino usé, meubles de récup, murs beige sale. On entend les bips des caisses au loin, les bruits de porte automatique. Personne ne parle beaucoup ici. On arrive, on se connecte, on scanne, on valide. Il y a deux écrans, un clavier, un logiciel un peu vieillot. On nous a dit de ne pas chercher à comprendre, juste à corriger. On appelle ça « régulariser ». J’arrive chaque matin en RER. Deux lignes à prendre, et dix minutes à pied à travers la zone commerciale. Le trajet, c’est là que je pense. J’observe les autres, les sacs, les gestes. C’est aussi une façon de m’échauffer. Ce que je fais ensuite au bureau, c’est pareil, en plus abstrait. Je rassemble, je classe, je répare. Les lignes s’alignent, les erreurs se gomment. Parfois un ticket bloque : total incohérent, client inconnu, retour non soldé. Alors je remonte, ligne par ligne, j’ajuste. On ne voit jamais les gens. Rien que les traces. Des courses, des promotions, des habitudes. Des dates. Des achats groupés ou dérisoires. On s’y habitue. Il ne faut pas lire trop dans les tickets. Mais ça revient. Des listes de goûters d’enfants, des packs de bière, du lait, des croquettes, des vêtements à dix euros. On recompose sans vouloir. Une sorte de silhouette floue. Pas de nom, pas de visage. Juste des flux. Des marques de passage. Des mini-biographies. Éphémères. Personne ne parle de ce qu’on fait ici. Ce n’est pas un métier qu’on raconte. Même le titre n’existe pas vraiment. Sur le contrat, il est écrit : « opérateur de validation post-caisse ». Mais entre nous, on dit juste « le back », ou « l’indexation ». Moi je dis rien. Je fais mes heures. Je classe les tickets. — - Elles sont là, tout le temps. Pas devant moi. Pas en vrai. Mais dans ma tête. Une présence latente, continue, comme un bruit de fond qu’on oublie un moment puis qui revient — quand on s’y attend le moins. Elles apparaissent souvent dans le RER. À l’heure calme du matin, ou quand la rame ralentit à quai. Elles sont debout, les bras croisés, concentrées sur leur téléphone, ou assises près de la vitre, les paupières mi-closes. Je ne leur parle pas. Je ne saurais pas comment. Mais elles m’accompagnent. Au travail, elles reviennent par fragments. Un prénom sur un ticket, une trace de rouge à lèvres sur un bord, une écriture ronde griffonnée au dos. Parfois une carte de fidélité oubliée, un ticket double avec deux paiements distincts, comme un couple qui fait ses comptes à part. Parfois un parfum, infime, resté sur le bord de la machine. Il me vient des histoires. Je ne les écris pas, je ne les dis pas, mais elles naissent à l’intérieur. Des femmes qui viennent faire leurs courses le soir, seules ou avec des enfants, pressées ou ralenties. Des femmes qu’on devine fortes, ou fatiguées, ou drôles. Je ne fais que les croiser sans qu’elles sachent. Il y a des jours où ça me fatigue d’être à ce point traversé. Ce n’est pas du désir, pas seulement. C’est autre chose. Une forme de tension permanente. Une attente, peut-être. Comme si je passais ma vie à les entrevoir, sans jamais pouvoir m’inscrire dans leur monde. Même quand elles me regardent — ce qui est rare — je détourne les yeux. Je souris, mais trop tard. Ou pas du tout. Il y en a eu une, une fois. On a pris le même train pendant trois semaines. Elle montait à la même station que moi, s’asseyait toujours côté fenêtre. On s’est parlé deux fois. Je ne me souviens pas exactement des mots. Mais je me souviens de la voix. Basse, nette. Elle m’a demandé l’heure. Puis un jour, elle n’est plus montée. Et j’ai mis du temps à comprendre qu’elle ne reviendrait pas. Depuis, je fais comme si. Je fais mes heures. Je scanne mes tickets. Je laisse passer les silhouettes dans les wagons, dans les rayons, dans les rêves. Elles forment une sorte de cortège silencieux, un ballet flou, jamais tout à fait là, jamais complètement ailleurs. Et moi, je reste au milieu. Indexeur d’ombres. Agent de passage.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Public Transport and the Station Hall
I just took out a small consumer loan. I’d had it with the three-hour public transport routine. Lyon to Saint-Laurent-de-Mûre isn’t far — maybe twenty kilometers — but by train or bus it’s at least an hour and a half each way. One day at a time, it’s fine. But six months like that wears you down. I know what I’m talking about. This morning I passed the Chronopost warehouse. Still in shadow. The trucks were half-asleep, engines off, lights dead. That’s when it hit me : I finally have a car. Not new, nothing fancy, but it starts, it moves, it gets me there and back. That’s all I want from it. I thought again about the loan, the woman on the phone. “Do you have a permanent contract ?” she asked. And I said yes. That felt good. But when I told her what I do, there was this little silence. Nothing big. Just a pause. Then she started asking about the rates. She had questions. I guess they’re not monitored over there. I’m not either. Nobody’s watching me on the job. Not filming me, anyway. Not that I know of. I park behind the building, on the edge of the slab. The concrete is still wet in places. There’s dew on the skinny grass by the curb. I get out. The ground crackles underfoot like I’m walking on bones. The building’s a plain concrete block, square, nameless. One long window strip runs across the front, but you can’t see through it. First time I came, I thought I had the wrong place. Inside, it’s clean, cold, functional. Smooth floor, bare walls. Everything echoes halfway. The machines are black, massive, silent. Cremation furnaces. The one I use most often is called Rouge-Gorge. It says so on the plate. First time I saw it, I smiled. I haven’t smiled since. There are yellow pipes, cables, control panels, green and red buttons, a polished metal lever. Every morning, I change, check the lights, roll the cart, open the door. I place the body. I’m careful with the paws. Always. It’s a habit. Some days are quiet. Some are full. Small ones, big ones. Mostly dogs. Some cats. Once in a while, something else. I don’t read the names. I mean, I do. But not out loud. At the end, we seal the urn, label it, slide the sheet inside the box. And we add the small white envelope. Inside, a card. Three seeds. “Plant these in memory of your companion.” I can’t stand that word anymore — companion. Too common. Too sad. Too much. One time, I opened the envelope. Just curious. The seeds were black. Tiny. I almost kept them. But I closed it up. I wonder if people actually plant them. If they scatter the ashes under a cherry tree, if they sow and water and wait. If they walk past that little patch of earth every day thinking, This is where Ramsès lies. Or Chiffon. Or Lola. It gets to me. Not enough to cry. But something stays. On the edge. Like the tufts of grass that grow in the cracks of the slab. You tear them out. They come back. This morning, pushing the cart, I felt it come again. One of those thoughts you don’t call for, but they show up anyway. For me to exist, to open the door to this furnace — how many generations did it take to get here ? Then I thought about my father. He’s been with me most days since I started this job. Back when I still took the train, the bus, he used to sit next to me. Not for long. Pretty soon someone would come and sit right down on top of his memory. Driving is better. No doubt. My mother’s there too, most days. She prefers the viewing rooms. She’ll tap me gently on the shoulder. « That’s good, son. I’m so glad you’re being useful. I’ll sit for a while, don’t mind me. » She likes the quieter room, the one with the grey chairs and soft light. There’s cousin Karl, the twin nieces Astrid and Liliane. Death hasn’t changed them. Still teasing each other, shouting, laughing, running off down invisible halls. Sometimes I’m just there, in front of the damn furnace, and it’s all of them around me. And more. And more again. A whole train station some days. People dressed in old clothes — some with lace collars, others in rags, others still in animal skins, wooden shoes, old leather coats. They drift. They stand. They look around. And then there’s the animals, of course. Swarming, restless. Darting through the room like it’s all a game. Pretending to bark, meow, screech, flutter. But they can’t. Not really. Not like the human dead. They don’t speak in your head. They don’t leave words behind. They’re here. But they pass through. français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
transports en commun et hall de gare
Recto Je viens de faire un petit crédit à la consommation. Marre de me taper trois heures de transports en commun. Lyon – Saint-Laurent-de-Mûre, ce n’est pas que ce soit loin, une vingtaine de kilomètres à peine, mais en train ou en bus, c’est minimum une heure et demie le matin, et autant le soir. Sur une journée, ça va. Sur six mois, ça devient une forme de punition. Je sais de quoi je parle. Ce matin encore, en voiture, j’ai longé l’entrepôt Chronopost. Il était encore dans l’ombre, les camions dormaient debout, moteurs froids, phares éteints. C’est à ce moment-là que je me suis dit : j’ai enfin une bagnole. Pas neuve, pas brillante, mais elle démarre, elle roule, elle me ramène. C’est tout ce que je lui demande. J’ai repensé au crédit, à la femme au téléphone, celle de la société de financement. Elle m’avait demandé : « Vous avez un CDI ? » Et j’ai pu dire oui. Quel pied. Mais quand j’ai précisé mon métier, il y a eu un blanc. Rien de bien méchant, une seconde suspendue, mais je l’ai bien senti. La conversation a dérivé sur les tarifs. Elle avait pas mal de questions. Ils doivent pas être écoutés dans leurs bureaux. Moi non plus je ne suis pas écouté pendant le boulot. Je ne suis pas filmé non plus. Enfin… pas à ma connaissance. Je me gare au bord de la dalle, derrière le bâtiment. Le béton est encore mouillé par endroits. Il y a de la rosée sur les touffes d’herbe maigres qui poussent le long des bordures. Je descends de la voiture, et ça craque sous mes pieds comme si je marchais sur des os. Le bâtiment lui-même est un bloc de béton rectangulaire, nu, gris, sans nom. Une longue bande vitrée court le long de la façade, mais on voit rien à travers, à peine quelques reflets. On dirait un centre de tri désaffecté, ou une piscine municipale fermée pour travaux. Quand je suis venu la première fois, je croyais m’être trompé d’adresse. Dedans, c’est propre, froid, fonctionnel. Tout est béton, sol lisse, murs nus, éclairage neutre. Les machines sont noires, massives, silencieuses. Des fours. Le mien s’appelle Rouge-Gorge. C’est écrit dessus. Ça fait sourire la première fois. Après, non. Il y a des tuyaux jaunes, des câbles, des écrans de contrôle, des boutons rouges, des boutons verts, un manche en métal poli. Chaque matin, je mets ma tenue, je vérifie les voyants, je fais rouler le chariot, j’ouvre la porte. Je place le corps, je fais attention aux pattes. Toujours. C’est une habitude. Les jours pleins, ça s’enchaîne. Des petits, des gros, surtout des chiens. Quelques chats. Parfois autre chose. Je lis pas les noms. Enfin si, mais pas à voix haute. À la fin, je referme l’urne, je colle l’étiquette, je glisse la fiche dans la boîte. Et je joins la petite enveloppe blanche. Dedans, une carte. Trois graines. « À planter en mémoire de votre compagnon. » Je supporte plus ce mot. Compagnon. Trop utilisé, trop triste, trop faux aussi. Une fois, j’ai ouvert l’enveloppe, juste pour voir. Des graines noires, minuscules. J’ai failli les garder. Puis je l’ai refermée. Je me demande si les gens les plantent vraiment. Est-ce qu’ils versent les cendres sous un cerisier ? Est-ce qu’ils sèment, arrosent, attendent ? Est-ce qu’ils passent tous les jours devant le petit coin de terre en se disant : ici repose Ramsès. Ou Chiffon. Ou Lola. Moi, ça me touche un peu. Pas au point de pleurer. Mais ça reste là, en bordure. Comme les touffes d’herbe dans les joints de la dalle. On les arrache. Elles reviennent. Verso Je l’ai senti venir ce matin, pendant que je poussais le chariot. Une de ces pensées que j’ai pas appelées, mais qui débarquent quand même, entêtées. Pour que moi j’existe, que j’ouvre la porte de ce four, il a fallu combien de générations avant moi pour qu’on en arrive là ? Je sais pas d’où elle vient, cette phrase, mais elle revient. Toujours. Elle flotte un moment, se cale dans la nuque, reste là. J’ai pensé à mon père. Il m’accompagne presque tous les jours depuis que j’ai pris ce boulot. Avant, il s’asseyait à côté de moi dans le train ou dans le bus. Mais ça durait jamais longtemps. Très vite, quelqu’un s’asseyait sur son souvenir. En voiture, on est mieux. Je le sens là, tranquille, silencieux. Ma mère aussi est souvent présente. Elle préfère les salons de recueillement. Elle me met une petite tape sur l’épaule, penchée un peu, les cheveux relevés comme à l’époque : « C’est bien, fils. Je suis tellement contente que tu te rendes utile. Je te laisse un moment, je vais m’asseoir au salon. » Elle aime bien le salon d’à côté, celui avec les fauteuils gris et la lumière indirecte. Il y a aussi le cousin Karl, les deux nièces jumelles, Astrid et Liliane. La mort ne les a pas changées. Toujours en train de se chamailler, de rire, de courir d’une pièce à l’autre. Et parfois, quand je suis là, devant ce putain de four, c’est tout ce monde-là qui m’accompagne. Et puis il y en a d’autres. Des morts inconnus. Des morts lointains. Un véritable hall de gare certains jours, avec leurs costumes d’époque, leurs allures de travers. Certains avec des fraises autour du cou, d’autres en haillons, d’autres encore avec des peaux de bête, des sabots, des valises en cuir. Ça murmure, ça passe, ça stationne, ça observe. Sans oublier la foule des bestioles, bien sûr. Elles courent partout, elles jouent les vivantes, elles font semblant de japper, de miauler, de caqueter, de piailler. Mais en vrai, on voit bien qu’elles ne peuvent pas. Elles ne sont pas comme les morts humains. Elles n’ont pas cette voix qui reste dans la tête. Elles sont là, pourtant, on les devine, minuscules ou massives, mais elles ne parlent pas. Elles ne hantent pas. Elles passent. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Where Do They Come From, Who Are They
You see them, and already they’ve vanished. Figures, outlines really, glimpsed in the narrow channel of the street between the bypass and the main road. A “hello,” a “good evening,” barely whispered as they slip past. She, the woman, often comes out to smoke on the doorstep. Most times she stubs out her cigarette when she sees you heading towards the Schneider car park. That’s what you think. She sees you coming, fifty metres off, calculates, mutters oh no, not again, crushes the cigarette underfoot and disappears behind the plastic door. Soft click of PVC. Everyone around here has white PVC doors. Though it’s changing, bit by bit. More and more metal security doors now. Things creeping in. “Because insecurity’s rising,” says the man with the loud voice and the Alsatian, the one who’s friendly with the far-right MP — sorry, “National Rally,” though he still calls it the old name. He’s on long-term sick leave. Used to work at the chemical plant down the road. Now he lives on the ground floor, walks his dog, tells anyone who’ll listen that the area’s not what it used to be. When he sees you, he pounces. He knows everything : that you’re a painter, that you live here, that you’ve had exhibitions on this date or that. It’s uncanny. He doesn’t keep it to himself either — names fly when he talks. He knows everyone. First name terms. That’s the tactic, you think : get in good with everyone. Be seen, be loud, be useful. But my God, he shouts. You looked at his ear once, checking for a hearing aid. With the old models, they can’t hear themselves talk. They shout instead. The other day it was about the speed bump. “Needs doing,” he said, “been years.” He’s spoken to the MP. You call him “R-Hate” in your head — you shouldn’t. Almost every other neighbour votes for them. Maybe more than that. Maybe the whole street. Maybe not the one your wife calls “our neighbour” — they cross paths a lot. He does the flea markets too. Your wife had given him the name of her knee surgeon. His wife was due for surgery as well, was terrified. As it turned out, she stayed in hospital for nearly two months. “Didn’t go well,” he said. It wasn’t even a knee, in the end — it was her hip. Your wife felt guilty. But they had tea together and it settled. “It’s like over there,” she told you after. “They’ve made it like over there.” Over there meaning Algeria. One of their sons died last year, in a car crash. He was in his thirties. It happened there. You didn’t go. Your wife did. « It’s what you do, as neighbours. » They held something here, a gathering, but the body was there. That’s where he was buried. You don’t go to things like that. Or very rarely. Your wife does. She’s more social. Still, you did offer your condolences, a few days later, crossing the car park. He was rummaging in his car. She stood by the gate. “Hello. My condolences,” you said. They thanked you. That was it. You had to get to work. Up near the white gate, a woman had said, “It’s close. L. can walk soon, almost by himself.” Not yet though — he’s only six, and cars speed down your street. Ten years you’ve waited for that damn speed bump. One week it’s the mother, the next it’s the father — they’re separated. L. has a little sister, E. They come on Saturdays. E. wants to stay and draw with L., but she’s too small. “She won’t last an hour, madam, believe me — I’ve tried.” They come, they go. You don’t keep in touch. For you, they’re clients. For them, you’re an activity. Something L. is signed up for. Also — “the husband’s white, the wife is Black, did you notice ?” your wife said. “Really ? You noticed that ?” you replied, noncommittal. Then she switched to the Turkish grocery. It was meant to be demolished — that’s what the council had planned. But they appealed, and won. Since mid-June, apparently. They’ve promised to do the renovations themselves. You sighed. You’d imagined a vacant lot in front of the house. But things take time. Mid-July now, and nothing’s changed. The shutters are still down. Barriers still in place. No one knows when it’ll start. Your wife asked the neighbours next door — the engineer, the cancer survivor. They live just next to you. The wife never goes out. Long white hair, sings beautifully. Sometimes you hear her through the kitchen wall. The engineer must be past eighty. You’ve spoken to him once, in ten years. Not that you didn’t try — you invite them every year to the party for your students. They never come. One morning, he told you about the 3D printer he ordered from China. In pieces. Spent days, nights, on internet forums figuring out how to assemble it. You nodded, showing you understood. Then he left — the pharmacy was closing soon. You don’t know who they are, or where they come from. They’re silhouettes, really. Actors in your own little stage play. Likely they’re nothing like the people you imagine them to be. Almost certainly they’re not who you say they are. But you need to call them something, need to say they’re silhouettes. That’s what you tell your wife. They’re entities you invent, day by day, so you don’t have to admit that you’re perhaps the only one left on this street, in this village, in this world — after it’s all disappeared. français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
D’où viennent-ils, qui sont-ils
D'où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Silhouettes à peine. Tu les aperçois, ils disparaissent déjà. « Bonjour », « Bonsoir », à peine murmurés dans ce boyau que forme la rue, entre la déviation de la RN7 et la grand-rue. Elle, elle sort souvent sur le pas de sa porte pour fumer. C’est presque systématique : quand elle t’aperçoit te diriger vers le parking Schneider, elle écrase sa cigarette. Tu te dis qu’elle le fait pour ne pas avoir à te parler, à te dire bonjour. Tu arrives à cinquante mètres, elle te voit, se dit probablement « oh non, merde », écrase sa clope et rentre. Claquement léger de la porte en PVC. Ici, presque tout le monde a une porte en PVC blanc. Encore que, peu à peu, ça change. Des portes blindées en métal apparaissent. Ça progresse doucement. Il paraît que c’est parce que l’insécurité augmente, dit le type à la grosse voix avec son chien-loup. Il est copain avec le député du Rassemblement National – il disait encore « Front National » l’année dernière. Lui, il est en longue maladie. Il travaillait à l’usine chimique un peu plus loin. Maintenant, il vit au rez-de-chaussée et passe son temps à promener son chien. À dire que l’insécurité augmente. Quand tu le croises, il te tombe dessus. Il sait tout de toi : que tu es peintre, que tu vis là, que tu as exposé à telle ou telle date. Cet homme sait tout, c’est fou. Et il ne se gêne pas pour partager ces informations avec le quartier. Les prénoms fusent, il connaît tout le monde par son prénom. Voilà donc la stratégie : se mettre bien avec tout le monde, avec « la population ». Mais bon dieu qu’il parle fort. J’ai regardé son oreille pour voir s’il avait un sonotone. Tu as remarqué que, pour certains vieux modèles, les porteurs ne s’écoutent plus parler. Ils hurlent. L’autre jour, le sujet c’était le gendarme couché de la rue. Il est urgent de le faire, il dit. Ça fait des mois qu’il en parle. Il l’a signalé à X, son copain député RN – pardon, « R-haine », comme tu l’écris parfois, mais tu te demandes si tu devrais. Parce qu’ici, presque un voisin sur deux vote R-haine. Peut-être trois sur quatre. Peut-être bien toute la rue. Sauf peut-être celui que ton épouse appelle « voisin », parce qu’ils se croisent souvent. Il fait des vide-greniers, lui aussi. Elle était embêtée : elle lui avait donné l’adresse du chirurgien pour sa prothèse du genou. Sa femme devait passer sur le billard aussi. Elle était très inquiète. Résultat : elle est restée presque deux mois à l’hôpital. Ça ne s’est pas très bien passé, a dit le voisin. En fait, ce n’était pas le genou mais une prothèse de hanche. Ton épouse s’est sentie responsable, mais ça s’est arrangé autour d’un thé. Chez eux, c’est « comme là-bas », a dit ton épouse. Ils ont tout fait pour que ce soit comme en Algérie. C’est là-bas aussi qu’un de leurs fils est mort l’année dernière, à une trentaine d’années, dans un accident de voiture. Tu n’es pas allé à la cérémonie. Ton épouse, si. « Entre voisins, ça se fait. » Ils avaient organisé une veillée ici, mais le corps était là-bas. Il a été enterré en Algérie. Toi, tu vas rarement à ce genre de cérémonie. Ton épouse, oui. Elle est plus sociable que toi. Tu as quand même présenté tes condoléances au voisin, quelques jours après, en allant au parking. Il fouillait dans sa voiture, sa femme était devant le portail. Tu as dit « Bonjour, mes condoléances », ils t’ont remercié, et ça s’est arrêté là. Il fallait que tu partes bosser. Un peu plus haut, au portail blanc, une dame avait dit qu’ils habitaient là. « Ce n’est pas loin, L. pourra venir à pied, presque tout seul. » Enfin, pas encore : il n’a que six ans, et ici les voitures foncent. Cela fait dix ans qu’on attend ce fichu gendarme couché. Pour l’instant, c’est elle ou son père qui l’accompagne, une semaine sur deux : ils sont séparés. L. a une petite sœur, E. Ils arrivent ensemble le samedi. E. trépigne : elle voudrait rester pour dessiner avec L., mais elle est trop petite. « Elle ne tiendra pas une heure, madame, croyez-moi. J’ai essayé plus d’une fois. » Ils arrivent, ils repartent. On ne crée pas de lien. Pour toi, ce sont des clients. Pour eux, tu es une activité à laquelle L. est inscrit. Et puis, a dit ton épouse, « le mari est blanc, la femme est noire – tu as remarqué ? » « Ah bon, tu as remarqué ça ? », ai-je répondu, sans insister. Et elle a enchaîné sur l’épicerie turque. On s’attendait à une démolition complète de l’immeuble – c’était décidé par la mairie. Mais ils ont fait appel, et ils ont gagné. Depuis mi-juin. Ils se sont engagés à faire les travaux eux-mêmes, paraît-il. Tu as soufflé : tu imaginais déjà une sorte de terrain vague devant la maison. En même temps, ça traîne. Mi-juillet, toujours rien. Rideau baissé, barrières en place. On ne sait pas quand ça commencera. Ton épouse a demandé aux voisins d’à côté, l’ingénieur miraculé du cancer du foie. Ils vivent juste à côté. La femme ne sort jamais. Elle a de longs cheveux blancs, et elle chante très bien. On l’entend parfois derrière la cloison de la cuisine. L’ingénieur doit bien avoir dépassé les quatre-vingts. Tu as discuté une seule fois avec lui en dix ans. Pas faute de les avoir invités chaque année à la fête que tu organises pour les élèves. Ils ne sont jamais venus. Une fois, il t’a confié qu’il avait acheté une imprimante 3D en kit, venue de Chine. Il avait passé des jours et des nuits sur des forums pour comprendre comment la monter. Tu as hoché la tête, signe que tu comprenais. Et puis il est parti à la pharmacie, ça s’est arrêté là. Tu ne sais pas qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des silhouettes. Des acteurs de ton petit théâtre personnel, en somme. Sans doute ne sont-ils rien de ce que tu peux dire ou imaginer sur eux. Très certainement, ils ne sont pas ce que tu penses ou dis d’eux. Tu as juste besoin de dire que ce sont des silhouettes, comme tu dis à ton épouse. Des entités que tu inventes, jour après jour, pour te faire croire que tu n’es pas irrémédiablement le seul habitant de cette rue, de ce village, de ce monde après sa disparition. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
The Time of Writing
the time of writing I find it difficult to say exactly what I’ve learned from the writing workshops I’ve attended since 2022. And perhaps it isn’t even necessary to make a list. So many things, and so many ways of looking at the same things. And at the same time, strangely, the sense that I haven’t learned anything I didn’t already know — more or less. That, in itself, confirms what I believe about any form of real pedagogy : we don’t teach — we help people remember. To become aware of what they already carry within them, if only faintly. To gain confidence in that awareness. It’s often so fleeting that one might mistake it for an illusion or a fantasy. But it isn’t. What we absorb when reading a book, visiting an exhibition, going to the cinema or the theatre — we can’t measure its unconscious impact, but it’s there, undeniably. The art of teaching lies in building bridges between our constrained, conditioned consciousness and that wider reservoir of unprocessed, felt experience. Writing is a way of teaching myself these things. It is being both the student and the teacher. And in the act of writing, time changes shape. Past, present and future collapse into a single space-time — often indeterminate, hard to locate from within. I often look up from the screen, astonished at the time, because the experience of writing seems to belong to another rhythm altogether. The time of writing is not the time of the world — and entering that time carries a certain risk. Since 2019, I’ve noticed how much more I’ve withdrawn into it. Maybe because that date marks, for many, a kind of shift : the COVID-19 pandemic, the lockdowns, the quiet collapse of one version of reality into another. But I could just as easily mention 2008 and the financial crisis, or 1973–74 and the oil shocks. These ruptures shape our era. What they bring to light is a kind of collective time — punctuated by successive shocks, which affirm its presence, or its fragility. Writing might begin within this shared time, but it quickly moves beyond it. You come to see that these events — far from being definitive — are merely portals : entry points into deeper layers of perception, of the world, of the self. Layers far more complex than what general information allows us to imagine or believe. Yesterday, I was listening to the writer Pierre Jovanovic speaking about his latest book, 2008, while putting some order back into the studio. Lately I’ve been training myself to listen to podcasts or recordings while doing tasks that require little attention. In that state, my attention is neither fixed nor scattered. It floats. I’m not absorbed by what I hear, nor by what I do. My focus is suspended — vacant but receptive, hovering somewhere in between. It’s what I call floating attention. I have the feeling that, in this mode, more information sinks in. Not in the usual way, but as if differently tagged. Each piece comes with a faint trace of awareness — a filament — which makes it easier to retrieve later, should I ever need it. I had read Jovanovic long ago, probably in one of those red J’ai Lu paperbacks on the supernatural. An Inquiry into the Existence of Guardian Angels. I didn’t retain much from it. I was fifteen, maybe. I quickly moved on to Robert Charroux’s books — in the same genre but more substantial, or so they seemed to me then. That was the time — adolescence — when everything wobbles : the world, reality, and of course, oneself. My interest in the supernatural matched that moment of doubt, that passage beneath the Caudine Forks, when something from childhood has to be surrendered — the sense of omnipotence, the security of certainties — in order to step, however awkwardly, into what is called adulthood. But to pass through, one must first yield. One must be humbled. One must recognise that the world is not made in our image. Perhaps that’s what those early readings were for : to test the boundaries of what I thought was real, to peer over the edge of belief, before accepting that nothing holds — or rather, that everything holds only through the stories we choose to inhabit. And so I was surprised to find Jovanovic again, years later, in a series of interviews now branded “conspiratorial,” talking about the 2008 crash. But what struck me wasn’t the label. It was a question. Listening to him, I found myself asking : what was I doing in 2008 ? I remembered only in fragments — how I lived through that crisis with people around me. While tidying the studio, I came across some old drawings and paintings from that period. Things I had never thought worth showing. But in them, something persisted. The chaos, the disorder — it returned me to that moment. The drawings remembered. But me ? Not really. I couldn’t retrieve the texture of my life back then. Everything blurred. I hadn’t kept a journal. I had no way to locate those micro-events buried in the shadow of History — all the tiny, lived details that are the real substance of a life. So I thought about the notebooks I keep today. About what I put in them. About what I leave out. And I wondered : ten years from now, if I reread them, will they help me recover what I’m living now ? I’m not sure. visual : Prague 2008 français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
15 juillet 2025
Le temps de l’écriture Difficile de dire exactement ce que j’ai appris au fil de ces ateliers d’écriture commencés en 2022. Et d’ailleurs, est-ce vraiment nécessaire d’en dresser un inventaire ? Tant de choses, et tant de manières de considérer ces mêmes choses. Et en même temps, parfois, l’impression de n’avoir rien appris que je ne sache déjà, plus ou moins. Cela rejoint ce que je pense de toute pédagogie digne de ce nom : on n’enseigne pas, on aide les gens à se souvenir. À prendre conscience de ce souvenir, un peu plus attentivement. À leur donner confiance dans cette prise de conscience. Souvent, cela peut être si furtif qu’on le prend pour une illusion, un fantasme. Mais ce n’en est pas un. Ce que nous absorbons en lisant un livre, en allant voir une exposition, un film, une pièce de théâtre — nous ne pouvons pas en mesurer l’impact inconscient, et pourtant il est bien là. L’art de l’enseignement, c’est cela : créer des passerelles entre notre conscience souvent restreinte, et ce vaste réservoir d’impressions non décryptées mais bel et bien éprouvées. Écrire, c’est une manière de s’enseigner à soi-même ce genre de choses. Être à la fois l’élève et l’enseignant. Dans le geste d’écrire, le temps se métamorphose étrangement. Passé, présent, futur ne forment plus qu’un seul espace-temps, souvent indéfinissable pour qui écrit. Il m’arrive souvent de relever les yeux de l’écran, et d’être effaré par l’heure qu’il est, alors que l’impression du temps passé à écrire est tout autre. Le temps de l’écriture n’est pas le temps du monde — et pénétrer dans ce temps-là n’est pas sans danger. Depuis 2019, je constate à quel point je me suis peu à peu replié dans cette temporalité singulière. Peut-être parce que cette date résonne, pour beaucoup, comme un point de bascule : l’épidémie de Covid-19, les confinements, ce glissement d’une réalité vers une autre. Mais j’aurais tout aussi bien pu évoquer 2008 et la crise financière, ou encore 1973-74 et les chocs pétroliers. Autant de secousses qui marquent notre époque. Ce qu’elles impliquent, c’est une prise de conscience : le temps commun est rythmé par des déflagrations successives, qui viennent nous rappeler son existence — ou sa fragilité. L’écriture, elle, peut bien s’ancrer dans ce temps partagé, mais assez vite elle le traverse. On comprend alors que ces événements, loin de se suffire à eux-mêmes, ne sont que des portails : des seuils vers des couches plus profondes de perception, du monde, de soi-même, bien plus complexes que ce que l’information générale tente de nous faire croire. Hier, j’écoutais l’écrivain Pierre Jovanovic parler de son dernier livre, 2008, tout en mettant un peu d’ordre dans l’atelier. Depuis peu, je m’entraîne à écouter des podcasts ou des vidéos pendant que j’effectue des tâches simples, qui ne mobilisent pas trop mon attention. Mon attention, alors, n’est ni concentrée, ni dispersée. Elle est flottante. Elle ne se fixe sur rien — pas hypnotisée par ce que j’écoute, pas absorbée par ce que je fais. Elle reste vacante, légèrement ouverte, comme en arrière-plan. Je ne sais pas si c’est très clair, mais c’est ainsi que je définis ce que j’appelle l’attention flottante. J’ai le sentiment qu’en pratiquant ainsi, bien plus d’informations pénètrent l’inconscient. Mais elles ne s’y inscrivent pas comme d’habitude. Elles sont, disons, taggées autrement. À chacune est attaché un petit résidu d’attention consciente — une trace, un fil. Et ce fil permet, plus tard, de retrouver l’information si besoin. Elle remonte plus facilement à la surface, comme un souvenir dont on n’aurait pas su qu’il était là. J’avais lu Pierre Jovanovic il y a très longtemps, probablement dans la collection J’ai Lu rouge, celle dédiée au surnaturel. Enquête sur l’existence des anges gardiens. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable. J’avais à peine quinze ans. Très vite, je m’étais tourné vers les écrits de Robert Charroux, dans le même genre, qui me semblaient plus substantiels, plus riches en hypothèses vertigineuses. C’était cette époque si particulière — celle de l’adolescence — où tout vacille : le monde, la réalité, et bien sûr, soi-même. L’attrait pour le surnaturel correspondait à ce moment de doute nécessaire, ce passage sous les fourches caudines, où il faut perdre quelque chose de l’enfance — sa toute-puissance, ses certitudes naïves — pour entrevoir ce qu’on appelle, faute de mieux, l’âge adulte. Mais pour passer, il faut plier. Il faut d’abord être humilié. Constater que le monde n’est pas à notre mesure. Et c’est sans doute à cela que servaient ces lectures : tester les limites de ce que l’on croyait possible, éprouver le vertige d’autres récits, avant d’accepter que rien ne tient — ou plutôt que tout ne tient que par les récits que nous choisissons d’habiter. Et j’ai été surpris, ces derniers jours, de retrouver Jovanovic dans des émissions classées aujourd’hui « conspirationnistes », autour de la crise de 2008. Mais ce qui m’a arrêté, ce n’était pas le décor. C’était une question. En l’écoutant, j’ai pensé : et moi, qu’est-ce que je faisais en 2008 ? Je me suis souvenu que je traversais cette crise comme tant d’autres, avec mes proches. Et, en rangeant l’atelier, je suis tombé sur des dessins, des peintures de cette même période. Des choses que je n’avais jamais exposées, que je jugeais sans intérêt. Et pourtant, elles savaient. Le chaos, le désordre dans ces images m’a brutalement ramené là. Les dessins, eux, se souvenaient. Mais moi ? Impossible de remettre des dates, des lieux, des gestes sur ces jours. Je ne tenais plus de journal. Je n’avais donc aucun appui pour retrouver les micro-événements du quotidien — ces faits minuscules, nichés dans l’ubac de la grande Histoire. Et j’ai pensé à mes carnets d’aujourd’hui. À ce que j’y dépose. À ce que je choisis de dire. Et je me suis demandé : si je les relis dans dix ans, me redonneront-ils accès à ce que je vis maintenant ? J’en doute. illustration : Prague 2008 english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Autoroutes : la rente privée sur un bien public déjà payé
La France aime ses routes. Elle les chérit à coups de milliards, les politise, les sacralise, les vend aussi. On a bâti des kilomètres d’autoroutes en promettant qu’un jour elles reviendraient aux citoyens. Qu’elles seraient, en somme, comme des ponts gratuits entre les régions, des traits d’union. Ce jour n’est jamais venu. Les autoroutes françaises, initialement financées par l’État, donc par les contribuables, ont été confiées dès 2006 à des sociétés privées dans le cadre d’une privatisation annoncée comme temporaire. En réalité, c’était un passage de témoin définitif. Vinci, Eiffage et Abertis (le trio gagnant) ont récupéré pour 14,8 milliards d’euros un réseau estimé à plus du double de sa valeur réelle par la Cour des Comptes [1]. Depuis, ces groupes engrangent des bénéfices confortables sur le dos des usagers, sans devoir réinvestir proportionnellement dans l’entretien ou la modernisation. En 2022, les sociétés d'autoroutes ont enregistré près de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, avec des marges nettes dépassant 20 % [2]. Le prix des péages, lui, augmente deux fois plus vite que l’inflation. Depuis 2006, les tarifs ont grimpé de 35 %, alors même que les coûts d’entretien ont stagné. La dette publique, elle, n’a pas diminué. On nous avait promis que cette vente allégerait les finances de l’État. Mais ce que l’on a perdu, c’est le contrôle. Les contribuables ont payé pour construire, souvent à travers des prêts garantis par l'État, via la Caisse des Dépôts ou les contrats de concession. Aujourd’hui, ils payent encore pour circuler, et demain, ils paieront probablement pour récupérer ce qu’ils ont cédé, si l’État devait résilier les concessions ou racheter les infrastructures. Le plus sidérant, c’est l’opacité des contrats. La Cour des Comptes dénonce régulièrement des clauses léonines, des marges exorbitantes, des mécanismes de revalorisation automatique des tarifs. En 2023, une mission sénatoriale a confirmé ce que tout le monde soupçonnait : ces concessions sont une rente à long terme [3]. Les extensions de concessions sont négociées en catimini, sans débat parlementaire. On prétend moderniser le réseau, on étend surtout la durée des profits. Et les régions traversées ? On a exproprié des terres, abattu des forêts, déplacé des hameaux, parfois des cimetières. Des années de concertation souvent fictive. Des recours administratifs épuisés. Et maintenant ? Des portions abandonnées, inutilisées, comme sur l’A45 entre Lyon et Saint-Étienne, un chantier fantôme suspendu indéfiniment après avoir englouti des millions en études et en concertation [4]. Nous avons construit des routes jusque dans les angles morts du pays, puis abandonné certaines portions en cours de route, autant de morceaux d’infrastructures suspendus entre promesse et oubli. A585 (Digne-les-Bains – A51) : projet d’antenne autoroutière de 20 km, initié dans les années 90, destiné à désenclaver la vallée de la Bléone. Abandonné en 2012 pour des raisons écologiques et financières, l’audit de 2003 estimait le coût à 226,8 M€ [6]. A147 (Limoges – Poitiers) : projet de liaison autoroutière à 2×2 voies d’environ 150 km, chiffré entre 842 M€ et 1 168 M€ selon le scénario [7]. Malgré concertation de 2022, le dossier a été abandonné en 2023 au profit de la modernisation ferroviaire [8]. A831 (La Rochelle – Fontenay-le-Comte) : déclarée d’utilité publique en 2005, la liaison a été abandonnée en 2015 en raison d’enjeux environnementaux majeurs dans les marais littoraux, après étape préparatoire. A32 (Metz – Luxembourg) : 90 km envisagés pour désengorger l’A31. Projet suspendu dès 2002, coût estimé à 1,5 milliard €. Forte opposition locale et transfrontalière, destruction d’écosystèmes. A45 (Lyon – Saint-Étienne) : déjà évoquée. Coût estimé à 1,2 milliard €, abandonnée en 2018 après mobilisation d’associations et élus locaux. Projet jugé redondant avec A47. A51 (Grenoble – Sisteron) : tronçon manquant entre Monestier-de-Clermont et La Saulce. Projet morcelé, suspendu depuis les années 90. Coût global projeté à plus de 2,2 milliards €, contestations environnementales et rendements faibles. A54 (Contournement d’Arles) : 24 km. Projet prévu pour achever un corridor européen. Abandonné temporairement en 2019. Coût prévu 450 M€. Résistances locales, études d’impact négatives. Chaque tronçon a engendré des études, des acquisitions foncières, des premiers terrassements parfois visibles encore aujourd’hui, le tout chiffré à des centaines de millions d’euros. Ces sommes, injectées dans des projets jamais achevés, s’ajoutent à la facture globale déjà décrite. Personne ne demande de remboursement. Et bien sûr, personne ne consulte les citoyens en amont : on vous oblige à payer le péage, mais pas à décider du projet. Les collectivités locales, elles, doivent souvent entretenir les raccords, gérer les impacts environnementaux ou sonores, sans recevoir la juste part des recettes générées. Les sociétés autoroutières, elles, versent des dividendes records à leurs actionnaires. Vinci seul a reversé 1,7 milliard d’euros en 2022 [5]. Ce pillage légal a ses complices. L’État d’abord, par son inaction et ses arbitrages. Mais aussi des hauts fonctionnaires passés dans le privé, d’anciens ministres devenus lobbyistes ou consultants. Les conflits d’intérêts sont fréquents, documentés, et rarement sanctionnés. On pourrait penser à une tragédie moderne. Ce n’est pas le cas. C’est une gestion froide, comptable, technocratique. Le drame, c’est l’acceptation. On a transformé un bien commun en niche fiscale. Un outil de désenclavement en machine à cash. Et on vient ensuite nous expliquer que nous devons nous serrer la ceinture pour combler une dette que nous n’avons pas contractée. La vérité est là : on nous a dépossédés. On nous vend notre propre pays à la découpe. Et à chaque péage, chaque ticket, chaque badge sans contact bipant à l’entrée d’une bretelle, une minuscule part de responsabilité collective s’évapore, discrètement. Sources : [1] Cour des Comptes, Rapport Public Annuel 2009. [2] Autorité de régulation des transports, données 2022. [3] Sénat, Rapport n° 667 (2022-2023). [4] Ministère des Transports, Dossier A45, 2021. [5] Rapport financier Vinci, 2022. [6] Forum WikiSara – coût A585 (226,8 M€) [7] Dossier Nouvelle-Aquitaine – coût A147 (842–1 168 M€) [8] Wikipédia A147 & communiqué Clément Beaune (abandon 2023)|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Cabine 32567 – Dernier appel
Cabine 32567 – Dernier appel Les cabines téléphoniques ont été conçues, financées et déployées par France Télécom, entreprise publique jusqu’en 1997, date de sa transformation en société anonyme. Pendant plus de 40 ans, les investissements liés à : la conception du réseau, l’installation sur le territoire (urbain + rural), l’entretien courant et la supervision, ont été entièrement portés par l’État, donc par les contribuables. Ce sont des milliards d’euros cumulés, non détaillés poste par poste, mais intégrés aux grands budgets télécoms publics d’après-guerre. À partir de 1997, France Télécom devient entreprise privatisée, puis deviendra Orange SA. L’entretien du réseau de cabines reste une obligation via le service universel, imposé à Orange, mais financé indirectement par : les opérateurs télécoms (contributions obligatoires), les usagers finaux, à travers leurs abonnements. En 2016, par décret officiel, cette obligation est levée. Orange est autorisé à démonter les cabines, car jugées obsolètes. Orange missionne des sous-traitants pour démonter les cabines. Les matériaux sont récupérés et recyclés par Veolia, souvent via contrats de traitement des déchets. Ce démantèlement devient un marché discret, potentiellement rentable (aluminium, câblage, acier, verre...). Le service public est ainsi démantelé à bénéfice net pour certains opérateurs privés, sans débat démocratique notable. Le retrait du service universel a été acté par décret, sans vote parlementaire spécifique. Le suivi a été confié à l’ARCEP, qui valide la conformité mais ne surveille pas la logique de démantèlement commercialisée. Aucune enquête d’impact globale n’a été publiée sur : les pertes d’emploi des prestataires techniques locaux, la destination exacte des matériaux, ou la revalorisation économique des cabines. “Ce que les contribuables ont financé pendant 40 ans a été discrètement démantelé par le privé, avec recyclage à profit – sans concertation, ni mémoire.” Et ce, avec la collaboration active d’Orange, des prestataires techniques, et de Veolia, sans protestation massive, dans un vide politique et émotionnel. Jusqu’en 2017, les cabines téléphoniques faisaient partie du service universel des télécommunications en France, imposé à Orange (anciennement France Télécom). Ce service était défini par le Code des postes et des communications électroniques (CPCE), article L.35-1 et suivants. Il garantissait à toute personne l'accès à un téléphone public, en particulier dans les zones rurales ou isolées. Mais : le décret n° 2016-1536 du 16 novembre 2016 est venu modifier le périmètre de ce service. Il a mis fin à l'obligation de maintenir les cabines téléphoniques. Ce décret s'appuyait sur la baisse drastique de leur utilisation. Moins de 1% des Français s'en servaient encore à cette date. Rapporté à une population de 65 millions, cela représente encore environ 650 000 personnes — chiffre modeste, mais pas insignifiant. Le coût d’entretien était jugé disproportionné : plusieurs millions d’euros par an. On notera qu’en 1997, près de 300 000 cabines étaient encore en service. En 2016 : moins de 40 000, dont beaucoup en panne ou inutilisées. À partir de 1997, France Télécom devient entreprise privatisée, puis deviendra Orange SA. L’entretien du réseau de cabines reste une obligation via le service universel, imposé à Orange, mais financé indirectement par : les opérateurs télécoms (contributions obligatoires), les usagers finaux, à travers leurs abonnements. En 2016, par décret officiel, cette obligation est levée. Orange est autorisé à démonter les cabines, car jugées obsolètes. Orange missionne des sous-traitants pour démonter les cabines. Les matériaux sont récupérés et recyclés par Veolia, souvent via contrats de traitement des déchets. Ce démantèlement devient un marché discret, potentiellement rentable (aluminium, câblage, acier, verre...). Le service public est ainsi démantelé à bénéfice net pour certains opérateurs privés, sans débat démocratique notable. Le retrait du service universel a été acté par décret, sans vote parlementaire spécifique. Le suivi a été confié à l’ARCEP, qui valide la conformité mais ne surveille pas la logique de démantèlement commercialisée. Aucune enquête d’impact globale n’a été publiée sur : les pertes d’emploi des prestataires techniques locaux, la destination exacte des matériaux, ou la revalorisation économique des cabines. “Ce que les contribuables ont financé pendant 40 ans a été discrètement démantelé par le privé, avec recyclage à profit – sans concertation, ni mémoire.” Et ce, avec la collaboration active d’Orange, des prestataires techniques, et de Veolia, sans protestation massive, dans un vide politique et émotionnel. À partir de 2017, Orange a été légalement autorisé à démonter ces cabines, selon une logique progressive : d’abord les zones urbaines, puis les zones rurales, avec information des mairies. Certaines ont été conservées à titre patrimonial, ou reconverties — en boîtes à livres, micro-bibliothèques, mini-musées. Structure extérieure Matériau principal : aluminium anodisé ou acier galvanisé peint → souvent gris clair, bleu pâle ou blanc cassé → finition lisse, striée ou satinée Montants verticaux : profils métalliques creux (aluminium), angles arrondis → sabots en fonte à la base pour stabilisation Parois vitrées Matériau : verre trempé ou plexiglas épais (PMMA), 6 à 10 mm Aspect : souvent griffé, jauni, tagué Fixation : joints en caoutchouc noir dans les montants Détails : sérigraphie “France Télécom”, logo spirale orange ou motifs géométriques Porte Type : battante ou coulissante (dans les modèles récents) Matériau : rail en aluminium ou inox Poignée : plastique moulé ou aluminium, parfois absente Vitrage : identique aux parois, parfois partiellement opaque Poste téléphonique Boîtier : métal émaillé (gris, bleu, vert), bombé, avec trappe de maintenance Fente : pour carte téléphonique, parfois pour pièces Combiné : résine noire, cordon spiralé en acier gainé → lourd, solide, prise large et ergonomique Sol Matériau : plaque de métal strié ou caoutchouc texturé État courant : sale, humide, rouillé Détails : chewing-gums, mégots, parfois grille d’évacuation Éclairage Type : tube néon horizontal sous cache plastique Lumière : blanche froide, souvent clignotante Activation : détecteur de présence ou interrupteur centralisé Signalétique Plaque supérieure : “Téléphone” en capitales, fond blanc/bleu Logo : spirale France Télécom, ou pictogramme combiné Instructions internes (sur PVC rigide) : Composez le 0 pour la France Urgences : 112 / 15 / 17 / 18 Insérez votre carte téléphonique Caractéristiques d’ambiance Odeur : métal chauffé, poussière, urine, plastique ancien → parfois désinfectant ou humidité rance Usure typique : → vitres rayées → combiné suspendu ou manquant → chewing-gums, autocollants syndicaux → inscriptions griffonnées à l’intérieur Elle était là. Imposante et vide. Elle n’appelait plus personne. Et pourtant, c’était bien elle qu’on venait visiter — comme on visite une tombe familière qu’on n’a jamais vraiment connue. Implications, pertes et profits On ne se retourne pas quand une cabine téléphonique disparaît. Pas comme pour une école. Pas comme pour un bistrot. Et pourtant, pendant des décennies, elle était là. Au bord des routes, dans les parkings des supérettes, sous les arbres des places de village. Le temps a plié autour d’elle. Puis l’a recouverte. En 2017, Orange obtient le feu vert pour les démonter. La France n’en a plus besoin, dit-on. Moins d’1 % de la population y a encore recours. C’est négligeable, 1 %, sauf quand on le convertit en voix. En gens. En gestes qu’on n’entend plus. Au total, 300 000 cabines en 1997. Moins de 40 000 en 2016. Beaucoup déjà mortes. Débranchées. Certaines ont été recyclées. D’autres vandalisées, vidées, fondues dans l’oubli. Une poignée ont survécu — transformées en boîtes à livres, en mini-bibliothèques, en curiosités locales. Ce qu’on appelle un “réemploi”, quand on ne veut pas dire “fantôme”. Il n’y a pas eu de grève. Pas de chaîne humaine. Mais dans certains villages du Morvan ou du Limousin, les cabines ont été défendues par les maires, à l’ancienne. Une lettre à la préfecture. Une motion municipale. Un “non” qui n’arrête rien, mais qui dit qu’on était là. Pas de barricades. Juste des silences. Et parfois des larmes. Du côté des entreprises, la logique est comptable. Orange envoie des équipes. La sous-traitance suit. Les techniciens démontent, pièce par pièce, ce que d'autres avaient installé vingt ans plus tôt. Les prestataires locaux — électriciens, nettoyeurs, poseurs — perdent leur contrat. Certains seront redéployés sur la fibre. D’autres non. Ils disparaissent dans les interstices du récit économique, là où ne poussent ni chiffres ni monuments. Véolia récupère les matériaux. Aluminium, verre, câbles spiralés. Ils sont recyclés proprement. C’est l’époque qui veut ça. Dans certaines communes, les plaques « Téléphone » sont arrachées à la meuleuse. Dans d’autres, elles restent là, suspendues à rien, comme les vestiges d’un service qui croyait encore à la présence humaine. Mais ce n’est pas l’histoire d’un objet. C’est l’histoire d’un glissement. D’un effacement opéré sans conflit. Un monde où l’on décide désormais à distance, où même la disparition se fait à huis clos. On pourrait parler de profit. De ce que coûte une cabine. De ce que rapporte son absence. On pourrait aussi parler de Veolia, dont le nom revient dans bien des marchés publics. On pourrait s’interroger sur les liens entre ce recyclage technique et le recyclage des élites. Sur le fait que dans la fusion Veolia–Suez, l’Élysée ait joué un rôle discret mais décisif. Sur le fait qu’Alexis Kohler, bras droit de Macron, soit visé par une enquête du Parquet national financier pour trafic d’influence. Mais ce serait déjà une autre histoire. Une histoire où les cabines ne sont plus que le décor d’un théâtre administratif dont les spectateurs ont quitté la salle. Alors, pour cette fois, on laissera la lumière allumée. Peut-être qu’un dernier appel viendra.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Théâtre
-- Il n’est pas rare de nos jours de voir des châteaux devenir des masures, des océans des flaques d’eau, et le nectar d’hier ? de la piquette. (temps) Ne parlons pas du reste, non, surtout pas du reste. (saut de carpe, salto avant, pirouette arrière) Décor : un fond gris, une table ronde, une chaise. Sur le côté, des chaises en attente. Si spectateurs il y a. Si budget il y a. Si théâtre il y a. -- Vous vous prenez pour Beckett ? -- Qui parle ? -- Vous. Vous parlez. -- Pourquoi faut-il se prendre pour quelqu’un pour devenir quelqu’un d’autre ? -- Je vous le demande. -- Je me prends pour personne. -- Après Beckett, Joyce. Logique. -- La charrue avant les bœufs. Joyce est avant Beckett. Homère est avant tout cela. -- J’en ai ma claque de vos références. (Un applaudissement. Unique.) (L’acteur boit un verre d’eau. S’incline.) -- C’est une voix enregistrée. Que pensez-vous du stratagème ? (Le spectateur — ou son simulacre — sourit. Il croit que cela fait partie de la pièce.) (L’acteur regarde sa montre-bracelet, s’assoit. Une bande-son émet un bourdonnement agaçant.) -- Vous savez que c’est 700 hertz pour un moustique ? Vous le saviez ? (Il parle à la salle, évitant soigneusement de croiser le regard du spectateur.) (Silence.) -- Un jour je vous décrirai la chambre à coucher de mon enfance. Ce sera grandiose. Un spectacle de six heures. Je n’avais pas grand-chose dans cette chambre. C’est ce qui m’a permis d’observer chaque chose sous toutes les coutures. Je pourrais en parler durant des heures. Des journées entières. (Temps. Il se tourne soudain vers le spectateur.) -- Encore faut-il que ça vous intéresse. -- Lui, vous pensez que ça va l’intéresser ? (Le bourdonnement cesse. Des bruits de tuyauterie prennent le relais.) -- Je pourrais aussi vous raconter ma toute première nuit dans une chambre d’hôtel. Je n’ai pas fermé l’œil. Des bruits dans les murs, dans les plafonds, dans les sols. Partout. (Il sort une longue-vue de sa poche et la braque sur le spectateur.) -- Je vérifie que vous ne roupillez pas. On ne sait jamais. -- These days it’s not so rare to see castles become shacks, oceans puddles, and the nectar of yesteryear ? Swill. (pause) Let’s not even talk about the rest. No, especially not the rest. (carp leap, forward flip, backward pirouette) Stage : gray backdrop. One round table, one chair, center stage. Off to the sides : extra chairs, stacked loosely. If there are spectators. If there is a budget. If there is a theater. -- You think you’re Beckett ? -- Who’s speaking ? -- You are. You’re speaking. -- Do I have to think I’m someone to become someone else ? -- That’s what I’m asking. -- I think I’m no one. -- After Beckett comes Joyce. Makes sense. -- Cart before the horse. Joyce came first. And Homer came before them all. -- Enough with the references. I’m full. (A single applause. Just one clap.) (The actor sips water. Bows to the room.) -- That was a recording. Thoughts on that little trick ? (The spectator — or the idea of one — smiles. Doesn’t answer. Thinks it’s part of the show.) (The actor looks at his wristwatch. Sits. A low droning hum begins — annoying.) -- Did you know it’s 700 hertz for a mosquito ? You knew that, right ? (He speaks toward the room, carefully avoiding the spectator.) (Silence.) -- Someday I’ll describe my childhood bedroom to you. It’ll be a grand event. Six hours at least. There wasn’t much in that room, which made it possible to study each thing in great detail. I could talk about it for hours. Days, maybe. As long as someone cares, of course. (Now addressing the spectator directly, pointing at them.) -- You think he’ll care ? (The drone fades. Pipes begin clanking, rattling somewhere offstage.) -- I could tell you about my first night in a hotel room. I didn’t sleep at all. There were noises in the walls, in the ceilings, in the floors. Everywhere. (He pulls a small telescope from his coat pocket, aims it at the lone spectator.) -- Just making sure you’re still awake. You never know.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
A House Like Any Other
Recto It was a simple house. One storey, plus an attic. Like most of the houses along Charles Vénuat Road, in the La Grave district of Vallon-en-Sully. Nothing special from the outside, unless you knew. In the cellar, crates of potatoes laid on old sheets of La Montagne, the local paper. Shelves, uneven and makeshift, lined the walls — jars of green beans, peas, cherries soaked in liquor, syrupy prunes. It smelled faintly of damp earth and vinegar. It wasn’t used often, but everyone knew what was there. Upstairs, the attic held what no one dared to throw away. A trunk of letters with no names. A biscuit tin filled with faces no one could place. The dust had settled over generations. There were hats in round boxes, gloves in pairs or alone, scarves too thin to be useful. It was all left as it was. Maybe another time. Charles Brunet lived on the ground floor. Eighty-five. Retired schoolteacher. Former town clerk. He said things like that, as if they mattered. He walked to the village each morning to buy his paper, no matter the weather. Back home, he did his crossword. He said it gave structure to the day. Above him lived a family. The father sold asphalt for a roofing company. The mother sewed from home. Two children — seven and four — had picked up the local accent. “It’s better that way,” she’d said once, “they fit in better.” Nothing changed much. That was part of its comfort. verso We were coming back from Saint-Bonnet. Lunch in Hérisson, cheap, nothing special. I pointed to the house as we drove past. “Stop,” my wife said. I hadn’t meant to. I slowed down, but I hadn’t meant to stop. I pulled over. From the outside, it was the same house. But something had gone. The ivy was gone from the bricks. The row of apple trees behind — gone. Even the old cherry tree had been cut down. Everything looked new. Clean. Too clean. I crossed the road alone. I didn’t want to stay. “Wait,” my wife said. A woman arrived by bicycle. She looked at us. Not rude. Just cautious. She opened the gate. My wife spoke. “Are you the owner ?” “Yes,” the woman said. Her voice was sharper now. “My husband grew up in this house.” That made it worse. She spoke of the purchase. “Your father was an unpleasant man,” she said. I wanted to leave. I didn’t want to know why. I already knew, I suppose. Or feared I did. I felt ashamed. Of him, and then, quickly, of myself. “Let’s go,” I said. Another man appeared. Moped. Blue. The kind we used to call les bleues. The woman’s voice hardened. “We have nothing to say to you.” We left. I haven’t been back since. français|couper{180}