juillet 2025
Carnets | juillet 2025
une maison parmi d’autres
recto C’est une maison simple. Elle ressemble à tant d’autres, le long de la rue Charles Vénuat, quartier de La Grave, à Vallon-en-Sully. Un rez-de-chaussée, un étage. Une cave, un grenier. Au rez-de-chaussée vit Charles Brunet. 85 ans. Ancien instituteur et secrétaire de mairie. Il dit que sa vie est réglée comme du papier à musique. Chaque matin, il trempe le pain de la veille dans un bol de café noir, sans sucre. Il se lave le visage dans l’évier de la cuisine, s’habille lentement, et part, à pied, jusqu’au village, à quelques kilomètres. Qu’il pleuve ou qu’il gèle, il va chercher son journal. Ensuite, il fait ses mots croisés. Le reste de la journée. À l’étage vit une famille. Le père est voyageur de commerce pour une société de revêtements bitumineux. Il part tôt, revient tard. La mère est couturière à domicile. Elle reçoit dans la salle à manger, les volets souvent à demi clos. Les enfants ont sept et quatre ans. Ils parlent avec l’accent du coin, pour ne pas qu’on les traite de Parisiens. C’est mieux, disent-ils, pour avoir des copains. Dans la cave, les pommes de terre sont rangées dans des cagettes tapissées de feuilles de La Montagne. Sur des étagères bricolées : haricots verts, petits pois en bocaux. Cerises à l’eau-de-vie, prunes au sirop. La cave est une réserve. On n’y va pas tous les jours, mais on sait ce qu’il y a. Le grenier est en désordre. On y monte par un escalier large. En dessous, une penderie : parkas, manteaux, costumes de laine. Au-dessus, des boîtes en carton et en métal : chapeaux passés de mode, chaussures, foulards, gants. Dans le grenier lui-même : des lettres sans signature, des photos sans noms. On imagine des visages, des noms oubliés. Puis on referme la malle. verso J’ai garé la voiture devant la maison. Nous revenions de Saint-Bonnet, nous avions déjeuné à Hérisson, au pied du château. Un petit établissement, repas à moins de 15 euros. -- Arrête-toi donc, m’a dit mon épouse quand je lui ai montré la maison. J’allais passer sans m’arrêter. J’avais ralenti pourtant. Mais je me suis arrêté. C’était la même maison en apparence, mais comme vidée de quelque chose. Quelque chose d’indéfinissable. Le lierre avait été arraché de la façade. La rangée de pommiers, celle qui séparait la cour du jardin potager, avait disparu. Même le vieux cerisier n’était plus là. Tout était propre, net. Trop. Je regardais ça de l’autre côté de la route. J’avais envie de repartir. -- Attends, a dit mon épouse. C’est là qu’une femme est arrivée, à vélo. Elle nous a regardés, méfiante. Elle a ouvert le portail, a fait entrer son vélo. C’est mon épouse qui a parlé. Moi, je ne pouvais pas. -- Vous êtes la propriétaire ? -- Oui, a répondu la femme, mais son visage s’est encore durci. Elle ne comprenait pas ce qu’on faisait là. -- Mon mari a vécu dans cette maison, enfant, a dit mon épouse. Alors c’est devenu pire. La femme a parlé de l’achat de la maison. -- Votre père était un type infect, elle a dit. Je voulais repartir. Ça n’avait plus aucun sens. Je ne voulais pas savoir. Je savais déjà, ou je me doutais. Honte de lui. Et, tout de suite, honte de moi. Honte de tout. -- Viens, j’ai dit. On s’en va. Ça ne sert à rien. Un autre type est arrivé. À mobylette. Une bleue. Comme on disait autrefois. -- On n’a rien à faire avec vous, a dit la femme, quand elle l’a vu. On est repartis. Je ne suis jamais repassé devant la maison depuis. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Et tout continue
Et tout continue. Je ne sais même pas si l'on peut ajouter « comme avant ». Je ne suis pas certain que cette continuité se soucie d'un quelconque avant. Pas plus que d'un « après ». Je devrais plutôt écrire : « ça continue c'est tout, c'est un fait. » Ce matin je suis parti bille en tête avec une idée de nouvelle. Est-ce que je sais ce qu'est véritablement une nouvelle maintenant en juillet 2025. Je préfère m'avouer que non je ne le sais pas. Et que ne le sachant pas j'imagine une sorte de possible, une invention. Inventer une forme qui puisse ressembler à une nouvelle mais qui ne serait pas une forme habituelle, fatigante, fatiguante tant elle est attendue et que lorsqu'on la voir arriver on s'endorme déjà parce qu'on la tellement attendue, qu'on est déjà repu pas sa seule imagination. Non tout continue certes mais pas comme avant et sans penser au lendemain. tout continue aujourd'hui même et pas besoin de se dire jusqu'à quand. Il n'y a que Laéticia Bonaparte qui s'en soucie encore de nos jours, à rebours. Donc je pensais à Balzac, à Zola, et à ces heures passées à les lire pour dans un premier temps obtenir de bonnes notes à mes devoirs de français. A cette époque j'avais trouvé cela initiatique je suppose. Ces grands auteurs allaient m'apprendre le monde sans nulle doute puisqu'ils étaient au programme. Jusqu'à ce que je referme la dernière page du dernier ouvrage de chacun et que je me dises non je n'en sais guère plus sur ce monde, tout ça est trop bien ficelé pour que ce soit vrai. C'est à partir de ce constat que je commençai à ne plus être aussi docile, à ruer dans les brancards. Je m'étais farci pas moins de dix millions de mots dans la comédie humaine et environ cinq millions dans les Rougon Macquard et qu'en avais-je vraiment retenu sinon un sérieux doute sur la véracité des récits, des romans, des intentions de ceux qui les écrivent et de ceux qui les utilisent ensuite pour nous former ce qu'est la « réalité du monde »|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Le masque n’est plus étanche/ We Have a Leak
le masque n'est plus étanche J’ai coupé la machine vers une heure du matin. Le masque n’est plus étanche. Il y a ce sifflement léger de l’air qui s’échappe, insupportable. Comme une métaphore, sans doute — quelque chose fuit, se dégonfle, lâche prise, et bien sûr, l’agacement que ça provoque me fixe droit dans les yeux, comme un psy suffisant qui demanderait : « et ça te fait ressentir quoi, ça ? » J’ai scrollé sur YouTube. Ça m’a énervé aussi. En fait, tout m’énerve en ce moment. Même lire Beckett m’énerve. L’existence, dans toute sa grande platitude, m’exaspère profondément, viscéralement. Et ce n’est pas une histoire de regret, ni de nostalgie, ni de désir de jeunesse — pas question de rembobiner la cassette, de retrouver une version antérieure de moi-même. Juste foncer droit dans le pire, puis dans le plus pire encore. Je crois que Cioran a écrit quelque chose là-dessus — cette espèce d’élan vers le désastre. Je ne me souviens plus exactement. Et j’ai pas envie de vérifier. À quoi bon ? Pour faire le malin ? Franchement. Si c’est tout ce que j’ai à offrir, alors on est déjà jusqu’aux genoux dans la tragi-comédie. Entre deux et trois heures du matin, j’ai fini par somnoler, allez, quarante minutes tout au plus, et j’ai rêvé d’une idée de nouvelle. À propos d’un type — persuadé d’être radicalement à gauche, progressiste jusqu’à la moelle — qui glisse lentement, imperceptiblement, vers l’extrême droite. Ironie, détachement, et une petite dose de Now™. Le genre de truc qu’on entend partout en ce moment — dans la rue, au supermarché, même dans ton salon pendant l’apéro. C’est devenu d’un banal lassant. Comme une performance d’identité et de conviction, emberlificotée, à la limite du porno. Les gens s’emmerdent à mourir ou flippent leur race. La vieille question « qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de moi-même » refait surface. Parfois je me dis que le mieux serait de tout couper. Boucher les fissures, sceller les aérations, empêcher la moindre goutte de ce foutu Dehors™ de s’infiltrer. Peut-être même inventer un nouveau nez. Ou une sorte de délicatesse artificielle — comme ces ultra-riches qui font semblant d’avoir du goût tout en écrasant les gencives des pauvres édentés, la masse crade, tu vois le genre. La délicatesse, ça n’a jamais été mon truc. J’ai essayé. Mais je sais trop bien d’où ça vient, et ce savoir-là me la rend insupportable. Alors je me retire. Quelques taches de sauce sur le torse, presque rassurantes. Comme des petites médailles de résistance à la grâce. L’élégance, par contre — c’est autre chose. Diogène était élégant à sa manière, même s’il était répugnant. Mais aujourd’hui, tout est brouillé. Les mots, les idées, les gestes, les identités — tout balancé dans un wok conceptuel. On ajoute un peu de sauce soja, de ciboulette, de persil, de coriandre, on touille bien. Puis on verse dans un verre et on sirote à la paille comme un cocktail post-genre. Faire semblant, en gros, pile au moment où le genre — et peut-être même le sens — s’effondre. L’ironie est totale. we have a leak I turned off the machine around 1 a.m. The mask isn’t airtight anymore. There’s this faint hiss of escaping air, maddening. Like a metaphor, probably — something is leaking, deflating, giving up, and of course the irritation it causes looks me dead in the eyes, like some smug therapist saying “so what does that make you feel ?” I scrolled through YouTube. That pissed me off too. Honestly, everything pisses me off right now. Even reading Beckett pisses me off. Existence, in its grand dull totality, is just deeply, profoundly aggravating. And this isn’t about regret or nostalgia or longing for youth — no rewinding the tape, no yearning for an earlier version of me. Just full throttle into worse and worser. I think Cioran might’ve had a thing like this — this momentum toward disaster. I don’t remember exactly. Don’t feel like looking it up either. Why bother. Showing off my knowledge ? Please. If that’s all I’ve got, then we’re already knee-deep in tragicomedy. Between 2 and 3 a.m., when I managed to doze off for, like, forty minutes max, I dreamt up this idea for a short story. About a guy — totally convinced he’s hard-left, progressive to the core — who slowly, imperceptibly, slides to the far right. Irony, detachment, and a touch of Now™. The kind of thing you overhear everywhere lately — in the streets, supermarkets, even in your own living room during the pre-dinner drinks. It’s all become tediously normal. Like a convoluted performance of identity and belief, bordering on the pornographic. People are bored stiff or scared shitless. The age-old what to do with myself question flares up again. Sometimes I think the best move would be to shut it all off. Seal the cracks, block the vents, just keep the whole festering mess of Outside™ from oozing in. Maybe invent a new nose. Or a kind of artificial delicacy — like the ultra-wealthy pretending to have taste while standing on the necks of the toothless poor, the dirty masses, you know the type. Delicacy’s never really been my thing. I’ve tried. But I know too well where it comes from, and that knowledge makes it unbearable. So I pull back. A few sauce stains on the chest, almost comforting. Like little badges of resistance to grace. Elegance, though — that’s something else. Diogenes was elegant in his own way, despite being utterly disgusting. But these days, everything’s blurred. Words, ideas, gestures, identities — all tossed into the same conceptual stir-fry. Add some light soy sauce, chopped scallions, parsley, coriander, and stir well. Then pour it in a glass and sip it through a straw like it’s a post-gender cocktail. Fake it, basically, right at the point where gender — and maybe meaning — collapses entirely. The irony couldn’t be more thorough.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Stay on the side of necessity.
Stay on the side of necessity. I try. Not always easy. The ground gives way. Contradictions crawl in. Fine. Let them. If I had none, I wouldn’t be here. But I am. That’s the evidence. So this morning, once again, I write a text. About digital interaction. Post a text. Get a comment. Don’t reply. Still go see. Same name, many places. Same finger. Same reflex. Automatic ? Signal ? Little code ? I read you. Now read me. Perhaps. Human, after all. Same old rule, stated plainly : “If you want to be read, comment first.” I get it. But the conditional — tires me. You might be read if… That if could fill a long book. Not today. My point of view. Not the best. But mine. I think interaction, here, is a sham. Same as out there. Unspoken rules. If you don’t read me, I won’t read you. All right. I live with that. My task is writing. Posting. Then forgetting. No watching, no waiting, no wishing. Better not to be answered. It clarifies the dirt in me. Vanity, mostly. Pride. Filth. My own. That’s hygiene. They ask : Why post if you don’t care ? Simple. I found no better place to speak to myself iin public. Then comes the hesitation. Again. Not like this.This one’ll bring trouble. Again. Trouble’s fine too. Like contradiction. But not both at once. Let’s go slow Objections (anticipated) “You don’t care about readers, yet you write a whole text about them.” → Naming a trap is how one avoids it. “You despise comments, but you post on a platform for that.” → A tool is not a demand. Sidewalks don’t ask you to wave. “You speak alone, but in front of people.” → I speak before, not to. Let them pass. “You sound contemptuous.” → Not of others. Of myself. Of what in me wants praise. “If everyone did like you, no one would read anything.” → Fine. I’m not everyone. “Why publish publicly if you expect nothing ?” → Because I write in front of the world, not for it. Not to win. Just to go on. Still, I wrote. Not the text I meant. A different one. No clearer than the last. But enough to go on. That’s all. français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
12 juillet 2025
Rester du côté de la nécessité. J’essaie de rester du côté de la nécessité. Ce n’est pas toujours facile. Il arrive que le sol soit glissant, que je m’emmêle dans mes propres contradictions. Ce qui est d’ailleurs très bien, très utile. Si je n’avais pas de contradictions, je ne serais pas de ce monde. Or c’est indéniable : je suis de ce monde. Donc ce matin, j’écris un texte — une fois de plus — sur l’interaction numérique. Publier un texte, recevoir un commentaire, ne pas répondre. Aller voir tout de même. Constater que la même personne a laissé des commentaires partout, sur plusieurs auteurs. Geste automatique ? Tentative d’alerte ? Message codé ? J’ai lu, maintenant à toi de me lire. Peut-être. C’est humain. Même logique que celle énoncée par l’auteur du blog : “Si vous voulez être lu, commentez les textes des autres.” Je comprends. Mais le conditionnel me fatigue. Vous pourriez être lu si… Ce “si” mériterait un long livre. Mon point de vue n’est pas le meilleur, mais c’est le mien. Je pense que l’interaction numérique est un leurre. Comme dans la vie quotidienne, elle obéit à des règles tacites. Si tu ne me lis pas, je ne te lirai pas non plus. Très bien. Je m’en arrange. Mon travail, c’est d’écrire. De mettre des textes en ligne. Puis d’oublier qu’ils y sont. Je ne guette pas les lectures, ni les commentaires. Je préfère qu’on ne me réponde pas. Cela m’aide à voir clair dans ma propre prétention. C’est mon hygiène. Et si l’on me demande pourquoi je publie ici, alors que je me fiche des avis ? Je réponds simplement : Parce que je n’ai pas trouvé mieux que ce blog pour me parler à moi-même en public. Puis je réfléchis à sa publication. Et je me dis : non, pas comme ça. Ça va m’attirer encore des problèmes, je le sens. Je pourrais apprécier les problèmes autant que les contradictions, mais tout de même — une chose après l’autre. Après avoir exposé mon point de vue, j’ai listé toutes les contradictions possibles : “Tu dis que tu te fiches des avis, mais tu écris un texte entier sur le sujet.” → Parler d’un mécanisme ne signifie pas y adhérer. C’est précisément en le nommant que je cherche à m’en extraire. “Tu critiques les commentaires mais tu publies sur une plateforme faite pour ça.” → La plateforme est un outil, pas une injonction. On peut publier sans solliciter. On peut marcher dans la rue sans saluer tout le monde. “Tu te poses en solitaire, mais tu parles quand même à un public.” → Je parle devant, pas à. C’est une parole posée dans un espace traversé. Elle n’attend pas de réponse. “Tu as l’air de mépriser les autres sans le dire.” → Non. Je me méfie surtout de moi-même, de mes attentes mal placées. Je ne juge pas ceux qui commentent — je dis pourquoi je ne le fais pas. “Si tout le monde faisait comme toi, plus personne ne lirait personne.” → Peut-être. Mais je ne propose pas un modèle. Je tente juste de formuler ce qui, pour moi, fait sens, ici et maintenant. “Pourquoi alors publier publiquement, si tu n’attends rien ?” → Parce que j’ai besoin d’écrire devant le monde, pas au monde. Je n’écris pas pour convaincre. J’écris pour continuer. En fin de compte, j’ai tout de même écrit un texte. Ce n’est pas celui que je pensais écrire. C’est un autre texte. Il n’explique pas mieux les choses que le précédent. Mais c’est un texte pour continuer. Voilà tout. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
11 juillet 2025
Sans doute que tout ce que j'écris n'inspire qu'une sorte de malaise. Ce n'est pas étonnant étant donné que l'écriture est une sorte de rustine que je tente de placer sur ce malaise pour le colmater. Je pourrais conserver ces écrits dans un tiroir. Faire preuve d'un peu de pudeur, mais ce serait insatisfaisant sur le plan intellectuel. Si je publie ce que j'écris c'est d'une part pour l'évacuer mais ce n'est pas pour me venger de quoi que ce soit, je ne le crois pas ou plutôt je ne le crois plus. Si je publie ce que j'écris c'est pour montrer une sorte de chemin que je n'ai cessé d'emprunter depuis l'âge de trente ans. Ce n'est pas de la littérature à proprement parler. Ce n'est pas non plus de la philosophie, de la psychologie, ce n'est pas non plus de l'art. C'est une sorte d'objet indéfinissable ( en tout cas pour moi ). De mon côté c'est ainsi mais là aussi je sais que je manque de moyens pour en juger et le fait de publier ces textes est une manière aussi de dire c'est à vous à toi collectivité de le dire, tout en prenant bien soin de mon côté de ne pas vraiment vouloir entendre ce que l'on pourra en dire. Ce n'est pas que ça ne m’intéresserait pas, mais le risque que ça fige cet ensemble dans une définition me demanderait encore un surcout d'énergie pour ne pas en tenir compte. Il faut donner la part aux fauves parce que les fauves sont de ce monde comme je suis probablement de ce monde. Leur jugement quel qu'il soit est leur nourriture. Ils sont heureux peut-être ainsi parce qu'ils ne connaissent pas autre chose. Ils sont dans l'hypnose produite par la recherche de ce plaisir pré déterminé. Ce plaisir là je l'ai traversé en son temps mais l'hyper vigilance qui me frappe depuis toujours m'interdit de m'y reposer trop longtemps. Il me faut aussi lutter contre un jugement interne que je ne cesse d'entretenir envers ce que je produis et qu'il m'arrive de qualifier de déballage exhibitionniste Ce que Winnicott nomme la crainte du faux self : La peur d’être trop, mal placé, déplacé — la peur que le vrai soit lu comme impudique, que le nu soit lu comme obscène. Mais je ne peux rien faire pour m'opposer avec vigueur ou bon droit à cette éventualité que tout ce que j'écris soit ainsi perçue. Cette blessure anticipée est déjà cautérisée avant qu'elle n'advienne tant l'immersion dans mon propre ridicule, ma version risible a été traversée tant et tant de fois comme une jungle qu'on explore. Certains pourraient et moi-même parfois aussi penser qu'il s'agit d'un écrit très présomptueux, voire même méprisant envers le lecteur. C'est aussi un risque à prendre que celui de montrer dans quelle prison de jugement nous sommes reclus à chaque instant. Et si cela peut permettre à l'un ou l'autre d'en prendre un peu plus conscience, alors ce texte n'aura pas été si totalement inutile que je le pense par réflexe. july-11-2025 Perhaps everything I write only provokes a kind of discomfort. That would make sense, since writing is a kind of patch I try to place over that discomfort to seal it. I could keep these texts in a drawer. Show a little modesty. But that would be unsatisfying, intellectually. When I publish what I write, it’s partly to evacuate it, but it’s not to take revenge for anything — at least I don’t believe that anymore. I publish what I write to show a sort of path I’ve kept to since I was thirty. It isn’t really literature. It isn’t philosophy, or psychology, or even art. It’s a kind of object I can’t define — at least not from where I stand. I know I lack the tools to judge it, and publishing is also a way of saying : here, it’s for you, for others, for the collective to name it — while also taking care not to really want to hear what might be said. It’s not that I wouldn’t be interested, but the risk of having the whole thing pinned down, turned into a definition, would demand another layer of energy just to resist or ignore it. You have to feed the beasts, because the beasts are of this world, as I probably am too. Their judgment, whatever it may be, is their nourishment. They may be happy that way, because they know no other. They’re hypnotized by the pursuit of a certain kind of predetermined pleasure. I’ve passed through that kind of pleasure too, but the hypervigilance I’ve always carried won’t let me rest there for long. I also have to fight with an internal judgment I constantly direct at what I produce, which I sometimes call an exhibitionist outpouring. What Winnicott called the fear of the false self : the fear of being too much, poorly placed, somehow misaligned — the fear that what is true will be read as indecent, that the bare will be read as obscene. And there’s nothing I can really do to stop this eventuality, that everything I write might be seen that way. That wound is already cauterized before it happens. I’ve passed through my own ridiculousness, my risible version, so many times — like a jungle crossed over and over. Some may think — and at times I do too — that this is a presumptuous piece of writing, perhaps even contemptuous of the reader. That, too, is a risk : to reveal the prison of judgment in which we are held, moment to moment. And if this helps even one person to become more aware of it, then maybe this text will not have been entirely useless, even if I tend to think so by reflex.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Je peux vous appeler Malone ?
Recto Je me souviens. Poupées russes. Un malentendu, certainement. Des silhouettes dans une rue. Bonjour. Une question inattendue. -- Tu les connais, ces gens ? — Non. Je croyais qu’il fallait dire bonjour à tous les gens qu’on croise dans la rue. C’était pas grave, en apparence. Mais il y avait ceux à qui l’ on pouvait, et tous les autres à qui on ne pouvait pas. C’était déjà assez compliqué comme ça pour faire face aux masques. Il fallait d’urgence s’en composer un nouveau, celui de l’indifférence. On ne pouvait pas encore savoir s’il était bien commode. Si on était vraiment à l’abri derrière ce masque. Ça rendait assez maladroit, surtout si on oubliait qu’on se baladait avec. Comme toujours, on exigeait de soi un choix, une décision : l’indifférence, ou pas. Verso Je me retournai et il était assis sur ma propre chaise. J’avais été comme éjecté de celle-ci par une force centripète. Aplati contre un mur de la pièce, je reprenais mon souffle. Le choc, comme toujours, avait été violent. Il me fallait un peu de temps. Quand je me suis senti enfin prêt, je me suis donc retourné, et j’ai vu le malentendu dans le blanc des yeux, si je peux dire. Il n’avait rien d’extraordinaire. C’était un de ces pauvres types comme on en croise à chaque coin de rue. Il était d’une banalité à pleurer. Cependant, comme nous étions seuls à présent, et que je ne savais plus où j’avais foutu mon masque d’indifférence pour me protéger, je me sentais nu, et je vis que le malentendu était nu lui aussi. Nous étions face à face et complètement nus. La situation, elle, n’était tout de même pas banale. Peut-être que ça rattraperait un peu les choses, m’étais-je dit. Et aussitôt, j’éprouve l’envie irrépréssible de le dire à voix haute : « Vous avez remarqué que nous sommes face à face et totalement nus ? » J’hésitais sur la façon de le nommer. « Monsieur le Malentendu » paraissait un peu pompeux, voire obséquieux. « Malentendu » tout court , trop familier. Même si on se connaissait depuis belle lurette, ce n’était pas une raison pour se ruer dans la trivialité. Du coup, comme le malentendu de nommer le malentendu se faisait pressant, j’exposai ma difficulté : -- Comment dois-je vous appeler ? -- J’étais en train de me poser la même question, c’est cocasse, me répondit-il. Peut-être que l’on pourrait rester chacun dans un état innommable, si cela vous va, continua-t-il. Je pensais à Sam et à Monsieur Hackett, puis je me mis à penser à un banc public. Je me souvins tout à coup que ce genre d’objet m’appartenait et que je pouvais en user à ma guise puisqu’il s’agissait d’un bien public. Ce qui n’était pas la même chose que d’être ici, dans cette pièce, où chacun des meubles qui la meublent est une propriété personnelle, certes, mais sur lesquels le malentendu peut s’asseoir quand ça lui chante. Je ne suis pas enceinte, me dit Malone. Vous pouvez m’appeler Malone, me dit-il. Je vous ferai grâce des dîners au caneton. Puis il jeta un coup d’œil à sa montre et il me regarda sans rien dire. Un moment, un avion passa. -- Vous vouliez me demander quelque chose de précis ? reprit-il. C’était tellement abrupt après cette courte période de silence et de léger malaise que je ne sus quoi dire immédiatement. Ce qui ouvrit soudain la porte, légèrement, à peine un entrebâillement, à tout un univers derrière celle-ci que je reconnus aussitôt à l’odeur. Une odeur de poussière déposée depuis belle lurette sur des meubles que l’on n’a pas utilisés depuis des lustres. Il y avait là aussi un certain nombre de sensations paradoxales. Des draps rêches en lin invitant à se glisser dedans comme dans une armure en fer mais au final tout à fait confortables par temps chaud. Une peluche borgne aimée mais qui paraissait tellement abandonnée qu’un sentiment de culpabilité vous prenait aussitôt à la gorge. Un rai de lumière avec des milliers de grains de poussière traversant l’espace pénombreux d’une chambre à coucher d’enfant. Il me fallut très peu de temps pour me rendre compte que tous ces objets, ces lieux, m’avaient un jour appartenu. Autant qu’un objet ou un lieu peut appartenir à qui que ce soit, d’ailleurs. Je les regardais et je me rendais compte qu’ils ne m’appartenaient plus. Ils m’avaient appartenu comme s’ils m’avaient laissé ma chance et que je ne l’eusse pas saisie au bon moment pour pouvoir les conserver. Malone toussa et je compris que ça voulait dire que je m’étais égaré dans le souvenir et que ça ne l’intéressait pas du tout. -- Vous m’avez convoqué pour autre chose que la réminiscence de ces fadaises, dit-il sur un ton pointu de Parisien. Ce qui évidemment me poussa immédiatement hors de ma rêverie. Et je l’en remerciais. -- Merci, mille fois merci. Sans vous, cher Malone, ça aurait pu durer des heures, voire des jours et des nuits. Allons droit au fait ajouta-t-il en se détendant un peu, passant une jambe sur l’autre et renversant son buste en arrière pour bien la caler sur le dossier de la chaise. C’est mon problème, lui avouai-je. Aller droit vers un but. J’adorerais pouvoir le faire, croyez-moi, mais aussitôt que je mets un pied devant l’autre il se passe quelque chose de fort étrange, la ligne devient courbe et je finis par tourner en rond. Il rit. Vous êtes un drôle de zigoto, vous… À un moment je cru qu’il allait me nommer Watt mais il se retint. Ce qui me procura une légère sensation de plaisir. -- Vous alliez m’appeler Watt ? l’interrogeai-je. -- Vous êtes en train d’esquiver, me répondit-il. Je n’esquive rien, je suis même dans le centre du problème je crois. Il faut que je vous le dise : je sens les choses, Malone, mais je m’exprime mal. Je devrais plutôt dire « je sens des choses » car je ne suis pas certain que ces choses existent vraiment, et que je puisse en parler. -- Quelles choses, bon dieu, parlez ! hurle-t-il. Et là je me souviens qu’il faut me recroqueviller jusqu’à réduire mon corps tout entier pour n’occuper qu’un minuscule point dans l’espace. -- Où êtes-vous donc passé ? me demande Malone. -- Je suis là, baissez les yeux, regardez là entre deux fentes du parquet, ce point noir. -- Et ça vous amuse ? (il rit) -- Je ne crois pas. C’est une sorte de réflexe : dès que ça hurle, je me transforme en point. -- Tant que ce n’est pas un point final… -- Allez-y, moquez-vous, j’ai l’habitude, vous savez. -- Ah, voici enfin un sujet intéressant, (Malone décroise les jambes et se penche en avant au-dessus du point que j’essaie de maintenir en invoquant toutes mes ressources d’« à quoi bon puisque personne ne me comprend, puisque personne ne m’aime, puisque personne ne voit que j’existe ») -- Que faites-vous vraiment pour exister ? reprend Malone. -- Je me dis que j’écris. -- Et vous le faites ? -- Oui, tous les matins j’écris entre 1000 et 1500 mots. -- Et ça vous sert à quoi ? -- À rien. Faut-il donc que les choses servent toujours à quelque chose ? J’existe ainsi « pour rien » si vous préférez. -- Si vous écrivez, c’est pour être lu, n’est-ce pas ? reprend Malone. -- Non. C’est ce que j’ai cru durant des années, mais ça aussi, ça m’est passé. Le malentendu fit une drôle de moue puis il sifflota. -- À quelle heure est la bouffe dans cette baraque ? -- Vous esquivez quelque chose, Malone. Ce coup-ci, c’est votre tour, je le vois bien. -- Non, je n’esquive rien du tout. Quand je m’ennuie, j’ai faim. -- Moi aussi, tiens, répondis-je. -- Ça nous fait au moins un point commun. Vous auriez du caneton ? Et de nous tenir les côtes, et de rire, et de pleurer soudain à chaudes larmes. english|couper{180}
Carnets | juillet 2025
I Could Call You Malone.
Recto I remember. Russian dolls. A misunderstanding, certainly. Shapes on a street. Hello. An unexpected question. -- Do you know those people ? -- No. I thought you had to say hello to everyone you passed in the street. It didn’t seem like a big deal. But there were those you could greet, and all the others you couldn’t. It was already hard enough dealing with masks. You had to urgently construct a new one—one of indifference. No one knew yet if it fit. Or if it really protected you. It made you clumsy, especially if you forgot you were wearing it. As always, you were expected to choose : indifference, or not. Verso I turned. He was sitting in my chair. I had been ejected, it seemed, by some inward force. Pinned against a wall, catching my breath. The shock—always strong—needed time. When I was ready, I turned again and looked him in the eye. The misunderstanding. He looked ordinary. A nobody. Someone you'd pass without noticing. But we were alone now. And I had misplaced my mask of indifference. I felt exposed. So did he. We were both naked. That wasn’t ordinary. That redeemed the moment a little. I almost said it aloud : “You notice we’re both completely naked ?” What to call him ? “Mr. Misunderstanding” felt pompous. Just “Misunderstanding” was too familiar. I voiced the dilemma : -- What should I call you ? -- I was wondering the same. Strange, isn’t it ? Maybe we could remain unnamed. I thought of Sam. Of Mr. Hackett. Of a park bench. Those belonged to me. Public things. Unlike the chair. This chair was mine. But the misunderstanding could sit in it whenever he liked. “I’m not pregnant,” he said. “Call me Malone. I’ll spare you the duck dinners.” He glanced at his watch. Looked at me in silence. A plane passed. -- Was there something in particular you wanted ? he asked. His question hit hard after that silence. I had no reply. And the silence cracked the door open to a world behind it. A dusty smell. Furniture untouched for ages. Rough linen sheets, like iron armor, strangely pleasant in the heat. A one-eyed stuffed animal. Loved once. Now so neglected it made me feel guilty. A shaft of light with dust specks floating in it. A child’s bedroom. These things had once been mine. As much as anything can be. I saw them now and knew they weren’t. They had given me a chance. I had not taken it. Malone coughed. A sign I was drifting. He wasn’t interested. -- You didn’t call me here for nostalgia, he said sharply. I snapped out of it. Thanked him. -- Thank you, truly. Without you, I’d have stayed in it for hours. Days. Let’s get to the point, he said. Relaxed. Crossed a leg. Leaned back. That’s my problem, I said. Getting to the point. I try. I take one step, then things curve. I end up circling. He laughed. You’re a strange one. For a second, I thought you were Watt. He didn’t say it. That pleased me. -- You were going to call me Watt ? -- You’re dodging, he said. Not dodging. At the center, I think. I sense things, Malone. But I say them badly. Maybe they’re not even real. Maybe I shouldn’t speak of them. -- What things ? Speak ! That’s when I remembered : I had to shrink. Fold inward. Become a point in space. -- Where’d you go ? he asked. -- Here. Between the floorboards. That black dot. -- Does it amuse you ? (he laughed) -- I don’t think so. It’s reflex. When someone shouts, I turn into a dot. -- As long as it’s not a period. -- Go ahead, laugh. I’m used to it. -- Now that’s interesting, he said. (He leaned in. Looked closer at the dot I was holding together with all my “no one sees me, no one loves me” strength.) -- What do you actually do to exist ? he asked. -- I tell myself I write. -- Do you ? -- Yes. Every morning. A thousand to fifteen hundred words. -- What’s it for ? -- Nothing. Must everything have a use ? -- If you write, it’s to be read. Right ? -- That’s what I thought, once. Not anymore. The misunderstanding made a face. Then whistled. -- When do we eat in this place ? -- Now you’re dodging, Malone. Your turn. -- I’m not dodging. I’m bored. When I’m bored, I’m hungry. -- Me too. -- That makes one thing we share. Got any duck ? And we held our sides. And we laughed. And then cried. A lot. français|couper{180}
Carnets | juillet 2025
10 juillet 2025
Quand je n’aurai plus rien, j’aurai au moins ça. Ça tourne. Encore. Ce matin, je me le suis dit. Encore. Exulté presque. Puis plus rien. Ça retombe. Plus bas qu’avant. Normal. Sobre. Je le savais. Je le sais. Expérience, disais-je. Je ne suis pas dupe. Toutes les exaltations, toutes les afflictions. Je les aurai faites. Je serai libre, pensais-je. Je l’ai pensé, je crois. Je ne sais plus quand. Mais ça me suit. Rien d’autre ne me suit. Même pas mon ombre. Partie. Un soir de mai. Ras-le-bol. Elle ne voulait plus. Je la montrais. Je parlais à sa place. Je comprends. C’était une erreur. Une faute. Ma faute. Mea culpa. À genoux. Quelques prières. Ave. Pater. Rien. Pas mieux. La foi ne tenait plus. Moi non plus. Seul. Bancs vides. Église. Vent froid. À l’os. Je suis resté là. Figé. À genoux. Longtemps. Rien. Médité. Si on veut. Et là, elle est revenue. La phrase. Toujours la phrase. La première. Peut-être. Je l’ai toujours eue. Je l’aurai toujours. Même mort. Dans la tombe. Même là. Elle sera là. Les bêtes aussi. Elles mangeront. Si elles veulent. Elles l’entendront. Qu’elles la suivent. Si ça leur chante. Et ça continuera. Encore. Jusqu’à la fin. S’il y en a une. Oh, la nostalgie du tout. D’avoir pu, un jour, le penser. D’avoir pu l’être. Oh, la nostalgie, la voilà. Mensonge chaud et confortable. Et surtout plainte, plainte longue plainte, enfin dire — ou le croire — dire la douleur en boucle. Dans le temps, j’étais tout. Pourquoi ne le suis-je donc plus ? Que s’est-il donc passé ? Est-ce vraiment de ma faute ? En boucle. Depuis potron-minet jusqu’à vêpres. Voire au-delà. Dans la nuit noire. Oh, la nostalgie. Comme elle raconte bien là où ça fait mal. Comme c’est sans faille. Enfin, après avoir voyagé du tout au rien, et vice versa, il se leva. Un grand besoin de se raser de près l’avait envahi. Il le fallait. Sa vie, ou ce qu’il en restait, en dépendait. Donc il se leva, fit couler l’eau jusqu’à tiède, enduisit ses joues de mousse, et il se rasa très consciencieusement : une première joue, la moitié de la moustache, puis sous le menton, sous la mâchoire. Ensuite, il passa à l’autre côté et fit, à peu de chose près, exactement la même chose. Enfin calmé, persuadé d’avoir fait le nécessaire, il se recoucha. Sa peau était douce au toucher. Une peau de bébé. Il essaya de vider son esprit, pour retrouver le vide de son crâne de bébé. Il y réussit presque, cette nuit-là. À peu de chose près. Et il n’était pas certain de pouvoir refaire la même chose le lendemain. Au moins avait-il essayé, encore une fois, se dit-il, et il resta ainsi, les yeux grands ouverts, jusqu’à l’arrivée de l’aube. English When I have nothing left, I’ll still have this. And it goes round and round, this story, this hope, all of it. I told myself again this morning, once more, and I was almost pleased — let’s be honest — almost elated. Then I calmed down, because elation crashes lower than when you stay sober, normal, if you can call it that. From time to time, I experiment, while keeping in mind it’s just that : an experiment. I’m not fooled. And when I’ve gone through all the experiments offered by elation, and affliction too, I’ll be a free man, I once told myself. I vaguely remember saying that, sometime in the past. I don’t know when. But it follows me. In fact, if I think about it, it’s the only thing that does. Even my shadow left me, one evening in May. It had had enough — too much hesitation — and most of all, it couldn’t stand me pretending to be it, dragging it into the light. Which I can completely understand. One of those youthful mistakes. And my fault, my biggest fault. Mea culpa. The priest had me kneel, I said some Hail Marys, a few Our Fathers. Didn’t help. I’d hoped it would. But no. Religion had no hold on me anymore, and suddenly I felt alone — alone in the middle of the village church pews. I remember at that exact moment, a gust of wind rushed into the building and chilled me to the bone. I stayed frozen, kneeling like a penitent, for a few hours. Just enough to think. Nothing more. And it was precisely then I remembered that sentence, the one that’s been following me since the beginning. Maybe it’s the first sentence I ever heard in my life : When I have nothing left, I’ll still have this sentence. I think it’ll follow me into the grave. Then it’ll follow the beasts that feed on my corpse, if they care to follow it — if they feel like it. And it’ll go on like that, probably for a long time, to the end, to the end of ends. Oh, the nostalgia of being whole. To have once thought it. To have once been it. Oh, here it is, nostalgia. A warm, comfortable lie. And above all, a complaint — a long one. Finally being able to say it, or believe it. Saying pain on a loop. Back then, I was everything. Why am I not anymore ? What happened ? Is it really my fault ? On repeat, from early morning to nightfall. Maybe longer. Into the black night. Oh, nostalgia. It knows exactly where it hurts. No cracks in it. After going from everything to nothing and back again, he got up. A strong need to shave had come over him. It had to be done. His life, or what was left of it, depended on it. So he got up, ran the tap until the water was warm, lathered his face, and shaved one cheek, half the mustache, under the chin, under the jaw. Then he moved to the other side and did pretty much the same thing. Calmed now, convinced he’d done what was necessary, he lay back down. His skin felt soft. Baby soft. He tried to clear his mind, to return to the emptiness of a baby’s skull. He almost did it that night. Almost. And he wasn’t sure he’d manage the next day. At least he’d tried again, he told himself. And he lay there, eyes wide open, until dawn came.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
9 juillet 2025
Une femme, la cinquantaine, vit seule à Aubervilliers, persuadée d’être artiste, mais effacée du monde — froide, muette, invisible. Le narrateur se souvient sans certitude d’une femme silencieuse, dont l’existence semble s’effacer au moment même où il tente de la saisir. Le style de ce narrateur repose sur l’absence, l’incertitude, les traces incomplètes, les rues précises et les souvenirs flous. Une présence à peine entrevue devient centrale, comme un reflet égaré dans un Paris périphérique, suspendu dans le temps. Il se rend sur Google Earth et au 8, rue du Moutier, Aubervilliers. Une image réelle vient ancrer la fiction dans un lieu concret, rendant le fantôme plus tangible. Le récit pourrait devenir une enquête par fragments : notes, observations, gestes, indices d’une vie non vérifiée. Fatigue rien que de l'imaginer. sursaut cependant : Et si cette femme était la seule à exister vraiment — les autres étant devenus des ombres pressées à traverser la rue ? quel est le lien ? Le personnage est une projection : ce personnage de femme porte l’effacement que le narrateur redoute pour lui-même. à cet instant surgit une phrase qui pourrait bien être la phrase centrale. Je n’ai pas le pouvoir de sauver quiconque de l’effacement. Je ne peux que témoigner de leur présence. Mais aussitôt il faut trouver un moyen en urgence de couper court : Je ne suis pas certain de ce que je veux faire moi-même envers moi-même. A woman, in her fifties, lives alone in Aubervilliers. She believes she is an artist, though the world has forgotten her — cold, mute, invisible. The narrator remembers her, but not with certainty. He recalls a silent woman whose presence seemed to fade the moment he tried to fix it in words. His voice rests on absence, on what cannot be held : incomplete traces, exact streets, blurred recollections. A presence barely glimpsed becomes central — like a reflection misplaced on the edges of a peripheral Paris. He looks it up on Google Earth : 8, rue du Moutier, Aubervilliers. A real image anchors the fiction in a physical place, making the ghost more tangible. The story could become an investigation in fragments : notes, gestures, incomplete evidence of a life not quite verified. Already he feels the fatigue of imagining it. Still, a jolt : What if she were the only one who truly existed — and the others were merely shadows, rushing across the street ? What is the link ? She is a projection. She carries the erasure the narrator fears for himself. And then, a sentence appears — it might be the central one : I have no power to save anyone from erasure. I can only testify to their presence. But almost immediately, there is a need to cut it short : I’m not sure what I want to do with myself, towards myself.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
Lettre à une amie de Toronto
.markdown-body { max-width : 700px ; margin : 0 auto ; padding : 1em 1.5em ; font-family : Georgia, serif ; font-size : 1.1em ; line-height : 1.7 ; color : #222 ; } .markdown-body h3 { margin-top : 2.5em ; font-size : 1.4em ; text-transform : uppercase ; letter-spacing : 0.04em ; color : #333 ; } .markdown-body em { font-style : italic ; color : #555 ; } .markdown-body blockquote { border-left : 3px solid #aaa ; margin-left : 0 ; padding-left : 1em ; color : #444 ; font-style : italic ; } .markdown-body hr { border : none ; border-top : 1px solid #ddd ; margin : 2em 0 ; } Lettre à une amie (FR) Chère amie, Je t’écris pour te faire part d’un petit travail d’écriture auquel je me suis livré ces derniers jours. Il est né d’un mot ancien — chemin — que j’ai voulu suivre, étymologiquement, poétiquement, comme on suit une piste. Puis ce mot a bifurqué : il m’a mené vers gambe, vers gamin. Ces trois textes courts sont venus d’eux-mêmes, comme une séquence, comme un fil. Je les ai écrits en français — mais très vite, j’ai senti que quelque chose pouvait s’ouvrir dans leur traduction : non pas une traduction littérale, mais une forme d’écho, de réponse en creux. Alors j’ai pensé à toi, à ta manière d’écrire, à ton anglais si sensuel et sobre à la fois. Je t’ai imaginée recevant ces textes et y répondant dans ta langue, dans ton rythme. Voilà tout. Tu es libre d’écrire ce que tu veux, comme tu veux. Tendrement, P. NB : J’ai essayé maladroitement de m’y mettre moi-même, mais la difficulté vient des étymologies parfois fort différentes entre nos deux langues, nos deux manières de penser. Peut-être cela t’indiquera-t-il mieux la béance à enjamber… Letter to a friend (EN) Dear friend, I’m writing to share a little writing experiment I’ve been working on. It started with an old word — chemin — and I followed it, etymologically, poetically, like a trail. Then the word forked : it led me to gambe, and then to gamin. These three short texts came on their own, like a sequence, like a thread. I wrote them in French — but soon I felt something could open up through translation. Not literal translation, but a kind of echo, a response in reverse. That’s when I thought of you, your way of writing, your English that’s both sensual and spare. I imagined you reading these pieces and responding in your own language, in your own rhythm. That’s all. Write whatever you feel like. Warmly, P. PS : I clumsily tried myself at it — but the difficulty lies, perhaps, in how different our two languages are, how they carry thought. Maybe this will show you more clearly the gap to be crossed. CAMINUS Caminus est le passage, la voie que le feu trace, ou celle que l’on suit vers la maison, vers la lumière. Le feu devient métaphore du chemin. La parole aussi cherche une voie plus simple. Elle impose à la langue de chercher un son qui se plie, glisse, se palatise. Le latin fixe le mot dans la pierre. Le roman le libère dans la bouche. Le français en fait un souffle intime. GAMBE Gambe vient de la courbure. Ce n’est plus la flamme, c’est le corps. Ce n’est plus la trace du feu, c’est la flexion du vivant. La jambe marche, la langue suit. Les sons aussi veulent des articulations simples. La gambe, c’est déjà une danse. C’est l’organe du déplacement, le rythme battu du mot. GAMIN Puis vient le gamin. Celui qui n’a pas de chemin tout tracé. Celui qui va. Il marche en traînant, trotte sans passé, bricole son lexique dans la rue. Il ne dit pas chez moi, il dit où on va ?. Il vit dans le bord du mot. Hearth (caminus → cheminée → hearth / fire) Le foyer, lieu du feu, mais aussi lieu du mot : ce qu’on rallume pour se souvenir, ce qu’on entretient pour vivre. The hearth was never just a place to burn wood. It was a place to burn silence. A place where words, too, caught fire. A mouth in the wall. A wound, a witness. Limb (gambe → leg / limb / gait) Le membre, la marche, la trace du corps qui avance : entre pas et phrase, il y a un balancement, une articulation. The limb bends before the step. Movement is memory. The body writes before the pen. Rhythm before sentence. The knee knows what the mouth forgets. Waif (gamin → waif / urchin / ragamuffin) L’enfant sans lieu, sans repère fixe, sans voix assignée — et pourtant porteur d’une langue vivante, dérivée, vivace. The waif has no address. Just corners, thresholds, puddles and echo. Language clings to him like wet cloth. No house, no name — but all the grammar of survival. Réponse de mon amie (FR) Cher P., J’ai lu tes textes comme on suit un sentier dans le brouillard. Chaque mot levait un peu la brume. Ce n’était pas une réponse que j’ai voulue formuler, plutôt un accompagnement, une manière de marcher à côté. Tes mots appellent les miens, mais différemment : en se dédoublant, en changeant d’eau, en changeant de langue. Je t’envoie trois petits fragments, comme des pas en écho. Ils sont nés des tiens. Avec chaleur, A. My friend’s reply (EN) Dear P., I read your texts like walking a path in the fog. Each word cleared a little of the mist. What I’ve written isn’t a reply, exactly — more a way of walking alongside. Your words called mine, but they came out altered : in another water, in another tongue. So I’m sending you three short fragments, like steps in return. They were born from yours. Warmly, A. Caminus fragment on fire and etymology The Romans said caminus — furnace, hearth, the place where fire makes things soft. I say chemin. The fire doesn’t stay in one place. It leaves a trace. That’s the path. That’s the mouth learning to choose ease over fracture. The stone says keep still. The tongue says let me go. Gambe fragment on limbs and names You don’t walk with a word, but you carry it in your bones. Gambe — a leg, a line, a curve. Greek said kampe, meaning bend, meaning grief at the back of the knee. The leg becomes a note. The note becomes a line. The line forgets where it started. Walking is thinking. Thinking is folding the body toward a direction it doesn’t yet trust. Gamin fragment on boys, streets, and speech The boy with no garden. The boy who walks like language — always half-erased, with dust on his vowels. They called him gamin, from gambin, from gambe. His name was an accident of legs. He walked. That was all. He walked with his mouth open, and the street wrote itself into his breath. Illustration / Visual En souvenir de ces vacances que nous avions passées à Galway, 1982 — P. In memory of that summer we spent in Galway, 1982 — P.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
8 juillet 2025
Chez Chez moi, c’est difficile de dire chez moi. Est-ce que je pense souvent à le dire ? Non. Jamais. Ce que je dis à la place de chez moi, je dis dans la ville, dans la maison, dans la chambre — ça ne m’appartient pas. Plus maintenant. Je disais ma maison lorsque j’étais enfant. Je disais aussi notre chambre, puisque nous dormions là ensemble, mon frère et moi. Rarement mon jardin, mon école, mon village. C’était plus loin, même si c’était géographiquement proche. C’était plus loin mentalement, enfant, que mes parents, mon frère, ma maison. Et si je traduis ce premier texte en anglais, c'est pour que son sens me revienne autrement surtout, en écho. par le son bien plus que par la pensée par le rythme par l'entremise d'une autre temporalité hachures et zébrures consonnes et voyelles chamboulement. Home Hard to say home. Do I even think it, often ? No. Never. What I say instead of home is the city the house, the room. It’s never really mine. Not anymore. As a child I used to say my house. I’d also say our room, since my brother and I slept there, together. Rarely my garden, my school, my village. Though geographically close, they felt further away than my brother, my parents, my house. If I translate this first text into English, it’s not to understand it. It’s so its meaning might return to me — differently. Through echo. Through sound, more than thought. Through rhythm. Through another kind of time. Scars and streaks. Consonants and vowels. Upheaval. Pour que le home remplace ainsi le chez et que l'on parle soudain d'âme que d'un bien , d'un avoir . Car home c'est hâm c'est heim n'est-ce pas. le village natal je me demande ce qui me fait le plus d'effet vraiment. Est-ce le mot village ou le mot natal, est-ce les deux mis ensemble, difficile de le dire, difficile à haute voix. For home to stand in for chez, and for us to speak of soul instead of asset, or possession. Because home is hām, is heim, isn’t it ? The natal village. I wonder what hits harder. Is it village ? Or natal ? Or the two — stitched together ? Hard to tell. Harder still to say aloud. Chez, dans l’espace, c’est le lieu non vide — en apparence — qui se distingue du vide omniprésent. Chez Bertrand, ce n’est pas comme chez Philippe, ni comme chez Anne-Marie. C’était toujours mieux que chez moi, enfant. Je me souviens. Je détestais dire on va chez moi. Entraîner l’autre dans la détresse du chez moi. In space, home is what pretends not to be void — but only in contrast to all that is. Bertrand’s place was nothing like Philippe’s, or Anne-Marie’s. All of them were better than mine. As a child, I remember that clearly. I hated saying let’s go to my place. As if I were leading someone into the quiet wreck of it. ## L’entre-deux Chez eux. Je reviens à ça. À chez moi, si l’on veut — ce vide. C’est à partir de là que, après m’être élancé, et m’être toujours heurté contre le même mur, j’ai fait ce pas de côté. J’ai découvert cet interstice. Pas de chez eux. Pas de chez moi. L’entre-deux. The In-Between Their place. That’s where I return. To my place, maybe — to the void. From there, after throwing myself forward and hitting the same wall over and over, I took a step aside. And found an opening. Not their place. Not mine. Just the in-between. Chez nous Chez nous était un songe. On tendait la main pour toucher une limite, mais il n’y en avait pas. Chez nous était cette fiction, nous servant de vérité temporaire. Et nous tenions ainsi, bon an mal an, jour de soleil ou jour de pluie, un temps de bon grain, un temps d’ivraie. Our place Our place was a dream. We reached out to touch a border — but there was none. Our place was a fiction we used as a makeshift truth. And we held on like that, for better or worse, in sun or in rain, in the time of wheat, in the time of weeds. Chez soi Oh, la tranquillité rêvée d’un chez soi qui prend l’eau de toute part, mais qu’on ne veut pas voir. On dit comme on est bien chez soi. On s’accroche tellement à ce comme on est bien que c’en est louche — mais on ne veut pas entendre. On s’attend, dans le fond, à quelque chose de terrible. Quelque chose qu’on ne doit pas dire. Qu’on ne doit jamais dire. At Home Oh, the dream of peace at home — even as the walls leak from every seam, and we refuse to see it. We say there’s no place like home. We cling so tightly to that no place like it starts to feel suspicious — but we shut our ears. Deep down, we’re expecting something awful. Something that must not be said. Something never to be spoken. Chez l’hirondelle Chez l’hirondelle, ce mélange de terre et de paille collé par la salive me faisait quelque chose, enfant. Je suis vieux maintenant. Je sais que je parle d’un autre temps. Les hirondelles sont devenues rares. Elles ont peu à peu disparu avec le temps. Chez l’hirondelle, la salive est le ciment — vous savez, c’est quelque chose comme une parole qui se fait nid sous les toits. The Swallow’s Home The swallow’s nest — a mix of mud and straw held together with spit — used to stir something in me as a child. Now I’m old. I know I’m speaking of another time. Swallows have grown rare. They’ve faded, little by little, with the years. In the swallow’s home, saliva is the cement — you know, something like a voice turning itself into a nest beneath the eaves.|couper{180}