Lettre à une amie de Toronto

Lettre à une amie (FR)

Chère amie,

Je t’écris pour te faire part d’un petit travail d’écriture auquel je me suis livré ces derniers jours. Il est né d’un mot ancien — chemin — que j’ai voulu suivre, étymologiquement, poétiquement, comme on suit une piste. Puis ce mot a bifurqué : il m’a mené vers gambe, vers gamin.

Ces trois textes courts sont venus d’eux-mêmes, comme une séquence, comme un fil.

Je les ai écrits en français — mais très vite, j’ai senti que quelque chose pouvait s’ouvrir dans leur traduction : non pas une traduction littérale, mais une forme d’écho, de réponse en creux.

Alors j’ai pensé à toi, à ta manière d’écrire, à ton anglais si sensuel et sobre à la fois. Je t’ai imaginée recevant ces textes et y répondant dans ta langue, dans ton rythme. Voilà tout.

Tu es libre d’écrire ce que tu veux, comme tu veux.

Tendrement, P.

NB : J’ai essayé maladroitement de m’y mettre moi-même, mais la difficulté vient des étymologies parfois fort différentes entre nos deux langues, nos deux manières de penser. Peut-être cela t’indiquera-t-il mieux la béance à enjamber…


Letter to a friend (EN)

Dear friend,

I’m writing to share a little writing experiment I’ve been working on. It started with an old word — chemin — and I followed it, etymologically, poetically, like a trail. Then the word forked : it led me to gambe, and then to gamin.

These three short texts came on their own, like a sequence, like a thread.

I wrote them in French — but soon I felt something could open up through translation. Not literal translation, but a kind of echo, a response in reverse.

That’s when I thought of you, your way of writing, your English that’s both sensual and spare. I imagined you reading these pieces and responding in your own language, in your own rhythm. That’s all.

Write whatever you feel like.

Warmly, P.

PS : I clumsily tried myself at it — but the difficulty lies, perhaps, in how different our two languages are, how they carry thought. Maybe this will show you more clearly the gap to be crossed.


CAMINUS

Caminus est le passage, la voie que le feu trace, ou celle que l’on suit vers la maison, vers la lumière.

Le feu devient métaphore du chemin.

La parole aussi cherche une voie plus simple. Elle impose à la langue de chercher un son qui se plie, glisse, se palatise.

Le latin fixe le mot dans la pierre. Le roman le libère dans la bouche. Le français en fait un souffle intime.


GAMBE

Gambe vient de la courbure. Ce n’est plus la flamme, c’est le corps. Ce n’est plus la trace du feu, c’est la flexion du vivant.

La jambe marche, la langue suit. Les sons aussi veulent des articulations simples.

La gambe, c’est déjà une danse. C’est l’organe du déplacement, le rythme battu du mot.


GAMIN

Puis vient le gamin. Celui qui n’a pas de chemin tout tracé. Celui qui va.

Il marche en traînant, trotte sans passé, bricole son lexique dans la rue.

Il ne dit pas chez moi, il dit où on va ?. Il vit dans le bord du mot.


Hearth

(caminus → cheminée → hearth / fire)

Le foyer, lieu du feu, mais aussi lieu du mot : ce qu’on rallume pour se souvenir, ce qu’on entretient pour vivre.

The hearth was never just a place to burn wood. It was a place to burn silence. A place where words, too, caught fire. A mouth in the wall. A wound, a witness.


Limb

(gambe → leg / limb / gait)

Le membre, la marche, la trace du corps qui avance : entre pas et phrase, il y a un balancement, une articulation.

The limb bends before the step. Movement is memory. The body writes before the pen. Rhythm before sentence. The knee knows what the mouth forgets.


Waif

(gamin → waif / urchin / ragamuffin)

L’enfant sans lieu, sans repère fixe, sans voix assignée — et pourtant porteur d’une langue vivante, dérivée, vivace.

The waif has no address. Just corners, thresholds, puddles and echo. Language clings to him like wet cloth. No house, no name — but all the grammar of survival.


Réponse de mon amie (FR)

Cher P.,

J’ai lu tes textes comme on suit un sentier dans le brouillard. Chaque mot levait un peu la brume. Ce n’était pas une réponse que j’ai voulue formuler, plutôt un accompagnement, une manière de marcher à côté. Tes mots appellent les miens, mais différemment : en se dédoublant, en changeant d’eau, en changeant de langue.

Je t’envoie trois petits fragments, comme des pas en écho. Ils sont nés des tiens.

Avec chaleur, A.


My friend’s reply (EN)

Dear P.,

I read your texts like walking a path in the fog. Each word cleared a little of the mist. What I’ve written isn’t a reply, exactly — more a way of walking alongside. Your words called mine, but they came out altered : in another water, in another tongue.

So I’m sending you three short fragments, like steps in return. They were born from yours.

Warmly, A.


Caminus

fragment on fire and etymology

The Romans said caminus — furnace, hearth, the place where fire makes things soft.

I say chemin.

The fire doesn’t stay in one place. It leaves a trace. That’s the path. That’s the mouth learning to choose ease over fracture.

The stone says keep still. The tongue says let me go.


Gambe

fragment on limbs and names

You don’t walk with a word, but you carry it in your bones.

Gambe — a leg, a line, a curve.

Greek said kampe, meaning bend, meaning grief at the back of the knee.

The leg becomes a note. The note becomes a line. The line forgets where it started.

Walking is thinking. Thinking is folding the body toward a direction it doesn’t yet trust.


Gamin

fragment on boys, streets, and speech

The boy with no garden.

The boy who walks like language — always half-erased, with dust on his vowels.

They called him gamin, from gambin, from gambe.

His name was an accident of legs.

He walked. That was all.

He walked with his mouth open, and the street wrote itself into his breath.


Illustration / Visual

En souvenir de ces vacances que nous avions passées à Galway, 1982 — P. In memory of that summer we spent in Galway, 1982 — P.

Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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