Recto

Je me souviens. Poupées russes. Un malentendu, certainement. Des silhouettes dans une rue. Bonjour. Une question inattendue.

-- Tu les connais, ces gens ? — Non. Je croyais qu’il fallait dire bonjour à tous les gens qu’on croise dans la rue.

C’était pas grave, en apparence. Mais il y avait ceux à qui l’ on pouvait, et tous les autres à qui on ne pouvait pas. C’était déjà assez compliqué comme ça pour faire face aux masques. Il fallait d’urgence s’en composer un nouveau, celui de l’indifférence. On ne pouvait pas encore savoir s’il était bien commode. Si on était vraiment à l’abri derrière ce masque. Ça rendait assez maladroit, surtout si on oubliait qu’on se baladait avec.

Comme toujours, on exigeait de soi un choix, une décision : l’indifférence, ou pas.


Verso

Je me retournai et il était assis sur ma propre chaise. J’avais été comme éjecté de celle-ci par une force centripète. Aplati contre un mur de la pièce, je reprenais mon souffle. Le choc, comme toujours, avait été violent. Il me fallait un peu de temps. Quand je me suis senti enfin prêt, je me suis donc retourné, et j’ai vu le malentendu dans le blanc des yeux, si je peux dire.

Il n’avait rien d’extraordinaire. C’était un de ces pauvres types comme on en croise à chaque coin de rue. Il était d’une banalité à pleurer. Cependant, comme nous étions seuls à présent, et que je ne savais plus où j’avais foutu mon masque d’indifférence pour me protéger, je me sentais nu, et je vis que le malentendu était nu lui aussi. Nous étions face à face et complètement nus. La situation, elle, n’était tout de même pas banale. Peut-être que ça rattraperait un peu les choses, m’étais-je dit. Et aussitôt, j’éprouve l’envie irrépréssible de le dire à voix haute : « Vous avez remarqué que nous sommes face à face et totalement nus ? »

J’hésitais sur la façon de le nommer. « Monsieur le Malentendu » paraissait un peu pompeux, voire obséquieux. « Malentendu » tout court , trop familier. Même si on se connaissait depuis belle lurette, ce n’était pas une raison pour se ruer dans la trivialité. Du coup, comme le malentendu de nommer le malentendu se faisait pressant, j’exposai ma difficulté : -- Comment dois-je vous appeler ? -- J’étais en train de me poser la même question, c’est cocasse, me répondit-il. Peut-être que l’on pourrait rester chacun dans un état innommable, si cela vous va, continua-t-il.

Je pensais à Sam et à Monsieur Hackett, puis je me mis à penser à un banc public. Je me souvins tout à coup que ce genre d’objet m’appartenait et que je pouvais en user à ma guise puisqu’il s’agissait d’un bien public. Ce qui n’était pas la même chose que d’être ici, dans cette pièce, où chacun des meubles qui la meublent est une propriété personnelle, certes, mais sur lesquels le malentendu peut s’asseoir quand ça lui chante.

Je ne suis pas enceinte, me dit Malone. Vous pouvez m’appeler Malone, me dit-il. Je vous ferai grâce des dîners au caneton. Puis il jeta un coup d’œil à sa montre et il me regarda sans rien dire. Un moment, un avion passa. -- Vous vouliez me demander quelque chose de précis ? reprit-il.

C’était tellement abrupt après cette courte période de silence et de léger malaise que je ne sus quoi dire immédiatement. Ce qui ouvrit soudain la porte, légèrement, à peine un entrebâillement, à tout un univers derrière celle-ci que je reconnus aussitôt à l’odeur. Une odeur de poussière déposée depuis belle lurette sur des meubles que l’on n’a pas utilisés depuis des lustres.

Il y avait là aussi un certain nombre de sensations paradoxales. Des draps rêches en lin invitant à se glisser dedans comme dans une armure en fer mais au final tout à fait confortables par temps chaud. Une peluche borgne aimée mais qui paraissait tellement abandonnée qu’un sentiment de culpabilité vous prenait aussitôt à la gorge. Un rai de lumière avec des milliers de grains de poussière traversant l’espace pénombreux d’une chambre à coucher d’enfant.

Il me fallut très peu de temps pour me rendre compte que tous ces objets, ces lieux, m’avaient un jour appartenu. Autant qu’un objet ou un lieu peut appartenir à qui que ce soit, d’ailleurs. Je les regardais et je me rendais compte qu’ils ne m’appartenaient plus. Ils m’avaient appartenu comme s’ils m’avaient laissé ma chance et que je ne l’eusse pas saisie au bon moment pour pouvoir les conserver.

Malone toussa et je compris que ça voulait dire que je m’étais égaré dans le souvenir et que ça ne l’intéressait pas du tout. -- Vous m’avez convoqué pour autre chose que la réminiscence de ces fadaises, dit-il sur un ton pointu de Parisien.

Ce qui évidemment me poussa immédiatement hors de ma rêverie. Et je l’en remerciais. -- Merci, mille fois merci. Sans vous, cher Malone, ça aurait pu durer des heures, voire des jours et des nuits.

Allons droit au fait ajouta-t-il en se détendant un peu, passant une jambe sur l’autre et renversant son buste en arrière pour bien la caler sur le dossier de la chaise.

C’est mon problème, lui avouai-je. Aller droit vers un but. J’adorerais pouvoir le faire, croyez-moi, mais aussitôt que je mets un pied devant l’autre il se passe quelque chose de fort étrange, la ligne devient courbe et je finis par tourner en rond.

Il rit. Vous êtes un drôle de zigoto, vous… À un moment je cru qu’il allait me nommer Watt mais il se retint. Ce qui me procura une légère sensation de plaisir. -- Vous alliez m’appeler Watt ? l’interrogeai-je. -- Vous êtes en train d’esquiver, me répondit-il.

Je n’esquive rien, je suis même dans le centre du problème je crois. Il faut que je vous le dise : je sens les choses, Malone, mais je m’exprime mal. Je devrais plutôt dire « je sens des choses » car je ne suis pas certain que ces choses existent vraiment, et que je puisse en parler.

-- Quelles choses, bon dieu, parlez ! hurle-t-il.

Et là je me souviens qu’il faut me recroqueviller jusqu’à réduire mon corps tout entier pour n’occuper qu’un minuscule point dans l’espace. -- Où êtes-vous donc passé ? me demande Malone. -- Je suis là, baissez les yeux, regardez là entre deux fentes du parquet, ce point noir. -- Et ça vous amuse ? (il rit) -- Je ne crois pas. C’est une sorte de réflexe : dès que ça hurle, je me transforme en point. -- Tant que ce n’est pas un point final…

-- Allez-y, moquez-vous, j’ai l’habitude, vous savez. -- Ah, voici enfin un sujet intéressant, (Malone décroise les jambes et se penche en avant au-dessus du point que j’essaie de maintenir en invoquant toutes mes ressources d’« à quoi bon puisque personne ne me comprend, puisque personne ne m’aime, puisque personne ne voit que j’existe »)

-- Que faites-vous vraiment pour exister ? reprend Malone. -- Je me dis que j’écris. -- Et vous le faites ? -- Oui, tous les matins j’écris entre 1000 et 1500 mots. -- Et ça vous sert à quoi ? -- À rien. Faut-il donc que les choses servent toujours à quelque chose ? J’existe ainsi « pour rien » si vous préférez. -- Si vous écrivez, c’est pour être lu, n’est-ce pas ? reprend Malone. -- Non. C’est ce que j’ai cru durant des années, mais ça aussi, ça m’est passé.

Le malentendu fit une drôle de moue puis il sifflota. -- À quelle heure est la bouffe dans cette baraque ?

-- Vous esquivez quelque chose, Malone. Ce coup-ci, c’est votre tour, je le vois bien. -- Non, je n’esquive rien du tout. Quand je m’ennuie, j’ai faim. -- Moi aussi, tiens, répondis-je.

-- Ça nous fait au moins un point commun. Vous auriez du caneton ?

Et de nous tenir les côtes, et de rire, et de pleurer soudain à chaudes larmes.

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