Le masque n’est plus étanche/ We Have a Leak
le masque n’est plus étanche
J’ai coupé la machine vers une heure du matin. Le masque n’est plus étanche. Il y a ce sifflement léger de l’air qui s’échappe, insupportable. Comme une métaphore, sans doute — quelque chose fuit, se dégonfle, lâche prise, et bien sûr, l’agacement que ça provoque me fixe droit dans les yeux, comme un psy suffisant qui demanderait : « et ça te fait ressentir quoi, ça ? »
J’ai scrollé sur YouTube. Ça m’a énervé aussi. En fait, tout m’énerve en ce moment. Même lire Beckett m’énerve. L’existence, dans toute sa grande platitude, m’exaspère profondément, viscéralement.
Et ce n’est pas une histoire de regret, ni de nostalgie, ni de désir de jeunesse — pas question de rembobiner la cassette, de retrouver une version antérieure de moi-même. Juste foncer droit dans le pire, puis dans le plus pire encore.
Je crois que Cioran a écrit quelque chose là-dessus — cette espèce d’élan vers le désastre. Je ne me souviens plus exactement. Et j’ai pas envie de vérifier. À quoi bon ? Pour faire le malin ? Franchement. Si c’est tout ce que j’ai à offrir, alors on est déjà jusqu’aux genoux dans la tragi-comédie.
Entre deux et trois heures du matin, j’ai fini par somnoler, allez, quarante minutes tout au plus, et j’ai rêvé d’une idée de nouvelle. À propos d’un type — persuadé d’être radicalement à gauche, progressiste jusqu’à la moelle — qui glisse lentement, imperceptiblement, vers l’extrême droite. Ironie, détachement, et une petite dose de Now™. Le genre de truc qu’on entend partout en ce moment — dans la rue, au supermarché, même dans ton salon pendant l’apéro. C’est devenu d’un banal lassant. Comme une performance d’identité et de conviction, emberlificotée, à la limite du porno.
Les gens s’emmerdent à mourir ou flippent leur race. La vieille question « qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de moi-même » refait surface.
Parfois je me dis que le mieux serait de tout couper. Boucher les fissures, sceller les aérations, empêcher la moindre goutte de ce foutu Dehors™ de s’infiltrer. Peut-être même inventer un nouveau nez. Ou une sorte de délicatesse artificielle — comme ces ultra-riches qui font semblant d’avoir du goût tout en écrasant les gencives des pauvres édentés, la masse crade, tu vois le genre. La délicatesse, ça n’a jamais été mon truc. J’ai essayé. Mais je sais trop bien d’où ça vient, et ce savoir-là me la rend insupportable. Alors je me retire. Quelques taches de sauce sur le torse, presque rassurantes. Comme des petites médailles de résistance à la grâce.
L’élégance, par contre — c’est autre chose. Diogène était élégant à sa manière, même s’il était répugnant. Mais aujourd’hui, tout est brouillé. Les mots, les idées, les gestes, les identités — tout balancé dans un wok conceptuel. On ajoute un peu de sauce soja, de ciboulette, de persil, de coriandre, on touille bien. Puis on verse dans un verre et on sirote à la paille comme un cocktail post-genre.
Faire semblant, en gros, pile au moment où le genre — et peut-être même le sens — s’effondre. L’ironie est totale.
we have a leak
I turned off the machine around 1 a.m. The mask isn’t airtight anymore. There’s this faint hiss of escaping air, maddening. Like a metaphor, probably — something is leaking, deflating, giving up, and of course the irritation it causes looks me dead in the eyes, like some smug therapist saying “so what does that make you feel ?”
I scrolled through YouTube. That pissed me off too. Honestly, everything pisses me off right now. Even reading Beckett pisses me off. Existence, in its grand dull totality, is just deeply, profoundly aggravating.
And this isn’t about regret or nostalgia or longing for youth — no rewinding the tape, no yearning for an earlier version of me. Just full throttle into worse and worser.
I think Cioran might’ve had a thing like this — this momentum toward disaster. I don’t remember exactly. Don’t feel like looking it up either. Why bother. Showing off my knowledge ? Please. If that’s all I’ve got, then we’re already knee-deep in tragicomedy.
Between 2 and 3 a.m., when I managed to doze off for, like, forty minutes max, I dreamt up this idea for a short story. About a guy — totally convinced he’s hard-left, progressive to the core — who slowly, imperceptibly, slides to the far right. Irony, detachment, and a touch of Now™. The kind of thing you overhear everywhere lately — in the streets, supermarkets, even in your own living room during the pre-dinner drinks. It’s all become tediously normal. Like a convoluted performance of identity and belief, bordering on the pornographic.
People are bored stiff or scared shitless. The age-old what to do with myself question flares up again.
Sometimes I think the best move would be to shut it all off. Seal the cracks, block the vents, just keep the whole festering mess of Outside™ from oozing in. Maybe invent a new nose. Or a kind of artificial delicacy — like the ultra-wealthy pretending to have taste while standing on the necks of the toothless poor, the dirty masses, you know the type. Delicacy’s never really been my thing. I’ve tried. But I know too well where it comes from, and that knowledge makes it unbearable. So I pull back. A few sauce stains on the chest, almost comforting. Like little badges of resistance to grace.
Elegance, though — that’s something else. Diogenes was elegant in his own way, despite being utterly disgusting. But these days, everything’s blurred. Words, ideas, gestures, identities — all tossed into the same conceptual stir-fry. Add some light soy sauce, chopped scallions, parsley, coriander, and stir well. Then pour it in a glass and sip it through a straw like it’s a post-gender cocktail.
Fake it, basically, right at the point where gender — and maybe meaning — collapses entirely. The irony couldn’t be more thorough.
Pour continuer
Carnets | juillet 2025
30 juillet 2025
J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
29 juillet 2025
Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}
Carnets | juillet 2025
paupière tombante
Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}