Théâtre

-- Il n’est pas rare de nos jours de voir des châteaux devenir des masures, des océans des flaques d’eau, et le nectar d’hier ? de la piquette.
(temps)
Ne parlons pas du reste, non, surtout pas du reste. (saut de carpe, salto avant, pirouette arrière)

Décor : un fond gris, une table ronde, une chaise. Sur le côté, des chaises en attente. Si spectateurs il y a. Si budget il y a. Si théâtre il y a.

-- Vous vous prenez pour Beckett ?
-- Qui parle ?
-- Vous. Vous parlez.
-- Pourquoi faut-il se prendre pour quelqu’un pour devenir quelqu’un d’autre ?
-- Je vous le demande.
-- Je me prends pour personne.

-- Après Beckett, Joyce. Logique.
-- La charrue avant les bœufs. Joyce est avant Beckett. Homère est avant tout cela.
-- J’en ai ma claque de vos références.

(Un applaudissement. Unique.)
(L’acteur boit un verre d’eau. S’incline.)

-- C’est une voix enregistrée. Que pensez-vous du stratagème ?

(Le spectateur — ou son simulacre — sourit. Il croit que cela fait partie de la pièce.)

(L’acteur regarde sa montre-bracelet, s’assoit. Une bande-son émet un bourdonnement agaçant.)

-- Vous savez que c’est 700 hertz pour un moustique ? Vous le saviez ?

(Il parle à la salle, évitant soigneusement de croiser le regard du spectateur.)

(Silence.)

-- Un jour je vous décrirai la chambre à coucher de mon enfance. Ce sera grandiose. Un spectacle de six heures. Je n’avais pas grand-chose dans cette chambre. C’est ce qui m’a permis d’observer chaque chose sous toutes les coutures. Je pourrais en parler durant des heures. Des journées entières.

(Temps. Il se tourne soudain vers le spectateur.)

-- Encore faut-il que ça vous intéresse.
-- Lui, vous pensez que ça va l’intéresser ?

(Le bourdonnement cesse. Des bruits de tuyauterie prennent le relais.)

-- Je pourrais aussi vous raconter ma toute première nuit dans une chambre d’hôtel. Je n’ai pas fermé l’œil. Des bruits dans les murs, dans les plafonds, dans les sols. Partout.
(Il sort une longue-vue de sa poche et la braque sur le spectateur.)

-- Je vérifie que vous ne roupillez pas. On ne sait jamais.


-- These days it’s not so rare to see castles become shacks, oceans puddles, and the nectar of yesteryear ? Swill.
(pause)
Let’s not even talk about the rest. No, especially not the rest. (carp leap, forward flip, backward pirouette)

Stage : gray backdrop. One round table, one chair, center stage. Off to the sides : extra chairs, stacked loosely. If there are spectators. If there is a budget. If there is a theater.

-- You think you’re Beckett ?
-- Who’s speaking ?
-- You are. You’re speaking.
-- Do I have to think I’m someone to become someone else ?
-- That’s what I’m asking.
-- I think I’m no one.

-- After Beckett comes Joyce. Makes sense.
-- Cart before the horse. Joyce came first. And Homer came before them all.
-- Enough with the references. I’m full.

(A single applause. Just one clap.)
(The actor sips water. Bows to the room.)

-- That was a recording. Thoughts on that little trick ?

(The spectator — or the idea of one — smiles. Doesn’t answer. Thinks it’s part of the show.)

(The actor looks at his wristwatch. Sits. A low droning hum begins — annoying.)

-- Did you know it’s 700 hertz for a mosquito ? You knew that, right ?

(He speaks toward the room, carefully avoiding the spectator.)

(Silence.)

-- Someday I’ll describe my childhood bedroom to you.
It’ll be a grand event. Six hours at least.
There wasn’t much in that room,
which made it possible to study each thing in great detail.
I could talk about it for hours. Days, maybe.

As long as someone cares, of course.

(Now addressing the spectator directly, pointing at them.)

-- You think he’ll care ?

(The drone fades. Pipes begin clanking, rattling somewhere offstage.)

-- I could tell you about my first night in a hotel room. I didn’t sleep at all.
There were noises in the walls,
in the ceilings,
in the floors.
Everywhere.

(He pulls a small telescope from his coat pocket, aims it at the lone spectator.)

-- Just making sure you’re still awake.
You never know.

Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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