indexeur d’ombres

Je commence par vider le bac. Papier thermique, fin, parfois encore tiède. Ils tombent en vrac, les uns sur les autres. Pliés, déchirés, effacés. Il faut les lisser, les aplatir, les aligner à la lumière. J’en attrape un, puis un autre, j’enchaîne. Les chiffres sautent aux yeux. Douze virgule trente-quatre, code manquant, remise oubliée. Ça ne prend pas longtemps quand on a le geste. Ce n’est pas que je réfléchis, c’est que je vois où ça cloche. Je stabilote parfois. Je coche. Je classe.

Je travaille dans une pièce sans fenêtres, sous un néon blafard. Au bout du couloir, il y a la machine à café. L’odeur y stagne. Lino usé, meubles de récup, murs beige sale. On entend les bips des caisses au loin, les bruits de porte automatique. Personne ne parle beaucoup ici. On arrive, on se connecte, on scanne, on valide. Il y a deux écrans, un clavier, un logiciel un peu vieillot. On nous a dit de ne pas chercher à comprendre, juste à corriger. On appelle ça "régulariser".

J’arrive chaque matin en RER. Deux lignes à prendre, et dix minutes à pied à travers la zone commerciale. Le trajet, c’est là que je pense. J’observe les autres, les sacs, les gestes. C’est aussi une façon de m’échauffer. Ce que je fais ensuite au bureau, c’est pareil, en plus abstrait. Je rassemble, je classe, je répare. Les lignes s’alignent, les erreurs se gomment. Parfois un ticket bloque : total incohérent, client inconnu, retour non soldé. Alors je remonte, ligne par ligne, j’ajuste.

On ne voit jamais les gens. Rien que les traces. Des courses, des promotions, des habitudes. Des dates. Des achats groupés ou dérisoires. On s’y habitue. Il ne faut pas lire trop dans les tickets. Mais ça revient. Des listes de goûters d’enfants, des packs de bière, du lait, des croquettes, des vêtements à dix euros. On recompose sans vouloir. Une sorte de silhouette floue. Pas de nom, pas de visage. Juste des flux. Des marques de passage. Des mini-biographies. Éphémères.

Personne ne parle de ce qu’on fait ici. Ce n’est pas un métier qu’on raconte. Même le titre n’existe pas vraiment. Sur le contrat, il est écrit : "opérateur de validation post-caisse". Mais entre nous, on dit juste "le back", ou "l’indexation". Moi je dis rien. Je fais mes heures. Je classe les tickets.

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Elles sont là, tout le temps. Pas devant moi. Pas en vrai. Mais dans ma tête. Une présence latente, continue, comme un bruit de fond qu’on oublie un moment puis qui revient — quand on s’y attend le moins. Elles apparaissent souvent dans le RER. À l’heure calme du matin, ou quand la rame ralentit à quai. Elles sont debout, les bras croisés, concentrées sur leur téléphone, ou assises près de la vitre, les paupières mi-closes. Je ne leur parle pas. Je ne saurais pas comment. Mais elles m’accompagnent.

Au travail, elles reviennent par fragments. Un prénom sur un ticket, une trace de rouge à lèvres sur un bord, une écriture ronde griffonnée au dos. Parfois une carte de fidélité oubliée, un ticket double avec deux paiements distincts, comme un couple qui fait ses comptes à part. Parfois un parfum, infime, resté sur le bord de la machine. Il me vient des histoires. Je ne les écris pas, je ne les dis pas, mais elles naissent à l’intérieur. Des femmes qui viennent faire leurs courses le soir, seules ou avec des enfants, pressées ou ralenties. Des femmes qu’on devine fortes, ou fatiguées, ou drôles. Je ne fais que les croiser sans qu’elles sachent.

Il y a des jours où ça me fatigue d’être à ce point traversé. Ce n’est pas du désir, pas seulement. C’est autre chose. Une forme de tension permanente. Une attente, peut-être. Comme si je passais ma vie à les entrevoir, sans jamais pouvoir m’inscrire dans leur monde. Même quand elles me regardent — ce qui est rare — je détourne les yeux. Je souris, mais trop tard. Ou pas du tout.

Il y en a eu une, une fois. On a pris le même train pendant trois semaines. Elle montait à la même station que moi, s’asseyait toujours côté fenêtre. On s’est parlé deux fois. Je ne me souviens pas exactement des mots. Mais je me souviens de la voix. Basse, nette. Elle m’a demandé l’heure. Puis un jour, elle n’est plus montée. Et j’ai mis du temps à comprendre qu’elle ne reviendrait pas.

Depuis, je fais comme si. Je fais mes heures. Je scanne mes tickets. Je laisse passer les silhouettes dans les wagons, dans les rayons, dans les rêves. Elles forment une sorte de cortège silencieux, un ballet flou, jamais tout à fait là, jamais complètement ailleurs. Et moi, je reste au milieu. Indexeur d’ombres. Agent de passage.

Pour continuer

Carnets | juillet 2025

30 juillet 2025

J’avais dit "table rase", pas pour rien. SPIP et MySQL m’ont répondu en chœur. Tout ce que j’avais construit sur mon site local a été mis par terre par l’importation de ma base de données distante vers mon PhpMyAdmin local. Au début, j’ai tempêté. Des heures et des heures de boulot qui s’envolent en un clic. Puis je me suis souvenu de mon envie de faire table rase. Et je me suis dit que cet incident était plutôt une chance, que ça allait m’aider. SPIP a connu pas mal de mises à jour, et c’est là qu’il faut être vigilant. Il ne suffit pas de lancer le fameux spip_loader.php pour mettre à jour la distribution. Il faut aussi aller voir du côté de la base de données et vérifier les versions (table spip_meta). De vieux plugins non mis à jour peuvent également s’accumuler et créer des distorsions. C’est à peu près tout cela qui m’est tombé sur le coin du nez ces derniers jours. Ignorance ou négligence : le débat reste ouvert. Le fait est que SPIP, en contrepartie de sa robustesse et de sa fiabilité (quand tout roule), demande un peu de jugeote, de mémoire et d’attention. La gravité du problème rencontré n’est pas immense. J’avais bien sûr pris soin de sauvegarder mon travail. Mais quand même, devoir tout refaire ne m’amuse pas. Cela m’oblige donc à repenser, une fois encore, ce que je veux — ou ce que je ne veux pas (la seconde option est toujours plus facile). Je reprends donc, encore une fois, la reconstruction des squelettes, os près os — mais sans doute avec un peu plus d’expérience, ce qui se paie d’échecs, comme il se doit. En attendant, je continue à écrire mes textes sur le site en ligne. Je ne donne pas de date pour la mise en ligne de la prochaine version, mais j’ai déjà quelques trouvailles dans la boîte — notamment un JavaScript extra qui permet de disposer d’une imprimerie de poche pour créer des livres numériques. Reste à savoir ce que j’y mets, dans ces livres. Ce n’est pas l’embarras du choix qui manque.|couper{180}

Technologies et Postmodernité

Carnets | juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l'accès à la nourriture, c'est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu'à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l'effroi des images que ces événements charrient, avec l'atmosphère tellement chaleureuse d'un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.|couper{180}

hors-lieu

Carnets | juillet 2025

paupière tombante

Voir la honte au moment même où elle vous prend, c’est voir par en-dessous. Par défaut. À rebours. Ce n’est plus une image, c’est un voile. Une membrane lente descend sur la pupille, un clignement avorté, comme une fermeture en suspens. J’ai connu un perroquet honteux. Il chantait à tue-tête auprès de ma blonde, mais sa paupière flanchait à chaque syllabe. Elle s’écroulait sur l’œil, molle, involontaire. Il continuait de chanter, mais à moitié aveugle. Un œil fermé par la honte et l’autre qui insistait. L’entêtement du regard blessé. La honte n’arrive pas de l’extérieur. Elle monte. Elle boursoufle la vue. Elle se glisse entre le monde et soi comme un écran bistre, opaque, figé. Elle ne trouble pas la vue : elle l’arrête. Et quand elle laisse passer un peu de lumière, c’est une lumière malade, caverneuse. Voir par la honte, c’est comme voir à travers un œil d’aiguille : un point, rien de plus. Honte d’être là. Nu, immobile. Pris dans une impudeur si totale qu’elle semble presque tranquille. Et pourtant personne ne voit. Personne ne regarde. L’invisibilité n’apaise rien. Elle épaissit. Elle appuie là où ça brûle. Elle fait mieux que montrer : elle isole. Le regard manque, mais l’essentiel reste. La honte ne dépend pas de l’œil de l’autre. Elle se propage par en dedans, de la peau jusqu’au nerf optique. la honte au centre du paysage n’arrondit pas les angles. Elle tient le milieu comme un pion figé. Autour, les allées blanches dessinent une spirale hésitante, un tourbillon à ras du sol. Le sable crisse sous les pas, sans rythme net. J’avance d’un pas, je recule de trois. Chaque détour me ramène au point d’avant. À la manière d’un patineur sur carton glacé, glissant sans grâce sur un vieux jeu de l’oie. On ne gagne rien, on recommence. Une case vide, une case piégée, une case où l’on attend.|couper{180}

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