Le Dibbouk

Carnets autofictifs, explorations littéraires et réflexions sur l'art

Miettes et cailloux

Petits restes et signes de passage. Ce qui se perd, ce qui s’accroche, ce qui trace malgré soi un chemin.
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Carnets | octobre 2025

20 ocotbre 2025

L’accumulation des rêves lucides de ces derniers jours semble corrélée à la nourriture, notamment aux soupes maison que je confectionne. En effet, certains légumes riches en vitamine B6, tels que la carotte et la pomme de terre, en contiennent. Intéressant aussi de constater que, pour ne rien perdre des vertus de la B6, il est préférable de mixer la soupe, ce que je fais naturellement. À noter aussi la consommation de légumineuses comme les lentilles et les pois chiches, et, en ce moment, des châtaignes. Mais c’est certainement le poulet qui en contient le plus (environ 0,5 à 0,6 mg de B6 pour 100 g cuits, soit près d’un tiers des besoins journaliers ; le foie de volaille monte encore plus haut). Tout ceci découlant des ennuis dentaires, évidemment. Un mal pour un bien, comme on dit. Je note aussi que, au-delà de la B6, certaines épices que j’utilise ces temps-ci — romarin, sauge, curcuma — pourraient jouer un rôle d’arrière-plan : leurs composés ralentiraient légèrement la dégradation de l’acétylcholine (rien à voir avec la force d’une galantamine, mais assez pour compter au quotidien). Et puis il y a les œufs, riches en choline, ce précurseur de l’acétylcholine qui nourrit la machinerie elle-même. Disons que la cuisine fait sa part : elle ne “provoque” pas la lucidité, mais elle prépare le terrain, et le terrain aide — surtout quand je combine ça avec mes routines de réveil léger et de prise de notes au matin. J’écris ces lignes dans la nuit du dix-neuf au vingt octobre ; je n’aurai pas la possibilité d’écrire beaucoup demain puisque je dois me rendre à l’hôpital pour une intervention (bénigne). Ensuite, si tout va bien, le prochain rendez-vous médical sera au mois de décembre, ce qui me laissera un peu de répit. Je réfléchis à tous ces textes et à la forme, aux formes dans lesquelles les organiser. Aujourd’hui, j’ai pu améliorer le flipbook — Livre à feuilleter — associé aux différents mots-clés du site. Notamment la table des matières, qui désormais fonctionne correctement, bien que la mise en page ne me satisfasse pas encore complètement. Lorsque je vois l’étendue de mon ignorance en matière d’outils informatiques, il arrive que je me déprime. Plus je découvre, plus je m’enfonce dans l’inconnu : à la fois excitant et déprimant, car l’horloge tourne ; je me dis : pourquoi ne t’es-tu pas intéressé à tout cela plus tôt ? Et pourtant c’est un plaisir, toujours, presque charnel, de se gratter les croûtes. Je crois que ce fonctionnement remonte à l’origine du monde — ou de moi —, ce qui est globalement une sorte de pléonasme. Cela fait aussi réfléchir sur la notion de monde et de moi. Ce qui, en outre, permet certaines perspectives inédites sur la manière de déplacer le point d’assemblage, c’est-à-dire cette soi-disant séparation entre le monde et soi. De là, s’engouffrer dans la fiction corps et âme. Car, ainsi que le dit Conrad, l’imagination peut aller beaucoup plus loin dans la réflexion que la réflexion seule. Cependant, il est terriblement difficile de s’y engouffrer comme je le voudrais. L’ennemi principal est le dérangement : ne jamais être certain d’avoir quelques heures de répit devant soi. La contingence est résolument l’ennemie numéro un. Et, en même temps que j’écris ces mots, je sens bien que c’est faux : ce n’est pas ainsi, de manière binaire, que se produit l’événement. La contrainte permet aussi de mieux utiliser le temps, une fois certain que nous n’en avons pas beaucoup : une fenêtre spatio-temporelle pour s’engouffrer dans l’onirisme de tout son saoul, rêver, écrire des fictions. illustration Salvador Dali, le bateau papillon|couper{180}

Autofiction et Introspection Temporalité et Ruptures imaginaire

Carnets | Phrases

Septembre-octobre 2025 | phrases

29 septembre 2025 « Faire l’expérience qu’on n’est rien est une chose nécessaire sur le chemin de la vie. » -- Nicolas Bouvier [Mots-clés :vide, rien] 30 septembre 2025 "Pour rendre compte d’une vie soumise à la nécessité, je n’ai pas le droit de prendre le parti de l’art, ni de chercher à faire quelque chose de « passionnant », ou « d’émouvant » --Annie Ernaux [Mots-clés : justesse] 04 octobre 2025 « Raconter une histoire (je pense à C. Rihoit), c’est tarte. La construction peut seule donner de l’intérêt à ce que je ferai. Les meilleurs passages dans La place sont ceux qui coupent, tranchent, le fragment est vraiment important. » --Annie Ernaux [Mots-clés :histoire, fragment] 05 octobre 2025 « Le mot « persil », anciennement écrit « perresil », apparaît dans la langue française vers le XIIIe siècle. Dérivant du terme grec « petroselinon », traduit par « petroselinum » en latin, il désignait à l’époque le « céleri des rochers ». Effectivement, les gens considéraient le persil et le céleri comme étant de la même espèce ou de la même plante, mais issus de variétés différentes. L’habitat naturel des plantes permettait alors de les distinguer, à savoir les rochers pour le persil et les marais pour le cèleri. » -- lu sur un site web [Mots-clés :persil , celeri]." 07 octobre 2025 « Un cheval blanc n'est pas un cheval » -- dans une conversation sur la littérature chinoise avec Deepseek. [Mots-clés : réalité, authenticité] « Tout raisonnement n'est que figure » --Joubert [Mots -clés : Forme, shéma, trope, modestie] « Rien n’existe en France pour lui faire pièce ou lui disputer ce trône sur quoi il est assis. Le roi, on le sait, a deux corps : un corps éternel, dynastique, que le texte intronise et sacre, et qu’on appelle arbitrairement Shakespeare, Joyce, Beckett, ou Bruno, Dante, Vico, Joyce, Beckett, mais qui est le même corps immortel vêtu de défroques provisoires ; et il a un autre corps mortel, fonctionnel, relatif, la défroque, qui va à la charogne, qui s’appelle et s’appelle seulement Dante et porte un petit bonnet sur un nez camus, seulement Joyce et alors il a des bagues et l’œil myope, ahuri, seulement Shakespeare et c’est un bon gros rentier à fraise élisabéthaine. » -- Pierre Michon [Mots-clés : Duplicité, paradoxe] 08 octobre 2025 « C’est comme cela pourtant que, par des objets présentés derrière des vitrines donnant sur la rue, s’annonce cette maison et que se manifeste le pouvoir qu’elle a d’arrêter le passant : car ce que l’on y voit, et ce que l’on en devine, est extraordinaire. » --Jean-Christophe Bailly [mots-clés : vitrines, s'annoncer] "En admirant la Rose des sables de Jean Nouvel lors de son inauguration, je me suis demandé combien d’ouvriers étaient morts sur le chantier." --Laurent Margentin / Bill Jenkinson [Mots-clés :Abrüpt visuel qatar des morts] « Ce qui libère est plus tendre que la raison » --Caroline D [Mots-clés : rivières, états, pieds terreux] 09 octobre 2025 « Chez certains « sauvages » (société sans État), le chef doit prouver sa domination sur les mots : pas de silence. En même temps, la parole du chef n’est pas dite pour être écoutée — personne ne prête attention à la parole du chef, ou plutôt on feint l’inattention ; et le chef, en effet, ne dit rien, répétant comme la célébration des normes de vie traditionnelles. » --Maurice Blanchot [Mots-clés : Le désastre, l'état] « Tu sais comment cela se fait, mais tu ne sais pas comment cela réussit. Donc, tu ne sais pas vraiment comment cela se fait » --Marina Tsvetaeva [Mots-clés : risque, évenement] 10 octobre 2025 « Il est reconnu — écrit-il (Balzac) — que [l’artiste]n’est pas lui-méme dans le secret de son intelligence. Il opère sous l'empire de certaines circonstances dont la réunion est un mystère » --Balzac [Mots-clés : Création littéraire, Génie, mystère] 12 octobre 2025 « Écrivez à l’écart. Signez. Rentrez dans l’ombre… Silence autour de l’homme. Solitude. Fierté. » --Pierre Louÿs [Mots-clés : Lebrun, écrire et vivre ainsi] 13 octobre 2025 « « Le premier qui ayant enclos un terrain s’avisa de dire : “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne !” » --Jean-Jacques Rousseau ( dans Gros Oeuvre de Joy Sorman ) [mots-clés : Chez-soi, habiter] 14 octobre 2025 « Livide, creusé, visage luisant de fatigue et de stress quand il décline, retombe, mue en perles de sueur, costume en drap de laine bleu marine, chemise synthétique blanche auréolée, large nœud de cravate noire défait, le front contre l’immense hublot de sa capsule hermétique. Et bien sûr ce qu’il voit ce qu’il regarde ce sont les lumières de la ville comme toujours dans ces cas-là, sauf que lui ne trouve ça ni beau ni rien, c’est juste que c’est la nuit et que la voie publique s’éclaire, et les appartements et les enseignes lumineuses, dont celles qui vantent les produits sous vide fabriqués par son entreprise. » --Joy Sorman , célibataire II dans Gros Oeuvre [Mots-clés : Voir, regarder, atelier d'écriture] 15 octobre 2025 « L’Académie, l’Inspecteur, devenaient des autorités instituées, seulement pour punir ; ce n’était plus l’espoir, mais le châtiment qui était tenu en réserve, là-bas, à la Préfecture. » --Léon Frapié, l'Institutrice de Province, 1897 [Mots-clés : Jules Ferry, République, école, éducation, Antonin Lavergne, Jean Coste, Péguy] 16 octobre 2025 « C’est là que l’histoire commence, une fois délivrée du père, du père sous sa forme actuelle, vivante, sous sa présence, parce que la figure elle vous regarde toujours du fond de la tombe ou du haut du panthéon. La mythologie du père elle aura servi, pour dessiner la structure, pour payer son dû à la généalogie, pour répondre un peu à la sommation de ceux qui ont lu trop de livres, « d’où parles-tu camarade ? ». Faire comme si le livre du père était écrit une bonne fois pour toutes, sauter l’étape, ne pas régler la note, laisser l’ardoise et vivre sa vie. » -- Joy Sorman, dans Boys, Boys, boys [Mots-clés : ardoise, mythologie] 17 octobre 2025 « Nous glissions comme dans le fil d’un fleuve d’air froid que la route poussiéreuse jalonnait de vagues pâleurs ; de part et d’autre de la route, l’obscurité se refermait opaque ; au long de ces chemins écartés, où toute rencontre paraissait déjà si improbable, rien n’égalait le vague indécis des formes qui s’ébauchaient de l’ombre pour y rentrer aussitôt. » « Peu à peu, cependant, elle avait commencé à se colorer pour moi d’un reflet singulier ; le désœuvrement des premiers jours tendait à s’organiser malgré moi autour de ce que je ne pouvais hésiter plus longtemps à reconnaître comme un mystérieux centre de gravité. » -- Julien Gracq, le Rivage des Syrtes [Mots-clés : Descriptions, Louis Poirier, Histoire #05, métaphore de l'écriture] « La vidéo c'est tellement mieux que la vie dehors » --Michel Trépanier [Mots-clés : honte, chagrin, retenue, lumière] 18 octobre 2025 « Comment chercher ce que l’on ignore ? Si on le connaît, la recherche est inutile ; si on l’ignore, on ne peut le reconnaître en le trouvant. » --Ménon, Platon [Mots clés : Noir c'est noir } "En choisissant de peindre la lumière plutôt que les choses, les impressionnistes ont relevé cet enjeu : quand le soleil se lève, dans l’inaugural tableau de Monet, c’est un trou rouge qui bée dans la surface de la peinture « d’avant » ; et ce trou est l’emblème de la trouée du réel dans la coagulation des représentations. "Ainsi elle ( la peinture) crève l’œil unique (le fascinant soleil), le forçant à indéfiniment se coucher, c’est-à-dire à chuter au rythme d’une débâcle des choses défaites et refaites dans la déclinaison de la lumière (du mouvement de la matière). --Prigent, Ce qui fait tenir [Mots-clés : Proust, aporie] 19 octobre 2025 « Voyez le pouvoir d’un mot ! Celui qui veut convaincre ne devrait pas mettre sa confiance dans l’argument valable mais dans le mot juste. Le pouvoir du SON a toujours été plus grand que celui du sens. Cela n’est pas péjoratif dans mon esprit. Il est préférable que l’humanité soit plus impressionnable que réfléchie. Rien d’humainement grand – j’entends par là affectant toute une foule d’existences – n’a été le fruit de la réflexion. En revanche, on ne peut manquer de constater le pouvoir de simples mots ; des mots tels que Gloire, par exemple, ou Pitié. Je n’en citerai pas d’autres. Il ne serait pas difficile d’en trouver. Clamés avec persévérance, avec ardeur, avec conviction, ces deux-là, par leur seule sonorité, ont ébranlé des nations entières et labouré le sol sec et dur sur lequel repose tout notre ordre social. Il y a aussi le mot Vertu, si vous voulez !… Bien sûr, il faut veiller à l’intonation. L’intonation juste. C’est très important. Le poumon puissant, les cordes vocales tonnantes ou tendres. Ne venez pas me parler de votre principe d’Archimède. C’était un être sans esprit, à l’imagination mathématique. Les mathématiques ont tout mon respect, mais je n’ai nul besoin des machines. Donnez-moi le mot juste, l’intonation juste, et je soulèverai des montagnes. » « Quinze années de silence ininterrompu devant le blâme ou la louange témoignent suffisamment de mon respect pour la critique, cette belle fleur de l’expression individuelle dans le jardin des lettres. » -- Conrad, Souvenirs Personnels [Mots-clés : Humour, clarté]|couper{180}

Carnets | octobre 2025

19 octobre 2025

assumer la rétractation Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, sub- (« sous ») et focare (« exposer à la chaleur », de focus). D’abord « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « troubler, oppresser ». Cela m’a ramené à l’enfance, aux jeudis et dimanches trop longs où nous braquions le soleil dans une loupe pour voir l’herbe grésiller, noircir, s’embraser, pendant que l’ennui commençait, lui, à suffoquer. De cette petite combustion à une plus vaste, le mécanisme tient : une chaleur se concentre, l’air se raréfie, puis vient l’inflammation. Peut-être que l’empilement des taxes et des injustices, cette convergence obstinée sur les plus vulnérables, produira le même effet et fera lever une parole qui dise clairement non. Par « peuple », j’entends l’ensemble dispersé des vies ordinaires aux contraintes communes, non un bloc mythique. Reste à savoir si cet ensemble tient encore : je vois surtout des communautés, des chapelles qui s’oxygènent entre elles et s’étouffent entre elles, comme un budget sans recettes d’air. À ce point, on voit bien ce qu’il manque : non une manne providentielle, mais faire quelque chose qui change quelque chose. « Travailler » se glisse aussitôt, et ne dit rien ; produire — de l’usage, du commun — semblerait moins vain. Aussitôt écrits, ces mots m’appauvrissent encore. L’individualisme qui me gouverne — comme, je le crains, nous tous — m’inciterait à tout raturer, à feindre une douleur, un regret, un remords, pour tromper le même vieil ennemi. Et voilà : une parole qui s’avance en sachant qu’elle retiendra son souffle. Tenir l'appel Par curiosité, je suis allé voir l’étymologie de « suffoquer » : du latin suffocare, « étouffer par la fumée », puis « priver d’air », enfin « oppresser ». L’image m’a renvoyé à l’enfance : la loupe, l’herbe qui grésille, le point de chaleur qui concentre la lumière jusqu’à l’embrasement, et l’ennui qui, un instant, suffoque. Le mécanisme est simple : la chaleur se concentre, l’air se raréfie, vient l’inflammation. Aujourd’hui, l’accumulation des taxes et des injustices concentre à son tour : l’iniquité converge sur les plus vulnérables. Peut-être cela suffira-t-il à faire lever une parole qui dise non. Par « peuple », j’appelle l’ensemble dispersé des vies ordinaires, pas un bloc mythique. Tient-il encore ? Je vois surtout des chapelles, antagonistes, qui ferment l’air comme on ferme un budget sans recettes. Ce qui manque n’est pas la manne : c’est faire quelque chose qui ouvre l’oxygène commun. « Travailler » ne répond pas à la faille ; produire — de la valeur d’usage, des lieux, des liens — y répond mieux. Écrire ces mots m’expose à leur appauvrissement, je le sais, mais je ne les rature pas. Qu’ils fassent au moins ce qu’ils disent : rouvrir un peu d’air, assez pour un nous ténu qui ne s’étouffe pas.|couper{180}

Autofiction et Introspection Narration et Expérimentation dispositif

histoire de l’imaginaire

Grèce & Rome — psychopompes et carte des enfers

On ne meurt pas seul : quelqu’un conduit. Hermès passe la porte, bâton, sandales, il accompagne. Plus bas, Charon tient la barque, attend la pièce. Ce n’est pas du folklore, c’est la mécanique du seuil. Les vivants préparent la route : laver, veiller, porter, déposer, parler bref. En bas, des rivières ont des noms, des juges écoutent, un chien garde. Parfois on évite l’oubli en buvant à Mnémosyne, pas à Léthé. L’iconographie ne montre pas : elle indique le chemin. Ce troisième volet déroule la marche : qui guide, ce que font les vivants, comment est dessiné l’en-dessous, et pourquoi on paye Charon pour que le monde tienne. Qui conduit Hermès Psychopompe. Il ne juge pas, il accompagne. Main au coude, un geste minuscule qui suffit pour faire passer la marche d’un côté à l’autre. Bâton de héraut, l’outil pour écarter, ouvrir. En bas, Charon Mauvais caractère sur la céramique, mais fonction claire : il prend, il refuse, il passe. La pièce n’est pas un péage au sens moderne, c’est un marqueur : les vivants ont fait leur part, le mort a un statut, la traversée peut s’opérer. Ce que font les vivants D’abord la prothésis : on expose le corps, on lave, on habille, on veille. Pleureuses, chants, mains sur le front. Puis l’ekphora : cortège, bière portée vers le bûcher ou la tombe. Crémation ou inhumation, selon temps et cités, mais toujours le même rail : porter, déposer, dire. On met des offrandes simples : fiole, figues, couronne. Parfois une pièce dans la bouche ou sur les yeux — pas partout, pas toujours, mais assez pour que l’archéologue la retrouve et qu’on comprenne le message : “il est équipé”. Après, on revient. Libations sur la stèle, repas près du tombeau, le nom prononcé. À Rome : Parentalia en février, on visite les ancêtres ; Lemuria en mai, on renvoie les lemures indociles (haricots lancés dans le noir, formules à voix basse). Les Manes ne sont pas des fantômes qui font peur : ce sont les nôtres, avec qui on garde un pacte. On apporte un peu de vin, un peu d’huile, on règle l’affaire du lien. Carte de l’en-dessous Un monde qui tient par ses noms. Rivières : Achéron (affliction), Cocyte (lamentation), Phlégéthon (feu), Styx (haine sacrée), Léthé (oubli). Cerbère garde, trois têtes pour une seule fonction : contrôler le passage. Trois juges : Minos, Rhadamanthe, Éaque. On ne fait pas un roman : on range. Champs des Asphodèles pour la majorité, Élysion pour certains, Tartare pour ceux qu’on préfère loin. La carte importe parce qu’elle cadre les gestes : boire ou ne pas boire, répondre au nom, suivre le guide, accepter la mesure. Lamelles orphiques (or mince, instructions nettes) Petites lamelles d’or, roulées dans la bouche ou sur la poitrine. Quelques lignes gravées : le mort parle au gardien — “Je suis enfant de la Terre et du Ciel étoilé ; la soif me brûle ; ne me donne pas l’eau de Léthé, conduis-moi à la source de Mnémosyne.” La phrase n’explique pas : elle ouvre. On a placé le texte pour qu’il travaille à l’instant voulu. Le défunt annonce son lignage, sa qualité, il sait les mots de passe. On n’improvise pas : on apprend le chemin. (Vignette : lamelle orphique — texte “fille/fils de Terre et Ciel étoilé…”. lamelle d’or gravée, mode d’emploi funéraire.) Éleusis (promesse en deux gestes) On ne décrit pas tout, c’est la règle. Déméter cherche Korè, la fille perdue, la retrouve. Le mythe devient rite : on initie, on présente le geste et le mot (deux choses, pas plus). Les initiés repartent avec une promesse : mieux mourir. Pas une garantie, une capacité : tenir la traversée. En surface, une fête. En dessous, le rail : séparation, marge, réintégration. Comme toujours. Pourquoi payer Charon Pour fixer le statut. Sans la pièce, il reste quelque chose d’indécis. La communauté a fait sa part : veillée, cortège, dépôt, parole. Le signe monétaire vient sceller le “c’est bon” : tu peux embarquer. Même logique que la pelle de terre, la libation, la couronne : des actes sur le seuil. Charon n’est pas un commerçant, c’est un fonctionnaire du passage. Il prend la preuve et passe. Rome : tenir avec les ancêtres Manes (les bienveillants), Lares (les protecteurs du lieu), Lemures (les turbulents). On nourrit les premiers, on honore les seconds, on écarte les derniers. Refrigerium au tombeau : un repas pour que tout monde se souvienne. Columbaria pour les urnes, niches comme un damier, noms gravés : la ville des morts continue la ville des vivants. Mercure prend le relais d’Hermès pour la psychopompie, même fonction, autre langue. Le foyer domestique est un sanctuaire à bas bruit : les images des aïeux, le nom qu’on prononce, la chaîne qui ne casse pas. Ce que ces cartes font (aujourd’hui) On peut sourire de Cerbère et de la barque. Mauvais réflexe. Ce sont des outils : faire tenir la peur par la forme. Donner un itinéraire quand on ne sait pas où l’on met les pieds. Un lexique court pour que même celui qui chancelle ait des mots dans la bouche : “Je suis de la Terre et du Ciel”, “ne me donne pas Léthé”. Nos villes n’ont plus de Charon, mais nous gardons les gestes : pièce sur une pierre, eau versée, repas au cimetière, dates qui reviennent. On invente d’autres lamelles : cartes postales, messages laissés, noms tatoués. Même logique : ne pas laisser l’oubli décider seul. Lexique (pour passer) Psychopompe : celui qui conduit (Hermès/Mercure). — Katabasis : descente aux enfers (Orphée, Énée). — Nékya : appel des morts (Odyssée XI). — Léthé / Mnémosyne : oubli / mémoire, deux eaux. — Manes / Lares / Lemures : ancêtres, protecteurs, agités (Rome). — Prothésis / Ekphora : exposition / cortège. — Refrigerium : repas auprès des morts. — Élysion / Asphodèles / Tartare : zones de séjour. Timeline (bornes simples) Archaïque : Odyssée XI, appel aux morts. — Classique : lois funéraires athéniennes, mystères d’Éleusis. — IVe–IIe s. av. J.-C. : lamelles orphiques (Sud Italie, Grèce). — Rome : Parentalia, Lemuria, columbaria. — Tardif : translation vers les mémoires chrétiennes, mais la forme du seuil demeure. À voir / à lire Jean-Pierre Vernant, Mythe et pensée chez les Grecs (chap. Hadès). — Robert Garland, The Greek Way of Death. — Walter Burkert, La religion grecque. — Sarah Iles Johnston, Restless Dead. — Mary Beard / John North / Simon Price, Religions of Rome. — Fritz Graf & Sarah Iles Johnston, Ritual Texts for the Afterlife (lamelles). Références : Homère, Odyssée XI (nécyie) ; Virgile, Énéide VI ; Platon, République X (mythe d’Er), Phédon ; Ovide, Fastes (Parentalia, Lemuria).|couper{180}

imaginaire La mort
Alceste, Hercule et Cerbère - Catacombe d'Alceste, Rome, Via Latina. IVème siècle