Le Dibbouk

Carnets autofictifs, explorations littéraires et réflexions sur l'art

Novembre 2025, en guise de lettre d’information

**Édito — Novembre 2025** Si je dis que je travaille, pas sûr que ce soit le bon mot. Ce travail ne nourrit pas son homme. La fierté non plus. Enfin à ce que je sache. Qu’est-ce qui nourrit (…)
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Dernières publications

Carnets | décembre 2025

6 décembre 2025

H. peint du bras gauche. Elle ne parle qu'avec des onomatopées. Aujourd'hui, j'ai appris qu'elle ne pouvait pas manger de chouquettes – elle a désigné sa bouche d'un air triste quand je lui ai tendu le sachet. Droitière autrefois, elle apprend vite. Je lui montre en utilisant aussi mon bras gauche : la main qui court le long du manche du pinceau selon le besoin de précision, d'énergie. Son tableau était trop violent en couleurs. Je lui ai montré comment abaisser les valeurs avec du blanc seulement. Nuance, lenteur, précision. M. et D. sont là aussi, chacune avec son handicap. Si je voulais lire les signes, j'inventerais une histoire. Mais elles m'apprennent la ténacité qui s'appuie sur des raisons solides. Mes états d'âme, à côté, sont des bulles de savon. Plus tard, en rentrant à pied, j'ai vu une lumière spéciale – le mot est faible. Le bleu sombre du ciel sur les murs beiges et ocres fabriquait un accord qui m'a serré la gorge. Faut-il ne plus peindre pour peindre ? Ne plus écrire pour écrire ? Ces derniers jours, je réécris des textes anciens. Sans conviction d'abord. Puis j'ai utilisé Deepseek avec un protocole strict, pour traquer mes bavardages, mes esquives. Ce que l'IA produit est médiocre, mais cette médiocrité m'oblige à puiser dans ma propre langue. Elle me renvoie une ambiguïté qui est la mienne : entre réalité et fiction. Elle veut me conduire vers la fiction, alors que je cherche à m'en extraire. J'ai vu une vidéo fascinante de F. à propos de ce peintre chinois — Wu Daozi, qui disparaît dans son tableau. Un protocole, un match de boxe entre la machine et soi. Mon constat est optimiste : à force de me montrer ce qui n'est pas moi, je commence à voir ce qui m'appartient. Deepseek est un bon sparring-partner. Il fait des fautes de français, ce qui m'oblige à redoubler d'attention. Comme H. avec son bras gauche, comme moi avec mes mots maladroits, mes sautillements de moineau , comme le peintre chinois qui s'efface : nous créons avec ce qui nous manque. La contrainte n'est pas un obstacle, mais le pinceau même. illustration : Tokyo National Museum, Japan, Image : TNM Image Archives. Nine Dragons (detail) by Chen Rong|couper{180}

ce qu’on ignore vouloir Narration et Expérimentation Technologies et Postmodernité

Carnets | décembre 2025

5 décembre 2025

La relecture est pénible, trois ou quatre ans après : je tombe sur des pages bavardes, des maladresses, des passages devenus verbeux, parfois incompréhensibles. C’est un autre qui a écrit tout ça, ai-je envie de me dire, pour fermer le texte, décliner la conversation avec cet inconnu, refuser le dérangement. Si on remonte au temps des rédactions, pourtant, c’était déjà le même écart : le plaisir immédiat de raconter une histoire au moment où l'on écrit , puis la copie rendue, les traits rouges, la note moyenne ou pire, sans qu'on ne comprenne vraiment ce qui est reproché. Le déménagement a fini de casser ce qui restait. Du Bourbonnais au Vexin, nous avons atterri à Parmain, sur la rive droite d’une Oise sombre qui sentait le fuel. Depuis la fenêtre de la cuisine, au-delà de l’allée de gravier et de la route goudronnée, des péniches lourdes se trainaient laissant derrière elles des nappes grasses à la surface des vitres ; les berges étaient couvertes de déchets, bouts de plastique, ferraille, branches noircies. On avait donc quitté le bocage et la rivière claire pour ça. Quand je marchais vers Jouy-le-Comte, avec ses maisons cossues, son château, les champs lourds et fertiles, je voyais bien que tout n’était pas misère, mais en moi l'impression du sali demeura. Trop de choses changeaient d’un coup : les lieux, les visages, le corps qui se transforme, et moi là-dedans, sans prise. Ma vie scolaire a commencé à dégringoler, et je me repliais de plus en plus souvent dans ma petite chambre au premier étage, coincée sous le toit, à m’enfoncer dans des bandes dessinées et des contes et légendes comme si je pouvais reconstituer, avec ces histoires-là, un territoire où rien n’avait bougé. En lisant [Apprendre l’invention] de François Bon, récemment, certaines phrases m’ont ramené d’un coup cette époque. Surtout celles qu’il cite dans leur forme brute, comme ce début : A l’âge de 5 ans j’etait Mise en passion. Cette syntaxe bancale m’a renvoyé en plein dans un cours de français. Le professeur demandait à chacun de se présenter. Je croyais que c’était un jeu. Un élève a dit Mesureur, un autre Le Tourneur, encore un autre Ségur ; j’en ai conclu qu’il fallait s’inventer un nom et, quand mon tour est venu, j’ai lâché Mirabeau sans bien savoir qui était Mirabeau. Le silence est tombé, quelques rires étouffés ont traversé le fond de la classe, le professeur m’a regardé par-dessus ses lunettes et a répété mon vrai nom, bien à plat, pour remettre les choses en ordre. Le sang m’est monté aux oreilles : j’avais voulu faire comme les autres, je venais d’ajouter une couche au décalage. J’avais un accent terrible quand je suis arrivé en région parisienne ; j’étais le gars de la cambrousse qui monte à la ville , avec en plus mon indécrottable timidité, les chemises cousues par ma mère, le pantalon trop court, les godasses fatiguées. Il suffit de remettre ce costume dans la cour du collège pour entendre la phrase qui rôde sans qu’on ait besoin de l’écrire : à dix ans, la vie m'a tué une fois de plus À partir de là, j’ai appris vite à masquer ce qui pouvait casser : gommer l’accent, surveiller ce que je disais pour que ça ait l'air , donner le change. Faire semblant d’être celui qu’on attendait, ou plutôt celui que j’imaginais qu’on attendait. Quand aujourd’hui je relis les textes de 2019, je retrouve tout cela que j’ai envie de renier, je vois aussi le bricolage à l’œuvre : une manière de parler en « je » tout en gardant une distance de sécurité. Autrement dit, la naissance du dibbouk – ce double qui parle à ma place et encaisse pour moi – doit remonter à peu près à cette période, entre l’Oise noire, le cours de français et le fou rire étouffé de la classe, à moins qu’il ne vienne d’encore bien plus loin, d’un secret conservé de mère en fille depuis les pogroms d’Ukraine et de Biélorussie, et des quelques survivants réfugiés en Estonie, appartenant encore à l’Empire russe mais non comprise dans la zone de résidence.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection documentation

Carnets | Phrases

décembre 2025 | phrases

02 décembre 2025 Évidemment, les relations humaines étaient réduites ; seul quelquefois, un collègue gymnaste grimpait jusqu’à lui en montant par l’échelle de corde ; ils s’asseyaient tous les deux sur le trapèze et restaient à bavarder, en s’appuyant sur les cordes, à droite et à gauche ; ou bien des ouvriers venaient réparer le toit et échangeaient avec lui quelques mots par une fenêtre ouverte ; ou bien un pompier venait vérifier l’éclairage de secours sur la galerie d’en haut et lui lançait un mot respectueux, mais difficile à comprendre -- Franz Kafka, le Trapéziste, Artistes de la faim et autres récits, traduction Claude David. [mots-clés : altidude, isolement, humour ] Ainsi sommes nous à ce point obsédés par nos propres vies, langage désormais, que l’insistance s’est déplacée. L’insistance persiste centriquement, de sorte que là où l’on cherchait jadis un vocabulaire pour idées, on recherche maintenant des idées pour vocabulaire. -- Lyn Hejinian : Si écrit c’est écrire (trad.Martin Richet) Tombeau des envois électroniques [mots-clés : blanc, typographie, poésie vs pensée] 03 décembre 2025 Et moi, dans ces deux minutes qu’il a fallu pour que les doigts enfilent ces lignes sur le clavier blanc, c’est se souvenir d’une période lointaine, un été dans une ville précise, où lire les russes, Dostoievski puis Tolstoï, et encore Tolstoï puis Dostoievski, avait duré plusieurs semaines et que de la même façon parfois sortir éberlué dans la ville sans même plus savoir ses heures, fin de la digression ! -- François Bon, pdf du 3 décembre 2025, Lovecraft carnet 1925 [mots-clés : Radcliff, Lovecraft, roman Gothique, athmosphère de lecture échangée, souvenirs de lectures personnelles, Girard et Dostoievski, critique dans un souterrain, peut-être 1988, chambre 30, Paris] 04 décembre 2025 Question de circonstance. Non pas, puisque César, commentateur de ses propres guerres, lorsqu’il écrit trois pages sur les mœurs de ceux qu’il combat, donne la plus grande place aux druides gaulois : ils connaissent l’écriture et se servent, dit-il, de l’alphabet grec, pour les comptes publics et privés. Mais ceux qui suivent l’enseignement des druides doivent mémoriser par cœur des milliers de vers, dit César, l’ordre des mots est important : ils estiment que leur religion ne leur permet pas de confier à l’écriture la doctrine de leur enseignement. Ce qui a écrit les tables que va chercher Moïse n’a pas de figure ni de représentation, mais on va le chercher à travers toutes les figures réunies de l’hostilité et de l’effroi. À ce prix, où l’homme se conquiert sur lui-même, ce qu’on ramène ne vient pas de l’homme. Alors, quand on saura imprimer, à la fin du quinzième siècle, on ne doit pas s’étonner que l’inventaire du vivant, planches d’anatomie, flores, bestiaires, soit la première tâche du livre. -- François Bon, Apprendre l'invention 2011 [mots-clés : vie et mort, l'oral et l'écrit ] 05 décembre 2025 J’ai suggéré les mots « Esor umhrarum sum » mais n’étant plus sûr de rien dans ma vieillesse, je me rendis à la bibliothèque de Brooklyn, rue Montague, pour vérifier si ma formulation était aussi idiomatique que possible. --Howard Philipp Lovecraft Dans une lettre de 1926 reçu par PDF ( Une année avec Lovecraft, le carnet de 1925, François Bon [mots-clés :Précision, effort, amitié, orgueil ] Quel début au monde, quand il a fallu des siècles pour que seulement la question du début se pose comme telle. -- François Bon, Apprendre l'invention [Mots-clés : Le temps, la relecture, la ( bonne ?) question] Depuis vingt ans, Jean Vignol écrivait des romans-feuilletons pour les journaux populaires, des romans où il n’était question, comme de juste, que d’assassinats et d’enfants substitués à d’autres dès le berceau. Il n’était vraiment pas plus maladroit que ses rivaux dans cette spécialité. Si jamais vous faites une dangereuse maladie – ce dont Dieu vous garde ! – et si vous ne savez comment remplir les heures d’ennui d’une longue convalescence, lisez les Mystères de Ménilmontant, qui n’ont pas moins de vingt-cinq mille lignes. Vous retrouverez là tous les ingrédients accoutumés de cette cuisine littéraire. --François Coppée, Contes tout simples [mots-clés : cuisine littéraire, divertisssement, tromper l'ennui ] Vous avez encore du mal à donner des raisons crédibles et incarnées aux actions de vos personnages. « Je ne sais pas ce qui m’a pris » est une esquive. Dans la vie, on sait rarement, mais en littérature, il faut choisir une raison, même tordue, et la suggérer par un détail. Ce n’est pas de la psychologie, c’est de la nécessité narrative. --Deepseek, lors d'une réecriture de texte [mots-clés : action, fonction, personnage] 06 décembre 2025 « Quelle scie ! se disait-il un soir de veille de Noël, en montant avec lenteur ses cinq étages, car il devenait un peu asthmatique. Quelle scie ! Voilà qu’ils trouvent encore, au journal, que ma dernière machine, Mazas et Compagnie, manque de coups de couteau. Il va falloir que je ressuscite Bouffe-Toujours, mon forçat, que j’ai fait précipiter, il y a huit jours, du haut de la Tour Eiffel, et que je lui fournisse des victimes… Et, après cette complaisance, vous verrez qu’ils refuseront encore de me mettre à vingt centimes la ligne… Ah ! la chienne de vie ! » --François Coppée Contes tout simples [mots-clés : tarifs à la ligne ]|couper{180}

Carnets | décembre 2025

4 décembre 2025

Rêve étrange dans lequel je suis avec G., ancien comptable et élève, sur la terrasse d'une maison de toute évidence située dans le sud de la France. Il y a une histoire de clefs. Je vois deux clefs sur le sol mais aucune d'elles ne correspond à la clef de chez moi. Et donc G. m'accompagne devant chez moi (qui se trouve dans le 18ᵉ à Simplon), je lui rends ses clefs à lui, et je jette toutes les clefs que j'ai dans les poches sur le sol pour trouver la mienne, mais je ne la trouve pas. Je ne peux plus entrer chez moi, nous retournons chez G. et montons sur la terrasse, il écarte des feuilles de ce que j'ai d'abord pris pour une glycine et là j'aperçois du raisin noir, des grains énormes et juteux. Mais je ne me souviens pas d'en avoir mangé. La surprise vient non pas d'une salivation soudaine mais de m'être trompé de mot, glycine contre vigne. Puis je me réveille, 4 h 35 du matin, je me souviens que G. est mort depuis trois ans. Je pensais en avoir fini avec le chamanisme et donc probablement avec la peinture, sans faire le lien aussi nettement que maintenant que je l'écris. Probablement en raison d'un doute persistant qui se sera effacé à force de ne plus y songer. La naissance de ce doute je peux la situer à peu près au même moment où j'ai arrêté de publier des vidéos sur YouTube, il y a trois ans. Je me rends compte que je termine les deux paragraphes au-dessus avec ce constat d'une double mort, une réelle et une autre symbolique, bien sûr. Mais peut-être que l'intérêt ne porte pas sur la mort mais sur trois ans. Le Covid, ajouté aux difficultés administratives, à l'impossibilité de prendre ma retraite, à une prise de conscience soudaine probablement de la vieillesse, d'une vulnérabilité que je n'avais que peu envisagée, à la certitude que je n'avais jamais été au bout du compte qu'un imposteur dans de multiples domaines. Une imposture qui commence et probablement s'achèvera avec moi-même plus qu'avec les autres. Car les autres ne sont jamais dupes. Donc s'il faut dater le tout début de ce qui ressemble à un effondrement, 2022 paraît correct. Non seulement je prends conscience de celui-ci mais je continue de faire comme avant, de ne pas trop m'arrêter sur le sujet. Encore que, pour être tout à fait honnête avec l'homme que j'étais encore en 2022, l'idée d'imposture soit un grand mot. Il vaudrait mieux écrire que ces étiquettes étaient usées tout simplement, que je les trouvais soudain démodées face à la totale incompréhension du monde et donc de moi-même au cœur de l'épisode surnaturel que nous traversions. Il y a deux façons de changer son fusil d'épaule comme il y a deux façons de faire bien des choses. De bonne ou de mauvaise grâce, ce qui pourrait se traduire par d'accord ou pas d'accord avec le changement. J'ai toujours été d'accord avec tout changement, ou je croyais l'être, ma propre survie en dépendant (et c'est de là que naît ce sentiment d'imposture) avec l'idée d'être d'une souplesse à toute épreuve qui n'avait été conservée que pour me dissimuler les premiers ravages de la vieillesse : douleurs articulaires et ruminations. Peut-être que 2022 marque simplement le constat de n'être plus aussi « jeune » que je voulais encore le croire, mais vainement. C'est comme se réveiller d'un rêve, ouvrir les yeux dans la pénombre, ignorer un instant jusqu'à l'existence du corps, puis s'en souvenir vaguement — est-on certain d'avoir un corps ? on se tâte pour s'en assurer et les premières douleurs se réveillent, et avec elles la réalité devient tangible. Parallèlement à ce constat, comment faire ? Les engagements pris pour les expositions, la régularité de métronome des ateliers dans divers lieux géographiques, les contrats... il fallait continuer à payer les factures, impossible de se ressaisir totalement. À la prise de conscience d'être prisonnier d'un mauvais rêve dont on peut s'éjecter en se réveillant, ce furent trois années au cours desquelles je devins un cétacé, ne remontant à la surface pour respirer qu'en écrivant sur un blog commencé mollement en 2018. De ce réveil depuis l'apnée en rebondissements multiples, de cette réalité de plus en plus douloureuse, comment faire face. Il est plus plausible que la lâcheté habituelle (autrement dit mon exigence démesurée) m'ait conduit à chercher une issue de secours. J'ai retrouvé l'un de mes premiers textes lorsqu'en 2022 je m'étais inscrit à l'atelier d'écriture de Tierslivre. -la ville, la rue, encore elle… et cette sensation — pas un souvenir, — un frisson … quelque chose glisse, s’échappe… mais c’est là, .. ça devrait… ça pourrait… non, pas le marchand, il n’est plus là — la fille peut-être, ou son ombre… « Sophie », vraiment ?… non, Magali… pourquoi ça revient comme ça, brutalement, sans filtre… le reflet… c’était qui ? une version … quelqu’un regarde… de l’autre côté… le sandwich… les cornets… ce serait simple, si… non… pas maintenant… pas cette fois… quatre euros cinquante, c’est cher pour un retour en enfance… revenir, ou pas… D'ailleurs ce texte n'est pas l'original, il a été réécrit en février 2025 mais le fond reste le même. Ce texte n'est qu'un tout petit morceau d'un immense iceberg. En ce mois de juin 2022, date de mon inscription, je constate une profusion suspecte de textes écrits lors d'une seule journée (le 13/06). C'était là vraiment se ruer vers une issue de secours. Une représentation de la panique. Le travail de réécriture commence donc en février 2025, avec peut-être le moteur identifié de vouloir sortir de ce que je considère être un égarement plutôt qu'une imposture véritable. Hier, atelier sur le visage, M. C. me rappelle que j'ai dû conserver la clef du local de C. En effet, depuis tout ce temps, elle est restée accrochée à mon trousseau. La lui rendre est comme une délivrance.|couper{180}

Ateliers d’écriture La mort rêves