fictions brèves
Ici se rassemblent des fragments narratifs à la frontière du rêve, du souvenir, de la fable. Chaque texte est une tentative condensée, parfois minimale, parfois traversée de dialogues ou de silences qui en disent plus qu’un récit achevé. Ce ne sont pas des nouvelles classiques : souvent sans chute ni intrigue, mais des scènes mentales, des instants volés à l’indicible. Certaines relèvent de la microfiction, d’autres adoptent une voix théâtrale ou introspective, flirtant avec l’absurde. Ce sont des éclats de fiction, des condensations de mondes possibles, où reviennent des figures spectrales, des alter ego, des voix qui se dérobent. La fiction n’est pas un décor : elle est le moyen de percer la réalité autrement, de faire vaciller le quotidien.
articles associés
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drôle de nuit
-- Cette nuit, j’ai rêvé que j’étais un cube empilé parmi d’autres cubes. Cette promiscuité était d’autant plus difficile à vivre que je ne pouvais faire aucun mouvement ni même protester : aucun son ne sortait de ma bouche. D’ailleurs je n’avais pas de bouche. Juste une face lisse, une face avant exactement semblable aux cinq autres. Pour m’en sortir, j’ai rêvé dans mon rêve que je devenais sphérique, puis j’arrivais à m’extraire de la pile, non sans mal ; j’ai fait une chute vertigineuse. Une chute dans le noir sans fin qui durait durait durait. Pour m’évader de ce rêve-ci, je me suis encore transformé en mouche parce que je ne pouvais pas vraiment faire autre chose. J’aurais préféré quelque chose de plus noble. Mais on fait avec ce qu’on peut. En fin de compte, au moment même où j’apercevais enfin la lumière, que j’allais m’élever dans les airs au-dessus de je ne sais quel paysage, voici que je me suis fait gober par un oiseau et je suis devenu oiseau par je ne sais quelle alchimie onirique. Mais l’oiseau est mécanique, il est un produit d’une gigantesque intelligence artificielle qui désormais gouverne toute la Terre. Ses rêves sont des rêves de cubes, et me revoici à mon point de départ. La question, au réveil : seules les mouches sont-elles vivantes, non altérées encore par l’intelligence artificielle ?|couper{180}
fictions
fait divers
La chaise a dû heurter le carrelage, bruit bref, net. Dans l’évier, deux tasses, marc collé au fond. Courbevoie, cinquième, fenêtre entrouverte, rideau qui remue à peine. Je dis “fait divers” pour me protéger du reste (comme si le mot suffisait). On raconte qu’ils se voyaient depuis un moment. Il aurait voulu “arrêter de parler”. Ou qu’elle se taise. Formule pratique. Ce serait plutôt se taire lui-même, mais je retire ce “plutôt”. Ce matin-là, la télévision chuchotait. Sur la table, un couteau à manche de bois, détail inutile, donc important. On aime ces détails quand on n’a plus accès au reste. On dira qu’il a eu peur. On dira qu’elle l’a poussé. On dira tout et son contraire. Est-ce qu’on tue pour avoir la paix ou pour ne pas perdre ce qui en faisait office ? La paix ou raison, c’est souvent la même manie, deux faces du même couteau : clore la scène, distribuer le silence, ranger vite le plan de travail et ne rien régler. On croit qu’une phrase finale mettra de l’ordre. Elle met un couvercle. Le lendemain, tout recommence, plus bas, plus sourd. Je regarde la fenêtre. L’air passe. Rien ne conclut.|couper{180}
fictions
La lisière
La forêt tient lieu de repli : odeur d’humus, écorce humide, lisière où la parole cesse et le souffle trouve sa cadence ; les lacs tiennent lieu d’écoute, surface lisse qui ne rend rien et pourtant garde tout. Le vélo trace une ligne pour se tenir vivant — non pas fuir, tenir au bord ; non pas héroïsme, l’allongement de la distance jusqu’à épuiser le nom ; chaque jour un peu plus, la route gagne sur la pièce. Ce qui serre revient, mais autrement : la colère n’est pas un cri, c’est un dépôt, une densité ; non pas un choc, une nappe qui monte, régulière, exacte. On voudrait disparaître, on reste ; on voudrait rester, mais autrement : pédaler jusqu’à n’être plus que jambes, souffle, goudron, et que la tête décroche, à peine tenue par la visière. L’envie de fuir et l’envie d’être là se tiennent ensemble — non pas contraires, tenons d’une même plaie ; le paysage accepte tout et ne répond de rien : les troncs se succèdent, la chaîne claque, un chien aboie sans insister. La haine gonfle, oui, mais non pas pour détruire : pour écarter, pour tenir l’aveu à distance ; on croit à la réparation, on reconduit ; on croit à la justice, on compte ; on compte, on compte encore, et l’on apprend que les nombres n’ouvrent pas. L’amour n’est pas cela ; ce n’est pas l’effort, ni l’excuse, ni la dette payée de plus ; ce n’est pas comprendre — c’est laisser être sans redresser. Alors on s’arrête au bord du lac : le vent plisse à peine la surface, la roue tourne encore dans le vide, et le cercle demeure privé de centre.|couper{180}
fictions
tenir l’aveu à distance
La cuisine tient lieu de tout : carrelage froid, formica, aluminium des pieds de table, peinture verte, paillasse où les cuivres reposent propres ; l’automne entre avec l’humidité des manteaux. On parle des résultats, non pas pour comprendre, pour tenir l’aveu à distance ; il revient de la route — parkings, chambres impersonnelles, odeur d’essence — et la solitude des kilomètres a déjà serré la main avant qu’elle ne se referme. Non pas l’enfant qu’il ne comprend pas, plutôt celui qu’il comprend trop : même inflexion, même dérobade, et l’obligation tacite de réparer ce qui a manqué. Ce qui arrive n’arrive pas : le geste survient comme si de tout temps il avait été là, et l’on reste à la même place, tenu par le quadrillage des dalles et la ligne brillante des pieds d’aluminium ; on ne nomme pas, on respire court, on attend que la pièce relâche. La violence, la rage, l’amour — ensemble et pourtant séparés : on croit choisir, on reconduit ; non pas une première fois, la répétition comme loi domestique, saisonnière, exacte. La peinture verte garde la lumière basse ; les cuivres tiennent le silence ; le formica renvoie le visage sans centre. Alors l’automne se replie dans l’odeur du café tiède, la table refait son rectangle, et sur le carrelage la fraîcheur persiste — rien d’autre.|couper{180}
fictions
Ce qui vient sans venir
Été, Bourbonnais : on parle pour ne rien avouer ; trois amis, une fille ; l’air chauffe ; la pluie décide tout. Non pas une averse, mais une chute qui efface la route et fait de la grange un lieu ; non pas dedans ni dehors, un seuil, le plus étroit. La guitare cherche un centre — deux accords, à peine —, mais le centre manque, glisse avec l’eau le long des pierres ; on se rassemble, non pour être ensemble, pour tenir à l’abri du nom. Cela arrive (ce qui n’arrive pas) : dans l’encadrement, la lumière avant la personne ; une robe blanche que le jour traverse ; N., sœur de la fille, et pourtant étrangère, comme si la parenté avait été retirée. Grâce : non pas faveur, non pas bonheur, mais suspension ; quelque chose ôte la parole, met le corps à part, le cœur hors de lui. On ne sait pas si c’est entrer ou nous rejoindre ; elle ne vient pas, elle est venue, et avec elle l’écart. Le coup au cœur — non pas choc, déplacement — défait les gestes : les doigts ne touchent plus les cordes, ils gardent la distance. On ne voit pas son visage ; c’est la porte qui regarde. La pluie, reprise par le vent, devient une ligne claire ; la grange devient son contraire ; et ce qui reste de l’après-midi, tenu dans ce cadre, recommence à manquer.|couper{180}
fictions
POV
Je me lève, encore flou, je tends la main. Le téléphone est déjà tiède, fidèle comme une vieille bouillotte. Premier écran : un brunch à Barcelone, œufs brouillés nappés d’une sauce teriyaki (ou tahiaki, on ne sait plus), trois pignons de pin posés comme des survivants, quelques graines de sésame luisantes. Et la cive, toujours la cive, qu’aucun rayon de supermarché ne daigne fournir. Je ferme. Je rouvre. Un wok de chou chinois sous une cascade de worcester mal orthographiée, une citation fausse de Rimbaud, un chat qui tombe de sa table avec conviction. Même brunch, même cive. Parfois surgit une silhouette de femme : longues jambes nues, cadrage appliqué. En surimpression : « cc bb vien me voire ojd soir 100% real tkt dsl pr la foto stp cliK ICI ». Chaque mot un caillou dans la chaussure. cc pour coucou, bb pour bébé, ojd pour aujourd’hui, tkt pour t’inquiète, dsl pour désolé. Une langue coupée en morceaux, bricolée pour séduire mais qui ne fait que repousser. Je scrolle plus vite, presque soulagé. Je ferme. Je rouvre. Nouvelle indignation recyclée, nouvelle danse en short fluo, nouvelles sauces : worcester, teriyaki, sriracha. La cive refait surface, fantomatique. Et revoici les jambes, accompagnées cette fois d’un « rdv a tt bb », suivi d’un « pk tu reponds pas mdrr ». Le charme est cassé avant même d’avoir existé. Tout devient glossaire : cc, bb, rdv, ojd, pk, pkoi, tkt, dsl, svp, stp, msg, a tt, a+, mdrr, ptdr, vien me voire, je taten, 100% real, cliK ICI. Une incantation absurde qui se répète comme une prière mécanique. Et puis, l’inévitable : POV. Trois lettres en majuscules, plantées là sans explication. Point Of View, paraît-il. Mais ici, c’est juste une enseigne clignotante qui me place de force dans un rôle idiot. « POV : tu me regarde », « POV : tu vien ojd bb 100% real », « POV : tu scroll tjrs ». Comme si on devait m’indiquer où mettre mes yeux, ou quoi penser de ce que je vois. Je crois ouvrir une fenêtre, mais c’est une cage. Chaque geste qui devait me distraire me ramène à la même boucle : sauces à la mode, pignons de pin, cive introuvable, worcester mal orthographiée, jambes pixelisées couvertes de fautes, glossaire d’abréviations incompréhensibles. Tout revient, tout insiste, tout sature. Je ferme. Je garde le téléphone en main. Écran noir, toujours chaud. Je regarde dehors : lumière blanche, arbres agités, l’air qui circule librement. Je me dis : peut-être que c’est là l’évasion. Mais déjà le pouce revient, comme malgré moi. Et reparaissent les sauces, la cive, les jambes, les fautes, le glossaire, le POV.|couper{180}
Carnets | Ateliers d’écriture
# Boost 2 # 03 | Arbitraire, narrateur principal
20 personnages sur la place Staroměstská Devant l’horloge astronomique de Prague, l’homme attend l’instant où les automates annonceront une date impossible. La foule est immobile. Voici vingt silhouettes figées. L’homme à l’horloge Debout face au cadran, mains croisées dans le dos. Cheveux fins rabattus, mèches grises brillantes. Montre-bracelet à l’écran noir. Expression : fixe. La touriste au chapeau Appareil photo levé, genoux fléchis. Chapeau de paille au ruban bleu trop serré. Collier de perles de verre. Expression : impatiente. Le vieil homme assis Sur le rebord de pierre, canne contre la cuisse. Calvitie bordée d’un duvet blanc éparpillé. Néant. Expression : résigné. L’enfant en manteau rouge Bras tendus vers le cadran, doigt pointé. Cheveux bouclés échappés de la capuche. Bracelet plastique vert fluo. Expression : émerveillé. La femme au téléphone Main sur l’écran, l’autre couvrant l’oreille. Queue-de-cheval serrée, mèches échappées. Bague argentée trop grande au pouce. Expression : distraite. Le couple enlacé Bras noués à la taille, regards levés ensemble. Cheveux noirs tombant droit ; crâne rasé brillant. Chaîne dorée sous le col. Expression : fusionnés. Le policier en faction Droit comme un piquet, mains sur la ceinture. Casquette trop large qui glisse. Néant. Expression : rigide. La vendeuse de cartes postales Accroupie devant sa valise, doigts triant les piles. Chignon rapide, mèches rebelles. Boucles d’oreilles en plastique rose bonbon. Expression : affairée. L’homme au parapluie Parapluie fermé comme une canne, pointé au sol. Cheveux poivre et sel plaqués. Néant. Expression : las. La jeune fille aux écouteurs Penchée en avant, fil blanc courant aux oreilles. Carré brun impeccable, raie au milieu. Piercing discret, légèrement de travers. Expression : ailleurs. Le peintre de rue Main suspendue, pinceau encore trempé. Béret taché de couleur, affaissé. Néant. Expression : concentré. L’adolescente aux baskets Assise sur le trottoir, bras croisés sur les genoux. Cheveux auburn en tresse déjà défaites. Bracelet de cuir élimé. Expression : boudeuse. Le joueur d’accordéon Assis sur un tabouret, soufflet entrouvert. Calotte noire, cheveux collés aux tempes. Néant. Expression : grave. La touriste japonaise Sur la pointe des pieds, smartphone au-dessus de la foule. Carré impeccable, brillant. Montre fine au poignet gauche. Expression : concentrée. Le mendiant Accroupi, main tendue, gobelet bleu fendu. Cheveux gris emmêlés, barbe hirsute. Néant. Expression : implorant. La guide au micro Bras levé vers la tour, micro collé à la bouche. Coupe courte, mèches blondes hérissées. Pendentif en forme de clé, inutile. Expression : appliquée. Le cycliste arrêté Un pied au sol, l’autre sur la pédale. Casque blanc strié. Néant. Expression : pressé. La mère et le landau Dos courbé, mains crispées sur la poignée. Chignon tiré, mèches collées. Boucles rondes en argent terni. Expression : épuisée. Le serveur en pause Tablier roulé, cigarette au coin des lèvres. Cheveux noirs gominés. Montre trop large qui claque au poignet. Expression : blasé. Le photographe à trépied Plié en deux sur son appareil. Calvitie nette, nuque rougie. Néant. Expression : absorbé. Cloche, automates. L’heure surgit, fausse, introuvable. La foule reste figée, inventoriée comme statues d’un instant qui ne s’achève pas.|couper{180}
fictions
Véhicules
Un neuf, jamais. Une seule fois, honte encore. Depuis, seulement l’occasion. Obsolescences déjà entamées. Carcasses laissées pour compte. Les autres font leurs comptes. Moi je dis : ça roule encore. Jusqu’à la ville d’à côté. Pas plus. Une année pourtant j’ai tenté plus loin. L’année d’avant aussi. Avec une révision, un peu d’attention, le vieux moteur a suivi. Il en va de même pour d’autres véhicules : colère, envie, concupiscence. Usés jusqu’à la corde par des milliers de mains. Pas de garagiste pour ça. J’ouvre le capot. Odeur d’huile brûlée. Doigts noirs. La clé ripe. Silence. Puis un cognement sec, à l’intérieur|couper{180}
Carnets | Ateliers d’écriture
# Boost 2 # 02 | Le moment du trop
(À l’heure où l’auteur, saturé de titres, demeure muet. Les témoins parlent pour eux-mêmes, chacun dans sa solitude. La somme fait la scène.) [La Carte] Je suis une carte. On me consulte pour trouver un chemin. J’indique des distances, des pentes, des courbes. J’ai été conçue pour ça. Mais on m’utilise pour autre chose : on me surcharge d’histoires, de titres. Je ne reconnais plus mes lignes. Je reste fidèle à ma fonction, orienter, mesurer. Pourtant je deviens illisible. [L’Inventaire] Un. Deux. Trois. Dix. Vingt. Ça ne s’arrête pas. J’ai été ouvert pour compter, pour ranger. Mais je gonfle, je m’étire, je n’ai plus de bornes. Chaque nouveau titre est un poids. Je ne sais plus si je contiens ou si je me vide. J’étais censé aider, je me perds moi-même. [Le Lecteur} Je tombe sur cette liste. Trop longue, trop pleine. J’essaie de suivre, mais je ne sais pas si ces histoires existent. Sont-elles inventées pour moi ? Sont-elles réelles ? Je doute. Peut-être qu’on se moque. Peut-être qu’il n’y a rien derrière les titres. Je ferme le carnet, je reste inquiet. [L’Archiviste] J’aligne. Je numérote. Je classe par rubriques, par années, par lieux. Mon rôle est clair : tenir l’ordre. Mais l’ordre se défait dès que j’écris. La liste enfle, se dédouble. Je rature, je recopie. Je voudrais contenir, mais je ne fais que rappeler qu’il y a trop. Je ne suis pas sûr d’être utile. [Le Silence] Je n’ai rien à dire. Je suis là autour. Je gonfle dans les blancs. On m’a laissé la place du principal, le mutique. On croit que je soutiens, mais je ne soutiens rien. Je suis le vide au centre. J’attends que quelqu’un me traverse. J’attends, et rien ne vient.|couper{180}
fictions
Ligne éditoriale
Vous superposez les images du Népal, de l'Indonésie avec celles de Grenoble et de Paris. Les gens doivent avoir peur. Deux minutes, pas plus. Des correspondants engageants, sourires propres. Pas de sentimentalisme, personne n’en veut. Multipliez les points de vue, semez la confusion. Il faut que ça bêle. Ensuite du sport, des bagnoles. Ou du cul. Ajoutez quelques recettes asiatiques : pendant qu’ils feront cuire leur riz, ils nous laisseront tranquilles. Parlez aussi du virus, dites-leur de se faire vacciner. Et surtout : c’est la guerre. De dix-huit à soixante-dix-sept ans, paquetage prêt. — Et Gaza ? — Gaza on s’en fout. Ce n’est pas la priorité. Vous êtes là pour ça. Si vous n’êtes pas d’accord, dites-le maintenant. Moi, il me suffit de shooter dans une poubelle pour que tout se mette en marche.|couper{180}
Carnets | palimpsestes
Sommaire palimpsestes
Réécriture par année de certains articles. 2019 L'insupportable impeccabilité savoir bien dessiner investir sur soi La neige qui fond. Qui ne tient pas Amour La musique La nuit Le livre illustration : Pierre Alechinsky « Palimpsestes » 2020 Ce cancer qui nous ronge La procrastination va se développer. Conte de Noël 2021 J'étais sûre que tu embrassais comme ça Rester en lien Instinct L'originalité et le familier Deuil L'inquiétante étrangeté Le cambrioleur citronné Recommencer Envers et contre tout Ne pas laisser s'échapper les idées Réaliser Refuge de l'ignorance L'art de s'emmeler les pinceaux Bac à sable # 02 Bâtir sur du sable Il y a de l'Ubu Gravité Courroucer les dieux pour avoir du foin Bâtir sur du sable-4 Bâtir sur du sable-5 Bâtir sur du sable-6 bâtir sur du sable-7 Bâtir sur du sable-8 2022 Le choix du thème Notule-53 2023 Personnage 1 (notes) Personnage 3 (notes) Personnage 4 (notes) [Personnage 5 (notes)https://ledibbouk.net/personnages-5-notes.html Le point de vue Les morts et les vivants Le lecteur Personnage 2 (notes) Toute une époque Animal party Action Responsable Médiations Milena Quichano Muses et mosaïques Mosaïques Sans peur et sans reproche Le temps d'une rencontre|couper{180}
traductions
L’homme-arbre
Voici un récit de Whitehead encore publié la toute première fois dans le Weird Tales de février-mars 1931. Par curiosité je suis parvenu à me procurer le sommaire du magazine en question : he Eyrie (La volière – rubrique courrier des lecteurs / éditoriale) / Robert E. Howard — Le chant d’un ménestrel fou (poème) / J.-J. des Ormeaux — Siva le Destructeur (nouvelle) / Ben Belitt — Les rossignols de Tzo-Lin (nouvelle) / H. P. Lovecraft — Le Phare ancien (poème) / H. P. Lovecraft — Mirage (poème) / Seabury Quinn — Le Spectre secourable (nouvelle) / Edmond Hamilton — La Cité de l’horreur (nouvelle) / Jane Scales — La Chose dans le bush (nouvelle) / Francis Flagg — L’Image (nouvelle, 1931) / Henry S. Whitehead — L’Homme-arbre (nouvelle) / Frank Belknap Long — L’Horreur venue des collines (roman court) / Guy de Maupassant — Sur l’eau (réédition) / En lisant l'homme-arbre de whitehead j'ai eu l'idée de le faire traduire par HP Lovecraft comme s'il écrivait ce récit à l'une de ses tantes D'ailleurs, dans le Weird Tales d'août 1938, on peut lire une nouvelle de HPL intitulé « l'arbre » qui me paraît reprendre un peu l'idée de l'homme-arbre, déplacée évidemment dans un tout autre décor et bien sûr dotée de son ouverture « cosmique » L'homme-arbre ( d'après un récit de Henry S. Whitehead et en empruntant au style lovecraftien ) Ma chère tante, si je prends la plume, c’est avec la propre appréhension de celui qui a trop longtemps différé l’aveu d’une chose vue, entrevue plutôt, dont l’énormité ne devrait point se hisser dans la sphère humaine ; je vous écris donc depuis la rive grise de Providence pour déposer entre vos mains un récit qui n’est ni confession ni chronique, mais la trace encore tiède d’une hantise : il m’advint, lors d’un séjour aux Antilles nouvellement passées de la férule danoise au pavillon étoilé, d’approcher un usage si antique qu’il ne tient plus de l’homme, et d’y percevoir, derrière l’écorce et la sève, une intention d’outre-monde ; je débarquai au couchant, dans le petit port de Frederiksted, où la bourgade, ourlée d’un croissant de sable sidérant de blancheur, exhalait ces odeurs de sel, de canne broyée et de goémon qui font comme une vapeur sucrée au ras des quais ; la multitude bigarrée bruissait, chariots grinçants, voix profondes, et, de cette cohue, se détacha un personnage théâtral — le Directeur Despard, en blanc immaculé, cuivre étincelant — dont l’inclinaison eût convenu à Versailles, et qui, par égard non à ma personne mais au spectre honoré de mon grand-oncle, le capitaine McMillin, planta sur ma venue un lustre déplacé ; je n’étais que le porteur d’un nom, et déjà la jetée s’ouvrait comme un parvis ; cependant, ce qui suivit tient à la géographie secrète du plateau dit Grande Fontaine, où je gagnai, quelques jours plus tard, dans une Ford percluse, avec Hans Grumbach pour guide : trois heures d’ascensions, de ravins, de sentes en épingle, manguiers lourds, bananeraies à demi sauvages, puis la vaste table des collines du centre-nord, et là, la ruine — bastides éventrées, murets croulants, champs étouffés par la brousse, et, comme un vestige blême, l’eau même de la fontaine : une lame claire tombant d’un roc, frisson infaillible sur une île par ailleurs sèche ; c’est en ce lieu que je vis Silvio Fabricius, qu’ils nommaient, avec une simplicité glaciale, l’homme-arbre ; il se tenait contre un palmier auguste, tronc poli de vieil ivoire végétal, et l’étreignait, visage appuyé à l’écorce lisse, prunelles grandes ouvertes mais tournées, me sembla-t-il, non vers la prairie des hommes, plutôt vers une profondeur qui ne tolérait pas nos sens ; je demandai, et Grumbach — dont le teint se fit cireux — lâcha ce seul mot : « il écoute », puis hâta la marche, comme si ce spectacle avait effleuré quelque corde interdite ; je crus d’abord à l’ethnographie : une survivance dahoméenne, un voeu ancien, un médiateur qui recueille des augures — pluie, sécheresse, mouches voraces — et les rapporte au patriarche du hameau ; mais, à force de retours sur ce plateau, de station muette à quelques toises du colosse sylvestre, de nuits où l’alizé allumait dans les frondes un chuchotement continu, je commençai d’entendre — non de mes oreilles, mais d’une faculté plus basse et sinueuse — que l’écoute de Silvio n’était pas l’écoute d’un mortel : elle passait par les fibres du tronc comme par les câbles d’un orgue abîmal, descendait aux moelles du sol, et de là remontait, à travers le réseau inextricable des racines entremêlées aux racines de l’île entière, vers des bouches sans langue qui n’ont jamais goûté la lumière ; l’homme, pensé-je alors avec un frisson que je crus d’abord ridicule, n’était que l’organe d’un organisme, non pas le palmier seul, mais une trame végétale dont les antiques continents furent jadis la peau, et qui, patiente, impassible, a conservé mémoire de cycles précédant nos chronologies ; durant ces mois, notre ami Carrington — esprit industrieux — obtint bail du domaine pour y planter l’ananas ; on releva les masures, on colmata les chemins, et j’eus la faiblesse d’y engager quelques deniers et un reste d’orgueil familial ; je recommandai, par habitude plus que par discernement, le même Grumbach comme régisseur, et c’est sa bile contre ce qu’il appelait « superstitions » qui scella le désastre ; un après-midi de chaleur stagnante, tandis que Silvio avait quitté son poste pour porter message au bourg, Grumbach conduisit deux bûcherons rétifs au pied du colosse et, voyant leur hésitation, arracha la hache et frappa — une fois, deux fois — entailles nettes à hauteur d’homme ; je reviens alors de la source avec Carrington, et ce que je dois vous dire me reste à la gorge : j’aperçus Silvio, soudain, sur la crête du champ, silhouette filiforme contre l’azur surexposé ; il fit, de ce couteau de canne qu’il portait à la ceinture, un geste bref, impérieux, comme on abaisse une verge de chef d’orchestre ; à cet instant précis, sans délai ni ambiguïté, une noix énorme se détacha de la cime, chuta dans un sifflement de plomb et vint briser le crâne du régisseur avec une précision si souveraine que l’hypothèse du hasard se dissout encore en moi quand j’y songe ; les deux ouvriers hurlèrent, l’air vibra d’un voile, et Grumbach, que nous relevâmes, n’était plus qu’une pulpe ; Silvio passa près de nous comme un somnambule d’ébène, ne jeta ni œillade ni parole, et, parvenu au tronc blessé, posa ses longs doigts sur les entailles, non en homme qui ausculte une plaie, mais en créature qui reconnaît, par un toucher d’initié, l’atteinte portée à sa propre chair ; le lendemain, je retournai seul au palmier et, cédant à une impulsion que je ne me pardonne guère, lui confiai — à lui, à l’homme, à l’arbre, je ne sais — que j’avais vu le geste, et que mon silence, fût-il coupable, serait entier ; il me regarda — et ce regard, ma tante, n’était point humain ; c’était une attention verticale, qui passait à travers moi comme passe la nappe d’eau à travers la roche poreuse — puis il parla, une seule fois, avec cette voix qui semblait vous venir non de la poitrine mais du sol : jeune maître, mon frère pense à vous ; soyez serein ; vous avez tout à gagner ; et il replaqua son visage contre l’écorce, et ses bras ceignirent le tronc dans une immobilité d’idole ; ce ne fut pourtant que le prélude à l’augure le plus noir : à la fin de l’été 1928, quand la tourmente se mit en branle sur les grandes latitudes océanes, Silvio, les yeux clos, transmit au patriarche des signes d’une exactitude blasphématoire — quatre jours avant la foudre officielle du télégraphe ; et lorsque l’ouragan, en convulsion céleste, vint labourer l’île, l’on retrouva au matin l’homme et l’arbre confondus dans le même trépas — le colosse déraciné étendu comme un dieu vaincu, Silvio sous lui, visage lisse, presque serein, tel un officiant retourné dans la bouche même de son culte ; durant des jours, une poudre de terre demeura sur les fronts des villageois, traînées d’une communion muette avec ce qui venait de choir ; depuis lors — et voici la part que je n’ose dire qu’à vous — chaque bruissement de palmes, même dans nos climats sans palmier, réveille en moi la certitude hideuse que nous ne sommes pas les premiers à penser sur cette planète, ni même les mieux doués ; il existe, dans la profonde coulée des choses vertes, une mémoire sans visage, une volonté lente, indifférente et vaste, qui s’agrège par rhizomes et filaments, qui a, d’âge en âge, pris langue avec des médiateurs de chair, et dont Silvio n’était que l’agent local, le doigt posé sur la membrane vivante d’un ordre plus grand ; l’arbre n’était pas un arbre, mais l’antenne d’une conscience immémoriale ; ce que Grumbach a frappé, ce n’était pas du bois : c’était une oreille ; ce qui lui a répondu, par la chute d’un fruit, n’était pas vengeance, mais réflexe ; je ne sors plus à la nuit sans craindre les rameaux, je détourne mon pas des parcs, j’évite l’ombre même des érables de Benefit Street, car j’entends — oui, j’entends — sous le vacarme urbain, la rumeur basse et obstinée d’un monde qui pense autrement, qui calcule à l’échelle des ères, et qui, parfois, choisit, d’une prunelle verte et sans paupière, un homme pour lui prêter oreille ; si cette lettre vous paraissait outrée, brûlez-la ; mais si, un soir, un souffle passe dans un bouquet immobile, souvenez-vous que le vent n’est peut-être que l’alibi commode d’un autre souffle, plus ancien, et qu’il est des portentes qu’il vaut mieux saluer de loin, tête nue, sans lever la hache.|couper{180}