Lectures
Dans Lectures, je rassemble des textes qui lisent autant les livres que leurs échos : portraits d’auteurs (Lovecraft, Maupassant, Sebald, Knausgård…), analyses thématiques (mémoire, espaces souterrains, rituel, minimalisme), et ponts entre œuvres et idées (réalisme magique, New Weird, steampunk, théorie de la narration). Plutôt que des critiques formatées, ce sont des notes argumentées : résumés sans divulgâcher, mises en contexte, rapprochements historiques, styles repérés, citations brèves.
contenu de la rubrique Lectures :
Auteurs & œuvres : dossiers, lectures suivies, cycles (Lovecraft et ses héritages, Dunsany, Sebald, Capote, Faulkner, Knausgård).
Genres & courants : New Weird, réalisme magique, steampunk, autofiction, poésie, essais et sciences humaines.
Théorie & pratique : formes narratives (arc, fragment, monologue), contrat auteur·lecteur, “traduction” d’un style (le “Horla”, le “style Sebald”), liens entre écrire et lire.
Cartes et liens : pistes de lecture, intertextes, rapprochements inattendus (Maupassant ↔ mythe de Cthulhu, archives et « cloud » avant l’informatique, villes réelles et villes imaginaires).
Fil conducteur : comprendre ce que fait un texte — au niveau du rythme, de la voix, des motifs — et où il nous mène. Les billets alternent portraits, fiches analytiques et essais courts, avec un maillage vers les rubriques voisines (fictions, carnets, mythes) pour prolonger la lecture.
Quelques thèmes récurrents :
- mémoire et traces - espaces/lieux (souterrains, murs, villes)
- rituels
- l’étrangeté du quotidien
- techniques du récit
- héritages et détours (de Dunsany à Lovecraft, de Perec à Rabelais)
- poétique de la sincérité et du doute
Objectif : offrir un lieu où la lecture devient laboratoire — pour choisir ses prochains livres, mais surtout pour voir comment ces lectures travaillent l’imaginaire
Lectures
Marie-Jeanne Valet
Marie-Jeanne Vallet : La « Pucelle du Gévaudan », héroïne et figure tragique Marie-Jeanne Vallet, servante devenue héroïne populaire, s’illustra par son courage lors d’un combat face à la redoutable Bête du Gévaudan, mais son parcours ultérieur révèle une vie marquée par les épreuves et les tragédies. L’exploit d’une jeune paysanne : un acte de bravoure face à la terreur Le 11 août 1765, dans un petit vallon de la Margeride, Marie-Jeanne Vallet, alors âgée d’environ 19 ans, affronta la Bête du Gévaudan. Ce jour-là, elle se rendait avec sa sœur Thérèse à la métairie de Broussoux, lorsqu’elles furent attaquées par l’animal. Munie d’une baïonnette – un bâton prolongé d’une lame métallique – Marie-Jeanne fit preuve d’un courage exceptionnel : reculant de quelques pas pour prendre son élan, elle planta son arme dans le poitrail de la Bête. François Antoine, porte-arquebuse de Louis XV, constata par la suite que l’arme portait des traces de sang sur environ 7 centimètres, attestant de la profondeur de la blessure infligée. Si la Bête échappa à ses poursuivants, l’acte de bravoure de Marie-Jeanne marqua les esprits. Elle fut surnommée « La Pucelle du Gévaudan » en référence à Jeanne d’Arc, et sa détermination fut célébrée par le Courrier d’Avignon, qui la décrivit comme une « fille robuste, hardie et adroite ». Une héroïne dans l’ombre de l’histoire L’exploit de Marie-Jeanne Vallet ne suffit pas à apaiser les tourments liés à la Bête, qui continua de hanter la région et de nourrir les peurs populaires. Malgré la reconnaissance publique de son acte, des témoignages rapportent que la jeune femme sombra dans une dépression après cet événement traumatique. Cette ombre psychologique illustre la charge émotionnelle qu’un tel combat pouvait engendrer, loin des récits glorieux relayés dans les gazettes. Un destin brisé : de la gloire à la déchéance La vie de Marie-Jeanne bascula de manière tragique après son acte héroïque. Devenue aubergiste, elle fut arrêtée en mars 1778 pour vols et perturbation du commerce de grains, dans un contexte de disette sévère dans son village. Jugée pour brigandage, elle fut condamnée à trois ans d’enfermement à la Tour de Constance d’Aigues-Mortes. Son transfert, un périple de 200 kilomètres à pied à travers les Cévennes, fut une épreuve d’une cruauté extrême. La discipline rigoureuse et les travaux forcés marquèrent un contraste saisissant avec son ancien statut d’héroïne célébrée. Libérée vers 1783, elle retourna à Paulhac, mais la tragédie continua de jalonner son existence. En 1784, elle fut confrontée à l’assassinat de son époux, un drame qui précéda de peu son propre décès, en 1787, à seulement 41 ans. Une mémoire pérenne Malgré les épreuves, la mémoire de Marie-Jeanne Vallet a survécu. En 1995, une statue fut érigée à Auvers pour commémorer son combat contre la Bête. Elle incarne non seulement l’acte de bravoure d’une jeune femme face à une menace terrifiante, mais aussi la lutte des populations rurales contre des fléaux qui les dépassaient. L’histoire de Marie-Jeanne Vallet, faite d’héroïsme et de déchéance, reste un miroir des fragilités sociales de l’Ancien Régime. De « Pucelle du Gévaudan » à criminelle condamnée, son parcours révèle la précarité du statut héroïque, mais aussi la puissance des récits qui transcendent les destins individuels. Conclusion : entre mythe et réalité Marie-Jeanne Vallet demeure une figure à la fois fascinante et tragique. Héroïne d’un jour, elle a connu la dureté d’un système qui oublie aussi vite qu’il glorifie. Son histoire, riche en contrastes, continue de captiver et de rappeler que derrière chaque mythe, il y a une réalité humaine souvent plus complexe.|couper{180}
Lectures
Scorpion, grenouille et bicyclette : sur la nature des choses
C’est dans un recueil de nouvelles de Paul Bowles que j’ai noté, un jour, cette histoire de scorpion et de grenouille. Le scorpion demande à la grenouille de le faire traverser la rivière. Elle hésite, réfléchit, puis conclut qu’il serait absurde qu’il la pique : s’il le faisait, ils mourraient tous deux. Elle accepte. Et au beau milieu du fleuve, le scorpion la pique. -- Mais pourquoi as-tu fait ça ? demande la grenouille. -- Parce que c’est ma nature, répond-il. Paul Bowles n’a pas inventé cette histoire. Elle circule sous de nombreuses formes, et son origine remonterait peut-être à Ésope — dans la fable du fermier et de la vipère, parfois appelée Le laboureur et le serpent gelé. On la retrouve aussi dans un roman russe paru en 1933, Le Quartier allemand de Lev Nitoburg, et encore chez Georgii Tushkan, dans Jura, devenu en anglais The Hunter of the Pamirs. Elle deviendra véritablement célèbre en Occident grâce à Orson Welles, dans son film Mr Arkadin, en 1955. Si cette histoire a tant inspiré les artistes russes, et ce génie du cinéma, ce n’est pas un hasard. Elle dit quelque chose d’essentiel. Un fait. Une énigme vieille comme l’humanité : certains comportements sont irrépressibles, quels que soient les risques, quelles que soient les conséquences. Et c’est précisément ce que la culture, depuis toujours, tente d’empêcher — en opposant à la pulsion la pensée, la morale, le savoir, et tout l’art de maîtriser l’émotion. Cela m’a toujours fasciné. Depuis l’enfance. En voyant les adultes se comporter de manière absurde, tout en m’enjoignant d’être sage, de bien travailler, d’apprendre et de me surveiller, pour paraître raisonnable, poli. Ce paradoxe m’a d’abord terrifié. Puis, à force, je m’y suis fait. Peut-être que la nature même de l’existence est paradoxale. Mais je n’ai jamais vraiment cherché à aller contre ma propre nature. Ni les avertissements, ni les menaces, ni les sanctions n’y ont changé grand-chose. Cette nature, après tout, m’appartient. Tout comme la culture que j’ai dû bricoler, inventer, pour pouvoir parler à mes contemporains. Et encore aujourd’hui, il m’arrive de faire bien plus confiance à cette nature qu’à ma propre culture. Car je vois bien, trop souvent, combien cette culture n’est qu’un barrage fragile face à la bêtise humaine — et à la nature elle-même, dans ce qu’elle a de sauvage et d’inévitable. Je n’ai jamais vraiment respecté grand-chose chez les humains. En revanche, j’ai toujours été attentif, respectueux, presque pieusement, de ce qui touche à la nature. La vraie différence entre la nature et la bêtise humaine, c’est que la nature s’assume, tandis que la bêtise se planque. Si chacun assumait sa propre stupidité, on verrait sans doute à quel point la vie est plus simple qu’on ne l’imagine. Je déteste tuer une mouche. Je peux passer des heures à contourner un insecte. Mais je n’ai aucun scrupule à rouler dans la farine le premier imbécile venu, surtout s’il se protège, en toute bonne conscience, derrière la loi et les bonnes manières. Je n’aime pas les zombies. Ni les gens qui parlent par slogans, répétant des phrases qu’ils ne comprennent même pas. Je n’aime pas la bêtise humaine, surtout lorsqu’elle s’abrite derrière une façade cultivée pour mieux dissimuler le peu de naturel qu’il leur reste. Ces gens-là ne vivent que dans le paraître. Autant dire qu’ils n’existent pas. Ces gens, tartinés de culture, sont à mes yeux l’incarnation de la vulgarité la plus crasse. J’ai connu des cloportes qui avaient plus d’élégance. Même en vieillissant, même si je me suis un peu adouci, je ressens encore une sorte de hargne, une allergie de peau en leur présence. Avec le temps, j’ai juste appris à mieux dissimuler. À sourire. À faire le clown, même. Inspirer la pitié ou le mépris : voilà la meilleure stratégie que j’aie trouvée pour qu’ils me laissent en paix. Ces gens n’aiment la nature que domestiquée, bien cadrée, inoffensive. Une nature qui ne déborde pas du cadre. J’ai toujours pensé que la politesse était une arme. Il faut dégainer le premier, sinon c’est toi qu’on descend. Voilà pourquoi je suis poli. Toujours poli. Affable. Respectueux. C’est une barrière que je dresse d’entrée. Et ceux que je sens lâches, mal accordés, hypocrites, je les embobine, je les saoule de paroles, je les noie jusqu’à ce qu’ils fuient. Je ne leur laisse pas le crachoir. Ils finissent par avaler leur morgue. Je ne fais plus confiance facilement. Plus maintenant. Plus je vieillis, plus je me protège. Et je préfère fuir dans la nature — la mienne, celle des bêtes, des plantes, des chemins. Plutôt que d’avoir affaire aux gens. Quand je suis là-bas, dans cet état de nature, il n’y a plus rien d’humain en moi. Je peux être un arbre, planté là pour des heures, tendu vers le ciel. Ou autre chose. Je ne suis plus séparé de rien. L’humain reste dehors. Pour repérer les cons, j’ai une question : D’après vous, cher monsieur, chère madame : est-ce qu’une bicyclette est quelque chose de naturel ? S’ils répondent à côté, tant pis pour eux. Ils n’ont rien compris au film. Je tourne les talons. Et je m’en fous.|couper{180}