Lectures

Dans Lectures, je rassemble des textes qui lisent autant les livres que leurs échos : portraits d’auteurs (Lovecraft, Maupassant, Sebald, Knausgård…), analyses thématiques (mémoire, espaces souterrains, rituel, minimalisme), et ponts entre œuvres et idées (réalisme magique, New Weird, steampunk, théorie de la narration). Plutôt que des critiques formatées, ce sont des notes argumentées : résumés sans divulgâcher, mises en contexte, rapprochements historiques, styles repérés, citations brèves.

contenu de la rubrique Lectures :

Auteurs & œuvres  : dossiers, lectures suivies, cycles (Lovecraft et ses héritages, Dunsany, Sebald, Capote, Faulkner, Knausgård).

Genres & courants : New Weird, réalisme magique, steampunk, autofiction, poésie, essais et sciences humaines.

Théorie & pratique : formes narratives (arc, fragment, monologue), contrat auteur·lecteur, “traduction” d’un style (le “Horla”, le “style Sebald”), liens entre écrire et lire.

Cartes et liens : pistes de lecture, intertextes, rapprochements inattendus (Maupassant ↔ mythe de Cthulhu, archives et « cloud » avant l’informatique, villes réelles et villes imaginaires).

Fil conducteur : comprendre ce que fait un texte — au niveau du rythme, de la voix, des motifs — et où il nous mène. Les billets alternent portraits, fiches analytiques et essais courts, avec un maillage vers les rubriques voisines (fictions, carnets, mythes) pour prolonger la lecture.

Quelques thèmes récurrents :

  • mémoire et traces - espaces/lieux (souterrains, murs, villes)
  • rituels
  • l’étrangeté du quotidien
  • techniques du récit
  • héritages et détours (de Dunsany à Lovecraft, de Perec à Rabelais)
  • poétique de la sincérité et du doute

Objectif : offrir un lieu où la lecture devient laboratoire — pour choisir ses prochains livres, mais surtout pour voir comment ces lectures travaillent l’imaginaire

Lectures

Comment X sans Y

Il arrive que la matière d’un texte surgisse d’un endroit inattendu : un mail reçu tôt le matin, une proposition de formation glissée dans l’ordinaire d’une boîte de réception. Celui-ci, signé Jean Rivière, affirmait détenir une formule capable de transformer n’importe quelle idée banale en offre irrésistible. La promesse tenait en quatre mots : « X sans Y ». X, c’est ce que tout le monde désire. Y, c’est l’obstacle qui décourage, la barrière la plus répandue. L’efficacité du procédé tient à ce raccourci brutal : perdre du poids sans sport, apprendre l’anglais sans grammaire, vivre du web sans audience. La formule ne crée pas de nouveaux désirs, elle s’empare de ceux qui existent déjà et efface la peine censée les accompagner. Le mail parlait de business et de ventes, mais ce qui m’a frappé, c’est la force nue de cette structure. Une promesse qui tient debout toute seule, presque comme un aphorisme, et dont la logique pourrait glisser ailleurs, du côté de l’écriture. Déplier la formule, c’est voir apparaître deux pôles très simples. D’un côté, le X : l’objet du désir, clair, immédiat, universel. De l’autre, le Y : l’obstacle, celui qui rebute la majorité, celui qui décourage avant même d’avoir commencé. Toute la mécanique repose sur ce geste : isoler l’obstacle le plus commun, le plus douloureux, et l’effacer d’un trait. Ce n’est pas forcément la difficulté réelle, mais celle qui pèse dans l’imaginaire collectif. Dans l’apprentissage des langues, par exemple, ce n’est pas le temps qui bloque, c’est la grammaire. Dans le travail en ligne, ce n’est pas l’effort, c’est l’absence d’audience. Ce geste — dire en ôtant — n’est pas une invention récente. La rhétorique classique le connaissait déjà : persuader, c’est souvent soustraire. On parle d’ellipse lorsqu’on retire un mot pour renforcer le sens. On parle d’enthymème lorsqu’on retire une prémisse dans un raisonnement, en laissant l’auditeur la compléter lui-même. « Socrate est mortel puisqu’il est un homme » : la phrase supprime « tous les hommes sont mortels », mais chacun l’entend sans qu’il soit besoin de l’écrire. La suppression ne diminue pas, elle aiguise. Elle attire l’attention vers ce qui manque et sollicite l’esprit du lecteur. Le « sans Y » fonctionne exactement de cette manière. En apparence, il allège le chemin, promet un raccourci. En réalité, il met toute la lumière sur l’obstacle qu’il prétend effacer. Sans sport, sans grammaire, sans audience : chaque fois, la négation souligne ce qu’on redoute le plus, et c’est cette mise en relief qui séduit. La formule obtient son pouvoir non par ce qu’elle ajoute, mais par ce qu’elle retranche. Si la rhétorique de la suppression est si puissante dans la persuasion, c’est qu’elle repose sur un paradoxe : dire en ne disant pas. En littérature, ce paradoxe devient un moteur formel. On connaît l’exemple radical de Perec : écrire un roman entier sans la lettre e. Le manque devient la règle, et c’est lui qui produit la créativité. Chez Beckett, c’est une suppression progressive : le vocabulaire s’épuise, la syntaxe se réduit, jusqu’à ce que le texte semble s’écrire à la frontière du silence. Dans l’autofiction contemporaine, la contrainte « sans » est partout : parler de soi sans employer « je », relater un rêve sans images, écrire un silence sans blancs. Chaque fois, c’est l’obstacle qui devient matière. Ce qui distingue l’usage littéraire de la formule « X sans Y » de son usage commercial, c’est que la littérature ne cherche pas à effacer l’obstacle mais à l’habiter. Elle ne promet pas un raccourci, elle invente une forme qui tienne malgré le manque. Là où le marketing exploite la suppression comme argument, l’écrivain la transforme en contrainte esthétique. Ce déplacement est décisif : il fait du « sans » non pas une promesse de facilité, mais une condition d’existence du texte. Si la formule « X sans Y » sert de promesse en marketing, elle devient en littérature un déclencheur. Le « sans » agit comme une contrainte volontaire : il force à déplacer l’écriture, à inventer un chemin qui contourne l’interdit. Ces formules n’ont pas vocation à être vraies ou fausses, mais à fonctionner comme moteurs de texte. Elles ouvrent des zones d’exploration, parfois minimes, parfois radicales. Comment parler de soi sans “je”. Comment écrire un journal sans dates. Comment relater un rêve sans images. Comment décrire un lieu sans nommer l’espace. Comment se souvenir sans mémoire. Comment écrire un silence sans blancs. Comment raconter une histoire sans personnages. Comment décrire un corps sans le toucher. Comment évoquer une émotion sans l’adjectif qui la désigne. Comment finir un texte sans conclusion. Ces dix variations peuvent sembler paradoxales. Mais chacune contient une conséquence pratique sur la langue. Parler de soi sans « je », c’est déplacer la voix narrative vers le « tu », le « il », ou vers une forme impersonnelle. Écrire un journal sans dates, c’est suspendre le temps plutôt que le mesurer. Relater un rêve sans images, c’est se tourner vers les sensations, les odeurs, les rythmes. Décrire un lieu sans le nommer, c’est faire passer les matières et les gestes avant l’identification. Se souvenir sans mémoire, c’est travailler dans le défaut, l’incertain. Écrire un silence sans blancs, c’est inventer un rythme qui suggère l’arrêt sans jamais marquer la page. Raconter sans personnages, c’est donner aux objets ou aux climats le rôle de protagonistes. Décrire un corps sans le toucher, c’est s’en tenir aux effets, à la distance. Évoquer une émotion sans son adjectif, c’est passer par les manifestations concrètes plutôt que par l’évidence du mot. Et finir sans conclusion, c’est ouvrir une fissure plutôt qu’un point final. En marketing, la formule « X sans Y » sert à vendre une promesse immédiate : obtenir le résultat désiré sans passer par l’obstacle redouté. En littérature, le même canevas ne délivre pas de promesse, il ouvre une contrainte. Le « sans » ne supprime pas vraiment, il creuse, il met en tension. C’est ce vide qui déclenche l’invention, qui pousse la langue à trouver d’autres appuis. On pourrait dire que la différence est là : d’un côté, l’économie du désir, de l’autre, l’économie de la forme. Le publicitaire attire en effaçant l’effort ; l’écrivain invente en gardant l’effort vivant, mais déplacé. La suppression, au lieu de lisser le chemin, fait surgir des zones nouvelles où la langue tâtonne. Peut-être que l’écriture, au fond, n’est rien d’autre que cela : chercher comment obtenir quelque chose sans l’obtenir vraiment.|couper{180}

Narration et Expérimentation réflexions sur l’art Théorie et critique littéraire

Lectures

typologie des écrivains contemporains face à l’explication

Trop d'explications, de discours qui n'intéressent pas le lecteur. Comment font les autres, tu te demandes. Intuition : L'intime ne s'explique pas il se montre. L'enveloppe explicative ne regarde que l'auteur et, dans ce cas, il ne s'agit pas tant de littérature que d'une auto-thérapie. Comment font les autres. Créer une typologie des auteurs contemporains selon leur rapport à l'explication. On pourrait structurer cela en plusieurs groupes : 1. Ceux qui assument l’explication comme matière littéraire : -Ils transforment l’explication en style, jusqu’à en faire leur marque de fabrique. Annie Ernaux (Les Années, Journal du dehors) : l’explication devient une manière de clarifier, de « mettre au net » les expériences, en assumant le didactisme. Pierre Bergounioux : mêle récit et conceptualisation historique/philosophique, la phrase elle-même est un commentaire. Pascal Quignard : construit ses livres comme des méditations, où l’explication, la digression et la note savante sont au cœur du texte. Ici, l’explication n’est pas un défaut mais une esthétique : on lit pour l’intelligence, pas pour la scène. 2.Ceux qui détournent l’explication en système ou en jeu Ils en font un procédé ironique, mécanique, presque absurdement répétitif. Jacques Roubaud : l’explication devient l’armature du texte, mais tournée vers le jeu combinatoire. Christian Prigent : explique pour mieux détruire l’explication, ses textes vibrent d’une langue critique qui se mord elle-même. Thomas Clerc (Paris, musée du XXIe siècle) : l’explication devient un inventaire infini, qui produit de l’humour par son excès. Ici, l’explication est acceptée, mais poussée jusqu’au vertige ou au comique. 3.Ceux qui coupent l’explication pour garder la chair nue Ils refusent le discours explicatif et misent sur le détail, le geste, l’action. Jean Echenoz : narration plate, neutre, fausses pistes discrètes, pas de commentaire psychologique. Christian Gailly : dépouillement extrême, phrases brèves, peu d’analyses. Jean-Philippe Toussaint : description précise, gestes minuscules, pas de surplomb explicatif. Ici, la règle est : le lecteur doit sentir, pas comprendre par avance. 4.Ceux qui oscillent entre les deux Ils commencent par expliquer, mais injectent du concret, ou l’inverse. Ils sont sur le fil. Maurice Blanchot : l’explication philosophique se mêle à des scènes concrètes, créant une tension permanente. Jérôme Orsoni (Des vérités provisoires) : mêle réflexions abstraites et notations brutes, parfois au risque de perdre le lecteur. Joy Sorman (À la folie, L’inhabitable) : mêle récit concret, reportage, et commentaires analytiques. Ici, le texte est travaillé par une lutte interne — très proche de ce que tu décris dans ton écriture. Il me semble que si j'avais à me situer je choisirais la catégorie 4, ceux qui oscillent entre les deux. Le travail reste encore à faire sur la nature de cette oscillation : l'assumer comme style hybride à la Ernaux ou Orsoni ou bien apprendre à la tailler pour laisser plus de place au concret comme Echenoz ou Toussaint. Possible aussi que je réfute totalement cette typologie et que je n'en fasse comme d'habitude qu'à ma tête que ce qui me plaise le plus soit de naviguer librement entre ces différents registres.|couper{180}

réflexions sur l’art

Lectures

D’ailleurs

En littérature, la notion d’ailleurs renvoie à un ensemble d’usages qui viennent de plusieurs héritages à la fois linguistiques, rhétoriques et philosophiques. Le mot ailleurs vient du latin médiéval aliorsum (alius = autre + orsum = direction), signifiant « vers un autre lieu ». Le d’ contracté devant marque une provenance (de ailleurs → d’ailleurs) ou une transition logique. Dès l’Ancien Français (XIIᵉ siècle), d’ailleurs peut désigner à la fois :un changement de point de vue (par ailleurs) ; une référence à une autre origine (provenant d’un autre lieu). En rhétorique À partir du XVIIᵉ siècle, notamment dans les lettres et essais, d’ailleurs devient une particule de transition : elle introduit une remarque incidente qui enrichit ou nuance ce qui précède. Chez Madame de Sévigné, par exemple, c’est une manière élégante de glisser une précision ou un contrepoint, presque comme un aparté oral. Exemple typique : « Il est très aimable. D’ailleurs, il m’a rendu service. » → On se déplace mentalement « vers un autre plan » du discours. Dans la littérature moderne À partir du XIXᵉ siècle, d’ailleurs prend aussi une dimension poétique et spatiale. Les romantiques et symbolistes l’emploient pour marquer un ailleurs imaginaire, un déplacement hors du cadre immédiat. Chez Baudelaire, Rimbaud ou Segalen, cet ailleurs est autant géographique (voyage, exotisme) que intérieur (paysage mental). Valeur contemporaine Au XXᵉ siècle, dans la prose contemporaine, d’ailleurs garde cette double force : discursive (enchaînement, nuance, contradiction douce) ; évocatrice (ouverture sur un autre lieu, réel ou fictif). Dans l’écriture diaristique ou narrative minimaliste, il peut presque servir de coupure rythmique, une respiration qui crée un effet de confidence ou de glissement de sens, comme chez Annie Ernaux ou Georges Perec. En résumé : d’ailleurs n’est pas seulement un mot de liaison, c’est un pivot mental. Il relie un présent du texte à un hors-champ — que ce hors-champ soit un argument, un souvenir, ou un ailleurs au sens littéral. En littérature moderne, surtout minimaliste ou fragmentaire, on observe plusieurs procédés pour effacer d’ailleurs tout en conservant ou en transformant son effet. La juxtaposition sèche (méthode minimaliste) On supprime d’ailleurs et on colle les deux segments, parfois en les séparant par un point ou un point-virgule. Avant : Il ne viendra pas. D’ailleurs, il ne m’avait rien promis. Après : Il ne viendra pas. Il ne m’avait rien promis. → Effet : plus abrupt, plus Beckett ou Ernaux, moins conciliateur. Le glissement par asyndète On laisse les phrases se suivre sans lien logique explicite (asyndète = absence de connecteur). Avant : J’aime cette ville. D’ailleurs, je m’y sens chez moi. Après : J’aime cette ville. Je m’y sens chez moi. → Effet : impression de constat neutre, mais le lien subsiste dans l’esprit du lecteur. L’intégration dans le verbe Au lieu de marquer la transition par un mot, on transforme le verbe ou le sujet pour incorporer l’idée. Avant : Elle connaît bien l’histoire. D’ailleurs, elle y a participé. Après : Elle connaît bien l’histoire : elle y a participé. → Effet : la cause ou l’explication devient structure interne. Le déplacement vers l’ellipse On conserve le sous-entendu, mais on le rend implicite, souvent par une coupe. Avant : Il aime l’hiver. D’ailleurs, il vit dans le nord. Après : Il aime l’hiver. Il vit dans le nord. → Effet : le lecteur fabrique le lien tout seul, ce qui donne plus de densité. La substitution poétique ou imagée Pour conserver la fonction évocatrice sans garder d’ailleurs, on remplace par une image ou un micro-saut narratif. Avant : Il ne parle jamais. D’ailleurs, on dirait qu’il écoute. Après : Il ne parle jamais. On dirait qu’il écoute. → Effet : le lien devient plus organique, presque cinématographique. 📌 Règle implicite chez les modernes : Si d’ailleurs est logique → supprimer ou remplacer par ponctuation forte (point, deux-points). Si d’ailleurs est évocateur → le traduire en changement de plan narratif ou en détail concret.|couper{180}

documentation vocabulaire
D'ailleurs

Lectures

Requalification du récit autour du réel et contrat auteur-lecteur

Il y a, comme je le disais, cette histoire de contexte . Mais pas seulement. En relisant certains textes dits « de fiction », on perçoit aussi une notion centrale : le contrat tacite entre l’auteur et le lecteur. Requalifier la narration autour du réel constitue, à mes yeux, l’essence même de ce contrat. Cette requalification porte sur le type de fiction : on passe d’une fiction d’invention romanesque (personnages et intrigues imaginés) à une fiction d’assemblage et d’angle sur le réel. Pour ma part, et depuis de nombreuses années, je crois que le réel, dès qu’on tente d’en parler, est déjà une fiction. Le simple fait de l’affirmer ne résout rien. Ce qu’on appelle « réel » est toujours médiatisé par la perception, la mémoire, le langage. Dès qu’on le raconte, on le met en forme, on sélectionne, on cadre, on ordonne : c’est déjà de la fiction au sens de fabrique. Dans ce changement de point de vue sur la fiction et le réel, il ne s’agit donc pas de prétendre à la pure vérité, mais de se placer dans un régime d’écriture où la source est un donné extérieur — vérifiable ou vécu — et où le travail consiste à laisser cette matière dialoguer avec la forme plutôt que de tout inventer. On déplace ainsi la fiction de l’invention d’univers vers l’invention de formes pour interroger le réel. Quelques écrivains ayant remis en question les conventions traditionnelles de narration En France Georges Perec (Tentative d’épuisement d’un lieu parisien, Je me souviens, années 1970) → Observation méthodique du réel, contraintes formelles, travail d’inventaire comme matière littéraire. Annie Ernaux (La Place, 1983 ; Journal du dehors, 1993) → Auto-socio-biographie ancrée dans le vécu et les traces sociales, style dépouillé, observation du quotidien. Jean Rolin (Zones, 1995 ; L’Organisation, 1996) → Récits de terrain, errance documentaire, mélange reportage / prose littéraire. Jean-Luc Lagarce (journal, carnets, 1980-1990) → Écriture du quotidien et de soi, quasi documentaire dans la notation. Jean Echenoz (Cherokee, Lac) → Bien que plus romanesque, a pratiqué dans les années 1980-90 des fictions nourries d’observations concrètes et de documentation. François Bon → Pionnier par la combinaison de cette requalification du récit autour du réel et de son investissement précoce dans les formes numériques. À l’international Truman Capote (De sang-froid, 1966) → “Non-fiction novel” : enquête journalistique traitée avec les techniques narratives du roman. Joan Didion (Slouching Towards Bethlehem, 1968) → Reportages-essais où l’angle subjectif et la précision documentaire sont indissociables. James Agee (Louons maintenant les grands hommes, 1941) → Enquête poétique et documentaire sur les métayers américains. Ryszard Kapuściński (Ébène, Le Négus, années 1970-80) → Reportage littéraire, mélange de vécu, d’observation politique et d’art narratif. W.G. Sebald (Les Émigrants, 1992 ; Austerlitz, 2001) → Narration hybride, photographies, mémoire et histoire tressées dans une prose documentaire-poétique. 📌 Cette liste n’est pas exhaustive mais trace un fil commun : une remise en cause des conventions narratives classiques, un ancrage fort dans le réel, et une invention formelle qui déplace le rôle de la fiction. .|couper{180}

réflexions sur l’art

Lectures

H. P. Lovecraft : lire pour écrire — de la quête au système

Carte interactive Lovecraft Introduction La littérature de Lovecraft ne naît pas dans un vide : elle s’appuie sur une culture accumulée avec méthode. Lui qui se disait « amateur d’antiquités, de science et de rêves » a développé, au fil des années, une véritable stratégie de recherche de lectures. De Providence à New York, ses lieux de prédilection, ses outils et ses habitudes évoluent, passant de l’errance curieuse à une maîtrise méthodique de ses sources. I. Providence : le creuset initial Lieux de lecture : Providence Public Library (225 Washington St.) : terrain de chasse principal pour la littérature, l’histoire et les sciences. Bibliothèque de Brown University (John Hay Library) : accès indirect grâce à des amis, pour consulter des ouvrages plus rares. Librairies d’occasion : Snow & Farnham, petites échoppes du centre-ville. Prêts d’amis et de correspondants : certains envoient des livres par la poste. Matériel à Providence : Carnets de notes : blocs lignés bon marché (Dennison, Eaton’s) pour griffonner résumés et citations. Stylos : Waterman’s Ideal et Sheaffer Lifetime. Papier : Eaton’s Highland Linen pour correspondance soignée, papier générique ivoire pour notes brutes. Organisation : rangement des notes et extraits dans des chemises manille thématiques. II. New York : la boulimie ciblée (1924-1926) Lieux de lecture : New York Public Library (5th Ave & 42nd St.) : accès gratuit, collections massives en histoire, science, folklore. Librairies de 4th Avenue (Book Row) : une dizaine de bouquinistes où il chine éditions anciennes et ouvrages de niche. Wanamaker’s et McBlain’s Stationery : papeterie, parfois rayon livres. Bibliothèques de quartier à Brooklyn Heights et Red Hook. Matériel à New York : Carnets portables : petits blocs spiralés ou cousus (Dennison, Globe-Wernicke). Encre : Carter’s Ink ou Sanford’s (moins chère). Organisation : méthode nomade, notes regroupées dans enveloppes kraft ou chemises, souvent renvoyées à Providence. III. Retour à Providence : la maîtrise (1926-1937) Lieux de lecture : Providence Public Library. John Hay Library pour ouvrages rares. ( à voir le site Tiers-livre pour des images de celle-ci ) Bouquinistes pour constituer sa bibliothèque personnelle. Matériel à Providence (maturité) : Carnets par sujet (science, histoire, etc.). Classement intégré : notes vers chemises manille thématiques, intégrées à la correspondance et réutilisées en fiction. Papier carbone Carter’s Midnight Blue pour conserver un double des notes. Stylos : préférence finale pour le Sheaffer Lifetime. IV. Lire sans moyens : la stratégie d’un pauvre érudit Lovecraft vécut presque toute sa vie dans une grande pauvreté. Pourtant, il lut et posséda un nombre impressionnant de livres, grâce à plusieurs stratégies : Priorité absolue à la lecture, en réduisant toutes les autres dépenses. Achat d’occasion. Échanges et dons d’amis et correspondants. Prêts à long terme. Éditions bon marché comme Everyman’s Library ou Modern Library. Accès massif aux bibliothèques publiques et universitaires. V. De l’amateur au méthodicien Avant 1924 : lectures guidées par le hasard, notes éparses. 1924-1926 : phase boulimique, accès illimité aux grandes bibliothèques, accumulation massive. 1926-1937 : sélection plus ciblée, intégration dans un système épistolaire et thématique. Conclusion Lovecraft n’a jamais cessé de lire, mais il a appris à canaliser ses lectures et à les fixer matériellement pour mieux les exploiter. Sa pauvreté ne l’a pas empêché de se constituer une culture immense — elle l’a forcé à l’ingéniosité.|couper{180}

Auteurs littéraires Lovecraft

Lectures

Le "Cloud" avant l’informatique

Le “cloud” avant l’informatique : comment Lovecraft et d’autres écrivains ont sauvé leurs archives Introduction Bien avant que nos vies ne soient stockées sur des serveurs invisibles, certains écrivains avaient déjà inventé leurs propres systèmes de sauvegarde et de classement. H. P. Lovecraft (1890-1937), géant du fantastique et épistolier compulsif, en est un exemple fascinant : son réseau d’archivage reposait… sur ses tantes, à Providence. À travers lui et quelques illustres prédécesseurs, on découvre que l’obsession de préserver ses écrits est presque aussi ancienne que l’écriture elle-même. I. Lovecraft, l’archiviste malgré lui On estime que Lovecraft a rédigé entre 60 000 et 100 000 lettres. Certaines étaient de courts billets, d’autres de véritables essais de vingt ou trente pages. Pour ne rien perdre de ce matériau, il avait deux stratégies : Sur place (à Providence) : Copies au carbone pour les lettres importantes. Chemises cartonnées manille, parfois trois rabats, étiquetées par correspondant ou thème. Classement physique dans des boîtes ou tiroirs, souvent accompagné de coupures de presse ou notes liées au sujet. En déplacement (à New York, 1924-1926) : Version “nomade” du système : chemises fines, enveloppes kraft, valise comme armoire portative. Archives principales stockées chez ses tantes à Providence — un véritable “cloud familial”. Envoi régulier de paquets de documents à College Street, avec consigne implicite de ne rien jeter. Ce dépôt familial n’était pas un hasard : ses tantes savaient que ces papiers étaient essentiels, et elles jouaient le rôle de gardiennes d’archives, assurant que tout lui reviendrait intact. II. Correspondance = mémoire active Pour Lovecraft, la lettre n’était pas seulement un moyen de communication : c’était une extension de sa mémoire. Chaque lecture récente — un article scientifique, un livre d’histoire, un conte ancien — se retrouvait reformulée dans ses lettres. Résultat : Fixation par la reformulation. Multiplication des associations : un même thème abordé avec un correspondant amateur de folklore et un autre passionné d’astronomie produisait des passerelles inattendues. Réemploi littéraire : certains passages de lettres réapparaissent, presque mot pour mot, dans des nouvelles comme The Shadow over Innsmouth. III. Le “cloud” des écrivains Lovecraft n’est pas un cas isolé. Bien avant lui, d’autres écrivains ont développé des systèmes ingénieux pour conserver leurs lettres, brouillons et notes. Auteur Méthode d’archivage Particularité Voltaire (1694-1778) Copies manuscrites ou secrétaires, classement par destinataire dans des chemises Conservation quasi complète de 20 000 lettres Charles Dickens (1812-1870) Chemises étiquetées par année et sujet Lettres traitées comme un fonds éditorial personnel Henry James (1843-1916) Secrétaire classant et reliant la correspondance par série Envoi de lots à la famille pour archivage lors de ses voyages Marcel Proust (1871-1922) Boîtes à chapeaux, enveloppes kraft annotées Mélange de brouillons, lettres reçues et notes Mark Twain (1835-1910) Usage massif du papier carbone, armoires à tiroirs étiquetées Premier à traiter sa correspondance comme un manuscrit H. P. Lovecraft (1890-1937) Copies au carbone, chemises manille, “cloud familial” via ses tantes à Providence Archives comme mémoire et atelier de création Ces systèmes varient dans la forme, mais partagent la même logique : créer une mémoire externe fiable et protéger ses écrits des pertes accidentelles. IV. Une leçon pour aujourd’hui À l’heure où nos archives sont dématérialisées, cette obstination matérielle a quelque chose de salutaire. Lovecraft nous rappelle que : Classer, c’est se donner la possibilité de revenir, de réutiliser, de relire. Conserver, c’est aussi transmettre : ses tantes ne savaient pas qu’elles préservaient un futur monument littéraire, mais elles en avaient l’intuition. Écrire pour quelqu’un fixe mieux les idées que de simplement les penser. Aujourd’hui, un site web personnel, un carnet numérique, ou même une correspondance par e-mail peuvent jouer le rôle de ces chemises manille. L’important est de donner à ses idées un lieu sûr où elles pourront être retrouvées. Conclusion Avant les disques durs et les clouds, il y avait des chemises cartonnées, des enveloppes kraft, des armoires à tiroirs. Lovecraft, Voltaire, Proust, Twain… tous savaient que leur œuvre ne tenait pas seulement à ce qu’ils écrivaient, mais à la manière dont ils la conservaient. Et derrière chaque système d’archivage, il y avait toujours une conviction : ce que l’on écrit mérite de durer. 📚 Références S. T. Joshi & David E. Schultz, Lovecraft’s Library, Hippocampus Press. S. T. Joshi (éd.), Collected Letters of H. P. Lovecraft, Hippocampus Press. August Derleth & Donald Wandrei (éd.), Selected Letters, Arkham House. R. H. Barlow, souvenirs dans Marginalia, Arkham House. Corres. et archives Voltaire, Proust, Twain — Bibliothèque nationale de France, Library of Congress.|couper{180}

Lovecraft

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notes de lecture_Hélène Gaudy / Un monde sans rivage

J'ai téléchargé l'Epub. Il y a quelque chose qui m'attire sur la couverture. Un souvenir de photographie posé sur autre roman, {Je m'en vais } de Jean Echenoz. Je ne sais rien d'Hélène Gaudy. Je fais une recherche. ChatGpt, Qui est Hélène Gaudy ? voici la réponse : Voici ce que l’on peut dire sur Hélène Gaudy, écrivaine française contemporaine : 📚 Biographie Née à Paris en 1979, Hélène Gaudy est plasticienne de formation, diplômée de l'École supérieure des arts décoratifs de Strasbourg (Wikipédia). Membre du collectif Inculte depuis les années 2000, et du comité de rédaction des revues Inculte et La moitié du fourbi (Wikipédia). Elle vit et travaille à Paris, partageant un intérêt entre créativité visuelle et écriture littéraire (Fabrique du Littéraire). 🖋 Carrière littéraire Auteure d'une demi-douzaine de romans pour adultes, ainsi que de nombreux albums et romans jeunesse (Wikipédia). Parmi ses œuvres les plus marquantes : Vues sur la mer (2006) – sélectionné au Prix Médicis (Wikipédia). Plein hiver (2014) – roman au ton poétique et atmosphérique (Wikipédia). Une île, une forteresse (2016) – récit documentaire sur Terezín, camp modèle pendant la Seconde Guerre mondiale (Wikipédia). Un monde sans rivage (2019) – inspiré de l’expédition arctique suédoise de 1897, traduit en anglais (A World with No Shore), sélectionné pour le Prix Goncourt et lauréat du prix François Billetdoux en 2020 (Wikipédia). Archipels (2024) – explorant la vie de son père collectionneur, finaliste du Prix Goncourt 2024 (Wikipédia). 🎯 Thèmes et style Elle travaille souvent à la convergence du texte et de l’image, interrogeant la mémoire, le paysage, la trace (Observatoire d\'éthique universitaire). Ses romans mêlent fiction et investigation documentaire, souvent à partir de lieux chargés d’histoire (Terezín, Grand-Lieu, archipels polaires...) (Observatoire d\'éthique universitaire). Elle mène également des ateliers d’écriture avec divers publics (migrants, élèves, malades, etc.) et enseigne en Master de création littéraire à Paris VIII (Wikipédia). ✅ En résumé Hélène Gaudy est une autrice originale, mêlant influences plastiques et littéraires. Ses récits allient tendresse, rigueur documentaire et poésie, souvent autour de thèmes de mémoire, paysage, exploration et identité familiale. Son œuvre récente Archipels, qui a décroché une place parmi les finalistes du prestigieux Prix Goncourt 2024, illustre parfaitement sa capacité à transformer la vie ordinaire en quête universelle. Bon. Je ne saurais dire si j'en sais plus sur Hélène Gaudy comme ça. Certainement pas. F.B dit qu'il y a eu rencontre zoom. Il faut faire une recherche de ce côté là aussi. Je ne vais jamais sur les zooms. Il arrive que je le visionne en replay plus tard. Mais celui là ne me dit rien. J'ai dû zapper. Pas trouvé. Mais une autre vidéo : Du texte avant. et encore une autre trouvé sur la chaine de Pierre Ménard j'en vois d'autres encore. De quoi se faire peut-être des idées. Toute une liste. Mais bon. Lire le livre plutôt donc. Un monde sans rivage. Puis je tombe sur une phrase : les écrivains hors réseau marchant lentement à leurs ténèbres ? ça me flanque un frisson. Je vais attendre encore un peu. Lire le livre en entier. Peut-être. Et une fois lu je pourrais en faire un résumé comme celui-ci Le livre s’inspire d’un épisode réel : l’expédition polaire suédoise de Salomon August Andrée en 1897. Avec deux compagnons, il tente de rejoindre le pôle Nord en ballon dirigeable. Leur disparition, puis la redécouverte de leurs corps et de leurs carnets plus de trente ans plus tard, forment la trame narrative. Hélène Gaudy part de ces documents, de photos retrouvées et des traces laissées sur la banquise pour imaginer, combler les silences et explorer ce qui se joue dans cet espace entre l’histoire et la fiction. Parlerais-je de sa structure ainsi vraiment ? Structure :Trois mouvements principaux : L’avant : préparation de l’expédition, contexte historique, rêves de conquête et fascination pour les pôles à la fin du XIXᵉ siècle. Le voyage : récit fragmenté et non linéaire du périple, alternant descriptions des paysages, extraits réels ou imaginés des carnets, et moments d’hypothèse. L’après : redécouverte des corps en 1930, travail des archéologues et journalistes, et résonances contemporaines. Narration polyphonique : la voix de l’autrice dialogue avec celles des explorateurs, des témoins, des archives. Le récit avance par touches, comme un collage. Et pourquoi pas aussi du style pendant que j'y suis ? Prose poétique et sensorielle : Gaudy décrit les paysages arctiques comme des tableaux mouvants, travaillant sur la lumière, le blanc, les textures. Écriture fragmentaire : chapitres courts, ellipses, retours en arrière, montage d’images et de souvenirs. Mélange documentaire/fiction : rigueur dans les faits, mais liberté dans l’imagination des émotions, pensées ou gestes quotidiens. Dimension visuelle : influence de sa formation artistique, attention à la composition des scènes. et forcément je me poserais la question du thème, des thèmes de la thématique. La quête et ses illusions : l’obsession d’atteindre un but géographique comme métaphore d’un désir humain d’absolu. La mémoire et ses lacunes : comment on raconte après coup, comment on reconstruit avec des morceaux. L’échec héroïque : ces hommes ne reviennent pas, mais la postérité les érige en figures mythiques. Le rapport au paysage extrême : nature indifférente, sublime et mortelle. En fin de compte en quoi un monde sans rivage est-il remarquable ? Originalité de l’approche : plutôt qu’un récit d’aventure classique, c’est une exploration sensible du vide, de la trace et de l’oubli. Équilibre entre précision historique et poésie : on apprend, mais on rêve aussi. Structure fragmentaire qui reflète la discontinuité des sources et la difficulté de dire l’expérience polaire. Résonance contemporaine : interrogation sur notre rapport à l’exploration, à la mémoire et à l’image. Je ne peux pas dire que je connais encore beaucoup de choses sur Hélène Gaudy. ceci n'est pas une critique littéraire, pas du tout. Ce sont juste quelques notes de recherche, je n'ose pas encore dire de lecture Pour que je puisse le dire il faut que j'ouvre foliate. Que je charge l'Epub. Que je lise... tiens j'aime déjà bien la citation : Tout plonge dans un monde sans rivage, qui ne tolère aucune définition et face auquel, comme beaucoup l’ont déjà dit, toute affirmation est une solitude, une île. H. G. ADLER, Un voyage.|couper{180}

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notes de lecture_Hélène Gaudy / Un monde sans rivage

Lectures

note de lecture_Le Temps et les Dieux de Dunsany

Note de lecture : Time and the Gods de Lord Dunsany Lord Dunsany (Edward John Moreton Drax Plunkett, 18e baron de Dunsany, 1878-1957) possède un style tout à fait distinctif dans la littérature fantastique qui a profondément influencé le genre. Son écriture se distingue par une prose lyrique et archaïsante, empreinte d'une solennité biblique. Dunsany emploie délibérément un langage soutenu, parfois archaïque, qui évoque les textes sacrés ou les chroniques anciennes. Cette tonalité confère à ses récits une dimension mythique et intemporelle. Ses textes fonctionnent souvent comme des poèmes en prose. Il crée des mythologies complètes avec leurs panthéons de dieux aux noms évocateurs (Mana-Yood-Sushai, Pegāna). Son style reflète cette ambition démiurgique : il écrit comme un chroniqueur des temps primordiaux, rapportant des légendes d'un monde parallèle. Ses récits sont imprégnés d'une nostalgie particulière, celle des civilisations perdues et des beautés évanescentes. Le style traduit cette mélancolie par des cadences musicales et des images de splendeur fanée. Ce style unique a directement inspiré H.P. Lovecraft, Clark Ashton Smith et toute une génération d'écrivains fantastiques qui ont adopté sa manière de créer des mondes mythologiques par la seule force du verbe. Les ritournelles dunsaniennes L'usage de la répétition comme d'un motif musical me rappelle Gertrude Stein, bien que les intentions diffèrent. Je me suis procuré l'édition Gollancz Fantasy Masterworks datant de 2000 pour consulter le texte original. Dunsany emploie des structures répétitives qui créent un effet d'incantation quasi-liturgique. On trouve des formules récurrentes comme "And it was so" ou des variations sur "In the days when..." qui ponctuent ses récits cosmogoniques. Ces répétitions fonctionnent comme des refrains bibliques, renforçant la dimension sacrée de ses mythologies. Comme Stein, Dunsany joue sur la répétition-variation, mais là où Stein déconstruit le langage pour explorer sa matérialité pure ("Rose is a rose is a rose"), Dunsany utilise la répétition pour construire du mythe. Ses ritournelles visent l'hypnose mystique plutôt que l'expérimentation linguistique. Les deux auteurs créent une temporalité particulière par la répétition : Stein suspend le temps narratif traditionnel, Dunsany évoque le temps cyclique des cosmogonies anciennes. Chez lui, la répétition mime les cycles éternels des dieux et des mondes. La question du souffle et de la période Il faut le lire à haute voix pour comprendre quelque chose de la période. De même que Lovecraft, cela demande du souffle. Ce n'est pas le même air que ces poumons charrient. Je me fais cette réflexion alors que je corrige quelques textes de 2019 où j'avais encore de bons poumons — des longues phrases bourrées de virgules. Ce n'est plus le cas. Que penser de cela ? De la notion de période dans l'écriture ? Les temps actuels semblent plus propices à la phrase courte, au staccato. Ce qui, sans doute, paraîtra tout aussi étrange à des lecteurs de l'avenir, s'ils existent. Néanmoins, il doit y avoir certaines formules qui persistent dans la durée, dans le temps — autrement dit, des structures qui résistent à l'entropie. La musique pure permet cela. Est-ce que lorsque j'écoute Bach ou Mozart je suis dans leur époque, dans la mienne ? Non, je ne le crois pas. Je suis ailleurs. Dans un ici et maintenant qui absout la durée. Mieux : c'est la musique dans son déroulement qui est passé, présent, avenir — trois axes qui convergent dans l'instant où l'on écoute. Donc l'écriture essaie de reproduire ce phénomène, c'est désormais une évidence. C'est sans doute la raison pour laquelle certains textes résistent à l'entendement. On y cherche du sens alors qu'il faut simplement les éprouver.|couper{180}

Auteurs littéraires fragment réflexions sur l’art

Lectures

The Phantom Empire : How Tartaria Reveals the Secret Dreams of Our Age

Version française There is, first, this image : Vladimir Putin facing Tucker Carlson in that Kremlin office where we glimpse flags decorated with griffins, evoking with troubling precision the Golden Horde, that thirteenth-century Mongol empire that dominated the Russian steppes. The interview dates from February 2024. Putin speaks of history with that particular confidence of powerful men who rewrite the past to justify the present. Behind him, heraldic symbols shimmer under the lights. This scene, seemingly innocuous, reveals something essential about our time : how alternative myths become geopolitical weapons. For while the Russian president mobilizes historical references before American cameras, in the algorithms of TikTok and the forums of Reddit, another version of this story is being written. It's called Greater Tartaria, and it obsesses millions of internet users convinced that a world empire has been erased from our memories. On TikTok, the hashtag #tartaria accumulates three hundred million views. On Reddit, forty-three thousand members scrutinize every architectural detail, every urban anomaly, to reconstruct traces of this supposedly vanished civilization. I wanted to understand how we had arrived here. How a conspiracy theory born in Russian nationalist circles of the 1980s had become one of the most fertile myths of our digital age. And above all, what this fascination revealed about ourselves, about our anxieties facing modernity, about our thirst for living architectures and harmonious technologies. The story begins in post-Soviet Russia, in Anatoly Fomenko's office. He's a respected mathematician at Moscow University, a specialist in differential geometry. But in the 1980s, Fomenko develops an obsession that will change his life : the idea that conventional history is a vast mystification. He baptizes his theory "New Chronology." According to him, events attributed to Greek, Roman, or Egyptian antiquity actually took place during the Middle Ages, a thousand years later than what textbooks teach. This radical rewriting finds fertile ground in the Soviet collapse. After 1991, part of Russian society searches for new identity narratives. Communist mythology crumbled with the Berlin Wall. What remains to nourish national pride ? Fomenko proposes a seductive alternative : making Russia the direct heir of a grandiose Eurasian empire, "Greater Tartaria," deliberately hidden by a jealous West. Nikolai Levashov enriches this matrix with occultist elements. In his writings, Tartaria becomes a civilization of superhumans with prodigious technological capabilities, annihilated by dark forces. These theories find an audience in Russia, where they respond to a need for wounded grandeur. But it's with the internet that everything changes. Around 2016, Tartarian theories migrate toward anglophone platforms. The process fascinates : by detaching from their Russian nationalist matrix, they undergo a remarkable creative mutation. The new adherents, mostly Western, freely reinterpret the myth according to their own obsessions. I observe this phenomenon from my screens. On YouTube, specialized channels accumulate hundreds of thousands of subscribers proposing "investigations" into Tartarian architecture. The algorithms amplify everything. A thirty-second video suffices to transform the perception of a familiar monument : New York's courthouse suddenly becomes a mysterious Tartarian vestige, its partially buried windows "proof" of a historical mud flood. This aesthetic of the fragment, characteristic of social media, favors an impressionist approach where the accumulation of visual clues replaces rational analysis. Unlike centralized conspiracy theories, modern Tartaria functions as an open narrative where anyone can contribute. This collaborative dimension transforms passive consumption into active engagement. Faced with this deluge, the academic response doesn't delay. The Russian Geographical Society itself methodically dismantles Tartarian claims. It reminds us that the "Tartaria" of ancient maps was merely a European geographical designation for the vast Eurasian steppes. This region never constituted a unified empire. Examination of cartographic sources confirms this reality. Abraham Ortelius's sixteenth-century maps, often cited as "proof," actually reveal the rudimentary state of European geographical knowledge. The vast spaces marked "Tartaria" correspond to poorly known zones where nomadic peoples wandered. Far from designating a structured kingdom, these appellations translate European ignorance about eastern frontiers. Architectural analysis equally effectively dismantles Tartarian pretensions. Saint Isaac's Cathedral in Saint Petersburg, often cited as impossible to build with period techniques, perfectly illustrates the capabilities of nineteenth-century Russian engineering. The famous "mud flood," supposed to explain buried buildings, finds prosaic explanations in normal urban evolution. Yet this scientific deconstruction struggles to stem the myth's appeal. For adherents don't function according to empirical validation logic. They develop what we might call a poetics of error, where narrative beauty takes precedence over veracity. This resistance reveals the phenomenon's true nature : modern Tartaria belongs to mythology, not history. It activates archetypes deeply anchored in human imagination. The lost golden age, the purifying catastrophe, forgotten wisdom, civilizing giants : all these motifs traverse cultures, from the myth of Atlantis to Arthurian legends. Tartarian theory reactualizes them in a contemporary technological context. It proposes a modern version of paradise lost, where technology liberates instead of alienating, where architecture unites instead of compartmentalizing, where energy heals instead of polluting. In a world confronting ecological crisis, the fantasy of Tartarian "free energy" offers compensatory release. Psychosociological analysis reveals other springs. Zach Mortice, architect and journalist, identifies in Tartarian passion a form of rejection of architectural modernism. Adherents systematically privilege ornate styles over modern architecture, judged dehumanizing. This aesthetic reveals nostalgia for a world where beauty and functionality weren't dissociated. Beyond its conspiracist aspects, the phenomenon functions as a revealer of contemporary anxieties. Its popularity coincides with a generalized crisis of confidence toward institutions. Proposing an "alternative history" responds to a psychological need : regaining control over a collective narrative perceived as externally imposed. This political dimension shouldn't be underestimated. When Putin evokes the Golden Horde facing Tucker Carlson, with this carefully orchestrated staging of symbols, he mobilizes exactly this same narrative matrix. Some content reinterprets Ukraine's invasion as a "reconquest" of legitimate Tartarian territories. This instrumentalization illustrates the dangers of any pseudohistorical rewriting. But analysis cannot stop at problematic dimensions. For modern Tartaria generates remarkable artistic creativity. It inspires a new visual grammar influencing contemporary art, video game design, speculative architecture. This "Tartaro-steampunk" aesthetic mixes retrofuturist codes with unprecedented technological mysticism. Artists appropriate this universe to explore pressing contemporary questions. How to imagine sustainable technologies ? Can we conceive architectures that heal ? The Tartarian fantasy, with its etheric machines and energetic cities, offers experimental terrain. This creative fertility appears in the video game universe, where several studios develop projects inspired by Tartarian aesthetics. These works allow concrete exploration of alternative technology implications, testing utopian social models. The ludic medium transforms pseudohistorical speculation into prospective laboratory. Experimental architecture seizes these visual codes. Conceptual projects integrate "Tartarian" elements—energetic domes, functional ornamentations—to propose alternatives to industrial architecture. These explorations enrich contemporary architectural vocabulary. The "New Weird" artistic movement finds rich inspiration in the Tartarian universe. The theory's impossible landscapes—mountain-trees, canyon-roots, mesa-stumps—offer a repertoire of surrealist images questioning our geological perception. This creative appropriation reveals an unexpected function : the myth serves as an imaginary "toolkit" for thinking differently about our relationship to the world. Its fantastic technologies stimulate reflection on renewable energies, its organic architectures inspire eco-construction. Analysis of the phenomenon ultimately reveals less about a fantasmatic empire than about ourselves. This "collective waking dream" functions as a projective test where our frustrations and hopes express themselves. First, it reveals our nostalgia for a world where technology and harmony weren't antithetical. Facing industrialization's damage, the fantasy of "free energy" expresses our thirst for non-destructive solutions. This technological utopia points toward a real need : reconciling technical progress and environmental respect. Passion for Tartarian architecture translates our malaise facing urban standardization. Praise of ornate styles reveals aspiration to architectural beauty, too often sacrificed to economic imperatives. More profoundly, the myth's success signals a crisis of Western collective narrative. In an epoch of cultural fragmentation, proposing an "alternative history" responds to an anthropological need : giving meaning to common experience. The geopolitical dimension illustrates contemporary stakes of narrative "soft power." In a multipolar world, the capacity to propose alternative narratives becomes a power instrument. Tartarian theory diffusion participates in a strategy of destabilizing Western consensus. Study reveals the urgency of critical education adapted to the digital era. Algorithmic mechanisms, visual content virality create unprecedented conditions for pseudo-knowledge diffusion. Simple factual refutation no longer suffices. Paradoxically, analysis suggests constructive paths. Its capacity to generate new imaginaries shows it's possible to positively channel the utopian energy it conveys. Rather than denouncing its problematic aspects, society could draw inspiration from its creative fertility. In a world confronting major challenges, we need new mobilizing narratives associating scientific rigor and imaginative power. The Tartarian myth's success demonstrates public appetite for such narrations. For fundamentally, the question modern Tartaria poses isn't "did this empire exist ?" but "what world do we want to build ?" In its impossible architectures, the contours of our true civilizational aspirations take shape. It's up to us to decipher them and translate them into concrete projects. When I think back to that image of Putin evoking the Golden Horde, I tell myself we're perhaps witnessing something larger than simple geopolitical manipulation. We're witnessing the renaissance of myths as power instruments, their resurgence in a world that has lost its great unifying narratives. Tartaria, in its Russian version as in its globalized version, reveals our thirst for meaning, our need for transcendence, our nostalgia for a time when humanity and its technology were one. This should worry us, of course. But it should also inspire us.|couper{180}

Espaces lieux new weird réflexions sur l’art

Lectures

L’Empire Fantôme : Comment la Tartarie Révèle les Rêves Secrets de Notre Époque

English version Il y a d'abord cette image : Vladimir Poutine face à Tucker Carlson, dans ce bureau du Kremlin où l'on voit des drapeaux ornés de griffons, évoquant avec une précision troublante la Horde d'or, cet empire mongol du XIIIe siècle qui domina les steppes russes. L'entretien date de février 2024. Poutine parle d'histoire avec cette assurance particulière des hommes de pouvoir qui réécrivent le passé pour justifier le présent. Derrière lui, les symboles héraldiques scintillent sous les projecteurs. Cette scène, apparemment anodine, révèle quelque chose d'essentiel sur notre époque : comment les mythes alternatifs deviennent des armes géopolitiques. Car tandis que le président russe mobilise les références historiques devant les caméras américaines, dans les algorithmes de TikTok et les forums de Reddit, une autre version de cette histoire s'écrit. Elle s'appelle la Grande Tartarie, et elle obsède des millions d'internautes convaincus qu'un empire mondial a été effacé de nos mémoires. Sur TikTok, le hashtag #tartaria cumule trois cents millions de vues. Sur Reddit, quarante-trois mille membres scrutent chaque détail architectural, chaque anomalie urbaine, pour reconstituer les traces de cette civilisation supposée disparue. J'ai voulu comprendre comment nous en étions arrivés là. Comment une théorie du complot née dans les cercles nationalistes russes des années 1980 était devenue l'un des mythes les plus fertiles de notre époque numérique. Et surtout, ce que cette fascination révélait de nous-mêmes, de nos angoisses face à la modernité, de notre soif d'architectures vivantes et de technologies harmonieuses. L'histoire commence dans la Russie post-soviétique, dans le bureau d'Anatoly Fomenko. C'est un mathématicien respecté de l'université de Moscou, spécialiste de géométrie différentielle. Mais dans les années 1980, Fomenko développe une obsession qui va changer sa vie : l'idée que l'histoire conventionnelle est une vaste mystification. Il baptise sa théorie "Nouvelle Chronologie". Selon lui, les événements attribués à l'Antiquité grecque, romaine ou égyptienne se seraient en réalité déroulés au Moyen Âge, mille ans plus tard que ce qu'enseignent les manuels. Cette réécriture radicale trouve un terreau dans l'effondrement soviétique. Après 1991, une partie de la société russe cherche de nouveaux récits identitaires. La mythologie communiste s'est effondrée avec le Mur de Berlin. Que reste-t-il pour nourrir la fierté nationale ? Fomenko propose une alternative séduisante : faire de la Russie l'héritière directe d'un empire eurasiatique grandiose, la "Grande Tartarie", délibérément occultée par l'Occident jaloux. Nikolai Levashov enrichit cette matrice d'éléments occultistes. Dans ses écrits, la Tartarie devient une civilisation de surhommes aux capacités technologiques prodigieuses, anéantie par des forces obscures. Ces théories trouvent un public en Russie, où elles répondent à un besoin de grandeur blessée. Mais c'est avec internet que tout change. Vers 2016, les théories tartariennes migrent vers les plateformes anglophones. Le processus fascine : en se détachant de leur matrice nationaliste russe, elles subissent une mutation créative remarquable. Les nouveaux adeptes, majoritairement occidentaux, réinterprètent librement le mythe selon leurs propres obsessions. J'observe ce phénomène depuis mes écrans. Sur YouTube, des chaînes spécialisées accumulent des centaines de milliers d'abonnés en proposant des "enquêtes" sur l'architecture tartarienne. Les algorithmes amplifient tout. Une vidéo de trente secondes suffit à transformer la perception d'un monument familier : le Palais de Justice de New York devient soudain un mystérieux vestige tartarien, ses fenêtres partiellement enterrées la "preuve" d'un déluge de boue historique. Cette esthétique du fragment, caractéristique des réseaux sociaux, favorise une approche impressionniste où l'accumulation d'indices visuels remplace l'analyse rationnelle. Contrairement aux théories du complot centralisées, la Tartarie moderne fonctionne comme un récit ouvert où chacun peut apporter sa contribution. Cette dimension collaborative transforme la consommation passive en engagement actif. Face à cette déferlante, la réponse académique ne se fait pas attendre. La Société géographique russe elle-même démonte méthodiquement les affirmations tartariennes. Elle rappelle que la "Tartarie" des cartes anciennes n'était qu'une désignation géographique européenne pour les vastes steppes eurasiatiques. Jamais cette région n'a constitué un empire unifié. L'examen des sources cartographiques confirme cette réalité. Les cartes d'Abraham Ortelius du XVIe siècle, souvent citées comme "preuves", révèlent en fait l'état rudimentaire des connaissances géographiques européennes. Les vastes espaces marqués "Tartaria" correspondent aux zones mal connues où erraient les peuples nomades. Loin de désigner un royaume structuré, ces appellations traduisent l'ignorance européenne sur les confins orientaux. L'analyse architecturale démonte tout aussi efficacement les prétentions tartariennes. La cathédrale Saint-Isaac de Saint-Pétersbourg, souvent citée comme impossible à construire avec les techniques de l'époque, illustre parfaitement les capacités de l'ingénierie russe du XIXe siècle. Le fameux "déluge de boue", censé expliquer l'enfouissement des bâtiments, trouve des explications prosaïques dans l'évolution urbaine normale. Pourtant, cette déconstruction scientifique peine à endiguer l'attrait du mythe. Car les adeptes ne fonctionnent pas selon une logique de validation empirique. Ils développent ce que l'on pourrait appeler une poétique de l'erreur, où la beauté du récit prime sur sa véracité. Cette résistance révèle la véritable nature du phénomène : la Tartarie moderne relève de la mythologie, pas de l'histoire. Elle active des archétypes profondément ancrés dans l'imaginaire humain. L'âge d'or perdu, la catastrophe purificatrice, la sagesse oubliée, les géants civilisateurs : tous ces motifs traversent les cultures, du mythe de l'Atlantide aux légendes arthuriennes. La théorie tartarienne les réactualise dans un contexte technologique contemporain. Elle propose une version moderne du paradis perdu, où la technologie libère au lieu d'aliéner, où l'architecture unit au lieu de cloisonner, où l'énergie guérit au lieu de polluer. Dans un monde confronté à la crise écologique, le fantasme d'une "énergie libre" tartarienne offre un exutoire compensatoire. L'analyse psychosociologique révèle d'autres ressorts. Zach Mortice, architecte et journaliste, identifie dans la passion tartarienne une forme de rejet du modernisme architectural. Les adeptes privilégient systématiquement les styles ornementés au détriment de l'architecture moderne, jugée déshumanisante. Cette esthétique révèle une nostalgie pour un monde où beauté et fonctionnalité n'étaient pas dissociées. Au-delà de ses aspects conspirationnistes, le phénomène fonctionne comme un révélateur des angoisses contemporaines. Sa popularité coïncide avec une crise de confiance généralisée envers les institutions. Proposer une "histoire alternative" répond à un besoin psychologique : reprendre le contrôle sur un récit collectif perçu comme imposé. Cette dimension politique ne doit pas être sous-estimée. Quand Poutine évoque la Horde d'or face à Tucker Carlson, avec cette mise en scène soigneusement orchestrée des symboles, il mobilise exactement cette même matrice narrative. Certains contenus réinterprètent l'invasion de l'Ukraine comme une "reconquête" de territoires tartariens légitimes. Cette instrumentalisation illustre les dangers de toute réécriture pseudohistorique. Mais l'analyse ne peut s'arrêter aux dimensions problématiques. Car la Tartarie moderne génère une créativité artistique remarquable. Elle inspire une nouvelle grammaire visuelle qui influence l'art contemporain, le design de jeux vidéo, l'architecture spéculative. Cette esthétique "tartaro-steampunk" mélange les codes rétrofuturistes avec un mysticisme technologique inédit. Les artistes s'approprient cet univers pour explorer des questions contemporaines pressantes. Comment imaginer des technologies soutenables ? Peut-on concevoir des architectures qui soignent ? Le fantasme tartarien, avec ses machines éthériques et ses cités énergétiques, offre un terrain d'expérimentation. Cette fertilité créative s'observe dans l'univers du jeu vidéo, où plusieurs studios développent des projets inspirés de l'esthétique tartarienne. Ces œuvres permettent d'explorer concrètement les implications de technologies alternatives, de tester des modèles sociaux utopiques. Le medium ludique transforme la spéculation pseudohistorique en laboratoire prospectif. L'architecture expérimentale s'empare de ces codes visuels. Des projets conceptuels intègrent des éléments "tartariens" - dômes énergétiques, ornementations fonctionnelles - pour proposer des alternatives à l'architecture industrielle. Ces explorations enrichissent le vocabulaire architectural contemporain. Le mouvement artistique du "New Weird" trouve dans l'univers tartarien une source d'inspiration riche. Les paysages impossibles de la théorie - montagnes-arbres, canyons-racines, mesas-souches - offrent un répertoire d'images surréalistes qui questionnent notre perception géologique. Cette appropriation créative révèle une fonction inattendue : le mythe sert de "boîte à outils" imaginaire pour penser autrement notre rapport au monde. Ses technologies fantastiques stimulent la réflexion sur les énergies renouvelables, ses architectures organiques inspirent l'éco-construction. L'analyse du phénomène révèle finalement moins sur un empire fantasmatique que sur nous-mêmes. Ce "rêve éveillé collectif" fonctionne comme un test projectif où s'expriment nos frustrations et nos espoirs. D'abord, il révèle notre nostalgie d'un monde où technologie et harmonie n'étaient pas antinomiques. Face aux dégâts de l'industrialisation, le fantasme d'une "énergie libre" exprime notre soif de solutions non destructrices. Cette utopie technologique pointe vers un besoin réel : réconcilier progrès technique et respect environnemental. La passion pour l'architecture tartarienne traduit notre malaise face à la standardisation urbaine. L'éloge des styles ornementés révèle une aspiration à la beauté architecturale, trop souvent sacrifiée aux impératifs économiques. Plus profondément, le succès du mythe signale une crise du récit collectif occidental. Dans une époque de fragmentation culturelle, proposer une "histoire alternative" répond à un besoin anthropologique : donner du sens à l'expérience commune. La dimension géopolitique illustre les enjeux contemporains du "soft power" narratif. Dans un monde multipolaire, la capacité à proposer des récits alternatifs devient un instrument de puissance. La diffusion des théories tartariennes participe d'une stratégie de déstabilisation des consensus occidentaux. L'étude révèle l'urgence d'une éducation critique adaptée à l'ère numérique. Les mécanismes algorithmiques, la viralité des contenus visuels créent des conditions inédites de diffusion des pseudo-savoirs. La simple réfutation factuelle ne suffit plus. Paradoxalement, l'analyse suggère des pistes constructives. Sa capacité à générer de nouveaux imaginaires montre qu'il est possible de canaliser positivement l'énergie utopique qu'elle véhicule. Plutôt que de dénoncer ses aspects problématiques, la société pourrait s'inspirer de sa fertilité créative. Dans un monde confronté à des défis majeurs, nous avons besoin de nouveaux récits mobilisateurs qui associent rigueur scientifique et puissance imaginative. Le succès du mythe tartarien démontre l'appétit du public pour de telles narrations. Car au fond, la question que pose la Tartarie moderne n'est pas "cet empire a-t-il existé ?" mais "quel monde voulons-nous construire ?". Dans ses architectures impossibles se dessinent les contours de nos véritables aspirations civilisationnelles. À nous de les déchiffrer et de les traduire en projets concrets. Quand je repense à cette image de Poutine évoquant la Horde d'or, je me dis que nous assistons peut-être à quelque chose de plus large qu'une simple manipulation géopolitique. Nous assistons à la renaissance des mythes comme instruments de pouvoir, à leur résurgence dans un monde qui a perdu ses grands récits unificateurs. La Tartarie, dans sa version russe comme dans sa version globalisée, révèle notre soif de sens, notre besoin de transcendance, notre nostalgie d'un temps où l'homme et sa technique ne faisaient qu'un. Cela devrait nous inquiéter, bien sûr. Mais cela devrait aussi nous inspirer.|couper{180}

Espaces lieux essai Mondes souterrains new weird réflexions sur l’art Tartarie

Lectures

Premières pages

Karl Ove Knausgård, dans les premières pages de Mon combat, pose d’emblée la question de la mort, avec cette brutalité d’un homme qui arrache un pan de toile pour faire apparaître la trame sous l’image. La mort de son père, c’est la mort des certitudes, celle du monde tel qu’il était perçu dans l’enfance. Une figure de granit qui peu à peu s’effrite sous les coups de l’existence. Cette figure du père, Knausgård la revoit dans le jardin, frappant une pierre. Geste usuel, quotidien, mais qui prend une ampleur inédite à la lumière du récit. Le père était solide, enraciné dans le réel, enseignant connu et reconnu, arpentant son territoire avec la certitude de celui qui sait le monde, qui le possède par la connaissance, par la répétition des gestes et des mots. Mais ce même homme s’effondre lentement, comme la pierre frappée jusqu’à l’érosion. La solidité n’est qu’un leurre, l’apparence d’un ancrage. Knausgård écrit pour ne pas perdre, écrit pour lutter contre l’oubli. Mais cette entreprise est dérisoire, et il le sait. On ne garde rien, ou si peu. Parler de la mort du père, c’est déjà accepter que la mémoire échoue, que la figure se dissolve. Pourtant, l’écriture est ce dernier recours, cet ultime effort pour maintenir vivant ce qui va disparaître. Knausgård choisit de tout dire, sans masquer, sans omettre. Cette sincérité totale a un prix, et l’écrivain semble prêt à le payer. Mais la liberté qu’il s’offre se révèle vite illusoire : une fois que tout est dit, il ne reste que la conscience amère d’avoir épuisé le matériau brut de la vie. Après Mon combat, il se tourne vers la fiction. Un retour vers l’artifice peut-être, après l’absolu du vrai. Cette œuvre gigantesque n’est pas tant un monument qu’un amas de traces éparses. Chaque page, chaque fragment de vie consigné n’est qu’une tentative désespérée de retenir ce qui s’en va. Une fois le dernier mot posé, il ne reste que la fatigue de celui qui a vidé ses mots et se retrouve devant l’étendue blanche de la page suivante, celle qu’il devra encore noircir pour ne pas sombrer. Écrire est alors un combat permanent contre la disparition. Mais au fond, quel est ce combat que mène Knausgård ? Est-ce réellement un combat contre soi-même, une lutte intérieure pour se purger de ce qui le hante, ou bien est-ce un effort désespéré pour atteindre les autres, les rejoindre par l’excès de sincérité, par l’authenticité brute ? Peut-être cherche-t-il à épuiser quelque chose en lui, cette image de soi trop lourde à porter, cette mémoire envahissante qu’il veut vider pour pouvoir enfin se libérer. Et lorsqu’il prend conscience de la vanité de cette entreprise, de l’inutilité même de cette quête d’absolu, il se tourne vers la fiction comme pour reconquérir une part de légèreté, un espace où l’invention supplante le témoignage. Au final, son combat n’est-il pas celui de tout écrivain ? Celui de lutter contre l’oubli en sachant que le texte, aussi dense soit-il, ne saurait contenir toute la vérité.|couper{180}

Auteurs littéraires oeuvres littéraires

Lectures

La sincérité en équilibre sur le fil du doute

La sincérité, Montaigne en a fait son affaire. Il s’est promis, d’entrée de jeu, de se livrer tout entier, sans fioritures ni artifices, comme un acrobate qui, suspendu dans le vide, exhiberait chaque muscle, chaque tension, sans filet pour rattraper la chute. Mais se livrer, ce n’est pas encore se comprendre. Et surtout, se comprendre ne garantit pas l’authenticité. Pourtant, le vieux Montaigne ne manque pas de conviction : il affirme, il avoue, il se dit, et le lecteur, fasciné, se laisse prendre au jeu de cette transparence calculée. Parce que la sincérité, quand on y pense, c’est un peu comme ces boutiques aux vitrines impeccables et aux arrière-boutiques sombres, où l’on entasse ce qui ne doit surtout pas se voir. On s’y croit bien reçu, mais quelque chose échappe toujours. En fait, le doute persiste : et si Montaigne jouait avec nous ? Et si ce grand projet d’authenticité n’était qu’un masque littéraire, une manière discrète de se dérober tout en se montrant ? Après tout, la sincérité, c’est peut-être ça : un mouvement perpétuel entre la confession et l’esquive, une construction savamment décousue, qui laisse planer le soupçon que tout cela n’est qu’un tour, ou plutôt un détour. Montaigne, on le sait, n’est pas homme à tricher. Lui-même le dit : "Je me contredis quelquefois, mais la vérité, je ne la contredis point" (Essais, Livre III, Chapitre 2). Tout de suite, il annonce la couleur : il va parler de lui, sans détour, sans fard, en toute honnêteté. Ce qui déjà soulève un doute : peut-on, en écrivant, être parfaitement honnête ? À peine commence-t-il à tracer ses phrases que l’on sent bien que quelque chose résiste. Car l’écriture, Montaigne le sait, c’est déjà une forme de mise en scène. Un dispositif où chaque mot prend la pose, où chaque réflexion trouve sa place dans un jeu d’équilibre savamment orchestré. Et voilà Montaigne qui s’attaque à ce grand chantier de soi-même, avec la conviction naïve de pouvoir capturer ses pensées comme on attrape des papillons. Mais le filet est percé, et les idées s’échappent. Qu’à cela ne tienne, il persiste. La sincérité, chez lui, n’est pas ce jaillissement brut qui aurait pu fleurir sous d’autres plumes, plus spontanées. Non, ici c’est autre chose : un effort intellectuel, un projet réfléchi. Il veut tout dire, certes, mais il sait bien qu’écrire, c’est aussi choisir, trier, oublier. Et il n’est pas dupe. Nuancer la sincérité chez Montaigne revient à accepter que cette quête de transparence soit aussi une construction littéraire. La mise en scène n’est pas forcément un mensonge, mais une manière de mieux cerner une vérité insaisissable. Il ne s’agit pas d’un masque pour tromper, mais d’un procédé pour explorer les contours d’un moi changeant. Finalement, cette sincérité littéraire, si elle est une mise en scène, n’est pas une stratégie de manipulation, mais un geste d’honnêteté complexe, où le masque sert à révéler plus qu’à cacher. Montaigne joue avec ses contradictions pour mieux nous inviter à réfléchir à la nôtre, et dans cette mise en abîme, il ne cesse de se questionner avec cette humilité qui fait sa grandeur. Plus largement, cette manière montaignienne de cultiver le doute résonne étonnamment avec notre époque, où l’authenticité est sans cesse revendiquée mais rarement atteinte. À l’heure des récits autofictionnels et des réseaux sociaux, cette sincérité fluctuante, mouvante, prend une valeur d’exemple. Peut-être est-ce là la modernité radicale de Montaigne : avoir su anticiper que la quête de soi est toujours un peu un jeu de masques.|couper{180}

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