Lectures
Dans Lectures, je rassemble des textes qui lisent autant les livres que leurs échos : portraits d’auteurs (Lovecraft, Maupassant, Sebald, Knausgård…), analyses thématiques (mémoire, espaces souterrains, rituel, minimalisme), et ponts entre œuvres et idées (réalisme magique, New Weird, steampunk, théorie de la narration). Plutôt que des critiques formatées, ce sont des notes argumentées : résumés sans divulgâcher, mises en contexte, rapprochements historiques, styles repérés, citations brèves.
contenu de la rubrique Lectures :
Auteurs & œuvres : dossiers, lectures suivies, cycles (Lovecraft et ses héritages, Dunsany, Sebald, Capote, Faulkner, Knausgård).
Genres & courants : New Weird, réalisme magique, steampunk, autofiction, poésie, essais et sciences humaines.
Théorie & pratique : formes narratives (arc, fragment, monologue), contrat auteur·lecteur, “traduction” d’un style (le “Horla”, le “style Sebald”), liens entre écrire et lire.
Cartes et liens : pistes de lecture, intertextes, rapprochements inattendus (Maupassant ↔ mythe de Cthulhu, archives et « cloud » avant l’informatique, villes réelles et villes imaginaires).
Fil conducteur : comprendre ce que fait un texte — au niveau du rythme, de la voix, des motifs — et où il nous mène. Les billets alternent portraits, fiches analytiques et essais courts, avec un maillage vers les rubriques voisines (fictions, carnets, mythes) pour prolonger la lecture.
Quelques thèmes récurrents :
- mémoire et traces - espaces/lieux (souterrains, murs, villes)
- rituels
- l’étrangeté du quotidien
- techniques du récit
- héritages et détours (de Dunsany à Lovecraft, de Perec à Rabelais)
- poétique de la sincérité et du doute
Objectif : offrir un lieu où la lecture devient laboratoire — pour choisir ses prochains livres, mais surtout pour voir comment ces lectures travaillent l’imaginaire
Lectures
Outils du roman : une boite à malices.
Fausse notice, vrais effets Un jour, j'ai reçu ce petit livre noir, et j'ai souri. Une couverture presque anodine, une promesse ambiguë. Il venait de quelqu’un que je connaissais à peine. Je l’ai ouvert avec cette méfiance amusée qu’on réserve aux objets suspects — mais il m’a vite attrapé par le col. Ce livre, ce n’était pas un manuel. C’était une boîte à malices. Un faux auteur, un faux guide, un vrai vertige. Et surtout, une sacrée leçon de désapprentissage. J’ai ri. Puis j’ai noté. Beaucoup. Ce livre ne s’oublie pas. Il s’incruste. Il s'appelle Malt Olbren. Un nom fabriqué pour être flou, comme un personnage secondaire dans un polar suédois. Il aurait écrit un ouvrage introuvable, A Creative Writing No-Guide, traduit par un certain François Bon. Bien sûr. Tout cela est trop bien ficelé pour être honnête. Car Outils du roman n'est pas un manuel. C'est un miroir déformant, un leurre, une feinte. Une anti-méthode qui se moque des recettes tout en les triturant — pour rendre à l'écriture ce qu'elle a de plus instable : sa propre nécessité. « Le roman ne s'apprend pas. Il se travaille. » Et si on ne peut pas l’apprendre, alors on s’y essaie. On tourne autour. On bricole. Ce livre est fait de ces gestes-là : entre l’écharde et l’enclume. Je ne peux pas dire que je viens de Truby — je l’ai à peine feuilleté. Mais j’en ai lu assez pour sentir la différence. Et pourtant, à la lecture d’Olbren, une sensation de sablier renversé. Parce que François Bon ne propose pas une alternative. Il propose une brèche. Plus de ligne droite. À la place, des angles morts. Des phrases qui tombent de travers. Des constructions qu'on n’ose pas redresser. Une langue qui flanche, qui cherche, qui improvise. C’est dans cette faille que l’écriture respire. « L’écriture commence quand on arrête de vouloir faire du bon. » C’est peut-être cela, l’effet le plus puissant de ce petit manuel-chimère : donner envie d’échouer avec panache. Ce n’est pas un bric-à-brac pour autant. C’est une constellation d’idées, d’exemples, de fragments à agiter comme des fioles dans un laboratoire. Il y a là une poétique de la tension. On sent que Bon — ou Olbren, peu importe — a trop vu de manuels pour encore y croire. Ce qu’il cherche, ce sont les coutures. Les points de rupture. Ce moment où le texte devient autre chose qu’un texte. Une poussée d’ombre. Une embardée. Je suis revenu plusieurs fois à certains passages. Celui sur les scènes d’ouverture. Celui sur les personnages flous. Celui sur les phrases trop bien foutues pour être honnêtes. Ce livre est un atelier ambulant : on peut y revenir les mains sales, on y trouve toujours un chiffon, un outil. « Le roman, c’est d’abord une langue. » Pas un personnage. Pas une intrigue. Une langue qui cherche son ossature. Ce que Bon propose, c’est de se laisser contaminer par elle, et non de l’asservir. Écrire avec elle, non contre. On referme Outils du roman avec une envie tenace. Pas d’écrire un roman, non. D’écrire tout court. De se risquer. De recommencer. D’habiter ses phrases comme des pièces qu’on aurait construites soi-même. Ce n’est pas un livre. C’est un compagnon de route, un peu râleur, un peu moqueur. Il ne vous explique rien, mais il vous regarde faire. Et il hausse un sourcil. « Rien ne remplace le temps passé avec la langue. » Alors on s’y remet. Avec un peu de honte, un peu de feu. Et ce foutu chat qui, pendant qu’on écrit, vient renverser la tasse de café sur les notes. Un guide qui désapprend Je n’avais pas prévu d’ouvrir ce livre ce jour-là. Il était là, posé, petit, noir. Je l’ai ouvert sans attendre quoi que ce soit. Il n’y avait pas de promesse. Juste une absence bien taillée. C’est cette absence qui m’a tenu. On cherche des outils parce que le doute est trop vaste. On veut construire sur du stable. Mais il n’y a rien de stable ici. Ce livre, Outils du roman, ne propose pas de méthode. Il laisse des traces, des effondrements. Il parle comme quelqu’un qui ne croit plus aux recettes mais qui continue, quand même, à cuisiner. Malt Olbren n’existe pas. Ce n’est pas grave. Il fait le travail. Un faux nom pour une vraie tension. Le nom d’un homme qui aurait vu trop de romans, trop de structures, et décidé que la seule manière de transmettre, c’était d’effacer la main qui transmet. « Un guide qui désapprend. » Ce livre ne vous explique pas. Il vous désarme, puis vous regarde faire. Il n’y a pas de direction. Seulement des découpes. Des morceaux. Ce que vous gardez, c’est ce qui résiste. Ce qui glisse entre les doigts. La langue s’enroule sur elle-même, comme un fil qu’on tire à vide. L’écriture se trouve là où l’on échoue avec précision. Des notations, pas des consignes. Des angles, pas des systèmes. Une rumeur de phrases, comme un carnet de bord jeté par-dessus bord. Vous écrivez pour rester à flot. Rien n’est solide, sauf ce qui vous revient en tête une fois le livre refermé. « Ce qui reste, c’est ce qu’on n’avait pas prévu d’apprendre. » Il reste un goût. Une phrase. Un découragement productif. Ce n’est pas rien. C’est le minimum pour continuer. Et continuer, c’est déjà écrire. Pas besoin de plus. Petit traité de désorientation Un manuel d’écriture, ça devrait dire comment faire. Outils du roman ne fait pas ça. Il ne donne pas d’outil, ou alors des outils cassés, déformés, irréversibles. Et c’est pour cela qu’on y revient, comme à un livre dont la langue cherche moins à nous guider qu’à nous désorienter. C’est un livre qu’on lit à rebours, ou à côté. Une errance productive. À quoi on s’attendait À des conseils. À une méthode. Peut-être à une voix rassurante. On avait imaginé des entrées nettes, des solutions. Mais ce qu’on découvre, c’est un espace sans clôture. Un livre qui se construit comme un chantier laissé ouvert, sans rubalise, avec des fondations pleines de trous. Ce qui nous a troublé Pas d’ordonnancement. Pas d’index. Des textes qui tournent, qui s’observent, qui recommencent. Ce n’est pas de la pédagogie, c’est une méditation. Chaque fragment semble écrit depuis un échec d’écriture. Et c’est ce qui lui donne son poids. « Là où je ne sais pas écrire, c’est là que j’écris. » Ce qu’on a gardé Des éclats. Des formules qu’on n’explique pas mais qui collent. L’image du roman comme outil qui ne sert pas. Le doute comme méthode. Le faux comme matériau légitime. Ce qu’on garde, c’est la position de lecteur déplacé, décentré. Ce que ça a déplacé Notre idée de ce que veut dire “écrire un roman”. L’envie de structure devient envie de friction. L’idée d’histoire glisse vers celle de geste. L’écriture ne mène plus quelque part. Elle tourne, creuse, désoriente. Elle attend d’être surprise par elle-même. Pourquoi on le relira Parce qu’il n’a pas été écrit pour nous apprendre à faire. Mais pour nous rappeler comment on pourrait, malgré tout, recommencer. Ce n’est pas un guide. C’est une chambre d’échos. Et certains jours, elle résonne plus fort que d’autres.|couper{180}
Lectures
Le miracle, c’est qu’on prie encore
Il n'y avait personne dans le centre œcuménique. Personne sauf la poussière, le rideau entrouvert, et l'impression d'un regard sans origine. J'avais besoin d'un lieu sans voix, sans dogme. Je pensais au Kraken. Pas au monstre, mais au bocal. À ce que l'on conserve pour ne pas oublier. Ou pour ne pas croire que l'on a tout inventé. China Miéville écrit comme on dresse des cartes pour des continents qui n'existent plus. Ou pas encore. Il ne construit pas des mondes, il les interroge. Il les trouble. Il leur donne assez de noms pour qu'on doute de chacun. Son œuvre n’est pas une galerie de dieux : c’est un désordre de croyances. Des figures floues, des prières sans foi. Des certitudes qui fuient dès qu’on les approche. Dans Kraken, le divin se dilue dans le quotidien. La Church of God Kraken Almighty vénère un céphalopode comme d’autres prient la pluie. L’objet sacré, immergé dans son liquide, devient un point de rupture. Sa disparition : un cataclysme. Mais rien n’est révélé. Il n’y a pas d’apocalypse. Juste un Londres qui se détraque. Des cultes qui prolifèrent. Des narrations qui s’effondrent les unes sur les autres. L’invraisemblable devient logique, dès lors que suffisamment de gens y croient. C’est cela, la foi selon Miéville : une contagion de langage. Dans Perdido Street Station, la divinité n’est plus extérieure. Elle se loge dans les plis du réel. Dans le Tisserand qui impose un ordre cryptique. Dans les Slake-Moths, prédateurs d’imaginaire. Il n’est plus question de vénérer, mais de survivre. À quoi ? À l’irrationnel incarné. Aux puissances sans intention. À des dieux sans dogme. Ce ne sont pas des êtres à qui parler. Ce sont des structures d’effondrement. Leur présence abolit les règles, tord les rêves, consume la pensée. Et pourtant, ils attirent. Comme une vérité dont on ne veut pas, mais qu’on cherche encore. The Scar poursuit cette descente. Ce n’est plus une religion, c’est une faille. La Narbe : une absence qui absorbe. On la regarde comme on regarde le vide entre deux mots. Elle ne promet rien. Elle avale les promesses. Elle est l’objet d’une quête sans réponse, d’un désir sans réciprocité. Armada, la ville flottante, flotte aussi dans le doute. Il n’y a pas de révélation à la clé. Seulement un glissement. Une perte. Une sensation que le sacré ne parle plus depuis longtemps — et qu’on parle malgré lui. Miéville, alors, ne critique pas la religion. Il la rejoue. Il la met en scène dans son théâtre de l’inquiétude. Ses dieux sont grotesques parce qu’ils viennent de nous. Ils sont trop organiques, trop proches, trop humides. Ils sont faits de restes : tentacules, rêves brisés, mythes recyclés. Ils sont les rebuts du sacré classique, mais aussi les seuls dieux encore possibles. Des dieux qui ne sauvent pas. Qui dérangent. Qui font réfléchir parce qu’ils nous laissent seuls. Je relis Miéville non pour comprendre, mais pour sentir ce vide qu’il habite. Ce vide qu’il rend habitable. Il y a, dans chaque page, une certitude instable : croire, ce n’est pas espérer. C’est tenir debout dans le noir, avec un récit qui tremble entre les mains. Il n’y avait personne dans le centre œcuménique. Juste un souffle. Un peu de lumière sur le carrelage. Et cette pensée qui revenait : le miracle, c’est qu’on prie encore.|couper{180}
Lectures
Écouter les souterrains
J’ai lu Le Roi des Rats comme on écoute un album qu’on n’a pas choisi. Quelqu’un vous l’a laissé sur la platine, vous ne savez pas très bien ce que c’est, et pourtant il tourne. Très vite, il est trop tard. Vous êtes pris. Ce roman n’est pas un roman, pas vraiment. C’est un air urbain qui s’insinue dans vos oreilles, une basse sale qui court sous la ville, sous la langue. Il commence comme une enquête — une mort étrange, un père, une flûte, un garçon qui fuit. Mais très vite, ce n’est plus une affaire. C’est une fable. Ou une conjuration. Ou autre chose encore. Ce n’est pas un livre sur les rats. C’est un livre sur ce que les rats savent. Et sur ce que nous ne voulons pas savoir. Il y a dans ce livre quelque chose d’insupportable. Une densité de présence, une matérialité presque humide. Les égouts, les ombres, les sons. Les corps qui se décomposent. Les souvenirs d’enfance qu’on croit inventés. La ville, bien sûr. Londres, mais toute ville. La ville comme elle est quand on y marche seul après minuit, ou qu’on croit reconnaître quelqu’un qui n’est plus là. Miéville, ici, écrit avec un excès volontaire. Il veut que tout déborde. Le fantastique déborde. Le mythe déborde. La musique déborde. C’est là que le livre devient politique : dans son refus du propre, du net, de l’ordre. Il nous rappelle ce qu’on préfère oublier : que quelque chose, sous la ville, attend. Et écoute. 1. La musique comme menace Il y a quelque chose de trouble dans la façon dont Le Roi des Rats traite la musique. Ce n’est pas un langage, ce n’est pas une culture, ce n’est même pas un art. C’est une force. Une onde primitive. Une vibration ancienne qui traverse les corps, court sous la peau, vous attrape par l’oreille avant que vous ayez le temps de penser. Chez Miéville, le conte du Joueur de flûte de Hamelin n’est pas un mythe d’enfance. C’est une stratégie. Une tactique de contrôle. Il y a dans le son un pouvoir si absolu qu’il ne laisse aucune place au libre arbitre. On suit, on obéit, on descend. On devient suiveur, comme ces rats, comme ces enfants. Et très vite, on comprend que ce n’est pas une métaphore. La musique dans ce livre n’est pas belle. Elle n’apaise pas. Elle ne structure pas le chaos, elle l’attire. Elle est dissonance, distorsion, basse continue. Elle grésille. Elle fait saigner. Elle peut tuer. Il y a des pages entières dans ce roman où l’on croit entendre quelque chose. Pas dans le texte, mais sous le texte. Un rythme, une insistance. Comme une sirène au loin, ou un souffle dans les canalisations. Et ce n’est pas seulement un effet littéraire. C’est une manière de nous dire que nous aussi, lecteurs, sommes pris dans la boucle. Que quelque chose joue. Et que nous écoutons. Dans Le Roi des Rats, ce n’est pas la violence qui vous happe. C’est ce qui la précède : le son, la tension, le moment juste avant. Ce que Joan Didion appelait the shimmer (1)— ce miroitement indéfinissable qui précède les événements irréversibles. 2. La ville comme piège organique Londres dans Le Roi des Rats n’est pas une ville. Ce n’est pas un décor. C’est un organisme. Un ventre. Un boyau sans fin. On n’y flâne pas, on y rampe. Ce n’est pas la ville des ponts, des places, des perspectives claires. C’est celle des tunnels, des canalisations, des caniveaux et des égouts. China Miéville n’écrit pas une ville, il l’excave. Il en creuse les strates, les galeries, les restes. On n’est pas dans une topographie mais dans une digestion. Tout ce qui entre dans Londres est transformé, décomposé, absorbé. Y compris les souvenirs. Y compris les corps. C’est une ville où l’on descend plutôt que l’on monte. On y glisse, on s’y enfonce, on y perd l’orientation. Le sol est meuble, les murs suintent, les caves sont habitées. C’est une ville qui connaît vos itinéraires intimes, vos replis mentaux, vos raccourcis secrets. Une ville qui vous écoute. Le personnage principal — Saul — ne s’y promène jamais. Il y est déplacé, tiré, jeté. La ville décide. Et c’est peut-être là l’intuition la plus puissante du roman : qu’il n’y a pas de fuite possible d’un lieu qui vous a reconnu. Quand la ville vous identifie, vous fait sien, il est déjà trop tard. Miéville ne décrit pas Londres, il la pense comme une entité. Un être vivant. Et nous, lecteurs, devenons les passagers involontaires d’un organe en fonctionnement. On lit, et on est digéré. 3. L’héritage comme empoisonnement Il y a une mort, bien sûr. Elle est là dès le début. Mais ce n’est pas celle qui compte. Ce n’est pas le père — figure absente, bruit de fond dans la mémoire. C’est la mère qui importe. Ou plus exactement : ce qu’on apprend d’elle. Dans Le Roi des Rats, l’héritage ne passe pas par les canaux habituels. Il ne se dit pas, ne s’écrit pas. Il se révèle. Par le corps. Par l’oreille. Par l’instinct. La mère de Saul était une rate. Ce n’est pas une métaphore. C’est une donnée biologique, un fait qu’il découvre avec dégoût, puis stupeur, puis fatalisme. À partir de là, tout bascule. Ce qu’il reçoit n’est pas un nom, ni une maison, ni une dette visible. C’est une capacité. Une acuité. Une vibration ancienne. Ce que Miéville met en jeu ici, ce n’est pas la transmission du père, c’est l’héritage organique, innommé, animal, maternel. Une filiation souterraine, cachée, presque honteuse. Et c’est cela qui rend ce roman si singulier : le pouvoir y vient de la marge. De ce qu’on refoule. De ce qui nous terrifie. L’enquête devient alors généalogique au sens tordu : on ne cherche pas qui l’on est à travers des papiers ou des récits. On le découvre à travers ses capacités anormales, ses intuitions, ses transformations. C’est une filiation sans narration. Une descendance sans explication. Peut-être est-ce cela qui nous trouble le plus dans ce livre : cette idée qu’une part de nous ne nous appartient pas. Qu’elle a été transmise sans notre consentement. Et qu’elle parle parfois à notre place. Ce n’est pas toujours un traumatisme. Parfois c’est une peur. Parfois un savoir obscur. Parfois, une odeur. Dans ce livre, l’héritage n’est pas une promesse. C’est un poison lent, qu’on apprend à nommer trop tard. 4. Les monstres ne sont pas là où l’on croit Il serait facile de désigner le Roi des Rats comme le monstre. Il est laid. Il est brutal. Il parle comme un vieux morceau de métal raclé sur la pierre. Il manipule, il tue, il rampe. Mais très vite, ce n’est plus aussi simple. Le Roi des Rats n’est pas un méchant. Pas vraiment. Il est peut-être même plus honnête que ceux qui prétendent faire le bien. Il dit ce qu’il veut. Il agit selon sa logique. Il ne cache pas ce qu’il est. Et surtout, il connaît les souterrains. Il sait ce qui s’y passe. Il sait ce que les hommes refoulent. Il vit là où ils préfèrent ne pas regarder. Dans ce roman, le Mal ne vient pas d’un autre monde. Il ne descend pas du ciel. Il ne sort pas d’un portail cosmique. Il est déjà là. Tissé dans les murs, dans les conduits, dans les souvenirs. Il circule sous les trottoirs, sous les égouts, sous les certitudes. Il est dans la ville, dans les corps, dans les filiations. Il est dans la musique qu’on ne peut pas s’empêcher d’écouter. C’est là que le fantastique prend tout son sens : non pas comme un divertissement ou une fuite, mais comme une confrontation. Miéville ne cherche pas à faire peur. Il cherche à révéler. Ce qu’on refuse de voir, ce qu’on ne veut pas nommer, ce qui bouge dans l’angle mort de notre regard. Il utilise le monstre pour nous tendre un miroir. Et parfois, le plus inquiétant, c’est ce qui s’y reflète. Je ne saurais dire exactement quand Le Roi des Rats a cessé d’être une fiction pour devenir un climat. Il y a des livres comme ça. Ils ne cherchent pas à vous convaincre. Ils veulent que vous écoutiez. Pas ce qu’ils disent. Ce qu’ils sous-entendent. Ce qui se joue dans les souterrains. Depuis, parfois, en marchant dans la ville, j’ai l’impression d’entendre quelque chose. 1-Dans Blue Nights (2011)|couper{180}
Lectures
Perdido Street Station de China Mièville
Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. Dans les plis de New Crobuzon : anatomie d'une ville weird I. New Crobuzon : une machine sociale À New Crobuzon, ce n’est pas l’individu qui donne forme à la ville, c’est la ville qui modèle l’individu — et le remodèle si besoin. Elle est moins une métropole qu’un organe géant, au tissu dense, aux flux réglés, aux pulsations imprévisibles. Le pouvoir s’y déplace par capillarité. Il s’insinue dans les ruelles, grimpe les escaliers en colimaçon des immeubles ouvriers, se faufile dans les mécanismes des ascenseurs à vapeur, se love dans les discours des savants et les slogans des révoltes avortées. Le Conseil d’État, entité quasi invisible mais omnisciente, gouverne à travers une bureaucratie paranoïaque : registres, archives, unités de milice, surveillances croisées, mesures de sécurité aléatoires. Chaque citoyen est un sujet enregistré, évaluable, modifiable. On ne vit pas à New Crobuzon, on y est fiché, classifié, disséqué, parfois même réassemblé. Les Remade en sont l’expression la plus tangible — et la plus terrifiante. Ces individus condamnés à des modifications corporelles punitives incarnent une violence étatique où le corps devient support de la peine. Un homme peut se réveiller avec un crochet à la place de la main. Une femme avec un miroir collé à la nuque pour ne jamais cesser de se voir. Un enfant avec la mâchoire d’un fauve cousue sur son visage. Ici, la peine ne passe pas par la privation de liberté, mais par l’altération du corps : un bras de crabe, une cage thoracique ouverte, un œil de verre injecté d’injonctions. La ville est une forge sociale. Et elle soude dans la douleur. Mais cette violence n’est pas seulement verticale. Elle est aussi spatiale. New Crobuzon est stratifiée comme une roche urbaine. Humains, khepri, garuda, cactus-men : chaque espèce, chaque classe sociale, chaque fonction trouve sa place sur une carte où les frontières ne sont jamais nettes mais toujours impénétrables. À New Crobuzon, le social n’est pas un tissu : c’est une strate géologique, avec ses fossiles vivants et ses zones de pression. La brutalité n’est pas un événement, c’est une météo urbaine. Elle est là, constante, comme le brouillard jaune des canaux ou le cliquetis des tramways à vapeur. Elle pénètre les murs, les gestes, les mots. Elle n’a pas besoin de justification. C’est la langue naturelle de la ville. II. La ville comme territoire du bizarre Dans *Perdido Street Station*, le bizarre ne tombe pas du ciel. Il émane de la ville elle-même. Il coule dans ses canalisations, s’épanouit dans les coins morts des ruelles, se manifeste dans les variations subtiles d’une routine déjà instable. New Crobuzon n’est pas simplement étrange : elle est une étrange évidence. Rien n’y choque, parce que tout y est dissonant. Les lois physiques y coexistent avec les dérèglements magiques. On traverse des zones où le temps ralentit, où l’espace se plie, où une rumeur se transmet par les murs eux-mêmes. L’architecture est un millefeuille d’époques oubliées et de bricolages récents : des arches suspendues au-dessus de fumerolles industrielles, des ponts bio-mécaniques qui gémissent sous les pas, des quartiers qui semblent avoir poussé comme des tumeurs au flanc d’une colline. On ne sait plus si les bâtiments ont été construits ou s’ils ont proliféré comme des organismes semi-conscients. Le bizarre, ici, ne surgit pas comme un événement. Il est infrastructurel. Il est résiduel. Il est déjà là quand on entre dans une pièce. On le remarque après coup, comme un détail qui dérange sans qu’on sache pourquoi. Une rue n’est jamais exactement la même d’un jour à l’autre. Un nom change d’orthographe selon l’étage où on le lit. Les lampadaires murmurent parfois, mais seulement à ceux qui passent sans faire de bruit. C’est peut-être cela, la réussite la plus troublante de Miéville : faire du weird non pas une rupture, mais une condition urbaine. La ville pense — oui — mais elle pense dans une langue que nul ne maîtrise entièrement. Chaque coin de rue, chaque cri de vendeur ambulant, chaque éclat de verre dans la boue contient la possibilité d’un glissement, d’un effondrement du réel. III. Perdido Street Station, le cœur battant de la fiction La ville a une gare. Mais *Perdido Street Station* n’est pas un simple centre de transports. C’est un nœud, une masse, une tour cyclopéenne qui domine New Crobuzon comme une colonne vertébrale hypertrophiée. Elle pulse au centre du livre, visible depuis tous les quartiers, à la fois repère, menace, et symbole. Elle n’organise pas la ville : elle la dévore. La station est un organisme complexe, mi-technologique mi-organique, un entrelacs de structures obsolètes et de modules modernes. On y accède par des galeries, des niveaux enterrés, des ascenseurs dysfonctionnels. Le lieu semble vivre d’une vie propre. Il grogne, vibre, se contracte. On n’y arrive pas par hasard : on y converge. Elle attire les intrigues comme un aimant attire les limailleuses narratives. Tous les personnages y passent, y croisent quelque chose — ou s’y perdent. Isaac, le savant, y installe son laboratoire de fortune. C’est là qu’il rencontre le Slake-moth pour la première fois. C’est aussi là que la ligne entre science et horreur se brouille définitivement. À partir de la station, tout glisse. La fiction bascule. La ville devient un piège mental. La station est le point d’orgue de cette torsion. Elle est le lieu de l’irréversible. Mais elle est aussi un motif, un symbole massif : celui de la centralité absurde, de l’impossible gestion du chaos urbain. Une sorte de cathédrale inversée, dédiée non à la transcendance mais à l’enchevêtrement. C’est dans cette verticalité indéchiffrable que Miéville inscrit son récit — une verticalité où s’écrivent les descentes, les chutes, les effondrements. Le roman ne progresse pas horizontalement. Il plonge. *Perdido Street Station* n’est donc pas qu’un titre. C’est un battement. Une pulsation noire et rythmée, au cœur d’un roman qui refuse la paix, le silence, la pureté. Elle donne sa cadence à la ville, et sa cadence à la lecture. V. La ville comme pensée dévorante On pourrait croire que New Crobuzon est une métaphore. Une version gothique de Londres, une parabole postcoloniale, une satire urbaine démesurée. Mais ce serait la trahir. New Crobuzon n’est pas comme une ville : elle est une volonté. Une forme de pensée qui s’infiltre, s’enroule, se déploie à travers la fiction, jusqu’à faire vaciller la lecture elle-même. Je m’en souviens comme d’une contamination lente. Une lecture qui me regardait. Qui me rongeait doucement les coins du cerveau, comme un acide intellectuel. Je tournais les pages, et la ville se formait derrière mes yeux, pas devant. Une structure mouvante, qui pensait pour moi, qui me dictait mes propres analogies. Car lire *Perdido Street Station*, c’est céder au vertige. Une syntaxe baroque, un lexique déviant, une logique de prolifération. Rien ne s’aligne. Tout se greffe. On s’y perd avec jubilation ou exaspération. Il n’y a pas de manuel. Pas de carte claire. Juste cette sensation étrange : quelque chose nous observe depuis la page. Quelque chose de massif, de vivant, de structurellement bizarre. China Miéville ne construit pas une ville pour la visiter. Il la libère pour qu’elle pense à travers nous. Elle rumine l’urbanisme, la politique, les mythes, les corps. Elle digère les genres littéraires eux-mêmes, les avale, les recrache sous forme d’hybridations imprévisibles. Elle n’impose pas une histoire : elle incube une expérience. Parfois j’ai cru entendre New Crobuzon parler. Pas en mots, non. En tensions. En images mentales. En intuitions brutes. Elle me disait : « Je suis trop. Je suis sale, désespérée, intelligente, déchirée. Je suis la ville qui sait qu’elle n’aura jamais de ciel à elle. » New Crobuzon n’a pas besoin de justification narrative. Elle existe parce qu’elle est trop : trop peuplée, trop sale, trop vivante, trop injuste, trop consciente. Elle est le lieu où les récits ne se résolvent pas, où les héros échouent, où le bizarre n’est pas une parenthèse, mais un climat. Elle est cette pensée dévorante qui, une fois lue, refuse de quitter la tête du lecteur. Et peut-être est-ce cela, finalement, la force du *new weird* : produire non pas un monde à comprendre, mais une ville à habiter. Une pensée étrangère qui, lentement, fait de nous ses hôtes. Illustration : Jiri Horacek|couper{180}
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Halcyon Ridge
On aurait pu croire à une opération de marketing viral pour un film dystopique de bas étage, ou à un ARG(1) mal ficelé par un ado insomniaque entre deux TikToks sur la fin du monde. Mais non : Halcyon Ridge est bien plus. C'est une invention collective, un conte moderne, un thermomètre médiatique coincé entre paranoïa numérique et nostalgie de l'invisible. - Genèse d'une entité cartographiquement incertaine Tout commence un 1er mars 2025, sur YouTube. Une vidéo nommée *The Dark Secret of Halcyon Ridge* — au montage approximatif, à la bande-son anxiogène — dévoile l'existence d'une île introuvable sur Google Maps, habitée par une organisation secrète : la Vanguard Initiative. On y parlerait de manipulations climatiques, de rituels occultes et, bien entendu, d'expérimentations humaines. La routine, quoi. En moins de trois semaines, l'affaire enfle. Forums conspirationnistes, comptes TikTok, mêmes Instagram, jusqu'à des articles bancals publiés sur des sites semi-légitimes comme « Lawyers Club India ». Internet fait ce qu'il sait faire de mieux : ériger un fantasme sur les ruines de la vérification. -Halcyon Ridge ou l'art de ne pas y être À l'heure où le GPS nous mène jusque dans les chiottes les plus reculés de la Creuse, Halcyon Ridge surgit comme un déni de géographie. Une île invisible mais omniprésente, qui hante les flux déréglés d’une réalité trop bien balisée. Elle devient alors un mirage, une allégorie de ce qu'on ne trouve plus : le mystère, le secret, l'ailleurs. -Miroir, mon beau miroir Ce qui fascine n'est pas tant l'île que ce qu'elle reflète : notre époque. Car Halcyon Ridge, c'est nous. Ce sont nos peurs climatiques, nos fantasmes d'élites cannibales, notre vertige devant les IA, les virus, les milliardaires en goguette spatiale. C'est une échappatoire mentale vers un lieu où tout serait encore possible, même le pire. Surtout le pire. Une fiction-miroir donc, où se réfractent les angoisses contemporaines. Car à défaut de croire en des lendemains qui chantent, on préfère les îles qui hurlent. Avec Halcyon Ridge, on ne s'évade pas : on se regarde en face, dans la glace déformante d’une dystopie participative. Et surtout, on y projette. Tout un folklore se greffe sur l'archipel imaginaire : dossiers top secrets classés « Eyes Only » oubliés dans une valise diplomatique, les Rothschild — enfin, ceux qui restent depuis que Jacob est « parti » — qui auraient relocalisé leurs paradis fiscaux sous la banquise. Le projet HAARP, exilé du radar public, y manipulerait des orages haute fréquence pour prédire à l'avance les cataclysmes et se gaver sur les assurances. Un vrai buffet de luxe pour les cartels météo-financiers. Et ce n'est pas tout : l’exploration de lignes temporelles parallèles ferait partie des recherches de pointe de la Vanguard. Des réalités alternatives entassées dans des serveurs cryogéniques, où l’on joue et rejoue l’histoire comme une partie de Risk. Là-bas, les guerres sont réversibles, les empires n’ont pas encore chuté, et même Napoléon hésite encore à rater Waterloo. « Changer le passé pour gérer le futur », ça sonne comme une devise, ou comme un aveu trop bien organisé. Et puisque ce sont toujours les vainqueurs qui écrivent l’histoire, pourquoi ne pas faire de l’histoire un fichier modifiable ? Ctrl+Z pour Stalingrad, Export-PDF pour l’Empire. -L'étymologie à la rescousse « Halcyon » renvoie à la mythologie grecque : une période de calme, suspendue. Ironie délicieuse pour une fiction aussi dérangeante. Mais le mot est aussi récurrent dans la SF : colonie spatiale dans *The Outer Worlds*, région marine dans *Illuvium*. Toujours cette idée d'un sanctuaire pour ceux qui peuvent se le payer. Halcyon Ridge est donc l'île des privilégiés. Le refuge terminal. Le fantasme des 1%... ou leur aveu ? -Conclusion : « Je m'en vais » Halcyon Ridge n'existe pas. Du moins pas sur les cartes. Mais elle est partout ailleurs : dans les imaginaires, les posts Reddit, les boucles TikTok. Elle est le symptôme d'un monde saturé de réel, qui rêve de désertion. Comme un anti-Ferrer à la sauce Echenoz, on s'en va, mais tout reste là. Ou pire : tout revient. Halcyon Ridge, c'est peut-être notre manière de dire : « Je m'en vais... vers le mythe. » (1) Alternative reality game Illustration PB 2024 Une île, vue aérienne, photo de peinture désaturée, bidouillée|couper{180}
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Le sexe dans l’oeuvre de HP Lovecraft
Je me souviens de la première fois où j'ai lu Lovecraft. J'ai eu l'impression d'entrer dans une pièce où quelque chose de terrible venait d'arriver. Pas le genre d'horreur avec du sang et des cris, non. Quelque chose de plus discret, de plus insidieux. Comme si la pièce se souvenait d'un événement que nous autres avions délibérément choisi d'oublier. Ce quelque chose, c'était peut-être le sexe. Ou son absence. Ou sa mutation impossible. Bobby Derie, dans son livre Sex and the Cthulhu Mythos, décolle le papier peint de l'univers de Lovecraft et trouve, derrière les dieux visqueux et les cités décomposées, l'ombre de quelque chose d'organique, d'indicible, et de familier. Lovecraft n'écrit jamais vraiment sur le sexe. Ce serait trop simple. Il le laisse plutôt hanter le récit comme une radiation de fond. On le sent dans la fausseté des choses, dans les suggestions de lignées hybrides et d'unions blasphématoires. Yog-Sothoth ne se contente pas de roder à la frontière : il la féconde. « Yog-Sothoth's wife is the hellish cloud-like Shub-Niggurath, in whose honour nameless cults hold the rite of the Goat with a Thousand Young... He has begotten hellish hybrids upon the females of various organic species throughout the universes of space-time. » Ce que cela signifie n'est pas entièrement clair, mais cela devrait vous donner des frissons. « L'épouse de Yog-Sothoth est l'infernale Shub-Niggurath... Il a engendré d'atroces hybrides avec les femelles de diverses espèces à travers l'espace-temps. » Imaginez les matrices humaines comme des ports d’accueil pour des entités extradimensionnelles. La chair devient une interface. Une interface défaillante. Chez Lovecraft, la peur ne réside pas seulement dans l’Étranger, mais dans la contamination par l’Étranger. Dans The Shadow over Innsmouth, l’horreur ne vient pas des créatures marines elles-mêmes, mais de la réalisation que nous sommes déjà mélangés avec elles. Que nous sommes peut-être elles. « ... if they mixed bloods there'd be children as ud look human at fust, but later turn more'n more like the things, till finally they'd take to the water an' jine the main lot o' things daown thar. » Il ne s'agit pas d'évolution. Il s'agit d'inversion. Votre humanité est une phase. Votre véritable nature attend, sous la peau, qu'on active la bonne fréquence. « S'ils mélangaient leur sang, il naîtrait des enfants d'apparence humaine, qui peu à peu deviendraient comme eux, jusqu'à rejoindre les profondeurs. » Ce n’est pas la peur de l’Autre. C’est la peur d’avoir toujours été l’Autre. Dans At the Mountains of Madness, la reproduction ne passe pas par le sexe mais par des spores. C'est froid, efficace, totalement inhumain. C'est le rêve de Lovecraft : un monde sans libido. Sans pulsion. Une société sans Freud. Bruce Lord, cité par Derie, l’exprime ainsi : « Societies that propagate themselves using means other than sexual reproduction... circumvent the pitfalls of degeneration. » La dégénérescence, ici, c'est le désir. La folie du vouloir. Lovecraft voulait de l'ordre. Il voulait des ontologies nettes, des filiations pures. Mais l'univers qu'il a créé ne lui a offert rien de tout cela. Les auteurs venus après ont saisi le message et l'ont poussé plus loin. Ils ont réécrit le Mythe avec des tentacules et des gémissements, du rouge à lèvres sur des goules et du latex sur les Profonds. C'est devenu bizarre. C'est devenu sexuel. C'est devenu dangereusement proche de ce que Lovecraft ne pouvait écrire, mais ne cessait de concevoir. Le résultat, c'est Cthulhurotica, des parodies rule 34(1). Le Necronomicon n'est plus un grimoire. C'est un objet fétiche. Il vibre quand on le touche. Le sexe chez Lovecraft est comme un bug dans la simulation. Il n'a rien à faire là, mais il revient toujours. Il laisse des traces : dans les ventres humains, dans les rituels de sectes, dans l'ADN des abominations cosmiques. Lovecraft n'écrivait pas le sexe. Il écrivait le souvenir du sexe. L'angoisse qu'il provoque. L'erreur systémique qui surgit quand la biologie touche l'inconnu. Et peut-être que c'est cela, au fond, le plus terrifiant. Pas que nous soyons observés par des dieux aliens. Mais que nous les ayons déjà laissés entrer. Par nos corps. Par notre sang. Par nos rêves. (1) La règle 34 (en anglais : « Rule 34 ») est un mème et une catégorie pornographique ou érotique, suggérant que sur n'importe quel sujet, il existe un équivalent pornographique **Illustrations** Galen Dara .|couper{180}
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L’inquiétante étrangeté
L’inquiétante étrangeté (Das Unheimliche) est un concept théorisé par Sigmund Freud en 1919 dans un essai éponyme. Il décrit une sensation d’angoisse éprouvée face à quelque chose de familier qui devient troublant, comme si une anomalie invisible venait dérégler la perception du réel. 1. Origine et définition Le mot allemand « Unheimlich » signifie littéralement « non-familier », mais il est construit à partir du mot « Heimlich » qui veut dire « familier », « intime », voire « secrètement dissimulé ». Ce paradoxe est central dans la notion d’inquiétante étrangeté : ce qui était caché, mais familier, refait surface d’une manière inquiétante. Freud l’explique ainsi : « L’Unheimlich est une sorte de Heimlich qui a subi un refoulement et qui est revenu à la lumière. » L'inquiétante étrangeté naît donc lorsque quelque chose de profondément connu réapparaît sous une forme légèrement différente, nous mettant mal à l’aise. 2. Les ressorts de l’inquiétante étrangeté Plusieurs éléments peuvent provoquer ce sentiment d’étrangeté troublante : A. La présence du double Le doppelgänger (double maléfique) est une figure récurrente dans la littérature fantastique. Freud cite L’Homme au sable d’E.T.A. Hoffmann, où un personnage rencontre son double, créant une impression de terreur. Lovecraft, Poe et même des auteurs modernes comme China Miéville jouent sur la fragmentation de l’identité et la duplication inquiétante des êtres. B. L’animation de l’inanimé Quand un objet, une poupée (uncanny valley en robotique), un miroir ou un reflet semblent prendre vie. Exemple : les automates d’Hoffmann, le mythe du Golem, ou les œuvres de Lisa Tuttle, qui joue sur la présence d’objets imprégnés d’une vie cachée. C. La distorsion du temps et de l’espace Un lieu familier peut se transformer en un endroit où les lois de la logique sont altérées. Jeff VanderMeer, avec Annihilation, installe un espace mutant où l’environnement devient autre, bien qu’apparemment normal au premier regard. D. Le retour du refoulé Un souvenir oublié qui ressurgit brutalement. Une scène de l’enfance qui refait surface sous une forme inquiétante. C’est l’un des ressorts majeurs des récits de Silvia Moreno-Garcia, où des traumatismes anciens hantent les personnages. E. La perte des repères corporels Métamorphoses, mutations, transformations du corps. Thème central chez Lovecraft (L’Appel de Cthulhu, La Couleur tombée du ciel). Exploité dans des récits comme Mexican Gothic où le fantastique se mêle à la dégénérescence physique. 3. L’inquiétante étrangeté dans la littérature et l’art Ce concept a été exploré dans le fantastique gothique et l’horreur psychologique, influençant de nombreux écrivains et artistes : Edgar Allan Poe → William Wilson (le double), La Chute de la maison Usher (l’animation de l’inanimé). H.P. Lovecraft → Les créatures indescriptibles et la transformation de la perception du réel. China Miéville → Des villes doubles, des réalités parallèles où l’étrangeté affleure sous la normalité. David Lynch (cinéma) → Eraserhead, Mulholland Drive, Twin Peaks, où des scènes banales deviennent perturbantes. Hans Bellmer (peinture et sculpture) → Corps fragmentés, poupées inquiétantes. 4. Pourquoi l’inquiétante étrangeté nous touche-t-elle autant ? Le concept freudien repose sur un conflit psychologique profond : nous reconnaissons quelque chose, mais il nous semble déformé, ce qui crée une angoisse diffuse. C’est la confrontation avec un reflet déformé du réel, un monde où les repères s’effondrent subtilement. C’est aussi un moyen pour les artistes et écrivains d’explorer nos peurs les plus profondes, celles qui ne sont pas simplement liées à des monstres ou des fantômes, mais à nous-mêmes, notre mémoire, notre perception et notre identité. En somme, l’inquiétante étrangeté est l’un des ressorts narratifs les plus puissants du fantastique, car elle joue sur le malaise, le doute et l’impossibilité d’être sûr de ce que l’on perçoit. Illustration PB 1978|couper{180}
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Inférence littéraire et autoportrait d’écrivain : une frontière poreuse
Lorsqu’un auteur décrit un paysage désolé, un personnage tourmenté ou un sentiment diffus, se raconte-t-il lui-même ou joue-t-il avec l’interprétation de son lecteur ? Cette question est au cœur de la lecture critique et engage un débat ancien entre ceux qui voient la littérature comme une projection de l’écrivain et ceux qui estiment que le texte doit être analysé en lui-même, indépendamment de son auteur. Entre inférence littéraire et autoportrait dissimulé, la frontière est fine et mouvante. L’inférence littéraire : un levier d’interprétation L’inférence littéraire consiste à déduire des informations non explicites à partir des indices textuels. Un bon lecteur ne se contente pas de ce qui est dit : il comble les blancs, relie les éléments narratifs entre eux et attribue des intentions aux personnages. Prenons un exemple dans Madame Bovary (1857) de Gustave Flaubert. Lorsqu’Emma Bovary contemple la campagne normande, les descriptions ne sont pas neutres : « La pluie tombait en nappes sur la rivière, et des cercles innombrables se formaient à la surface de l'eau, qui semblait frémir sous le poids des gouttes. » Rien n’est explicitement dit sur Emma, mais l’atmosphère lourde, la pluie incessante et le frémissement de l’eau font écho à son désarroi. Le lecteur infère son mal-être à partir de ce paysage oppressant. Pourtant, Flaubert lui-même était-il mélancolique en écrivant cette scène ? On n'en sait rien. La description est une construction dramatique, pas un autoportrait. L’illusion biographique : l’auteur est-il toujours dans son texte ? Certains auteurs brouillent les pistes et rendent la distinction entre inférence et autobiographie plus trouble. Marcel Proust, dans À la recherche du temps perdu, place un narrateur qui lui ressemble énormément, jusqu'à faire croire à une simple transposition de sa vie. Pourtant, l’autobiographie chez Proust est un prisme déformant : le narrateur « Marcel » n'est pas exactement Marcel Proust. Prenons cette phrase de Du côté de chez Swann (1913) : « La vérité que je cherche n'est pas en moi, elle est dans le passé qui renaît. » On pourrait y voir une déclaration intime de l’auteur sur sa propre quête de mémoire involontaire. Mais Proust construit un dispositif littéraire complexe où l’inférence du lecteur l’entraîne dans un piège herméneutique : il confond volontiers la voix du narrateur avec celle de l’auteur. C’est ce que Roland Barthes dénonce dans La mort de l’auteur (1967) : vouloir retrouver l’auteur dans son texte est une illusion. Pour lui, l’œuvre doit être interprétée indépendamment de son émetteur. Quand l’auteur s’insinue dans le texte Certains écrivains revendiquent une porosité entre fiction et récit personnel. Marguerite Duras, dans L’Amant (1984), assume que la narratrice est une version fictionnalisée d’elle-même. De même, Annie Ernaux dans Les Années (2008) joue sur cette fusion entre intime et collectif. Conclusion : un dialogue entre l’œuvre et son lecteur Si la littérature est un jeu d’ombres et de reflets, c’est aussi parce que le lecteur participe activement à sa création de sens. Entre inférence et autoportrait, chaque lecture devient une rencontre unique. Sources : Roland Barthes, La mort de l’auteur, 1967. Gustave Flaubert, Correspondance, 1857. Antoine Compagnon, Le démon de la théorie, 1998. Illustration Jean Renoir, Madame Bovary 1933|couper{180}
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Tentative d’élucidation du style de Lovecraft
La phrase lovecraftienne. Rampante. Tortueuse. Tentaculaire dans sa structure. Une chose informe, indistincte, qui s’étire et se distend, accumulant les clauses avec la patience d’un mal antique. Elle avance insidieusement, pesante, saturée d’épithètes comme autant de reliques insensées d’une langue morte, suspendue au seuil de l’indicible. Elle ne décrit pas, elle murmure, elle évoque, elle insuffle au lecteur un doute grandissant, un vertige lent et inexorable. Lovecraft bâtit ses phrases comme un architecte fou d’un royaume non euclidien, agençant leur ossature en un escalier qu’on descend toujours plus profondément vers l’abîme. Son langage ne livre pas l’horreur : il la suggère, il la distille goutte à goutte dans l’esprit du lecteur, transformant le silence même en un écho informe, porteur d’une chose qu’il vaudrait mieux ne pas comprendre. Dans « The Picture in the House », chaque conjonction, chaque souffle syntaxique lie le récit au néant rampant, chaque virgule devient une béance par laquelle s’infiltre un savoir insoutenable. Le langage lui-même devient le miroir du cosmos indifférent, une charpente pour une révélation qui ne viendra jamais entièrement, laissant le lecteur vacillant devant l’ombre de ce qui aurait pu être dit. Lovecraft n’a pas élaboré ce style par hasard. Admirateur de Poe, il reprend cette manière d’instiller la terreur en ne montrant jamais tout, en laissant des interstices dans la narration où le lecteur projette ses propres abominations. Il hérite aussi de Lord Dunsany, dont les mondes fantastiques empreints d’un lyrisme solennel et mythologique ont marqué son imaginaire. Cependant, son éducation irrégulière, son repli dans un monde de lecture quasi monomaniaque ont fait de lui un autodidacte obsessionnel, façonnant son style avec la minutie d’un architecte maudit. Chaque phrase lovecraftienne est construite avec une intention, chaque adjectif, chaque structure syntaxique participe à une atmosphère précise, où le poids du passé, de l’oubli et de l’innommable se fait sentir. Les mots de Lovecraft. Profonds. Anciens. Imprégnés d’une signification oubliée. « Eldritch » (étrange, indicible), « Cyclopean » (titanesque, au-delà des âges), « Squamous » (couvert d’écailles, d’une répugnance indicible), « Unnamable » (innommable, car aucun nom humain ne saurait en capter l’atrocité). Autant d’incantations, de vestiges langagiers remontant aux âges les plus noirs de la littérature. L’accumulation n’est pas un hasard, ni une ornementation gratuite : elle est un piège, un réseau dans lequel l’esprit du lecteur se prend, incapable de s’extraire de ce labyrinthe lexical. Lire Lovecraft, c’est être lentement avalé par une langue qui semble exister en dehors du temps humain, un langage qui ne décrit pas, mais qui invoque. La terreur lovecraftienne n’éclate pas. Elle s’infiltre. D’abord un détail troublant. Puis un autre. Une incongruité. Une sensation. L’esprit du narrateur, d’abord sceptique, s’embourbe dans des observations de plus en plus impossibles, une géométrie qui n’a pas lieu d’être, une note discordante dans l’ordre des choses. Lovecraft joue avec le décalage, laissant entrevoir l’horreur dans le reflet d’un miroir brisé. Son art est celui du dévoilement progressif. Un chuchotement dans le vent nocturne. Une phrase interrompue, suspendue dans le vide. Un cri arraché à la gorge d’un homme qui a vu. Et, toujours, une dernière ligne, un dernier mot qui précipite le lecteur dans l’abîme, laissant son esprit secoué par une terreur sourde qui ne s’éteindra jamais complètement. Rarement un récit à la troisième personne chez Lovecraft. Toujours une voix. Un journal. Un témoignage. Un cri d’agonie capturé sur un parchemin oublié. Un narrateur qui se croit sain d’esprit et qui, ligne après ligne, sombre dans l’abîme de la compréhension interdite. La première personne rend l’horreur immédiate, inévitable. Il ne s’agit pas d’un conte lointain, mais d’une confession, d’un cri de désespoir lancé d’entre les pages. Et lorsque le dernier mot est lu, il semble que le narrateur ait été consumé, qu’il ne reste plus que le silence et une ombre furtive qui glisse à la lisière de la conscience du lecteur. L’horreur chez Lovecraft ne se niche pas dans l’humain, mais dans son insignifiance. Nulle morale, nulle justice divine. Juste un gouffre infini et noir, peuplé d’êtres indifférents à nos existences éphémères. Dans « The Call of Cthulhu », l’humanité découvre qu’elle n’est qu’un fétu de paille, brinquebalé par des forces qu’elle ne peut ni comprendre ni influencer. Nos dieux sont morts ou dorment sous l’océan, et si jamais ils s’éveillent, ce sera pour nous écraser sans même nous voir. C’est là le cauchemar ultime de Lovecraft : la révélation de notre inutilité, de notre absolue futilité dans l’horreur cosmique. Cette approche du mystère et de l’inférence, Lovecraft ne l’a pas inventée. Edgar Allan Poe en fut le premier maître. Mais là où Poe bâtit la folie humaine à l’intérieur de ses narrateurs, Lovecraft la dissémine dans le cosmos lui-même. Il ne s’agit plus d’une conscience malade, mais d’un univers malade. Le lecteur ne voit pas le monstre. Il en devine l’ombre, en entend le râle caverneux, en ressent l’empreinte laissée sur le sol d’un lieu maudit. Il imagine. Et ce qu’il imagine est toujours pire que ce qu’il aurait pu voir. Le style lovecraftien a ses détracteurs. Trop lourd. Trop orné. Trop désuet. Et pourtant, il demeure, impérissable, à l’instar des cités englouties qu’il décrit. Car dans chaque phrase, dans chaque construction syntaxique tortueuse, il y a un piège, un rituel insidieux qui transforme le lecteur en témoin de l’indicible. Pour un écrivain contemporain, étudier Lovecraft n’est pas seulement un exercice d’admiration, c’est un apprentissage du rythme, de la suggestion et de l’art de créer une atmosphère. Il démontre comment le langage peut devenir une force presque hypnotique, comment une phrase peut encapsuler l’indicible. Il rappelle que le style n’est jamais un simple artifice, mais une mécanique précise au service d’une vision. En cela, Lovecraft demeure une leçon magistrale : celle d’un auteur qui, malgré son isolement et ses doutes, a su forger une écriture unique, aussi puissante que les horreurs qu’elle décrit. La phrase lovecraftienne. Un gouffre sans fond. Un escalier sans fin. Une porte entrouverte sur un monde qu’il ne faudrait pas voir. Et pourtant, on lit. On continue. Jusqu’à ce que l’ombre se referme. Et au moment même où l’on pense refermer le livre, quelque chose, derrière nous, semble s’être éveillé. illustration : Arnold Böcklin L'Iles des Morts 3ème version 1883 Musique Pink Floyd Echoes, extrait|couper{180}
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H.P. Lovecraft en 2025 : l’horreur que nous n’osons pas voir
Imaginez que l’on découvre aujourd’hui un manuscrit inédit de H.P. Lovecraft. Une œuvre prophétique, terrifiante, qui décrit notre monde mieux que nous ne le faisons nous-mêmes. Les Montagnes hallucinées ne parlerait plus seulement d’horreurs antiques, mais des monstres bien réels qui nous gouvernent. Et si Lovecraft avait eu raison ?|couper{180}
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Mémoire vive
Je me souviens d’une lampe verte sur le bureau de mon grand-père. Ou était-elle bleue ? Peut-être n’y avait-il pas de lampe du tout. Ce qui me revient, ce n’est pas un fait, c’est une impression, un reflet de lumière posé sur un coin d’enfance. Si je l’écris, je la fixe. Et pourtant, déjà, elle m’échappe. La phrase vient de l’attraper, mais ce n’est plus la même lampe. Quand on écrit un souvenir, que retient-on vraiment ? Est-ce une archive du passé ou une réinvention ? On croit que l’on restitue, mais on recrée. C’est une illusion tenace, cette idée que la mémoire serait un enregistrement fidèle. Proust l’a démontré mieux que personne. Dans À la recherche du temps perdu, ce ne sont pas les souvenirs conscients qui portent la vérité du passé, mais ces surgissements imprévisibles, ces éclats sensoriels qui dépassent la volonté. L’odeur d’une madeleine, le bruit d’une cuillère sur une assiette, et c’est tout un monde qui refait surface. Mais ce monde n’existe plus. Il se reconstruit dans l’écriture, il se plie au rythme des phrases, à la logique du récit. Ce n’est pas une restitution, c’est une transfiguration. Écrire, c’est composer avec l’oubli. Barthes en joue aussi. Dès la première page de Roland Barthes par Roland Barthes, il avertit : « Tout ceci doit être considéré comme dit par un personnage de roman. » Même en parlant de lui-même, il s’invente. Qui raconte, lorsqu’on se souvient ? Qui décide du cadre, du ton, des ellipses ? On croit se souvenir, mais en réalité, on choisit. On accentue une couleur, on coupe un détail, on arrange. Peut-on dire qu’un souvenir écrit est vrai ? Peut-être l’est-il plus que le souvenir lui-même. La mémoire est un atelier où l’on sculpte ce qui nous reste. Perec, lui, a fait de cette incertitude un projet littéraire. Je me souviens aligne des bribes de passé, toutes introduites par la même formule incantatoire : « Je me souviens… » Il ne cherche pas à recomposer une histoire, juste à fixer des fragments, ces éclats épars qui font une vie. Mais l’exercice révèle autre chose : certains souvenirs paraissent inventés. Ou sont-ils simplement contaminés par d’autres récits, d’autres lectures ? Perec lui-même l’admet dans W ou le souvenir d’enfance : son passé est troué, il le recompose par nécessité, et parfois, par pure fiction. C’est là toute la question : écrit-on ce dont on se souvient, ou se souvient-on de ce que l’on écrit ? Nathalie Sarraute, elle, hésite. Enfance n’est pas un récit ordinaire. C’est une conversation à voix basse entre elle et elle-même, un dialogue interrompu, une succession de doutes. À chaque souvenir évoqué, une seconde voix s’élève pour interroger : « Était-ce vraiment ainsi ? » Rien n’est certain, tout est fragile. L’écriture n’affirme pas, elle explore. Ricœur parle de « mémoire reconstructive ». Nous ne sommes pas des archivistes fidèles de notre propre vie. Nos souvenirs se modèlent selon nos attentes, nos désirs, nos regrets. On se raconte une histoire. On la modifie sans s’en rendre compte. Peut-être que la mémoire ne se contente pas d’oublier ; peut-être qu’elle invente aussi. Alors écrire, c’est quoi ? C’est reconnaître que la vérité du souvenir ne tient pas dans sa précision, mais dans sa résonance. Gabriel García Márquez disait : « La vie n’est pas ce que l’on a vécu, mais ce dont on se souvient et comment on s’en souvient. » Ce qui importe, ce n’est pas la fidélité à un passé factuel, mais la justesse d’une sensation retrouvée, d’une émotion qui refait surface. Peut-être qu’au fond, écrire, c’est inventer un passé qui tienne debout. Un passé qui, une fois couché sur la page, semble plus réel que celui qu’on croyait posséder. Peut-être que cette lampe verte — ou bleue — n’existait pas. Mais maintenant qu’elle est là, dans ces lignes, elle existe un peu plus qu’avant. C’est peut-être ça, la mémoire. Une fiction qu’on apprend à croire. Musique Claude Debussy Rêverie|couper{180}
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Écrire l’étrange : entre réflexion et passage à l’acte
« Le véritable conte étrange à quelque chose de plus qu'un meurtre secret, des os ensanglantés ou une forme drapée faisant claquer des chaînes selon la règle. Il s'agit bien plus d'un récit qui évoque une terreur profonde face à l’inconnu, souvent en suggérant des réalités cachées qui dépassent l’entendement humain. » Ainsi s’exprimait H. P. Lovecraft en 1933 dans Guide pour écrire des histoires bizarres. Cette définition, loin des artifices du surnaturel de pacotille, pose la question de l’étrange comme un mouvement subtil dans le récit, une tension plus qu’un simple dispositif. Face à cette réflexion, l’envie d’écrire des fictions étranges révèle un besoin profond. Pourquoi sommes-nous fascinés par ce qui dépasse la norme ? Pourquoi cherchons-nous à explorer d’autres réalités par le biais de la fiction ? En appliquant la méthode japonaise des 5 pourquoi, qui consiste à remonter aux causes profondes d'un questionnement, on peut identifier les racines du désir d’écrire des fictions étranges : Parce que j’aime créer des histoires qui perturbent la perception du réel. Parce que je suis fasciné par l’inexplicable et le mystérieux. Parce que cela me donne une sensation unique d’émerveillement. Parce que le monde me semble souvent trop rationnel et limité. Parce que cela me permet de remettre en question la normalité et de jouer avec l’inconnu. La conclusion ? J’écris des fictions bizarres pour repousser les limites du réel et explorer l’inconnu, là où la normalité n’a plus de prise. Mais alors, qu'est-ce qui empêche d'écrire ? Ce n'est pas le manque d'idées — le bizarre est partout — mais bien la difficulté à trouver un véhicule narratif pour le porter vers l'autre. L’écriture de l’étrange ne repose pas sur l’accumulation d’éléments surnaturels ou d’images spectaculaires, mais sur la manière dont le texte amène le lecteur à sentir un glissement insidieux du réel vers l’anomalie. Ce basculement peut se faire par des variations stylistiques, des structures narratives décalées, une perception faussée du narrateur. C'est un curieux problème que celui de l'étrange en littérature. On voudrait le capturer, l'analyser, comme une bête indocile. On le soupèse, on le soupçonne, on tente d’en cerner les contours, mais il résiste, se faufile, toujours à la lisière du réel. On écrit sur lui, et pourtant, il nous échappe. Prenons cette baguette de pain. Tiède en sortant de la boulangerie, elle refroidit, naturellement. Mais pourquoi donc cet homme presse-t-il le pas, l'air inquiet, tandis que la vapeur s'échappe encore de la croûte dorée ? Est-ce la baguette qui change ou bien l’air autour ? Lui-même ne saurait le dire. La scène est ordinaire, bien sûr. C’est un trottoir de Paris, un dimanche matin, il fait un peu gris, et le sol brille encore de l’averse nocturne. Rien d’extraordinaire, rien à signaler. Mais cette baguette. Ah, cette baguette. Et ce chat. Où est-il ? Sur le fauteuil, naturellement, sa place habituelle. Mais lorsque les autres entrent dans la pièce, ils froncent les sourcils. « Quel chat ? » Il caresse le vide, pourtant il sent sous ses doigts la tiédeur de son pelage. Un instant, il pense qu’ils plaisantent. Puis il voit leurs visages, crispés, interrogateurs. Il n’y a pas de chat. Alors il secoue la tête, passe à autre chose. Après tout, on a vu plus étrange. On a toujours vu plus étrange. Un puits. On ne tombe pas dans un puits, en ville, pas dans un arrondissement comme celui-ci. Mais le sol s’est dérobé sous lui, et maintenant, il chute. Plutôt lentement, à vrai dire. Il se redresse un peu, s'ajuste comme on s’installerait plus confortablement dans un fauteuil trop profond. Il observe les parois, la texture de la pierre, s’amuse du détail de quelques racines qui osent un geste vers lui. Il suppose qu’il finira par s’arrêter. Ou peut-être pas. Mais pour le moment, il chute. Alors, quand commence-t-on à écrire ? Peut-être quand on accepte d’abandonner la peur de l’imperfection, quand on cesse d’attendre une idée « parfaite » et que l’on se met à tester, à jouer avec la langue et les structures. L’étrange, après tout, ne se manifeste pas par un grand fracas, mais par un léger déplacement, une rupture presque imperceptible dans la trame du quotidien. C’est ce jeu subtil entre le réel et l’irréel qui donne à l’écriture de l’étrange toute sa puissance. Ainsi, plutôt que de remettre l’acte d’écrire à plus tard, pourquoi ne pas se prêter dès maintenant à un exercice ? Pourquoi ne pas capturer un moment anodin de votre journée et y injecter une anomalie ? Une légère dissonance. Une tension sourde. Car c’est là que réside la force de l’étrange : non pas dans l’attente du moment idéal, mais dans l’acceptation de son intrusion insidieuse, discrète, dans notre perception du monde. Musique Miles Davis : Ascenceur pour l'échafaud|couper{180}