Lectures

Dans Lectures, je rassemble des textes qui lisent autant les livres que leurs échos : portraits d’auteurs (Lovecraft, Maupassant, Sebald, Knausgård…), analyses thématiques (mémoire, espaces souterrains, rituel, minimalisme), et ponts entre œuvres et idées (réalisme magique, New Weird, steampunk, théorie de la narration). Plutôt que des critiques formatées, ce sont des notes argumentées : résumés sans divulgâcher, mises en contexte, rapprochements historiques, styles repérés, citations brèves.

contenu de la rubrique Lectures :

Auteurs & œuvres  : dossiers, lectures suivies, cycles (Lovecraft et ses héritages, Dunsany, Sebald, Capote, Faulkner, Knausgård).

Genres & courants : New Weird, réalisme magique, steampunk, autofiction, poésie, essais et sciences humaines.

Théorie & pratique : formes narratives (arc, fragment, monologue), contrat auteur·lecteur, “traduction” d’un style (le “Horla”, le “style Sebald”), liens entre écrire et lire.

Cartes et liens : pistes de lecture, intertextes, rapprochements inattendus (Maupassant ↔ mythe de Cthulhu, archives et « cloud » avant l’informatique, villes réelles et villes imaginaires).

Fil conducteur : comprendre ce que fait un texte — au niveau du rythme, de la voix, des motifs — et où il nous mène. Les billets alternent portraits, fiches analytiques et essais courts, avec un maillage vers les rubriques voisines (fictions, carnets, mythes) pour prolonger la lecture.

Quelques thèmes récurrents :

  • mémoire et traces - espaces/lieux (souterrains, murs, villes)
  • rituels
  • l’étrangeté du quotidien
  • techniques du récit
  • héritages et détours (de Dunsany à Lovecraft, de Perec à Rabelais)
  • poétique de la sincérité et du doute

Objectif : offrir un lieu où la lecture devient laboratoire — pour choisir ses prochains livres, mais surtout pour voir comment ces lectures travaillent l’imaginaire

Lectures

Lectures d’enfance

Je cherche encore le moment précis où l'irrationnel a pris pied dans ma vie. Peut-être n'y a-t-il ni commencement ni fin, et que certaines âmes sont vouées aux ténèbres depuis toujours, permettant à d'autres de nager dans une joie insolente. Peut-être est-ce là le fonctionnement d’un système invisible de vases communicants, où le malheur des uns se déverse pour que d’autres puissent flotter dans une félicité éclatante. Cette idée, absurde en apparence, m’a toujours hanté : cette balance silencieuse où les destins s'équilibrent, où la douleur de l’un éclaire la lumière de l’autre. C’est sans doute ce malheur, ou plutôt l’impression du malheur, qui m’a conduit vers la lecture, m’y attachant comme à une bouée dans un océan incertain. Il y avait là quelque chose de profondément apaisant : ces mondes littéraires, même les plus cruels ou fantastiques, avaient au moins la cohérence que semblait me refuser le réel. La lecture n’était pas seulement une distraction ou une fuite, mais une nécessité, une manière de survivre à un sentiment de déséquilibre intérieur. Un souvenir persiste, porté par des pages jaunies : un livre reçu pour mes six ans, un Noël. Un bon petit diable, de la comtesse de Ségur. Je l'ai lu et relu, peut-être des dizaines de fois entre mes six et sept ans. Avec ce livre, puis Les Malheurs de Sophie et tant d'autres volumes de la Bibliothèque Rose, je vivais une petite révolution littéraire sans le savoir. Ces ouvrages, sous leur apparente légèreté, ouvraient une brèche dans l'univers rigide de la littérature enfantine. Ils parlaient de l'enfance, mais d'une enfance complexe, traversée par des épreuves, des injustices, des moments de révolte. Une enfance qui, peut-être, ressemblait davantage à la mienne qu'aux contes moralisateurs d'antan. Et puis, il y avait les contes et légendes Nathan, des livres que je m’étais achetés d’occasion sur le marché avec mon argent de poche. Ces volumes, soigneusement illustrés, étaient des portails vers des mythologies du monde entier : la Grèce antique, les récits nordiques, les légendes africaines ou asiatiques. Je sentais qu’il y avait dans ces histoires des secrets bien dissimulés derrière une morale qui semblait fragile, prête à s’effondrer dès qu’on la grattait du bout de l’ongle. Ce n’était pas la leçon explicite qui m’importait — être sage, être courageux, être bon — mais ce qui se cachait entre les lignes. Les héros des contes étaient souvent ambigus, porteurs de passions contradictoires. Les dieux et les déesses se révélaient tout aussi capricieux que les humains. Ces récits me faisaient comprendre, intuitivement, que la vérité ne se trouve pas dans la surface d’un récit, mais dans ses ombres et ses plis. Avec Un bon petit diable, j'ai découvert une autre forme de narration, plus ancrée dans la réalité sociale. Ce livre me montrait un univers où la cruauté institutionnalisée existait, et où la bonté n'était jamais donnée, mais conquise. Ces récits, et les autres que j’explorais grâce à Nathan et à la Bibliothèque Rose, me préparaient à penser le monde en nuances. Je lisais ces histoires dans la chambre où je dormais avec mon grand-père, au bout du couloir, face à la salle de bain. C’était là, sous le regard écaillé de cette panthère en plâtre posée sur l’armoire, que je vivais mes premiers voyages littéraires. Puis, la transition s'est faite sans que je m'en rende compte : de la Bibliothèque Rose, je suis passé à la Bibliothèque Verte. Le Clan des Sept et le Club des Cinq ont nourri mon goût pour l'aventure et la camaraderie. Je me souviens des étés passés à dévorer ces histoires, où chaque mystère semblait une promesse d'évasion. Mais déjà, je visais plus loin, attiré par des récits plus vastes, plus complexes. L'Île au trésor de Stevenson et les romans de Jules Verne m'ont pris par la main pour m'emmener explorer les confins du monde et de l'imaginaire. Et puis, presque aussitôt, un autre univers s'est ouvert à moi, tout aussi intrigant : celui de la bande dessinée érotique. Dans les années 1960, ce genre connaissait une véritable effervescence, avec des œuvres comme Barbarella de Jean-Claude Forest, qui mêlait sensualité et science-fiction, ou Valentina de Guido Crepax, explorant des thèmes érotiques avec une approche artistique novatrice. Ces bandes dessinées, souvent censurées ou mal comprises, représentaient une forme de rébellion contre les normes établies et offraient une nouvelle manière d'aborder la sexualité et l'érotisme. Aujourd’hui, en repensant à ce parcours littéraire de mon enfance , je me demande si je n’ai pas toujours cherché dans ces livres un écho de quelque chose d’enfoui. Ces histoires — qu’il s’agisse de contes, de romans ou même de bandes dessinées — semblaient contenir des forces invisibles, des codes anciens, presque cabalistiques. Comme si chaque récit n’était qu’une clé, ou peut-être un leurre, dissimulant un autre récit plus secret, plus inaccessible. Ce n’était pas les héros qui me fascinaient, ni leurs victoires ou leurs chutes, mais les espaces entre les mots, les silences qui s’ouvraient entre deux lignes. Ces zones d’ombre, ces points de rupture dans la logique apparente des récits, résonnaient avec quelque chose d’indicible en moi. Et parfois, j’ai eu l’impression que ce n’étaient pas tant moi qui lisais les livres, mais les livres qui me lisaient, qui déchiffraient mes propres failles et mes propres obscurités.|couper{180}

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le style Sebald

WG Sebald Le style de W.G. Sebald, écrivain allemand profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale et l'Holocauste, est à la fois unique et reconnaissable entre tous. Sebald, dont l’œuvre littéraire majeure inclut des romans comme *Les Anneaux de Saturne*, *Austerlitz*, et *Vertiges*, se distingue par une écriture qui transcende les genres et les frontières, mêlant fiction, mémoire, histoire et essai dans une forme narrative fascinante. Son travail se caractérise par un mélange subtil de prose élégante, de réflexions philosophiques et de méditations historiques, le tout souvent accompagné de photographies énigmatiques qui accentuent l’atmosphère mélancolique et troublante de ses récits. Un style hybride : entre fiction et documentaire L’une des particularités les plus frappantes du style de Sebald est sa capacité à brouiller les frontières entre la fiction et le documentaire. Ses récits sont souvent construits comme des enquêtes où l’auteur-narrateur, à la première personne, voyage à travers des paysages empreints d’histoire et de mémoire, retraçant des vies oubliées ou des événements tragiques. Ce procédé narratif, proche du reportage ou du journal de voyage, donne à l'œuvre de Sebald une qualité presque documentaire. Cependant, cette dimension est constamment contrebalancée par des incursions dans l’imaginaire, des digressions poétiques ou des interrogations métaphysiques, créant une tension permanente entre le réel et la fiction. L'obsession de la mémoire et de la perte La mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective, est le cœur battant de l’écriture sebaldienne. L’auteur s’intéresse particulièrement aux répercussions du passé sur le présent et à la manière dont les traumatismes historiques, notamment ceux liés à la Shoah ou à la guerre, continuent de hanter les individus et les sociétés. Cette obsession pour la mémoire se manifeste dans son style par une écriture sinueuse, où les souvenirs et les associations d’idées se succèdent, souvent de manière non linéaire. Le style de Sebald est descriptif et méditatif, imprégné d'une langueur mélancolique, comme si chaque phrase portait en elle le poids du temps et de la perte. Une prose élégiaque et digressive Sebald est souvent qualifié de maître de la digression. Ses récits, loin de suivre une trame narrative traditionnelle, s’éparpillent dans des réflexions, des anecdotes historiques ou des détails apparemment insignifiants. Cette structure digressive reflète une vision du monde fragmentée, où le sens émerge non pas d’une ligne droite, mais des bifurcations, des rencontres fortuites, et des correspondances secrètes entre les éléments. La prose de Sebald, lente et dense, invite le lecteur à la contemplation. Elle est souvent ponctuée de longues phrases complexes, où descriptions précises et réflexions existentielles se mêlent dans un flux continu. L'intégration de photographies Un autre aspect distinctif du style de Sebald est l’usage récurrent de photographies, souvent en noir et blanc, insérées dans le corps du texte. Ces images, qui paraissent à première vue banales ou mystérieuses, n’ont pas toujours de lien direct avec l’intrigue, mais elles contribuent à l’atmosphère d’étrangeté et de trouble qui se dégage de l’œuvre. Elles fonctionnent comme des traces du passé, des fragments visuels qui, comme les souvenirs, sont partiels, flous et parfois énigmatiques. Loin d’illustrer le texte, ces photographies créent des échos visuels qui amplifient le sentiment de perte et de mélancolie. L'écriture du deuil et de la mélancolie La mélancolie est une composante essentielle du style de Sebald. Elle s’exprime non seulement dans les thèmes qu’il aborde – la destruction, le déracinement, la disparition –, mais aussi dans le rythme même de son écriture. Ses textes sont empreints d’une tristesse diffuse, d’une sensation de deuil perpétuel, comme si l’auteur tentait de capter les traces évanescentes d’un monde en train de disparaître. Cette tonalité élégiaque est accentuée par le choix du vocabulaire et la structure des phrases, souvent longues et sinueuses, qui donnent l’impression d’une pensée en mouvement, cherchant à saisir l’insaisissable. Le paysage comme personnage Dans les œuvres de Sebald, les paysages tiennent souvent un rôle aussi important que les personnages humains. Qu’il s’agisse des côtes désolées de la mer du Nord dans *Les Anneaux de Saturne* ou des ruines de l’Europe d’après-guerre dans *Austerlitz*, les lieux sont toujours investis d’une signification symbolique ou historique. Ils deviennent des espaces de réflexion sur le temps, la mémoire et la destruction. Sebald déploie une géographie mentale autant que physique, où chaque paysage est chargé de résonances émotionnelles et historiques. Conclusion : une écriture de l’errance Le style de Sebald est celui de l’errance, à la fois géographique et intellectuelle. Ses récits, souvent qualifiés de « romans de voyage », sont des explorations autant intérieures qu’extérieures, où l’auteur se penche sur les traces du passé pour tenter de comprendre les mécanismes de la mémoire, de la perte et du trauma. Avec son écriture digressive, ses photographies énigmatiques, et sa prose mélancolique, Sebald a créé une œuvre profondément originale, qui échappe aux catégories conventionnelles et continue de fasciner par sa richesse et sa profondeur. En résumé, le *style Sebald* est une invitation à la réflexion lente et à la méditation sur les fantômes du passé, une écriture qui embrasse l’histoire tout en la filtrant à travers le prisme du souvenir, de la perte et de la mélancolie.|couper{180}

Lectures

lire de mauvais livres

J’ai lu beaucoup de mauvais livres, et je les ai trouvés bons pour moi. Pas tout de suite, bien sûr. Au début, je ne savais pas quoi penser. Qu’est-ce qui fait qu’un livre est bon ou mauvais ? Ce n’est, après tout, que de l’encre sur du papier. Des histoires, des idées, qui vont et viennent, sans autre prétention que celle d’exister. J’ai lu de bons livres, mais c’est parce que j’ai décidé qu’ils étaient bons pour moi. Pas parce qu’on me l’avait dit, pas parce qu’ils avaient été célébrés ou oubliés. J’ai toujours été méfiant vis-à-vis des "on dit". Non, j’ai dit qu’ils étaient bons juste parce qu’ils me parlaient, même maladroitement. C’est comme ça que de mauvais livres sont devenus bons : non pas parce qu’ils ont changé, mais parce que mon regard sur eux a changé. Ce qu’ils contenaient, je l’ai fait mien. Je l’ai réécrit, peu importe si je l’ai écrit maladroitement moi aussi. Ma chance est d’être inculte, d’en être conscient un peu plus chaque jour. Au début, ça aussi c’était un poids, une tare, c’était du mauvais à n’en jamais finir, et puis c’est fini comme ça a commencé, sans prévenir.|couper{180}

Lectures

Autour de la chose

Ce texte est sans doute autre chose qu'une chronique littéraire, autre chose qu'un simple compte rendu de lecture. C'est autre chose, mais je ne sais pas vraiment où la ranger. Alors dans la catégorie "lecture" puisqu'il pourrait bien s'agit de ça finalement.|couper{180}

réflexions sur l’art

Lectures

Les choses, entre Perec et Rabelais : une quête infinie

travail d'élève Derrière chaque quête d’écriture, il y a une tension : celle entre le manque et le trop-plein, entre ce que nous désirons atteindre et ce que nous sommes capables d’exprimer. Cette tension traverse l’œuvre de Georges Perec, en particulier Les Choses, mais elle s’inscrit aussi dans celle de Rabelais, cet écrivain gigantesque qui ne cesse de rire, de manger, de boire, et de convoiter toujours plus. Pourquoi ces deux auteurs, que tout semble opposer, se rejoignent-ils sur la question des choses ? Parce qu’ils explorent chacun, à leur manière, le lien entre notre rapport aux objets, au langage, et au désir. Dans Les Choses, Perec raconte l’histoire d’un couple, Jérôme et Sylvie, et de leur quête insatiable de confort matériel. Les "choses", dans ce roman, ne sont pas simplement des objets : elles incarnent le désir de posséder, de paraître, et finalement d’être. Mais ce désir ne mène jamais au bonheur ; il engendre une frustration permanente, une fuite en avant où chaque chose convoquée en appelle une autre. Le mot "chose" comme abstraction : Perec choisit ce mot vague pour souligner la généralité du désir : ce n’est pas une lampe, une chaise ou un tableau qu’ils veulent, mais l’idée de la perfection, de la complétude. Une critique de l’accumulation : Les "choses" ne comblent jamais le vide ; elles ne sont que des promesses éphémères, qui se renouvellent sans cesse. Face à l’austérité critique de Perec, Rabelais pourrait sembler l’exact opposé. Chez lui, les "choses" ne manquent pas : elles débordent. Les plats sont trop grands, les banquets infinis, les mots eux-mêmes se multiplient à l’excès. Mais ce trop-plein est aussi une réponse à une quête : celle de la vie, du savoir, et d’un langage libre. L’abondance comme célébration : Rabelais ne critique pas l’accumulation ; il la magnifie, en faisant des "choses" une source de plaisir et de connaissance. Pour Gargantua et Pantagruel, les choses ne sont pas des objets morts ; elles sont vivantes, et elles participent à l’exploration du monde. Perec et Rabelais : une tension entre manque et excès Ce qui relie Perec et Rabelais, c’est leur interrogation commune sur le désir. Mais alors que Perec le situe dans une quête inaboutie, une société d’insatisfaction chronique, Rabelais l’élève au rang de force vitale, une impulsion sans limite qui donne au langage et à la vie toute leur richesse. Chez Perec : le désir piégé. Les choses que l’on désire restent toujours hors de portée ; elles nous échappent, et c’est cette distance qui génère une mélancolie sourde. Chez Rabelais : le désir exubérant. Le désir n’est pas une quête impossible, mais un appel à tout goûter, tout essayer, tout vivre. Les choses sont infinies, et c’est leur infinie variété qui nourrit la joie. François Bon : lire entre les choses C’est en écoutant François Bon que cette réflexion s’est construite. Bon, ce passeur extraordinaire, a su donner vie à l’œuvre de Rabelais, me faisant ressentir un amour pour cet écrivain que je n’ai pourtant que peu lu. Il m’a montré à quel point Rabelais est un auteur de l’excès et du vivant, un écrivain qui, comme Perec, interroge notre rapport aux choses : non pas seulement aux objets, mais à ce qui nous entoure, à ce que nous convoquons pour exister. François Bon évoque souvent comment Rabelais, avec sa langue gargantuesque, fait exploser les limites. Et à travers Perec, c’est une autre forme de langage qui explose : non par le trop-plein, mais par la réduction, par l’abstraction. Deux écrivains qui, dans leur rapport aux choses, tracent une carte du désir humain. Dans ma propre écriture, le mot "chose" surgit souvent. D’abord, je l’ai perçu comme une faiblesse : un mot trop vague, trop facile. Mais à travers cette réflexion, je comprends qu’il est bien plus que cela : un conteneur pour le mystère, une porte vers l’abstraction ou l’exubérance, selon ce que j’y mets. Avec Perec, "chose" devient une manière d’interroger le vide, ce qui manque, ce que je ne nomme pas. Avec Rabelais, "chose" est une manière de célébrer ce qui est, ce qui déborde, ce qui existe dans toute sa variété. Entre le vide de Perec et le trop-plein de Rabelais, un étroit passage pourrait dessiner une nouvelle voie. Les choses que j’écris ne sont ni seulement absentes ni seulement présentes ; elles oscillent entre les deux, à la fois vivantes et insaisissables. Écrire, c’est peut-être cela : convoquer les choses, jouer avec leur absence et leur présence, et, peut-être aussi, à travers elles, toucher quelque chose d’essentiel.|couper{180}

Lectures

je l’envie

"Peut-être tout le mérite de son histoire était-il dans sa manière de la raconter. Il est satisfait. Il l’écrit. Il peut continuer. Je l’envie, et referme son livre aussitôt. Presque jaloux de ne pas atteindre une telle satiété. Un peu comme pour les images de vacances, quand chacun préfère toujours montrer les siennes que s’ennuyer àregarder celles des autres." J'ai décidé d'arréter d'écrire, Pierre Patrolin, page 36|couper{180}

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lire de façon non linéaire

Je me souviens de la première fois où j'ai entendu parler de la lecture non linéaire. C'était un jour d'hiver, dans une petite bibliothèque de quartier. Un homme, assis à une table près de la fenêtre, lisait un livre d'une manière qui m'a semblé étrange. Il ne tournait pas les pages dans l'ordre. Une page ici, une autre là. Il s'arrêtait, revenait en arrière, puis avançait de nouveau. Je l'observais, intrigué. Ce n'était pas ainsi que j'avais appris à lire. Mais cet homme semblait en savoir plus que moi. Peut-être qu'il avait découvert quelque chose que je ne comprenais pas encore. En sortant de la bibliothèque ce jour-là, je n'ai pas pu m'empêcher de penser à cette façon de lire. Cela m'a rappelé certaines choses dans ma propre vie. Les événements ne se déroulent jamais vraiment dans un ordre parfait, n'est-ce pas ? On vit un moment, on en oublie un autre, puis quelque chose nous ramène en arrière. On repense à des choses qu'on croyait avoir laissées derrière nous, et parfois on se projette dans l'avenir sans vraiment savoir ce qui nous attend. Tout cela forme un ensemble désordonné, mais c'est ainsi que la vie fonctionne. La lecture non linéaire est un peu comme cela. Elle reflète la manière dont nous vivons et pensons réellement. Contrairement à la lecture traditionnelle — où l'on suit une intrigue bien définie du début à la fin — la lecture non linéaire permet au lecteur de naviguer dans le texte comme bon lui semble. On peut commencer au milieu d'un livre, puis revenir au début pour comprendre ce qu'on a manqué. Ou bien on peut sauter directement à la fin pour voir comment tout se termine avant de plonger dans les détails. Cela me fait penser aux histoires que j'ai entendues dans ma vie. Des histoires racontées par des amis autour d'une table, où chacun ajoute sa propre version des faits, parfois dans le désordre. On commence par l'anecdote la plus marquante, puis on revient en arrière pour expliquer comment tout cela a commencé. C'est une manière plus organique de raconter et de comprendre les choses. Certaines œuvres littéraires se prêtent particulièrement bien à cette approche fragmentée. Prenons par exemple *Marelle* de Julio Cortázar. Ce roman est conçu pour être lu dans n'importe quel ordre : vous pouvez suivre l'ordre traditionnel des chapitres ou sauter d'un chapitre à l'autre selon les indications données par l'auteur ou selon votre propre intuition. Chaque fragment du texte possède une autonomie qui permet au lecteur de reconstruire le récit comme il le souhaite. C'est là que réside un des grands avantages de la lecture non linéaire : elle permet au lecteur d'explorer les thèmes et les idées du texte à son propre rythme et selon ses propres priorités. Vous pouvez choisir de vous concentrer sur certains aspects du récit qui vous parlent davantage, ou bien revenir plusieurs fois sur des passages qui vous intriguent sans être contraint par une progression linéaire imposée. Dans cette approche, chaque fragment devient une sorte de fenêtre ouverte sur l'ensemble du texte. Vous n'avez pas besoin de tout lire pour comprendre l'essentiel ; chaque morceau contient en lui-même une part du tout. Un autre aspect fascinant de la lecture non linéaire est qu'elle transforme chaque expérience de lecture en quelque chose d'unique et personnel. Deux lecteurs peuvent aborder le même livre de manière totalement différente et en retirer des impressions complètement distinctes. Je pense souvent à cela quand je relis des livres que j'ai aimés par le passé. À chaque nouvelle lecture, je découvre quelque chose que je n'avais pas remarqué auparavant — un détail caché entre les lignes, une phrase qui prend soudainement tout son sens après avoir vécu certaines expériences personnelles. La lecture non linéaire amplifie cet effet en permettant au lecteur de revisiter certains passages du texte sous différents angles et à différents moments de sa vie. Ce qui paraissait insignifiant lors d'une première lecture peut soudainement devenir crucial lors d'une relecture ultérieure. Bien sûr, tout cela a aussi ses inconvénients. La liberté offerte par la lecture non linéaire peut parfois être déroutante pour certains lecteurs habitués à suivre une intrigue claire et ordonnée. Il y a un risque réel de se perdre dans le texte, surtout si celui-ci est complexe ou fragmenté.Je me souviens d'un ami qui avait tenté de lire La Maison des feuilles de Mark Z. Danielewski — un roman connu pour sa structure labyrinthique et ses multiples récits imbriqués — et qui avait fini par abandonner après quelques chapitres seulement. "C'est trop compliqué", m'avait-il dit. "Je ne sais jamais où je suis ni ce qui se passe." C'est vrai que ce type d'œuvre demande souvent plus d'effort et d'attention que les récits traditionnels. Mais pour ceux qui sont prêts à relever le défi, la récompense peut être immense : une compréhension plus profonde des thèmes abordés et une expérience littéraire plus riche. Il y a aussi quelque chose d'ironique dans cette idée de liberté offerte par la lecture non linéaire. En tant que lecteur, on a l'impression d'avoir le contrôle — on choisit où aller, quoi lire en premier — mais en réalité, c'est souvent l'auteur qui orchestre tout cela en coulisses. Prenez Marelle encore une fois : bien que Cortázar vous donne la liberté de lire son roman dans n'importe quel ordre, il a soigneusement structuré son texte pour que chaque chapitre résonne différemment selon l'ordre dans lequel vous le lisez. C'est comme si l'auteur jouait avec vous, vous donnant l'illusion du choix tout en contrôlant subtilement votre expérience. C'est peut-être là toute la beauté de la lecture non linéaire : elle crée un dialogue entre l'auteur et le lecteur où chacun a son rôle à jouer dans la construction du sens. En y réfléchissant bien, je me demande si cette manière de lire ne reflète pas aussi notre rapport au temps lui-même. Le temps n'est jamais vraiment linéaire dans nos vies ; il est fait de souvenirs fragmentés, d'anticipations incertaines et de moments présents fugaces. La lecture non linéaire capture cette réalité en nous permettant de naviguer librement entre passé, présent et futur au sein du texte — tout comme nous le faisons constamment dans nos esprits lorsque nous repensons à notre propre vie ou imaginons ce qui pourrait arriver ensuite. Peut-être est-ce pour cela que certaines œuvres littéraires modernes adoptent cette approche : elles cherchent à représenter plus fidèlement notre expérience subjective du temps et des événements. En fin de compte, la lecture non linéaire offre une nouvelle manière d'appréhender le récit littéraire — plus libre, plus personnelle, mais aussi plus exigeante. Elle permet au lecteur d'explorer un texte selon ses propres termes tout en ouvrant des possibilités infinies d'interprétation et de découverte. Mais elle demande aussi une certaine ouverture d'esprit et une volonté d'accepter l'incertitude et le désordre inhérents à ce type de lecture. Comme cet homme que j'avais vu dans cette bibliothèque cet hiver-là — celui qui lisait son livre dans tous les sens — je pense qu'il avait compris quelque chose que je ne comprenais pas encore à l'époque : parfois, ce n'est pas tant l'ordre des mots qui compte, mais ce qu'ils éveillent en nous lorsque nous les rencontrons au bon moment. Et c'est peut-être cela toute la magie de la littérature non linéaire : elle nous permet de trouver notre propre chemin à travers les histoires qu'elle raconte — un chemin unique pour chacun d'entre nous.|couper{180}

idées

Lectures

vanité

Je ne sais quelle obscure vanité me pousse à vouloir répéter encore que quelqu’un marche dans les bois, qu’il marche seul, sous le soleil, quelque chose au creux de sa main, serré entre les doigts. Les clefs d’une voiture, une gomme ou un caillou. Un petit caillou rond peut-être, ramassé en chemin, anodin dans la paume de la main. Un galet lisse, soyeux, comme s’il était important pour le monde, les lecteurs et les autres, l’univers tout entier, qu’il fût plutôt lisse que grenu, ou un peu rugueux au contact de la peau. Une sorte d’œuf de pierre, plat, roux et doux, poli depuis longtemps par les eaux d’un ruisseau et maintenant serré par la main d’un homme qui marche dans les bois. Dans une forêt décrite comme grise et verte, sous le soleil, écrite donc, subitement présente, apparue sans innocence. Sans fausse innocence. Sans innocence sincère non plus : Jacqueline me demande ce que j’ai fait aujourd’hui. Rien. Je n’ai rien écrit. J'ai décidé d'arréter d'écrire, page 24, Pierre Patrolin|couper{180}

Lectures

j’ai décidé d’arréter d’écrire

"C’est difficile. C’est un peu difficile. J’ai décidé d’arrêter d’écrire. D’essayer d’arrêter. De cesser de vérifier sans cesse que j’ai bien un stylo sur moi, dans une poche intérieure de la veste ou de l’imperméable, avant de sortir. Un crayon dans la voiture. D’avoir toujours un papier dans le pantalon. Un morceau de papier, une feuille pliée en quatre, une facture au verso vierge par exemple. Sinon, une enveloppe usagée, déployée, ouverte, découpée pour libérer plus d’espace libre en doublant sa surface extérieure dès qu’elle sera remplie. Couverte de phrases, de noms et de verbes, avant de les recopier sur la page d’un écran. Au pire, le dos d’un petit bordereau de carte bancaire, au papier sans épaisseur, fragile. Surtout sous la pluie. Ou dans l’eau. Autrement, en dernier ressort, le clavier d’un téléphone, mal adapté, lourd au fond de la poche, fragile, peu pratique pour écrire rapidement. Du bout des pouces. Sur le trottoir." "Ce matin, j’ai trouvé une gomme, en rangeant un crayon que je ne voulais plus voir. Un cube de caoutchouc épais, un peu mou, d’un blanc plutôt tendre, dans un tiroir de mon bureau, au milieu des trombones et des élastiques. Sous une pince à épiler.Un bloc rectangulaire, lisse, aux angles émoussés, biseauté par l’usure. Un peu plus large que deux doigts. Inutile quand on pianote sur un clavier, ou pour effacer l’encre sur le papier glacé d’un magazine : il faudrait alors imaginer écrire uniquement à la pointe de graphite, sans trop appuyer sur un papier toujours très lisse, dans l’espoir de parvenir à annuler jusqu’à la trace de ce qu’on aura écrit. " J'ai décidé d'arréter d'écrire, Pierre Patrolin, P.O.L|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

à propos d’une description de tableau

"On peut admirer, au musée de Rennes, le magnifique Nouveau-né de Georges de La Tour. Veloutée, enduite d’ombre ou, sa densité surprend, mais, chez le peintre, elle surprend toujours, de cette nuit très obscure qu’éclaire une chandelle – la flamme, invisible, informe toute la toile : du bébé aux visages de la mère et de cette autre femme, plus âgée (servante ? parente ? confidente ?), laquelle tient la bougie, la protégeant des courants d’air d’une main que la lueur fantôme rend translucide, plus intime et charnelle, légère à la fois d’être comme radiographiée, du vêtement rouge de la jeune maman aux reflets qu’avec le blanc des langes, celui de la chemise de la seconde femme et du bonnet coiffant l’enfant endormi ils multiplient sur la peau des personnages, rien ne lui échappe) –, l’œuvre, qui fut composée vers 1645, dispense une telle douceur qu’elle émeut jusqu’aux larmes. C’est tout ce que je n’ai pas vécu, tout ce qui ne me fut pas donné qui soudain se saisit de moi, m’étreint, me bouleverse : on ne guérit pas de ses jeunes années." Le Chemin des écluses, Lionel Bourg, Editions Folle Avoine|couper{180}

Lectures

Les Emigrants de Sebald

Dans Les Émigrants, W.G. Sebald, auteur allemand renommé, tisse un récit complexe à travers quatre histoires distinctes, explorant les thèmes de la mémoire, de l'exil et du traumatisme historique. Chaque récit suit le parcours d'hommes émigrés, souvent d'origine juive, confrontés à la perte de leur patrie et à la quête d'identité dans un monde marqué par la Shoah et les bouleversements du XXe siècle, tout en intégrant des éléments autobiographiques et visuels qui brouillent les frontières entre réalité et fiction.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

En relisant des notes prises sur « les palmiers sauvages » de Faulkner

En relisant des notes prises sur « les palmiers sauvages » de Faulkner, je peux aujourd’hui comprendre à quel point déjà en 89 l’histoire du rythme m’obsède. J’avais noté que la faute, le péché, la fausse-note et le faux-pas était une seule et même chose, une erreur de rythme. Que l’histoire commence quand le ou les personnages commettent physiquement une action qui les exile de ce rythme autour d’eux, et que c’est au moment même qu’ils le perdent qu’ils prennent soudain conscience qu’un rythme général plus grand qu’eux, existe. Ensuite les voix les tons les niveaux de language peuvent recréer en s’entremêlant l’illusion d’une sorte de musique. Faulkner utilise beaucoup cela, il redessine une frontière là où « l’American way of life » ne voudrait plus en voir. Faulkner n’invente pas la frontière il dit simplement qu’elle existe toujours. Voilà pourquoi ses livres se sont si mal vendus à son époque. Beaucoup trop dérangeant, et surtout pas du tout « en rythme » avec l’hypocrisie ambiante. Et comme ici en France nous avons toujours entre dix et vingt ans de retard sur les U.S pas étonnant que certains grands écrivains lisant du Faulkner n’y aient absolument rien compris. Aujourd’hui c’est plus facile de lire Faulkner, l’american way of life on l’a pris en pleine poire, on en vomirait toutes nos tripes de cette hypocrisie crasse. Bien vu de remettre Faulkner sur les rails… encore qu’il n’est pas à consommer en dilettante, donc il est plus facile de dire oh oui j’ai lu Faulkner, et passons vite à autre chose que de le lire vraiment.|couper{180}

histoire de l’imaginaire Balade non académique dans l’imaginaire : symboles, gothique, Poe, Lovecraft, Tolkien, et après. Un regard situé, en (…)