Les Emigrants de Sebald

Structure et Personnages

L’ouvrage se compose de quatre récits distincts, chacun centré sur un personnage émigré :

  • Dr Henry Selwyn : Un homme âgé et solitaire vivant dans une maison anglaise isolée, qui révèle progressivement son passé d’émigrant lituanien.
  • Paul Bereyter : Un ancien instituteur allemand d’origine juive, persécuté sous le régime nazi, dont le suicide est exploré par le narrateur.
  • Ambros Adelwarth : Un majordome émigré aux États-Unis, dont la vie tourmentée est retracée à travers les souvenirs de ses proches et ses journaux intimes.
  • Max Ferber : Un peintre juif allemand ayant fui Munich pour l’Angleterre, luttant avec ses souvenirs traumatiques et sa relation complexe avec sa mère, victime de la Shoah.

Ces histoires sont narrées par un personnage ressemblant à Sebald lui-même, qui agit comme un observateur ou un enquêteur, retraçant les vies de ces émigrants à travers leurs souvenirs, leurs récits et les traces qu’ils ont laissées

Thèmes Principaux

Les thèmes centraux de Les Émigrants s’articulent autour de la mémoire fragmentée, de l’exil psychologique et du poids du trauma historique. La nostalgie lancinante et le sentiment de déracinement imprègnent les récits, reflétant l’incapacité des personnages à se réconcilier avec leur passé. L’œuvre explore également la nature comme miroir de la dévastation émotionnelle subie par les émigrants, utilisant des descriptions détaillées de paysages pour refléter leur état intérieur

  • Mémoire et oubli : lutte contre l’effacement des souvenirs traumatiques
  • Exil et déracinement : aliénation géographique et psychologique
  • Trauma historique : impact indirect mais omniprésent du nazisme et de la Shoah
  • Nature et destruction : paysages comme reflets de l’état émotionnel des personnages

Style Narratif de Sebald

Le style narratif de Sebald dans Les Émigrants se caractérise par un mélange unique de genres littéraires, fusionnant récit autobiographique, fiction historique, essai philosophique et reportage photographique. Ses phrases longues et sinueuses imitent le flux de la pensée et du souvenir, créant une atmosphère mélancolique où le passé pèse constamment sur le présent. L’utilisation fréquente d’images et de photographies dans le texte renforce l’idée d’une mémoire fragmentaire et de souvenirs incomplets, ajoutant une dimension visuelle à la narration Cette approche innovante brouille les frontières entre réalité et fiction, invitant le lecteur à s’interroger sur la nature même de la mémoire et de l’histoire.

Rôle de Sebald

Dans Les Émigrants, Sebald endosse le rôle d’un archéologue de la mémoire, fouillant les fragments du passé pour reconstituer des histoires souvent oubliées ou marginalisées. Le narrateur, qui ressemble fortement à l’auteur lui-même, enquête sur les vies brisées par l’histoire, retraçant les souvenirs des protagonistes à travers des rencontres personnelles ou des récits indirects. Cette approche permet à Sebald de jouer un double rôle : celui d’un chroniqueur des vies oubliées et celui d’un médiateur entre le passé et le présent, entre la mémoire individuelle et collective, mettant en lumière la douleur silencieuse des émigrants qui ont survécu à l’exil et à la Shoah.

citations

  • Le Dr Selwyn me fit l’aveu – un autre mot serait inadéquat – qu’au cours des dernières années, le mal du pays l’avait de plus en plus assailli.
  • "Les années de la Seconde Guerre Mondiale et les décennies qui suivirent furent pour moi une période mauvaise et aveugle, sur laquelle, même si je voulais, je ne pourrais rien raconter."
  • "Pendant des décennies les images de cet exode s’étaient effacées de sa mémoire, mais ces derniers temps, elles se manifestaient de nouveau, elles revenaient."
  • "En 1939, il est transporté en avion en Angleterre, il ne reverra plus ses parents, déportés et décédés."

Héritage de l’exil

Les Émigrants de W.G. Sebald se révèle comme une œuvre majeure de la littérature contemporaine, offrant une réflexion profonde sur l’exil, la mémoire et les traumatismes historiques. À travers ses quatre récits entrelacés, Sebald parvient à créer un espace littéraire unique où le passé et le présent se confondent, où les frontières entre réalité et fiction s’estompent
L’ouvrage se distingue par :

  • Sa structure narrative innovante, mêlant enquête, témoignage et fiction
  • Son exploration sensible de la mémoire fragmentée et du déracinement
  • Son style prose poétique et mélancolique, reflétant l’état d’esprit des émigrants
  • L’utilisation habile de documents et de photographies, renforçant l’effet de réel tout en questionnant la nature de la vérité historique

En fin de compte, Les Émigrants nous invite à réfléchir sur la façon dont l’Histoire façonne les destins individuels et sur la persistance du passé dans le présent. Sebald, en archéologue de la mémoire, nous rappelle l’importance de ne pas oublier, tout en soulignant la difficulté de saisir pleinement l’expérience de l’exil et du traumatisme

Sources de l’article

https://books.openedition.org/pub/24451?lang=fr
https://www.universalis.fr/encyclopedie/les-emigrants-les-anneaux-de-saturne/
https://theses.hal.science/tel-01309596v1/file/These_Christine_SAVATON.pdf
https://laboucheaoreilles.wordpress.com/2020/11/21/les-emigrants-de-w-g-sebald/
https://books.openedition.org/pur/56281?lang=fr
https://hal.univ-lyon2.fr/hal-02008610/document
https://suruneilejemporterais.fr/dans-les-galeries-de-sebald/
https://www.insense-scenes.net/article/les-somnambules-de-lhistoire-les-emigrants-de-w-g-sebald-par-krystian-lupa/

Pour continuer

Lectures

ce genre de phrase

Je la revois dans les tiroirs de la commode – c’est par ici qu’il fallait commencer, j’en étais sûr, par cette commode centenaire héritée de mon père, avec son plateau de marbre gris et rose fendu à l’angle supérieur gauche, son triangle presque isocèle qui n’a jamais été perdu et qui reste là, flottant comme un îlot en forme de part de tarte ou de pizza – mais cassé depuis quand et par qui ? – et qui n’a jamais été perdu ni jeté, même si la commode, en un siècle, n’a sans doute pas subi un seul déménagement, ou quelques-uns qu’elle n’aura vécus qu’à l’intérieur de la maison, passant peut-être, traînée par deux saisonniers réquisitionnés pour l’occasion, du rez-de-chaussée au couloir de l’étage pour finir ici, dans la chambre du cerisier, qu’on appelle chambre du cerisier depuis toujours, en sachant que ce toujours a commencé bien avant moi et avant mon père, qui lui aussi l’appelait chambre du cerisier – depuis toujours nous a-t-il affirmé, sorte de vérité antédiluvienne nimbée d’une aura qu’on percevait dans l’intonation qu’il avait en prononçant ce toujours, l’air impressionné par le mot –, surpris même qu’on lui demande confirmation, comme s’il était indigné qu’on ait pu imaginer, nous, ses enfants, un avant le cerisier, un avant la chambre, comme si dans son esprit chambre et cerisier étaient liés depuis l’éternité. Pour nous, c’est la chambre du cerisier et ce le sera encore longtemps, même si plus personne n’habite cette maison en hiver, les uns et les autres ne revenant s’y prélasser que pendant les vacances scolaires en avril, parfois des week-ends avant que débarque toute la fratrie, les femmes et les enfants d’abord, mais aussi les cousins, les cousines, les amis et les amies d’amis, tout ce petit peuple d’été qu’on retrouve tous les ans, sirotant à l’ombre du cerisier ou des magnolias des Negronis et des Spritz pour les plus citadins d’entre eux, du rosé pamplemousse pour ceux qui sont restés vivre à une encablure de la maison. Quelque chose, dans cette phrase inaugurale, me rebute au point de me tenter de ne pas poursuivre la lecture. Je pourrais adresser exactement la même remarque à l’une de mes phrases : à la différence près que, dans mon cas, j’aurais la possibilité de la couper, de la jeter, de la reprendre jusqu’à ce qu’elle coïncide avec ma nécessité. Ici, j’ai le sentiment qu’on lui a donné un rôle de vitrine : phrase-symptôme, phrase-programme, censée prouver d’emblée ce que le livre sait faire. Or c’est justement ce « savoir faire » qui m’ennuie : la phrase tient debout, elle est maîtrisée, elle accroche un lieu, une mémoire, une mythologie familiale, mais je la sens occupée à se montrer au travail. J’y vois une démonstration de force syntaxique dont, chez moi, j’aurais honte. Ma réaction est d’abord épidermique : je résiste, je n’ai pas envie d’entrer dans un roman qui commence par se regarder écrire. Ensuite je me raisonne : peut-être, puisqu’il s’agit d’une ouverture, les centaines de pages suivantes serviront-elles justement à resserrer, à faire plus bref, plus net, plus impitoyable. Je feuillette, je vais à la fin du volume, sans trouver de garantie. Alors je me demande si ce n’est pas moi qui suis en cause, épuisé par mon propre travail de réécriture, sans réserve d’indulgence pour ce genre de déploiement. Peut-être n’est-ce qu’un effet de miroir. Je n’ai ni le temps ni l’envie, aujourd’hui, d’élucider tout cela. Je repose le livre pour plus tard et je retourne à mes moutons : mes phrases, avec cette idée tenace que ce que je refuse chez l’autre, je dois être prêt à le couper chez moi. ajout le 29 nov. 2025* ce qui s'oppose n'a rien à voir avec l'homme, mais avec les histoires que l'on raconte sur, qu'il se raconte. Histoires que peut-être l'auteur de ce billet prend de plus en plus en grippe. Une réalité, mais laquelle ? disparaissant dans le flux incessant de ces histoires parallèles.|couper{180}

Auteurs littéraires

Lectures

Contre l’admiration

Je relisais un de mes vieux textes et j’ai eu honte. Pas la honte modeste de l’artisan. La honte rageuse de l’enfant qui trépigne. Lui a le jouet, pas moi. Lui, c’est Pierre Michon. Son texte est un coup de poing. Le mien est une caresse tremblotante de puceau. J’ai longtemps cru que mon problème était l’admiration. Je me trompais. Mon problème est de refuser de voir le sang et les larmes séchés sur la page de l’autre. Je parcours ( fiévreusement ) « Hoplite » et je vois le résultat : la locomotive-monstre, la grue à eau qui devient accouplement cosmique. C’est sublime. Et c’est un leurre. Car ce que j’admire, c’est le produit fini. Ce que je refuse de voir, c’est le prix. Premier prix : la durée. Avoir laissé cette nuit quelconque – une nuit de gare, une nuit de jeune homme – macérer dans les limbes de la mémoire pendant des décennies, jusqu’à ce que chaque détail anodin (la suie, le tchouk-tchouk des soupapes, l’odeur de la serpillière) devienne un organe vital du mythe. Michon n’a pas écrit « Hoplite » à vingt-six ans. Il a laissé le temps transformer l’événement en or littéraire. J’ai, moi, la patience d’un moucheron ; j’écris sur l’instant, je veux la transmutation immédiate, sans la longue alchimie de l’oubli et de la réminiscence. Deuxième prix : la cruauté. Une froideur de chirurgien. Michon a offert son jeune moi lyrique et mégalo en pâture. Il a transformé sa propre comédie en tragédie. J’ai, moi, une peur panique du ridicule. Je préfère la pâleur contrôlée à la rougeur de l’effusion. Troisième prix : renoncer à fuir. Michon, dans le train, fuyait l’armée, mais il courait vers sa vocation. Moi, je me réfugie dans la lecture des maîtres pour fuir l’écran vide. Je collectionne les grues à eau des autres pour ne pas avoir à construire la mienne. Quatrième prix : la solitude. Accepter de devenir un monstre d’égoïsme, de laisser le monde réel – les amours, les amitiés, les devoirs – passer au second plan, parce qu’une image, une musique de phrase, exige toute la place. Michon a construit une cathédrale dans sa tête. Je campe dans un abri de jardin bien rangé, de peur que la démesure ne dérange le voisinage. Ce qui me navre, ce n’est pas la supériorité de Michon. C’est mon infériorité de volonté. Lui a affronté le chaos. Moi, je me contente de remous dans une flaque d’eau. Alors, non, cet article ne cherche pas l’empathie du lecteur . C’est un constat d’échec assumé. Une charge que je porte contre moi-même et, peut-être, contre tous ceux qui, comme moi, se bercent d’admiration pour mieux éviter le combat. La vraie leçon de « Hoplite » n’est pas « comment écrire bien ». C’est « ce que cela coûte d’écrire vrai ». Et la question qui reste n’est plus « Suis-je capable ? ». La question est : « Suis-je prêt à payer ? » En écrivant ces lignes, j’ai posé une minuscule pièce sur le comptoir. C’est une pièce de cuivre, pas d’or. Mais c’est un début. La grue à eau n’attend pas. Pas plus que "la bonne fille en chaleur" qu'incarne la locomotive à vapeur : elle halète dans la nuit de chacun. Il ne tient qu’à nous d’entendre son souffle et d’oser, enfin, y répondre. « Hoplite ». Le titre n'est pas un hasard. C'est l'image de l'écrivain comme artisan discipliné, anonyme dans la foule des auteurs, engagé dans un combat de longue haleine pour tenir sa place dans la grande phalange de la littérature. Plutôt que d'admirer, il s'agit de revenir sur la même ligne de front, de regarder à gauche, à droite, et de respecter.|couper{180}

Auteurs littéraires Autofiction et Introspection

Lectures

Le Chiffon et la Buée

Ou La petite musique de la transcendance perdue Il y a dans l’obstination humaniste une hubris malodorante et probablement grotesque, une ventosité de l'âme du même tonneau que la démesure de la grenouille de la fable s’enflant pour égaler le bœuf — le bœuf étant, pour l’humaniste forcené, Dieu lui-même, ce grand Souverain Oint. Pour ce genre de cagot psychopathe, nul ne saurait prétendre à sa hauteur ; le seul qui lui inspire encore quelque doute n’est autre que le Créateur, le seul qu’il imagine être son enny. Ils se proclament, bien sûr, athées à tout crin, et c’est précisément dans ce reniement hargneux, dans ce recours désespéré au mot même qui le nie, que se trahit leur lien ombilical à cet Ennemi Surnaturel. Éternelle histoire de la Chute, dans un univers judéo-chrétien,faut-il encore le préciser ? Au royaume de la démesure règnent désormais la platitude, la banalité, l’ennui, et ce sentimentalisme à l’eau de rose, simple produit de l’enfarcissement médiatique, qui gave les consciences de spots publicitaires de plus en plus affligeants – un foie gras de l’âme sans foi authentique –, le tout déversé à parts égales dans des séries déféquées par les plateformes de streaming, sur lesquelles le peuple vient tenter de sécher ses turpitudes, voire les oublier pour se repaître de celles de héros ou d’héroïnes en carton bouilli, toutes aussi chiantes que celles de n’importe qui d’autre, formant un gouffre de fadaises truffé de sornettes. Dans ce paysage épuisé, seul un monde vidé de Dieu peut engendrer cette race d’humanistes hystériques, juchés sur le strapontin de leur petite vertu pour vomir sur la foule qu’ils baptisent "la masse", une denrée fade, un boudin noir social dont ils se repaissent faute de pain béni. Leur propension ( à ces gourous de pacotille ) à ouvrir des chapelles relève de l’ubuesque : ils infligent aux autres ce qu’ils reprocheraient à un Dieu — ce moulin à paroles qu’ils actionnent sans relâche, ces piailleries absconses destinées à embrouiller les chapons les plus téméraires. Même un Dieu n’aurait pas cette patience ; même un Dieu — si j’ose cet anthropomorphisme de bas étage — ne gaspillerait pas son souffle à ce point, lui qui doit gérer le Grand Livre des Raisons , Mystères et Autres imbécillités de l’univers. Pour saisir l’œuvre inepte de la sécularisation, imaginez une buée sur une vitre — cette buée, c’est leur Dieu, ou quiconque qu'ils désireraient placez au-delà de la fiente. La sécularisation est le chiffon dont use l’humaniste pour dédiviniser la surface cherchant la transparence plus que l'extase ou la transe. Il croit y gagner en clarté, mais cette clarté n’est que le reflet de son propre regard. Rien à voir avec la vision brûlante d’une Thérèse d’Avila, pour qui la buée se fait caresse, présence, capable de lui insuffler des transports spirituels, et autres. Or, cette comédie sinistre dans notre époque —comme d'autres ont eu les leurs : Conrad, Céline, Melville, Balzac — a ses cartographes. Deux écrivains, deux visions cauchemardesques qui, mieux que tous les discours, dessinent les contours de notre enfer : Dantec et ses Racines du mal d’un côté, Bolaño et son 2666 de l’autre. Les Racines du mal explorent les conséquences d’un monde qui a perdu le sacré. Le mal y réapparaît non comme une simple pathologie, mais sous sa forme religieuse la plus archaïque et terrifiante. Le roman suggère ceci : en chassant Dieu, l’humanisme séculier n’a pas supprimé le Diable ; il lui a simplement rouvert la porte, sous une forme plus démoniaque encore. L’humanisme se voit ainsi défié par les racines théologiques du mal qu’il croyait avoir transcendées. 2666, quant à lui, incarne l’aboutissement tragique d’un monde entièrement sécularisé. Le mal y a perdu toute dimension métaphysique ; il est systémique, bureaucratique, humain, trop humain, une merdificatrice machine. C’est le monde que l’humanisme a engendré : un monde sans Dieu. Le constat est sans appel. Bolaño nous confronte à cette question : un humanisme ayant évacué le sacré peut-il encore contenir la barbarie ? La réponse semble négative. L’humanisme est mis en échec par sa propre création. Ainsi, l’humaniste, ce dieu manqué, se retrouve le gardien d’un monde qu’il a vidé de toute présence, à l’exception de la sienne, omniprésente et geignarde. Il a chassé le grand Mystère et ne règne plus que sur un champ de ruines bruyantes, dans l’attente vaine que son propre reflet dans une vitre aseptisée daigne enfin lui sourire. Le Mal lui-même, jadis aventure transcendante, n’est plus qu’une bureaucratie ; le Bien, une publicité. Tout est devenu également banal, également épuisé. L’ennui est la seule mesure qui reste.|couper{180}

Auteurs littéraires Narration et Expérimentation oeuvres littéraires