Lectures
Dans Lectures, je rassemble des textes qui lisent autant les livres que leurs échos : portraits d’auteurs (Lovecraft, Maupassant, Sebald, Knausgård…), analyses thématiques (mémoire, espaces souterrains, rituel, minimalisme), et ponts entre œuvres et idées (réalisme magique, New Weird, steampunk, théorie de la narration). Plutôt que des critiques formatées, ce sont des notes argumentées : résumés sans divulgâcher, mises en contexte, rapprochements historiques, styles repérés, citations brèves.
contenu de la rubrique Lectures :
Auteurs & œuvres : dossiers, lectures suivies, cycles (Lovecraft et ses héritages, Dunsany, Sebald, Capote, Faulkner, Knausgård).
Genres & courants : New Weird, réalisme magique, steampunk, autofiction, poésie, essais et sciences humaines.
Théorie & pratique : formes narratives (arc, fragment, monologue), contrat auteur·lecteur, “traduction” d’un style (le “Horla”, le “style Sebald”), liens entre écrire et lire.
Cartes et liens : pistes de lecture, intertextes, rapprochements inattendus (Maupassant ↔ mythe de Cthulhu, archives et « cloud » avant l’informatique, villes réelles et villes imaginaires).
Fil conducteur : comprendre ce que fait un texte — au niveau du rythme, de la voix, des motifs — et où il nous mène. Les billets alternent portraits, fiches analytiques et essais courts, avec un maillage vers les rubriques voisines (fictions, carnets, mythes) pour prolonger la lecture.
Quelques thèmes récurrents :
- mémoire et traces - espaces/lieux (souterrains, murs, villes)
- rituels
- l’étrangeté du quotidien
- techniques du récit
- héritages et détours (de Dunsany à Lovecraft, de Perec à Rabelais)
- poétique de la sincérité et du doute
Objectif : offrir un lieu où la lecture devient laboratoire — pour choisir ses prochains livres, mais surtout pour voir comment ces lectures travaillent l’imaginaire
Lectures
Récits de la Kolyma
La Kolyma. Qu’est-ce que c’est ? Une presqu’île quelque part en Sibérie, disent les cartes. Mais ce n’est pas tout à fait ça. Ceux qui y vivent l’appellent une île. Les prisonniers disent que c’est une planète à part. Douze mois d’hiver et l’été n’existe pas. Un lieu qu’on ne trouve pas sur les cartes, où aller plus loin signifie qu’il n’y a plus de chemin. Tout bouge là-bas. Les routes, les convois, les hommes. Les corps passent, se croisent, disparaissent. Aucun plan, aucun tracé ne capture cette errance. La Kolyma, c’est comme une main qui écrit, mais l’encre s’efface avant qu’on puisse la lire. Dire ce qu’on a vu. Les mots qu’on utilise pour raconter, ils sont simples. Trop simples. Pourtant, on n’a rien d’autre. Pas de figures, pas de grands discours. Quand tout est réduit à l’essentiel, il ne reste qu’une langue étrange. Froid. Soupe. Mort. Ces mots-là racontent tout et ne racontent rien. Chalamov fait de son mieux. Il écrit avec ce qu’il a. Des fragments, des éclats. Parfois, ce qu’il raconte semble vrai. Parfois, ça ne l’est pas. Mais l’important, ce n’est pas que ce soit vrai. L’important, c’est que ce soit dit. Un monde figé. À la Kolyma, tout devient dur. Les corps, les mots, les pensées. L’homme se transforme en pierre. Une pierre qui respire encore, mais pas pour longtemps. Les personnages de ces récits ne sont pas vraiment des personnages. Ils n’ont pas d’histoires, pas de destins. Ils sont juste là. Ils marchent, ils creusent, ils survivent. Ils sont vivants parce que, par miracle, ils ne sont pas encore morts. Des cercles dans la neige. Les Récits de la Kolyma ne suivent pas un chemin droit. C’est une spirale. On revient sur les mêmes épisodes, mais chaque fois d’un angle différent. On a l’impression que Chalamov essaie de se souvenir, mais que les souvenirs glissent entre ses doigts. Ce n’est pas grave. On comprend quand même. Ces fragments, ils sont comme des miettes de pain laissées sur la neige. Ils montrent un chemin, mais pas celui qu’on croit. Ce n’est pas un guide, c’est une expérience. On ne lit pas ces textes pour savoir. On les lit pour ressentir. Tout finit par se briser. Les hommes, à la Kolyma, se désintègrent. Leur âme, leur corps, tout part en morceaux. Ce qu’ils étaient avant, c’est effacé. Ce qu’ils deviendront, personne ne le sait. Peut-être qu’ils ne deviendront rien. Peut-être qu’ils resteront là, coincés entre deux états. {« Un homme n’a pas besoin de grand-chose pour rester en vie. Une tranche de pain gelée, une gorgée d’eau trouble, et l’illusion qu’il y aura un lendemain. »} Chalamov écrit avec une plume rude. Pas de romantisme, pas de fioritures. C’est direct. Presque brutal. Mais au fond, c’est une écriture pleine d’humanité. Parce que même au milieu de ce froid infini, il y a une chaleur qui persiste. Faible, mais tenace. Un humanisme brisé. Chalamov dit que l’esprit n’est pas plus fort que le corps. Qu’à la fin, le corps gagne toujours. Et que juste avant de mourir, la seule chose qu’on ressent, c’est de la rage. Pas de paix. Pas d’acceptation. « À la Kolyma, les hommes ne mouraient pas comme des hommes, ils s’éteignaient comme des bougies, sans bruit, sans lumière, sans trace. » Est-ce qu’il croit en quelque chose de plus grand ? Peut-être. Mais ça ne ressemble pas à l’humanisme classique, celui qui glorifie la force de l’esprit. Non, Chalamov voit l’homme pour ce qu’il est : un être qui endure. Rien de plus, mais rien de moins. Les Récits ne sont pas là pour inspirer. Ils ne sont pas là pour consoler. Ils sont là pour dire : voilà ce qui s’est passé. Et voilà ce que les hommes peuvent supporter. Ce n’est pas beau, mais c’est réel. Et à leur manière, ces fragments glacés portent une étincelle de vie. Une vie rude, mais tenace. « Si nous n’écrivons pas ce qui s’est passé, alors rien de tout cela n’aura existé. Le silence est une forme de mort. Et nous avons assez vu la mort. »|couper{180}
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Relecture de la honte
Il y a des jours où relire ce que j’ai écrit me remplit de honte. Pourtant, cette honte, je ne la ressens pas seule. Elle résonne avec les voix de Kafka, Ernaux, Duras, Woolf et tant d’autres. « Tant qu'à faire ». En les lisant, je découvre que mes doutes, mes maladresses, ne m’appartiennent pas uniquement : ils sont une part essentielle de l’acte de création. Ce texte est une réflexion née de mes lectures, et de la manière dont elles éclairent mon propre rapport à l’écriture.|couper{180}
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La critique littéraire
"Après 1968, le mot “critique”désigne, par prédilection, le déchiffrement et le travail sur le texte. La critique littéraire de Lucette Finas développe une lecture qu’on pourrait dire pénétrante, qui recherche non pas ce que l’auteur a « voulu dire », si tant est qu’il ait un vouloir dire défini, mais les ambiguïtés du texte, le travail de la forme et du rythme, voire, ce qui est nouveau et va enchanter Barthes, sa vitesse et les relations que le texte peut engager avec d’autres textes. Son approche nouvelle consiste aussi à ne pas se limiter au sens qu’on entrevoit au texte, mais à la forme multiple que peut prendre ce sens s’il existe. Elle propose un travail d'épuisement du texte, au moyen d'une lecture attentive, cultivée et systématique. Ce travail permet d'atteindre une compréhension étendue des résonances se dégageant du texte, à la fois celles voulues par l'auteur, mais également d'aller au-delà de la volonté consciente initiale de l'auteur, le lecteur apportant sa propre subjectivité au texte. Cette lecture est transversale, en multipliant les approches, les disciplines, les lectures, au point qu'il s'agit à proprement parler d'un acharnement du lecteur face à son texte Cette lecture qu'elle propose devient alors « résonance » d'un contexte plus large, de son environnement culturel, de son époque, résonance que le lecteur est amené à alimenter de ses propres lectures ". ( extrait de la page Wikipédia de Lucette Finas) note pour le dernier paragraphe : (en) Jerry Aline Flieger, Reviewing the work for World Literature Today « Il n'y a pas de thème, le thème est un effet » il s'agit d'une phrase de Derrida à propos de l'ouvrage de Jean-Pierre Richard sur Mallarmé que relate Lucette Finas ( voir vidéo viméo « Le monde littéraire actuellement je le vois comme un éparpillement où chacun s'efforce de savoir ce qu'il veut communiquer »... à lire également : Une nouvelle théâtrale : Le Réquisitionnaire de Balzac par Lucette Finas. Puis je lis ailleurs ( un texte de Derrida ) que la philosophie peut-être considérée comme de la fiction— que la fiction littéraire ce peut-être aussi de la philosophie. Tout ça m'assomme merveilleusement, je vais pouvoir aller dormir, enfin.|couper{180}
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Le temps de la lecture
ruines_du_chateau_de_joachim_du_bellay à Liré J’écoute. Jacques Roubaud, sa voix. Enregistrée. France Culture, magie des voix enregistrées. La nuit. Insomnie, un poème du XVIᵉ siècle. Je le lis. Il devient présent. Présent. Cela, je l’entends. Présent, non pas ce qu’on appelle aujourd’hui : actualisé (pas de néons ici, ni de notifications, ni de bannières publicitaires). Non. Présent : le lieu où les mots vivent, encore, malgré tout, malgré le temps écoulé, malgré la mort (des auteurs, des éditeurs, des lecteurs passés). Un poème du XVIᵉ siècle. Que je lis. Et il est là. C’est si simple, c’est si évident, c’est si... Insomnie. Présent. Communion. Écrire ces mots, dans cet ordre, pourrait suffire. Mais ne suffira pas. Lire. (Je m’arrête.) Je réfléchis. Oui : lire, c’est cela. Une communion. Un acte partagé. Où le temps n’existe plus tout à fait, ou n’existe plus comme temps, mais comme un espace étrange : celui que j’habite en lisant, celui que le poème habite en moi. Une synchronisation improbable. Une harmonisation. On appelle cela « le présent ». Pourtant, il n’a rien d’immédiat. Il est... suspendu, je dirais, ou peut-être flottant, comme un funambule. C’est là que réside (peut-être) la vérité de la lecture. (Je dis « vérité », mais ce mot ne me plaît pas. Trop lourd. Trop dogmatique. Il m’intimide un peu.) Disons plutôt : l’évidence. Une des nombreuses raisons que l’on pourrait donner à la lecture d’être ce qu’elle est : formidable. Mais. Une question, toujours : pourquoi cette évidence (présence, communion, etc.) semble-t-elle accessible plus tard ? Ou, disons, avec l’âge. Je ne sais pas. Peut-être parce qu’elle était déjà là, mais nous étions trop occupés. Trop pressés. Trop avides de savoir. Le savoir. Apprendre. Accumuler. Comme si lire n’était qu’un acte productif, une collection de connaissances, une monnaie d’échange intellectuelle. Une manière de dire : « Je sais ». Mais ce savoir, déconnecté du présent, déconnecté de cette conscience nette, claire, d’être là, n’est qu’un désir vain. Une avidité stérile. Une boulimie. Ou pire : une baliverne. (Là, j’exagère peut-être. Mais pas tant que cela.) Lire, vraiment lire, c’est autre chose. Une autre forme de présence. Cela ne détruit pas ce que l’on sait, mais cela le rend... comment dire ? Éphémère. Oui. Éphémère, comme un songe au réveil. Les certitudes acquises, les rumeurs littéraires, les « on-dit » sur un auteur, sur une œuvre : tout cela s’efface. Peu importe que l’on sache, par exemple, que tel ou tel poème fut écrit dans telle circonstance, à tel moment, pour telle personne. Tout cela importe peu. Ce qui importe, c’est : le poème que l’on lit ici maintenant. Insomnie. Je relis ce que je viens d’écrire. C’est étrange. Tout cela semble évident. Mais cela ne l’est pas. Lire. Que se passe-t-il, au juste, quand on lit ? Une question que je me pose souvent. Peut-être parce que je n’ai jamais trouvé de réponse satisfaisante. Peut-être parce que cette question, comme une énigme mathématique, me résiste, toujours. Voici ce que je sais (non : ce que je crois savoir) : lire, c’est un acte fragile. Précis. Un équilibre. Cela nécessite de l’attention. De la patience. Peut-être même une forme d’humilité. Lire n’est pas consommer, ni même comprendre. Lire, c’est être là. C’est recevoir. C’est... écouter. Jacques Roubaud, France Culture, voix enregistrée : « Un poème du XVIᵉ siècle devient présent. » Ces mots résonnent. Dans ma nuit. Dans mon insomnie. Et moi, je suis là.|couper{180}
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Valère Novarina : Le souffle vital du langage
Peinture : Valère Novarina Valère Novarina, né en 1947 à Genève et ayant grandi sur les rives du Léman à Thonon, est un créateur protéiforme : écrivain, metteur en scène, peintre et dessinateur. Son œuvre, profondément enracinée dans une quête ontologique et artistique, traverse les frontières entre les médiums. Théâtre, peinture, dessin et écriture dialoguent, s’entrelacent, et se nourrissent mutuellement pour exprimer une recherche commune : celle de l’essence de l’humain. Chez Novarina, le langage n’est pas un outil descriptif mais une matière vivante, organique, presque charnelle. Il le travaille comme un sculpteur polit la pierre, explorant son poids, sa sonorité, son mouvement. Les mots s’accumulent, éclatent, se combinent, ouvrant des dimensions nouvelles. Dans L’Origine rouge ou Le Drame de la vie, cette énergie verbale devient presque une force brute : les mots semblent dotés d’une vie propre, s’agitant et se transformant comme des corps en mouvement. Cette approche du langage dépasse le monde matériel. Elle s’ancre dans une quête métaphysique : Novarina interroge ce qui échappe – l’invisible, le sacré, l’ineffable. Pour lui, le théâtre est un lieu de convocation des forces immenses, un espace sacré où l’on tente de toucher à l’essence de l’être. Dans Le Babil des classes dangereuses, par exemple, le personnage de l’auteur devient presque un médium, convoquant des figures humaines et divines dans une cérémonie où chaque mot est une incantation. Dans toutes ses créations, qu’il s’agisse de théâtre, de dessin ou de peinture, Valère Novarina place la figure humaine au centre, mais dans un dépouillement extrême. Il élimine tout contexte, tout lieu, tout objet, et même tout détail psychologique. Ses personnages ne sont pas des entités réalistes mais des fragments abstraits, des voix, des ombres. Dans L’Acte inconnu, ces figures portent des noms improbables – Maître Souvenir-Buvard, Petit Geste-du-Public, Nez Rentrant – qui abolissent d’emblée toute illusion narrative ou psychologique. Ce dépouillement permet à Novarina de remonter aux racines de l’humanité. Il cherche non pas à raconter une histoire, mais à explorer ce qui constitue l’être dans sa dimension la plus essentielle. Il écrit, dessine, peint des corps en mouvement, traversés d’une énergie qui dépasse leur individualité. À partir des années 1980, Valère Novarina étend son travail au dessin et à la peinture, qui deviennent des moyens complémentaires d’explorer son univers. Ses personnages, déjà vivants dans ses textes, réclament une autre forme de chair, une existence visuelle. Dans Le Drame de la vie (1986), il réalise 2587 dessins représentant les personnages de la pièce. Dans ces dessins, le nom de chaque personnage précède sa forme, comme si le mot était la matrice de l’image. La peinture, elle, apporte une énergie différente. Rapidité, geste, spontanéité : Novarina décrit la peinture comme un acte urgent, presque instinctif. « Par la peinture, j’ai réappris peu à peu des choses que j’avais oubliées à force d’écrire, j’ai retrouvé le geste, le mouvement, la joie de faire apparaître toutes choses très vite », confie-t-il. Cette urgence se retrouve dans des performances telles que 24h de dessin à la galerie L’Ollave à Lyon, où il réalise 1021 dessins en une journée, ou Générique performance à Dijon, où il dessine les 2587 personnages de Le Drame de la vie en deux jours. Dans ses tableaux, les gestes amples et fiévreux de la brosse traduisent une intensité presque rituelle. Comme dans ses textes, la vie – mouvement, flux, énergie – traverse ses œuvres, rendant leur lecture viscérale. Sur scène, Novarina fait exploser les mots. Son théâtre est un lieu de vie brute, de flux continu, où la langue est affranchie de son rôle descriptif pour devenir une vibration pure. Dans L’Origine rouge, les mots ne sont pas faits pour être compris mais ressentis, comme une musique primitive, une incantation. Les comédiens, sous sa direction, incarnent cette énergie. Ils ne jouent pas des personnages, mais deviennent des vecteurs du langage, des corps traversés par le souffle des mots. Dans cet univers, le spectateur est emporté par une cadence hypnotique, où chaque mot résonne comme une pulsation. Valère Novarina me fascine par son ambition démesurée : il ne se contente pas d’écrire ou de peindre, il cherche à révéler ce qui nous constitue dans notre essence la plus profonde. Par son travail, il nous invite à dépasser les conventions narratives et esthétiques, à explorer le langage, le corps, le geste comme des forces vitales. Son œuvre, traversée par une énergie brute, nous rappelle que l’art – qu’il s’agisse de théâtre, de peinture ou de dessin – est avant tout une quête, un acte de vie. Avec Novarina, on apprend que créer, c’est convoquer, faire surgir, donner chair à l’invisible. Et c’est cette intensité, cette radicalité, qui fait de son travail une source d’inspiration inépuisable.|couper{180}
Lectures
Parfois, une phrase me fait monter les larmes aux yeux
« Le Désespéré », autoportrait de Gustave Courbet. « Une vraie douleur est capable de donner de l'intelligence à un imbécile, toujours pour un temps, naturellement ». Sources : http://pierrecendrin.blogspot.com/2012/12/citations-de-dostoievski.html https://www.radiofrance.fr/franceculture/podcasts/les-chemins-de-la-philosophie/dostoievski-1-4-l-idiot-mais-comment-donc-un-homme-peut-il-ecrire-cela-5931342|couper{180}
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lieux communs
Tout ce que je pourrais dire à propos de ce texte ne serait au mieux que lieu commun.|couper{180}
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Les mondes souterrains
Je suis assis à mon bureau, une pile de livres usés à ma droite, leurs tranches marquées par cette teinte rouge caractéristique de la collection J’ai lu. Ce sont ces livres-là, avec leurs couvertures criardes, qui ont hanté mon adolescence et probablement celle de beaucoup d’autres. Des titres étranges, prometteurs, comme des clés d’un savoir interdit : Le Livre des secrets trahis, Les Anciens Astronautes, Les Mystères des Mondes Oubliés. Je feuillette l’un d’eux, celui de Robert Charroux, ce nom qui m’évoque à la fois un chercheur et un conteur. Charroux n’écrivait pas seulement des livres : il ouvrait des tunnels. J’ai toujours été fasciné par cette idée qu’il existe des choses que nous ne voyons pas, que nous ne savons pas. Ce que nous ignorons devient un espace vierge, une surface à recouvrir de nos propres obsessions. Dans les pages de Charroux, de [Spalding](https://ledibbouk.net/la-vie-des-maitres-spalding.html) (La Vie des Maîtres), ou dans les théories ésotériques des années 60 et 70, ces obsessions prenaient des formes concrètes : des civilisations disparues, des continents engloutis, des êtres invisibles qui auraient choisi de vivre sous terre. Sous mes pieds, sous les vôtres, des mondes entiers. L’Agartha, le Tartare, Telos, Shamballa. Des royaumes où l’histoire humaine se poursuit en silence, loin de notre chaos de surface. J’ai relu Charroux ce matin. Ou du moins, j’ai cru le relire. Ses mots me paraissent moins facilement crédibles qu’à l’époque où je les découvrais pour la première fois, mais tout aussi hypnotiques. Il parle de l’Agartha, cet immense royaume souterrain que les survivants de l’Atlantide ou de la Lémurie auraient bâti après avoir fui les cataclysmes. Je suis frappé par la manière dont il mélange le mystique et le technologique. L’Agartha, dans son imaginaire, est un lieu qui dépasse la simple survie : c’est une utopie. Les habitants de ce monde souterrain auraient atteint une sagesse que nous, habitants de la surface, avons perdue. C’est peut-être pour ça que ces récits continuent de circuler, que des auteurs comme Charroux, ou même Spalding, ont trouvé leur place sur mes étagères. Il y a un confort dans l’idée qu’un savoir ancien existe quelque part, intact. Qu’il suffit de trouver la bonne caverne, le bon passage, pour accéder à une bibliothèque secrète où tout, absolument tout, nous serait révélé. Mais il ne s’agit pas seulement d’Agartha. Le Mont Shasta, cette montagne volcanique en Californie, revient constamment dans ces histoires. À chaque fois que je lis quelque chose sur le sujet, je me demande pourquoi. Pourquoi cette montagne ? Charroux et d’autres prétendent qu’elle abrite une colonie souterraine de Lémuriens. Helena Blavatsky, quant à elle, évoque des « Maîtres de Sagesse » vivant dans des cavernes autour du désert de Gobi. Des êtres éclairés qui veillent sur nous, mais de loin, comme des parents distants. Dans La Vie des Maîtres, Spalding va plus loin : il nous invite à croire que ces maîtres ont un pouvoir quasi-divin, qu’ils transcendent la matière et peuvent même manipuler la réalité. Je n’ai jamais su quoi faire de cette idée. Ces maîtres sont-ils des figures de consolation, inventées pour combler un vide spirituel ? Ou bien ces histoires renferment-elles quelque chose de plus proche de la vérité, quelque chose que nous n’osons plus croire dans ce siècle saturé de cynisme ? Je pense à tous ces mythes anciens que j’ai croisés en travaillant sur cet article. Dans la mythologie grecque, Zeus emprisonne les Titans et les Cyclopes dans le Tartare, un abîme si profond qu’on pourrait s’y perdre pour l’éternité. Les Amérindiens, eux, parlent du « Popolo-Ant » et du « Popolo-Locusta », des peuples ayant trouvé refuge sous terre pour échapper aux colères du monde de la surface. Ces légendes semblent toujours revenir au même point : le sous-sol comme lieu de refuge, comme ultime possibilité de survie. J’ai souvent essayé de comprendre pourquoi ces récits m’obsèdent. Peut-être parce qu’ils ne concernent pas seulement des lieux géographiques, mais aussi des lieux intérieurs. Le sous-sol, c’est notre inconscient. C’est tout ce que nous avons enfoui et oublié. Nos peurs. Nos vérités. Ce que nous refusons d’affronter à la lumière du jour. Ces derniers jours, j’ai commencé à voir une sorte de fil conducteur dans toutes ces lectures. Les livres de Charroux, les idées de Blavatsky, les contes amérindiens, même les OVNI supposément liés à l’Agartha : tout cela parle d’un besoin profond de se connecter à quelque chose d’autre. Quelque chose qui n’est pas seulement humain. Je ne peux m’empêcher de penser à ce que m’a dit un ami, il y a quelques années. Il m’avait parlé d’un voyage qu’il avait fait au Pérou, d’un chaman qui lui avait raconté l’existence d’un « monde inversé », une sorte de miroir où tout ce que nous percevons est à l’envers, mais néanmoins réel. Ce n’est pas une métaphore, m’avait-il dit. C’est un lieu. Je me demande s’il avait raison. Quoi qu’il en soit, je continue à ouvrir ces livres rouges, ces vieux J’ai lu pleins de poussière et d’exagérations. Ils ne me livrent pas de réponses, mais ils me rappellent que l’essentiel se trouve souvent dans ce que nous ne voyons pas. Dans les ombres. Sous la surface.|couper{180}
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Lire ce que personne ne veut lire
Ce qui va advenir est déjà là, sur le bout de la langue. Un goût de terre, d’humus en décomposition, un parfum de méthane ou d’ozone. Mais si on cherche à le nommer, il s’échappe. Ce n’est plus qu’une ambiance. Une ombre. Une vibration. Est-ce mélancolique ? Peut-être. Mais surtout, c’est étrange. C’est animal. Un changement imperceptible, presque organique. La lumière hésite, des ombres s’allongent un peu trop vite. Les oiseaux, d’un coup, se taisent. Ou bien ils crient, mais pas comme d’habitude. On ne sait pas vraiment ce qui change. On ne sait même pas quand ça a commencé. Mais c’est là. Ça s’insinue dans le corps, comme une menace qu’on n’arrive pas à formuler. Ou une trop grande joie susceptible de nous décimer. C’est ce moment avant le basculement. Pas encore la catastrophe. Pas encore la merveille. Juste cette tension qui grésille, suspendue, sur le bout de la langue. Une bête, un ange, quelque chose qui tourne tout autour, qu'on en voit pas qu'on flaire seulement. Lire c'est aussi lire des choses que personne ne veut lire. Et on reste là, immobile. Est-ce que c’est le ciel qui s’assombrit ? Ou bien est-ce nous ?|couper{180}
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Lectures d’enfance
Je cherche encore le moment précis où l'irrationnel a pris pied dans ma vie. Peut-être n'y a-t-il ni commencement ni fin, et que certaines âmes sont vouées aux ténèbres depuis toujours, permettant à d'autres de nager dans une joie insolente. Peut-être est-ce là le fonctionnement d’un système invisible de vases communicants, où le malheur des uns se déverse pour que d’autres puissent flotter dans une félicité éclatante. Cette idée, absurde en apparence, m’a toujours hanté : cette balance silencieuse où les destins s'équilibrent, où la douleur de l’un éclaire la lumière de l’autre. C’est sans doute ce malheur, ou plutôt l’impression du malheur, qui m’a conduit vers la lecture, m’y attachant comme à une bouée dans un océan incertain. Il y avait là quelque chose de profondément apaisant : ces mondes littéraires, même les plus cruels ou fantastiques, avaient au moins la cohérence que semblait me refuser le réel. La lecture n’était pas seulement une distraction ou une fuite, mais une nécessité, une manière de survivre à un sentiment de déséquilibre intérieur. Un souvenir persiste, porté par des pages jaunies : un livre reçu pour mes six ans, un Noël. Un bon petit diable, de la comtesse de Ségur. Je l'ai lu et relu, peut-être des dizaines de fois entre mes six et sept ans. Avec ce livre, puis Les Malheurs de Sophie et tant d'autres volumes de la Bibliothèque Rose, je vivais une petite révolution littéraire sans le savoir. Ces ouvrages, sous leur apparente légèreté, ouvraient une brèche dans l'univers rigide de la littérature enfantine. Ils parlaient de l'enfance, mais d'une enfance complexe, traversée par des épreuves, des injustices, des moments de révolte. Une enfance qui, peut-être, ressemblait davantage à la mienne qu'aux contes moralisateurs d'antan. Et puis, il y avait les contes et légendes Nathan, des livres que je m’étais achetés d’occasion sur le marché avec mon argent de poche. Ces volumes, soigneusement illustrés, étaient des portails vers des mythologies du monde entier : la Grèce antique, les récits nordiques, les légendes africaines ou asiatiques. Je sentais qu’il y avait dans ces histoires des secrets bien dissimulés derrière une morale qui semblait fragile, prête à s’effondrer dès qu’on la grattait du bout de l’ongle. Ce n’était pas la leçon explicite qui m’importait — être sage, être courageux, être bon — mais ce qui se cachait entre les lignes. Les héros des contes étaient souvent ambigus, porteurs de passions contradictoires. Les dieux et les déesses se révélaient tout aussi capricieux que les humains. Ces récits me faisaient comprendre, intuitivement, que la vérité ne se trouve pas dans la surface d’un récit, mais dans ses ombres et ses plis. Avec Un bon petit diable, j'ai découvert une autre forme de narration, plus ancrée dans la réalité sociale. Ce livre me montrait un univers où la cruauté institutionnalisée existait, et où la bonté n'était jamais donnée, mais conquise. Ces récits, et les autres que j’explorais grâce à Nathan et à la Bibliothèque Rose, me préparaient à penser le monde en nuances. Je lisais ces histoires dans la chambre où je dormais avec mon grand-père, au bout du couloir, face à la salle de bain. C’était là, sous le regard écaillé de cette panthère en plâtre posée sur l’armoire, que je vivais mes premiers voyages littéraires. Puis, la transition s'est faite sans que je m'en rende compte : de la Bibliothèque Rose, je suis passé à la Bibliothèque Verte. Le Clan des Sept et le Club des Cinq ont nourri mon goût pour l'aventure et la camaraderie. Je me souviens des étés passés à dévorer ces histoires, où chaque mystère semblait une promesse d'évasion. Mais déjà, je visais plus loin, attiré par des récits plus vastes, plus complexes. L'Île au trésor de Stevenson et les romans de Jules Verne m'ont pris par la main pour m'emmener explorer les confins du monde et de l'imaginaire. Et puis, presque aussitôt, un autre univers s'est ouvert à moi, tout aussi intrigant : celui de la bande dessinée érotique. Dans les années 1960, ce genre connaissait une véritable effervescence, avec des œuvres comme Barbarella de Jean-Claude Forest, qui mêlait sensualité et science-fiction, ou Valentina de Guido Crepax, explorant des thèmes érotiques avec une approche artistique novatrice. Ces bandes dessinées, souvent censurées ou mal comprises, représentaient une forme de rébellion contre les normes établies et offraient une nouvelle manière d'aborder la sexualité et l'érotisme. Aujourd’hui, en repensant à ce parcours littéraire de mon enfance , je me demande si je n’ai pas toujours cherché dans ces livres un écho de quelque chose d’enfoui. Ces histoires — qu’il s’agisse de contes, de romans ou même de bandes dessinées — semblaient contenir des forces invisibles, des codes anciens, presque cabalistiques. Comme si chaque récit n’était qu’une clé, ou peut-être un leurre, dissimulant un autre récit plus secret, plus inaccessible. Ce n’était pas les héros qui me fascinaient, ni leurs victoires ou leurs chutes, mais les espaces entre les mots, les silences qui s’ouvraient entre deux lignes. Ces zones d’ombre, ces points de rupture dans la logique apparente des récits, résonnaient avec quelque chose d’indicible en moi. Et parfois, j’ai eu l’impression que ce n’étaient pas tant moi qui lisais les livres, mais les livres qui me lisaient, qui déchiffraient mes propres failles et mes propres obscurités.|couper{180}
Lectures
le style Sebald
WG Sebald Le style de W.G. Sebald, écrivain allemand profondément marqué par la Seconde Guerre mondiale et l'Holocauste, est à la fois unique et reconnaissable entre tous. Sebald, dont l’œuvre littéraire majeure inclut des romans comme *Les Anneaux de Saturne*, *Austerlitz*, et *Vertiges*, se distingue par une écriture qui transcende les genres et les frontières, mêlant fiction, mémoire, histoire et essai dans une forme narrative fascinante. Son travail se caractérise par un mélange subtil de prose élégante, de réflexions philosophiques et de méditations historiques, le tout souvent accompagné de photographies énigmatiques qui accentuent l’atmosphère mélancolique et troublante de ses récits. Un style hybride : entre fiction et documentaire L’une des particularités les plus frappantes du style de Sebald est sa capacité à brouiller les frontières entre la fiction et le documentaire. Ses récits sont souvent construits comme des enquêtes où l’auteur-narrateur, à la première personne, voyage à travers des paysages empreints d’histoire et de mémoire, retraçant des vies oubliées ou des événements tragiques. Ce procédé narratif, proche du reportage ou du journal de voyage, donne à l'œuvre de Sebald une qualité presque documentaire. Cependant, cette dimension est constamment contrebalancée par des incursions dans l’imaginaire, des digressions poétiques ou des interrogations métaphysiques, créant une tension permanente entre le réel et la fiction. L'obsession de la mémoire et de la perte La mémoire, qu’elle soit personnelle ou collective, est le cœur battant de l’écriture sebaldienne. L’auteur s’intéresse particulièrement aux répercussions du passé sur le présent et à la manière dont les traumatismes historiques, notamment ceux liés à la Shoah ou à la guerre, continuent de hanter les individus et les sociétés. Cette obsession pour la mémoire se manifeste dans son style par une écriture sinueuse, où les souvenirs et les associations d’idées se succèdent, souvent de manière non linéaire. Le style de Sebald est descriptif et méditatif, imprégné d'une langueur mélancolique, comme si chaque phrase portait en elle le poids du temps et de la perte. Une prose élégiaque et digressive Sebald est souvent qualifié de maître de la digression. Ses récits, loin de suivre une trame narrative traditionnelle, s’éparpillent dans des réflexions, des anecdotes historiques ou des détails apparemment insignifiants. Cette structure digressive reflète une vision du monde fragmentée, où le sens émerge non pas d’une ligne droite, mais des bifurcations, des rencontres fortuites, et des correspondances secrètes entre les éléments. La prose de Sebald, lente et dense, invite le lecteur à la contemplation. Elle est souvent ponctuée de longues phrases complexes, où descriptions précises et réflexions existentielles se mêlent dans un flux continu. L'intégration de photographies Un autre aspect distinctif du style de Sebald est l’usage récurrent de photographies, souvent en noir et blanc, insérées dans le corps du texte. Ces images, qui paraissent à première vue banales ou mystérieuses, n’ont pas toujours de lien direct avec l’intrigue, mais elles contribuent à l’atmosphère d’étrangeté et de trouble qui se dégage de l’œuvre. Elles fonctionnent comme des traces du passé, des fragments visuels qui, comme les souvenirs, sont partiels, flous et parfois énigmatiques. Loin d’illustrer le texte, ces photographies créent des échos visuels qui amplifient le sentiment de perte et de mélancolie. L'écriture du deuil et de la mélancolie La mélancolie est une composante essentielle du style de Sebald. Elle s’exprime non seulement dans les thèmes qu’il aborde – la destruction, le déracinement, la disparition –, mais aussi dans le rythme même de son écriture. Ses textes sont empreints d’une tristesse diffuse, d’une sensation de deuil perpétuel, comme si l’auteur tentait de capter les traces évanescentes d’un monde en train de disparaître. Cette tonalité élégiaque est accentuée par le choix du vocabulaire et la structure des phrases, souvent longues et sinueuses, qui donnent l’impression d’une pensée en mouvement, cherchant à saisir l’insaisissable. Le paysage comme personnage Dans les œuvres de Sebald, les paysages tiennent souvent un rôle aussi important que les personnages humains. Qu’il s’agisse des côtes désolées de la mer du Nord dans *Les Anneaux de Saturne* ou des ruines de l’Europe d’après-guerre dans *Austerlitz*, les lieux sont toujours investis d’une signification symbolique ou historique. Ils deviennent des espaces de réflexion sur le temps, la mémoire et la destruction. Sebald déploie une géographie mentale autant que physique, où chaque paysage est chargé de résonances émotionnelles et historiques. Conclusion : une écriture de l’errance Le style de Sebald est celui de l’errance, à la fois géographique et intellectuelle. Ses récits, souvent qualifiés de « romans de voyage », sont des explorations autant intérieures qu’extérieures, où l’auteur se penche sur les traces du passé pour tenter de comprendre les mécanismes de la mémoire, de la perte et du trauma. Avec son écriture digressive, ses photographies énigmatiques, et sa prose mélancolique, Sebald a créé une œuvre profondément originale, qui échappe aux catégories conventionnelles et continue de fasciner par sa richesse et sa profondeur. En résumé, le *style Sebald* est une invitation à la réflexion lente et à la méditation sur les fantômes du passé, une écriture qui embrasse l’histoire tout en la filtrant à travers le prisme du souvenir, de la perte et de la mélancolie.|couper{180}
Lectures
lire de mauvais livres
J’ai lu beaucoup de mauvais livres, et je les ai trouvés bons pour moi. Pas tout de suite, bien sûr. Au début, je ne savais pas quoi penser. Qu’est-ce qui fait qu’un livre est bon ou mauvais ? Ce n’est, après tout, que de l’encre sur du papier. Des histoires, des idées, qui vont et viennent, sans autre prétention que celle d’exister. J’ai lu de bons livres, mais c’est parce que j’ai décidé qu’ils étaient bons pour moi. Pas parce qu’on me l’avait dit, pas parce qu’ils avaient été célébrés ou oubliés. J’ai toujours été méfiant vis-à-vis des « on dit ». Non, j’ai dit qu’ils étaient bons juste parce qu’ils me parlaient, même maladroitement. C’est comme ça que de mauvais livres sont devenus bons : non pas parce qu’ils ont changé, mais parce que mon regard sur eux a changé. Ce qu’ils contenaient, je l’ai fait mien. Je l’ai réécrit, peu importe si je l’ai écrit maladroitement moi aussi. Ma chance est d’être inculte, d’en être conscient un peu plus chaque jour. Au début, ça aussi c’était un poids, une tare, c’était du mauvais à n’en jamais finir, et puis c’est fini comme ça a commencé, sans prévenir.|couper{180}