01

Il est 8 heures.
Je ne vis tous ces gens ensemble qu’une seule fois, dans le nouveau cimetière de V. Ils étaient là, réunis d’abord à l’église, puis les voici à nouveau, tout autour du caveau. Même monsieur Pauvre Type est là. La seule absente est N., elle n’est pas venue, sans doute parce que c’est un jour de semaine ; elle a commencé ses études à M. Peut-être qu’elle ne sait pas, peut-être qu’elle en a entendu parler, peut-être pas. Sa sœur non plus n’est pas là . Mais pour B., je comprends mieux. C’est dans l’ordre des choses.

Il était 8 heures.
Je reviens régulièrement à V. quand je pense à l’époque de mon adolescence. J’y suis retourné plusieurs fois depuis que la ferme de mes grands-parents a été vendue, et pour une somme si ridicule que j’en ai longtemps voulu à mes parents de ne lui avoir pas accordée une plus grande importance. C’était un point de repère réel qui, après la vente, après la disparition des grands-parents, quand les lieux se sont vidés de tous leurs meubles, leur linge, leurs bibelots, s’enfonce depuis lors lentement dans le néant, tout comme eux, tout comme moi.

Ce sera 8 heures.
La maison de Madame B. Ce n’est plus tout à fait une ferme, bien qu’il y ait encore une grange, des dépendances attenantes à celle-ci. Un rideau constitué de bouchons multicolores de bouteilles d’eau qu’il faut pousser pour entrer dans la maison. Non pas pousser, ce n’est pas ça, balayer de la main. Il faut balayer cette frontière de bouchons en plastique pour retrouver l’intérieur de la maison. L’obscurité de cette pièce dans laquelle on pénètre l’été, il y a tant de lumière au-dehors qu’on a la sensation de s’enfoncer dans cette obscurité comme dans une caverne, une grotte. Il y fait plus frais. À l’intérieur, le bruit d’une grande horloge ponctue le silence, l’ennui. On y est bien, au calme. Madame B. a des joues roses, elle pète la forme dit mon grand-père, à plus de 70 ans c’est une nature.

Il est encore 8 heures.
Plus loin, la ferme de Monsieur Pauvre Type, c’est le nom que lui donne mon grand-père. Et pas que lui. La silhouette de la maison se découpe sur le fond d’un ciel orangé, le pêcher devant la maison, les oiseaux piaillent dans l’arbre. Il y a un nid de merles dans l’arbre, dans le pêcher, ils viennent de naître dans mon souvenir. Monsieur Pauvre Type les saisit l’un après l’autre et leur cogne le crâne sur la margelle du puits.

Il était presque 8 heures.
La ferme des D. On y parvient le soir, au crépuscule. Les bêtes sont rentrées dans la grange, Madame D. est là près d’elles, assise sur un tabouret, en train de traire. Je ne sais plus si les vaches ont un nom, j’aimerais que oui, j’aimerais tant, pour que ça colle à mon souvenir et à l’odeur de cette grange, que les vaches ne soient pas que des bêtes mais qu’elles portent un nom qui leur appartiennent à chacune. Et que Madame D., lorsqu’elle presse leurs mamelles, leur pis, dise quelque chose comme le nom de la bête, qu’elle s’adresse à elle en la trayant. Quelque chose comme « — aller à toi ma Rose ou ma marguerite c’est à ton tour » et d’entendre pisser le lait dans le seau de fer relève jusqu’à la candeur la générosité de l’événement y a pas à dire.

Il est 8 heures encore une fois.
Au loin, sur la route d’Epineuil, à moins que ce ne soit celle de Saint-Amant, se dresse l’étonnante apparition d’un château et son vaste domaine. L’odeur de l’essence de la mobylette flotte dans l’air et se mélange à celle des cheveux de N. Tout est irréel bien sûr, je n’ai pas encore lu le livre d’Alain-Fournier, Le Grand Meaulnes. Plus tard, le château décrit sera celui-ci, exactement celui-ci, au loin, dans la chaleur qui tremble en s’élevant du goudron, sur la route d’Epineuil ou celle de Saint-Amant, ne sais plus très bien.

02

(Un espace vide. Une lumière froide éclaire des ombres indéfinies. Par instants, une ombre massive s’impose, évoquant la silhouette d’un château. Les voix se succèdent, parfois se chevauchent. Elles apparaissent comme des entités autonomes. Pas de corps visibles, sauf pour l’ENFANT et le RECTEUR G., qui entrent et sortent de l’espace à leur rythme.)

LE CHÂTEAU
(Voix grave, lente, résonnante.)
Je suis ici depuis toujours.
Pierre sur pierre, mémoire sur mémoire.
Ils passent. Je reste.
Je les observe sans bouger,
et je les dévore.

LE PARC
(Voix mouvante, éparpillée, presque mélodique.)
Je frémis  ! Je murmure  ! Je m’étire dans le vent  !
Ils courent  ! Ils chutent  !
Ils m’arrachent des feuilles,
et je les rends toujours.
Franchis-moi, si tu oses  !

L’ENFANT
(Entrée en courant. Voix vive mais hésitante.)
C’est ici  !
C’est ici qu’ils sont morts.
Et pourtant, c’est ici qu’on joue.
Pourquoi les murs nous regardent  ? Pourquoi les pierres respirent  ?
Je cours, je cours,
mais les arbres sont si grands,
et derrière eux, il y a… il y a…

LA LIMITE
(Un murmure qui surgit, coupant l’ENFANT. Elle parle par fragments, comme une pensée qui traverse l’esprit.)
Ne viens pas.
Viens.
Tu vois la ligne  ? Non, tu ne la vois pas.
Viens quand même.
Tu veux me toucher  ? Tu veux me briser  ?
Viens  ! Mais laisse tout derrière toi.
(Murmure plus fort, comme une incantation.)
Les os. Les corps. Les ombres. Les rires.

LE RECTEUR G.
(Entrée brusque. Il parle avec une rigidité presque mécanique, ses mots tombent comme des pierres.)
Silence.
Les règles ne bougent pas.
La prière avant tout.
Le parc est interdit.
(Le regard fixe, vers l’ENFANT.)
Tu crois pouvoir courir  ? Franchir  ?
Mais les pierres te regardent.
Elles te regardent.

UN PRÊTRE
(Voix monocorde, détachée, presque sans vie.)
Les enfants grattent les murs.
Ils cherchent des secrets dans les fissures.
Mais il n’y a que du vide.
Du vide et des souvenirs qui ne leur appartiennent pas.
(Pause.)
Nous avons survécu, mais nous ne vivons pas.
Nous gardons ce qui ne peut être gardé.
Nous reconstruisons, chaque matin, le château qui s’écroule.

L’ENFANT
(Regardant le RECTEUR G., mais s’adressant au public.)
Pourquoi est-il si grand  ?
Ou bien… suis-je si petit  ?
(Se tournant vers les ombres du parc.)
Les prêtres disent que c’est interdit,
mais c’est pour ça qu’on y va.
On y court, on y tombe,
et parfois, on n’en revient pas.

LA LIMITE
(Toujours murmurante, mais plus insistante. Elle semble répondre à l’ENFANT.)
Tu crois franchir  ? Tu crois passer  ?
Mais je suis partout.
Au bord de ton regard.
Au fond de tes rêves.
(Elle rit, d’un rire fragmenté.)
Tu m’aimes, n’est-ce pas  ?
Parce que je te défie.

LE RECTEUR G.
(Fermement, avec colère.)
Retourne en arrière  !
(À l’ENFANT, mais aussi à lui-même.)
Tu ne vois pas  ? Ces ombres t’engloutissent  !
Elles t’appellent, mais elles te briseront.
Elles m’ont brisé.
(Se reprend brusquement.)
Silence. Discipline.

LE CHÂTEAU
(Reprenant, lentement, comme une sentence.)
Ils sont tous passés.
Tous ont cru franchir,
mais ils sont restés ici, en moi.
(Le ton se fait presque mélancolique.)
Je suis pierre. Je suis mémoire.
Je garde tout, même ce qu’ils veulent oublier.
(Plus bas, presque inaudible.)
Les enfants courent. Les prêtres prient.
Mais moi, je veille. Toujours.

LE PARC
(Avec un souffle léger, comme un écho.)
Cours, enfant. Cours  !
Les limites n’existent pas.
Ou peut-être que si.
Mais tu ne le sauras qu’après les avoir franchies.

L’ENFANT
(S’arrêtant, hésitant à franchir une ligne invisible.)
Je vois les limites.
Je ne vois rien.
(Se tournant vers le public, en chuchotant.)
Et si ce n’étaient pas elles qui me retenaient  ?
Et si c’était moi  ?

(L’ENFANT tend une main vers un point invisible, mais n’avance pas. Un long silence s’installe. Les lumières s’éteignent progressivement, laissant le murmure de LA LIMITE résonner dans le noir.)

03

Refrain absurde
Saupoudre et remue ! Tourne la louche et fais danser la soupe !
Les fourchettes trottent, les assiettes chantent,
Et le chaudron, là-bas, murmure : « Encore ! Encore ! »

Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons
Gamelles, marmites, faitouts, chaudrons.
Cocottes noires, casseroles cabossées, poêles ventrues.
Saladiers ébréchés, plats creux, plats ronds, plats longs.
Bassines en acier, cuves en plastique, bidons griffés de signes,
Et les chaudrons encore, ventre ouvert sur les flammes.

Refrain absurde
Soupe à l’envers, ragoût qui s’enfuit !
La louche s’égoutte et la poêle applaudit.
Frappe la table et chante les restes !

Matières premières
Farines de blé, de seigle, de rien. Riz blanc, riz brun, riz sans âge.
Pommes de terre terreuses, betteraves endormies, oignons qui pleurent.
Carottes torses, choux qui grincent, navets oubliés.
Et là : lentilles par sacs, pois cassés, haricots durs comme la faim.

Refrain absurde
Oignons au plafond, carottes en prière,
Haricots qui rient et navets qui se perdent !
Les miettes courent et le pain fait des bonds !

Épices et condiments
Huile ancienne, et rances, vinaigre acide, sel blanc comme l’oubli.
Paprika des jours gris, cumin fendu, muscade endormie dans un rêve d’enfance.
Bouillons noirs, cubes dorés, herbes invisibles froissées par des mains qui n’existent plus.
Sauces acides, ketchup sucré, relents d’épices venues d’un autre monde.

Refrain absurde
Sel qui danse, poivre qui tousse !
La muscade s’échappe et le vinaigre siffle.
Coups de louche, tambour des casseroles !

Couverts
Couteaux lourds, couteaux fins, couteaux tordus.
Cuillères larges, cuillères longues, louches qui tournent sans fin.
Fourchettes maigres, piques cassées, passoires percées.
Écumoires et râpes, ciseaux rouillés, fouets fouettant l’air comme des sorts.

Refrain absurde
Fouet qui crie, écumoire qui dégraisse !
Couteaux bavards et louches timides !
Silence des râpes, et voilà qu’elles mordent !

Recettes
Et les recettes ? Ah ! Les recettes, elles aussi ânonnent leur litanie :
Soupe claire, soupe épaisse, soupe de restes.
Riz collé, riz sauté, riz brûlé.
Ragoût d’hier, omelette d’aujourd’hui, pain noir du jour, pain dur de demain.

Refrain absurde
La soupe rigole, le riz rougit !
Les restes murmurent : « Mangez-nous, mangez-nous ! »
Et l’omelette s’étale, sans fin ni début.

Convives
Ici, dans cette cuisine, dans cette cantine sans lumière,
les assiettes se tendent vers les mêmes noms :
L’Innommable à Pieds Nus,
Celui-Qui-Marche-Dans-La-Pluie,
Faim-Noire, Gorge-Fermée,
Petit-Poing-Dans-La-Poche.

Les yeux regardent sans voir, ils appartiennent à :
Grande-Larme-Coulante,
La Vieille-Échine,
Nez-Coupé, Lèvres-Blanches,
Silence-Des-Deux-Jours.

Ils attendent tous, ces convives-là, des portions chantées.
Ils mâchent des prières au sel, avalent des morceaux de rires oubliés.
Chaque bouche appelle. Chaque bouche bénit :
la louche, le ragoût, la soupe encore chaude.

Refrain absurde
Mains tendues, bouches ouvertes,
La faim crie, les assiettes chantent,
Et le chaudron murmure encore : « Encore ! Encore ! »

Chorale de fin
Dans cette cantine aux casseroles cabossées,
chaque gamelle n’a pas de pot.
Chaque couteau trace un cercle.
Chaque assiette trépigne.
Chaque nom, chaque corps, chaque bouche :
un refrain acide ,
un écho qui reste,
une note de soupe Knorr éternue dans le silence du soir.

04

Un mur.
Blanc.
Vide.
Rien à dire d’autre. Peut-être lisse. Peut-être pas. Je ne vais pas vérifier. Pas aujourd’hui.

Il y a un sol.
Un mur, un sol, un angle droit. Tout ce qu’il faut. Ni plus, ni moins. La perfection. Ou l’ennui. Quelle différence.

Il y a un clou.

Ah. Oui. Un clou. Planté dans le mur Est. Pas au centre. Légèrement à droite. Ou peut-être pas. Je ne sais plus. En tout cas, il n’est pas droit. Pas tout à fait. Un clou de travers. C’est déjà quelque chose.

Qu’est-ce qu’il fait là ? Ce clou. Rien. Rien du tout. Il attend. Comme moi. C’est peut-être ça, son utilité. Attendre. Et il le fait bien. Mieux que moi. Moi, je bouge encore.

Il ne soutient rien. C’est sûr. Rien à porter, rien à retenir. Et pourtant, il est là. Une tête arrondie, plantée dans la chair du mur. Une tête qui brille faiblement. Un éclat. Pas de quoi se vanter.

Pas très loin, il y a une mouche.

Une mouche. Oui. Une petite chose noire qui marche. À la verticale. Sur le mur. Sur son mur. Ce mur qui est tout pour elle. Elle marche. Lentement. Toujours lentement. Une patte, puis une autre, puis une autre. Elle monte. Elle s’arrête. Elle repart. Elle descend. Elle ne va nulle part.

Parfois, elle tourne. Un cercle imparfait. Une arabesque mal foutue. On pourrait croire qu’elle danse. Mais non. C’est une mouche. Les mouches ne dansent pas.

Je la regarde. Je ne peux pas m’en empêcher. Ses petites pattes. Ses petites ventouses. Comment font-elles ? Elles défient la gravité. Moi, je m’y accroche. Elle, non. Elle s’en fout. Elle est au-dessus de ça.

Elle est presque au-dessus du clou. Mais pas tout à fait. Elle ne le touche pas. Elle ne le voit pas. Le clou ne l’intéresse pas. Elle a raison. Pourquoi s’intéresserait-elle à un clou ? Pourquoi moi, d’ailleurs ?

Il y a une fenêtre.

Percée dans le mur nord. Une fenêtre carrée, ou rectangulaire, je ne sais plus. Une fenêtre, quoi. Par laquelle une lumière entre. Oblique. Toujours oblique. Une lumière qui glisse. Sur le mur. Sur le sol.

Elle avance lentement. Presque pas. Mais assez pour qu’on sache qu’elle avance. Si on la regarde assez longtemps. Mais qui fait ça ? Qui reste là à regarder la lumière bouger ?

Le sol est gelé.

Le froid passe à travers les chaussures. Il remonte. Pieds. Chevilles. Genoux. Corps. Voilà ce qu’il fait, le froid. Il monte, doucement, mais sûrement. Il s’installe. Pas besoin de l’inviter.

Je regarde le clou. Je regarde la mouche. La lumière. Le froid.

Et voilà.
Il y a un mur, et il y a un sol. Ensemble, ils forment un angle de quatre-vingt-dix degrés. Cette image se répète, inlassablement, quatre fois, dans chaque coin de la pièce. L’angle droit est toujours le même, entre le sol et chacun des murs. Mais si l’on lève les yeux, cette géométrie s’inverse : les angles de quatre-vingt-dix degrés se déploient entre le plafond et les murs, orientés cette fois vers le bas. Il y a un bas, et il y a un haut. Du moins, c’est ainsi que nous le concevons.

Il y a une sorte d’uniformité qui règne sur le sol, sur chaque mur, et au plafond. Une uniformité voulue, pensée pour effacer les différences. Une surface homogène, sans reliefs marqués, qui insiste sur elle-même, comme pour mieux affirmer sa qualité de surface. Rien ne doit détourner l’attention de cette continuité lisse et sans aspérité.

Il y a une tache. Une tache qui interrompt cette neutralité . Elle n’est pas qu’une tache : elle attire l’oeil. Elle devient un événement dans ce vide uniforme. De la même manière, il y a un clou. Planté dans le mur, il n’est pas qu’un clou. Il transforme l’espace. Il suggère l’idée d’un usage, d’un manque, d’un objet absent qu’il aurait pu soutenir. Ce clou, ce n’est pas juste du métal dans la surface ; c’est un point d’accroche, une possibilité de pivot autour duquel le mur cesse d’être simplement un mur.

Il y a peut-être une veste parfois accrochée à ce clou. Une casquette, un bonnet, un béret. Il y a l’imagination et le souvenir se partageant toutes les idées possibles jusqu’à l’épuisement. A la fin il y a la même chose qu’au début. Il y a un clou planté dans ce mur Est.

il ya un léger mouvement périphérique. Dans celle de l’oeil fatigué de voir le clou. Il y a une mouche. Une mouche qui marche à la verticale, sur l’un des quatre murs. Pas très loin du clou. On aurait pu la prendre pour un autre clou. Vite fait. Mais la mouche ne reste pas en place. Pour elle, le haut et le bas n’existent pas comme pour nous. Ses petites ventouses au bout des pattes défient l’ idée de la gravité, de l’ordre des choses. Ce que nous appelons bas, haut, ou même sol, perd tout son sens dans sa perception. Cette mouche, insignifiante en apparence, bouleverse le sens commun. Qu’elle est agaçante cette mouche. Ce que nous, humains—et peut-être même les mammifères en général—avons l’habitude de penser, de dire, de notre place dans l’espace. Elle énerve. Elle déforme l’évidence de notre monde droit et structuré, révélant à quel point le haut et le bas sont des notions relatives, fragiles, probablement arbitraires.

Il y a une fenêtre dans le mur nord de la pièce. Il y a un paysage que l’on peut observer. Il y a un paysage sur lequel l’oeil peut se poser pour se donner un instant l’impression de s’évader de la pièce. Il y a un dehors. Il y a un dedans. Il y a une frontière matérialisée par le mur nord. Il y a une projection de lumière oblique sur le sol, il y a là aussi un angle à calculer. Il y a la question de savoir le calculer car cet angle ne cesse de se métamorphoser. Il y a une durée durant laquelle on peut s’amuser à chercher une solution. Il y a une durée dont on peut profiter pour s’évader dans une série interminable de questions sans réponse. Il y a le sol gelé. Il y a les pieds posés à plat sur le sol gelé. Il y a cette sensation de froid qui arrive au travers de la semelle de la chaussure et qui progressivement monte aux chevilles aux mollets, au corps tout entier.

Il y a ce mur, l’un des quatre. Pourquoi ce mur ci et pas ce mur là. Et il y a un sol. Ce ne sera pas un fa ni un do pas un fado, pas cette fois. Un sol et un mur il était une fois font toujours un angle droit. Il y a quatre murs, un sol, un plafond, c’est ce que l’on appelle une pièce, une salle, un lieu, un espace, un volume — Ce volume mazette quel formidable potence ciel ! Et puis oh mystère, que voyons nous là fiché dans la paroi nord ( il ne faut pas perdre le nord de vue) un clou. Un clou tordu comme un cigare tordu, un clou éteint, mais probablement en acier. Il en acier des ronds de chapeau ce vieux clou avant qu’oncque ne le visse. Et puis il y a le froid qui monte du sol, comme quelque chose d’hostile mais de nécessaire pour frapper la plante des pieds, se souvenir que nous sommes là pas ailleurs. Utilité des choses hostiles. Et des semelles trop fines. Tiens il y a une mouche. Nécessaire aussi pour oublier le froid qui monte depuis le centre de la terre jusqu’aux os à travers les chaussures bon marché. Une mouche avec au bout de ses pattes de mouche un genre de ventouse. Ne dites donc rien sur le genre dit une voix assexuée. Comment sait-on qu’une voix est assexuée d’ailleurs. J’ai le nez qui coule donc je me mouche. Il vaut mieux se concentrer sur le paysage. Sur la découpe de lumières ou d’ombres mouvantes, ça va ça vient, des grands arbres devant la fenêtre et qui se projettent à l’oblique sur le sol de la classe.

05

Rêve mathématique ; équation d’apparence simple, trop simple. Peut-être un début de grippe ou de rhume. Le mot « kaléidoscope ». Des images de fleurs arrangées en rond et un bruit de lamelles métalliques lorsque l’image change, ce qui renvoie à ces motifs de la tapisserie. Mais où et quand ? Impossible de le dire sans commettre d’erreur. Marcher sur le haut du mur, au fond d’un jardin, pour récolter des cerises. (Des queues de cerises aigres et acides dans le goût, et les taches violacées : le dessin d’un Bucéphale aux yeux noirs, effrayé.) La déformation d’une ligne d’horizon sur la rotondité d’un œil équin. Le soir tombe. Des fleurs de pissenlit s’élèvent, les ombres progressent, les blés sont fauchés. Dans le bleu du noir de l’aile d’un corbeau, une légère pointe de rouge carmin : un opéra de Bizet, une chemise blanche qu’on arrache avec violence pour mettre en évidence un cœur à assassiner. Une Micheline peinte en blanc et rouge. L’odeur des cheveux mouillés, les couinements des culs posés sur la moleskine, le claquement des portières. Le roulis des mondes, et mon visage renvoyé par le reflet commun qui défile. Des scènes de la ville de nuit, au temps des brumes et des éclairages au gaz ou au benzène. Le temps des chapeaux mous et des bas de nylon, la Seine et ses reflets changeants comme un décor sans cesse renouvelé. Kaléidoscope.

— Vous ai-je déjà dit que je suis de Saint-Pourçain-sur-Sioule ? — demanda la dame, pour dire quelque chose à l’autre dame en face.
Cela fait penser aux nappes Vichy, à ces carreaux blancs et rouges, à ce petit bouquet posé au centre de la table, généralement carrée, dans ce restaurant près de l’Allée des Soupirs. Doucement, il ne faut pas faire de bruit, ne pas se faire repérer, soulever lentement les feuilles pour avoir une chance de ne pas les rater.

La sixième corde de la guitare peine toujours à s’accorder ; chanterelle et cèpes dans la propriété privée. Gare au garde-champêtre ! La loi, omniprésente, chapeau mou sur les sourcils, guette le faux-pas. Faut pas ci, faut pas ça. À Passy, cela me ramène à une chanson de Béranger, et, si l’on insiste un tout petit peu plus, à un pont : un pont jeté par-dessus le fleuve, large à cet endroit. Les beaux quartiers. La clarté, celle qu’on nous a de tout temps volée. De ce pont et de ce pas, on se jetterait dans les reflets du ciel courant sur la surface glacée. Mais les rambardes, les parapets ne sont pas faits pour les chiens.

Le coussin du chien se trouve au bout du canapé : il a sa place, il trône. Impossible d’en vouloir au chien. « C’est un concours de circonstances malheureux », dit-on en réchauffant un cognac dans la paume d’une grosse main. Odeur de cigare, forte, écœurante. Un vieux cigare tordu, lacanien ou freudien. Il faut toujours que le nain sorte du jardin pour faire son malin.

Je tourne encore une page. J’aimerais bien revoir les lieux dans leur ensemble, me tenir enfin dans une paisible équidistance. Tranquille, comme on dit : comment tu vas ? Tranquille.

06

1.
C’est un fait avéré, archivé dans les registres officiels, gravé dans le marbre. Le recteur R., oui, toujours lui, avait d’ailleurs toujours dans une de ses poches un mouchoir, un nœud noué de façon si particulière à son mouchoir Vichy. Un nœud, un nœud petit mais si précis. Un comble pour un ancien déporté, mais la vie, la vie est ainsi, non  ? Oui, un nœud, et tout cela pour s’en souvenir. Se souvenir de quoi, exactement  ? C’est là toute la difficulté. À bon escient, disait-on. L’escient. L’escient. Enfin, qu’est-ce que l’escient  ? Chez les romipètes, qu’est-ce que c’est  ? Qu’est-ce que ça a été  ? On ne sait pas. On ne sait plus. On n’a jamais su. Mais peut-être qu’on aurait dû l’inventer pour que ça soit plus commode. Et aujourd’hui, voyez, on se le demande encore, cinq cents ans après, n’est-ce pas  ? Les mots flottent, ils flottent toujours. Et mille ans de plus ne suffiront pas. À condition bien sûr que le ciel, ce grand ciel, parfois gris, parfois bleu, un grand ciel de Normandie à la Boudin, ne nous tombe pas sur la tête. Un ciel lourd, toujours si lourd, comme un silence qui menace. Mais pas en Normandie, à l’Institution Saint-S. à Osny, près de Pontoise, vingt minutes de marche depuis la gare, on traverse la Viosne, un petit pont à la Monet, on y est. Mais il reste des gens, des braves gens, pour le craindre. Que le ciel au-dessus de Pontoise ou d’ailleurs tombe. Qui le craignent, oui. Ou qui font semblant. Et les dieux, oh, les dieux  ! Les dieux sont là aussi, bien sûr. Ils sont tellement réels dans notre imagination. Ils regardent. Ils observent. Peut-être qu’ils rient. Ou peut-être qu’ils attendent. Mais quoi, au juste  ? La vérité est qu’on ne le sait pas, on ne sait rien. Il faut se résoudre sur ce plan et tant d’autres encore à la seule médiocrité. C’est un fait.

Voilà donc le moment venu, bonnes gens. Bonnes gens qui écoutez. Qui ne comprenez pas. Et moi non plus, après tout. Comment partir d’un fait avéré et s’égarer  ? S’égarer, oui. Toujours s’égarer. Ou encore partir d’un point quelque part dans l’imaginaire et retrouver ce petit mouchoir Vichy, peut-être n’était-il seulement qu’à carreaux, on ne peut plus en être si longtemps après tout à fait sûr, pas tout à fait, même pas presque, comme de savoir si ce mouchoir était dans la poche d’une veste, d’un pantalon, dans la poche d’un ancien déporté.

2.
Une chose était sûre, oui, sûre. Indiscutable. On ne pouvait pas dire le contraire. Non, on ne pouvait pas. Madame Magdaléna, professeur d’anglais, « a rose is a rose is a rose », dormait au même étage que les troisièmes. Ça, c’était certain. Au même étage, pas plus haut, pas plus bas. Toujours là, toujours au même endroit. Une petite chambre, une chambre minuscule. Deux mètres, trois mètres. Pas plus. Une cellule  ? Peut-être. Oui, une cellule. Mais une chambre quand même. Un lit, une table, une chaise. Une armoire aussi. Pas grande, l’armoire. Une penderie à gauche, des étagères à droite. Tout était à sa place. Rien ne bougeait. Magdaléna ne bougeait pas non plus. Quel âge avait-elle  ? Impossible de le savoir. On disait « la vieille Magdaléna ». On dit toujours une méchanceté quand on ne sait pas. Elle corrigeait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. De façon très british, sans s’énerver, sans même le moindre « oh my God ». Et aussi  : « Oh guys, be gentle and kind to each other and if possible to me too. » C’était tordant. Toujours dans le même ordre. Comme nous nous le disions. Les jours passaient, mais ils ne changeaient pas. Pas ici. Pas à Saint-S. D’ailleurs, certains disaient qu’elle avait toujours été là. Toujours. Depuis quand, exactement  ? Personne ne savait. Mais elle était là, c’était sûr. Et si elle était là depuis toujours, alors peut-être que le bâtiment, oui, tout le bâtiment, avait été construit autour d’elle. Autour d’elle. Une prison  ? Non, pas une prison. On n’arrivait pas à l’imaginer prisonnière, plutôt nonne ou duègne. On avait bâti le dortoir tout autour d’elle, comme on fait des cathédrales autour de vieux os. Elle vieillissait. Lentement, presque en silence. Une ride, une autre. On ne les voyait pas vraiment. On ne voyait rien, à vrai dire. Mais elles étaient là. Elles arrivaient, doucement. Comme un vieux telex sur sa peau. Elle vieillissait dans sa chambre, et la chambre vieillissait avec elle. Tout restait pareil. Rien ne changeait. Pourtant, tout changeait. Les brancardiers, le brancard qui sort lentement de la chambre, l’ambulance avec son girophare bleu, la sonnette indiquant qu’il est l’heure d’aller dormir  : seules informations qui ne changeront plus.

3.
Mais l’inertie, l’inertie des murs n’arrête pas les rumeurs. Non, jamais. Elle les nourrit. Oui, elle les nourrit. L’hiver 1972. Revenons quelques mois à peine en arrière. Un hiver froid, un hiver long. Les troisièmes s’ennuyaient. Ils s’ennuyaient tellement. Certains ne savaient même pas encore à quel point ils s’ennuyaient. Rien à faire, rien à dire, rien à penser. Juste un peu de folie, si l’on veut, de tenter l’évasion dans les livres. Et encore. Difficile de se concentrer avec cette masse d’ennui à proximité. Et puis, quelqu’un a eu une idée. Une idée loufoque, une idée dingue, une idée drôle. Et la rumeur est née. Juste comme ça. Oui, juste comme ça. Une bonne dose d’ennui et juste une petite phrase lancée. Vous la voyez. Elle est là, elle est lancée. Une petite phrase, mais elle devient grande. Elle devient énorme. « Magdaléna et le recteur R. »  ! Voilà ce qu’on a dit. On l’a dit une fois. Puis une deuxième. Et puis encore, et encore. Voilà comment une idée créée dans l’ennui devient une sorte de vérité. Magdaléna et R., oui, une histoire. Pas vraiment une histoire d’amour, non. Une histoire salace, bien sûr. Un genre de scandale. Une histoire qu’on a inventée, mais elle est devenue vraie. Parce que tout le monde l’a répétée. Parce qu’elle a dévalé les escaliers. Trois étages. Trois, comme les classes. Elle est descendue jusqu’aux quatrièmes. Puis aux cinquièmes. Puis encore plus bas. Jusqu’aux sixièmes. À chaque étage, la rumeur grossissait, s’étoffait. Elle prenait de la force. Un bruit. Puis un souffle. Puis une tempête.

Personne n’a vu quoi que ce soit. Non, personne. Mais tout le monde savait. Tout le monde savait quelque chose. Parce que c’était évident. Évident, oui. « Je l’ai vu », disait-on. « Je l’ai entendu. » Mais ce n’était pas vrai. Ce n’était jamais vrai. La rumeur n’avait pas besoin de preuves. Elle n’avait besoin de rien. Juste d’être là. Juste d’être dite.

Et Magdaléna  ? Elle ne disait rien. Rien du tout. Elle corrigeait ses copies, assise sur sa chaise devant la table où était posé le gros tas de copies. Jamais elle n’avait eu dans le tiroir la moindre lettre enflammée ni même coquine, pas même un mouchoir Vichy ou à carreaux avec un petit nœud noué comme un pense-bête. Rien de tout ça. Elle vivait. Elle dormait. Elle corrigeait encore. Et R.  ? R. ajustait son mouchoir. Toujours ce mouchoir. Il nouait, il dénouait. Il nouait encore. Et il ne savait rien. Il ne savait pas, jusqu’au moment où lui aussi a vu les brancardiers sortir le brancard de l’ambulance un soir de novembre. Ils se dépêchaient car il faisait grand froid, les lumières du gyrophare inondaient de lueurs bleutées les façades extérieures du dortoir. Le pion fumait son clope sur le seuil avec son col de veste relevé. Le recteur R. s’était redressé et avait emprunté le grand escalier. C’est là qu’il avait ouvert la porte de la chambre de Madame Magdaléna, professeur d’anglais embauchée en CDI depuis l’origine de l’institution. « A rose is a rose is a rose », fanée désormais. Nevermore. Et tous les élèves en pyjama essayaient de voir alors qu’on ne cessait de dire  : circulez, il n’y a rien à voir.

07

Aller hop !
Prenons l’hôtel au 35, rue des Poissonniers, Paris 18e. Trente ans plus tard, ils sont tous morts et enterrés, oubliés. Ce qui fait que, justement, cela devient un lieu mythique. La loge de la concierge, Madame De la Serpillière, est toujours là. Elle vit seule jusqu’au jugement dernier. Pas de chat, pas de chien. Deux canaris inséparables. Je pourrais lui flanquer un perroquet, c’est un cœur simple.

Au premier étage, ce sont des voyageurs qui changent tout le temps. On pourrait les nommer Courandair, Vaquejtepousse, Kerouac, London, Miller. À gauche. Sur la droite, je ne me souviens plus. Monsieur Céline était-il de droite ? Il était juste gueulard, ça c’est sûr. Une fois sa porte fermée, il s’engueulait lui-même, très copieusement. Sinon, c’était un homme doux la plupart du temps, voire serviable, dans certaines limites toutefois.

Mademoiselle Choublanc vivait au second étage, porte gauche. Elle n’avait pas d’âge, et sa vie n’était qu’une succession de naufrages. Voyageuse médicale, elle approvisionnait une bonne partie des locataires de l’hôtel en cachetons et en revues spécialisées sur le cancer, la prostate, le panaris et les régimes Seignalet.

En face logeait un grand Noir, fort comme un Turc, qui bossait sur les chantiers de travaux publics comme grouillot. Un grouillot avec une belle tête de griot. Il s’appelait Akim, était marié, avait cinq enfants. Le dimanche, il faisait frire des sardines dans un faitout.

Au troisième étage, il y avait des water-closets au fond du couloir. Juste en face de la porte de Madame Macmich, une veuve écossaise qui tirait le diable par la queue. Sa retraite était si maigre qu’une fois le terme payé, elle devait faire les fins de marchés. Elle s’entendait bien avec Jimmy, qui vivait à l’entresol, porte droite. Ensemble, ils chantaient du Bob Marley en buvant des Despés. Ça formait un couple insolite au début, mais au bout de six mois, on n’y pensait même plus.

Après, au-dessus du 3ème l’escalier devenait plus étroit. On parvenait aux archives akashiques, lieu de mémoire de tous les ex-voyageurs ou habitants de cet hôtel. Peut-être même que ces lieux réunissaient tous les habitants de tous les hôtels de la ville. Et pourquoi pas de tous les hôtels de toutes les villes du monde. Des couches historiques à n’en plus finir, un véritable millefeuille. On pouvait y trouver pêle-mêle Ravaillac, quelques jours avant le passage du chariot d’Henri IV le queutard. La belle Sémiramis, déguisée en petite bonne bretonne, jouait à la coinche avec la marquise de Brinvilliers, femme de lettres et empoisonneuse, fraîchement extradée depuis Liège vers la Conciergerie.Un genre d’hôtel, d’ailleurs, où sévissait jadis la Justice, aveugle comme on le sait. Ronsard venu visiter les roses de Bagatelle, François Villon s’en revenant de Londres, très âgé et un peu désabusé. Le clown Grock partageant le boulet de canon du baron de Munchaussen. La petite Anne Franck en train d’écrire son journal intime, derrière la fenêtre de sa chambre on peut voir encore un géranium en fleur, et au-delà un Gracht avec de belles péniches colorées à Amsterdam. Quand on commence à voir on voit tant de choses. Surtout au présent. La solution est de se réfugier dans le passé, astuce connue des nostalgiques et des autruches. Il suffit donc d’écrire « on pouvait voir, on pouvait apercevoir »

On pouvait aussi, sans grande peine, apercevoir des fumeurs d’opium et de haschich, allongés sur des lits une place. Ils n’ont pas de noms, ce sont des anonymes. C’est là, dans les volutes des pipes à eau et des narguilés, que se forment les noms de poètes célèbres comme Baudelaire, Nietzsche ou Pastoureau.

Au bout de l’horizon du 3ème se dresse une autre porte, qui donne sur un lieu sans nom. Là vivent des personnages à venir. Ils sont les émanations des égouts des villes, grimpant par les conduits en plomb depuis l’abîme du temps vers la surface. Ils s’agrippent comme des cafards aux cloisons, mais se heurtent à un plafond de verre situé à la hauteur du troisième étage. Juste après, on ne sait pas ce qui advient. Peut-être qu’on ne le saura jamais.

08

Histoire du premier pas, où l’on verra tomber, tomber encore, retomber, et tomber à nouveau un petit garçon qui apprend à marcher.

Histoire de l’enfant qui rêve de voler et qui, par une étrange torsion de l’esprit, finit par confondre « vol » et « vol ».

Histoire de la petite fille qui voulait lancer un grappin, mais qui s’empêtra dans la corde.

Histoire du champ à traverser dans la nuit pour aller chercher du lait à la ferme voisine.

Histoire d’un vieil homme qui connaît tous les mots du dictionnaire par cœur, mais qui ne dit jamais rien.

Histoire du vieux jardinier qui taille lentement un bâton de réglisse pour tenter d’apprivoiser un enfant en colère en lui racontant des salades.

Histoire de l’homme qui s’en va pêcher loin de chez lui pour finalement se demander pourquoi il reste chez lui.

Histoire de l’ami imaginaire qui s’efface de la mémoire en s’apercevant que tout le monde a, au fond, la même histoire.

Histoire des pivoines, du bulbe, de la tonnelle, de l’arc, et du mot « éplucher », sans oublier celle de l’archer qui ne voulait jamais faire de mal à sa cible, mais qui faisait pire.

Histoire de l’oseille qui ne pousse jamais très loin des salades.

Histoire de la collection d’empreintes d’écorces pour conserver le souvenir des arbres.

Histoire de l’homme qui tue les oiseaux parce qu’il ne peut pas voler.

Histoire d’un matin d’hiver, de quelques gouttes de sang éparpillées sur la neige, et de l’atroce surprise d’aimer l’odeur de la poudre.

Histoire de la violence qu’on ne veut pas voir en soi et qu’on ne cesse d’apercevoir chez les autres.

Histoire de la découverte de l’autre comme étrangeté, et du semblable comme pire monstruosité.

Histoire du tuyau d’évacuation sanitaire qui aspirait à devenir flûte de bambou.

Histoire des révolutions qui tournent en rond, parce que c’est dans leur définition.

Histoire du ridicule comme outil d’exploration du sérieux.

Histoire torride qu’on se raconte en aparté pour économiser le chauffage.

Histoire de la découverte du « rien » au cours d’une initiation à l’astronomie, avec un bel évanouissement à la clé.

Histoire d’une impasse dont on trouve tout à fait par hasard l’issue.

Histoire de ce qu’il se passe sur le pont qui enjambe le Cher, au-dessus des abattoirs, un jour de brouillard.

Histoire d’un homme qui ne cesse jamais de raconter les mêmes histoires pour ne pas se risquer à en raconter d’autres.

Histoire de Shéhérazade qui interrompt son récit pour faire durer à la fois l’envie de meurtre et le plaisir.

09

L’interphone est à gauche de la porte vitrée. Le sésame n’est pas nécessaire. Il suffit d’appuyer sur le bouton en regard de « Cabinet Médical ». Personne ne vous répondra, donc nul besoin de se racler la gorge : on n’aura rien à dire. Mais il est nécessaire d’être attentif : le déclic indiquant l’accès autorisé est discret. Le hall est vaste, presque lumineux, des boîtes aux lettres en métal sur la droite, un sol dallé de couleur marronnasse. Trois marches, et l’on accède à l’entresol. Le cabinet est sur la droite. « Sonnez et entrez. » C’est une lourde porte, mais elle pivote sans difficulté. Une entrée, changement de revêtement de sol, pas tout à fait du linoléum, et, au bout d’un court couloir, le comptoir, la secrétaire médicale, interchangeable, entre quarante et cinquante ans, souvent avec un chignon.

— Bonjour ? Vous aviez pris rendez-vous ?
Il faut décliner son nom. Elle le vérifiera sur l’écran de son ordinateur. À partir de là, on aura droit à un sourire ou pas. On sait déjà où se trouve la salle d’attente : on est déjà venu, vous savez, depuis le temps, et aussi à l’ancienne adresse. Là-bas, il y avait deux étages à monter, sans ascenseur. Mais c’était aussi difficile pour se garer. On se rend compte, un peu penaud, qu’on parle seul, et on s’engouffre dans la salle d’attente.

Il vaut mieux dire bonjour, en général, rien que pour observer la façon dont chacun répond à un bonjour. Il faut bien s’occuper. Certains répondent avec un bonjour minuscule, qui a tellement de mal à franchir la barrière des lèvres. D’autres ne répliquent même pas. La plupart des gens, assis en rang d’oignons, ont une mine de personnes très affairées : sourcils froncés, jambes qui se croisent, se décroisent, se recroisent, petite toux intempestive qu’on aurait bien aimé contrôler, ou alors éternuement sonore avec séquelles humides, dont il faudra prendre garde pour ne pas empirer les choses. Le bruit des feuilles en papier glacé d’un magazine feuilleté prend ici une dimension impudique. On fait plus attention en tournant la page la fois d’après. Les murs sont d’un vert anglais peu ragoûtant. C’est étonnant qu’ils n’aient pas mis une photographie de New York ou encore une reproduction de Van Gogh. Il y a juste le règlement affiché près de la porte, les tarifs. Quand on entre dans la salle d’attente, on cherche un siège isolé. On ne voudrait pas se retrouver coincé entre deux patient(e)s. La bulle dont on s’entoure généralement se rétrécit grandement : elle devient d’une fragilité de cristal, agaçante.

Il faut, en tout cas, faire rapidement un choix entre une chaise simple en plastique extrudé ou un fauteuil crapaud, dont on se demande déjà si on pourra se relever sans perdre sa dignité. Le temps passe bizarrement. C’est toujours trop long, comme à l’école. De temps à autre, on entend une porte qui s’ouvre, des voix, des pas qui se rapprochent, la porte d’entrée qui s’ouvre et se referme. Puis le médecin apparaît dans l’encadrement de la porte. Il connaît le nom, il le dit sans hésitation. Le patient se lève et se dirige vers le couloir, comme on doit s’amener vers Saint-Pierre, avec ce petit air mi-figue mi-raisin. Est-ce qu’on doit tendre la main à un médecin ou pas ? Lui dire bonjour docteur, bonjour monsieur ? On n’est pas à l’aise. Pour un peu, on serait malade.

Le bureau dans lequel on est reçu est lumineux. Par la fenêtre, on aperçoit le fleuve et, au-delà, les immeubles aux couleurs ocre et terre de Sienne. Encore au-delà, une colline avec une petite tour Eiffel, parce que Lyon voudrait être Paris. On raconte ses petits soucis. Peut-être pas trop en détail non plus. On paie pour une certaine idée que l’on se fait de l’expertise. Ils sont nouveaux, ces tableaux. Du coup, voilà que ça vous échappe.

— Ah bon, et vous les trouvez comment ?

Enchaîne aussitôt le toubib, en rejetant lentement le corps en arrière sur son fauteuil de gamer. Zut de zut, on va parler encore peinture. Chaque fois, on se fait avoir, c’est plus fort que soi. Et à la fin, il prendra juste la tension, imprimera l’ordonnance, ajoutera que pour le toucher rectal, on peut attendre les résultats du bilan sanguin, ce qui soulage énormément sur le coup. Puis on y repense en sortant sur le palier. Ce n’est pas qu’on est soulagé tant que ça. On regarde sa montre : tout l’après-midi y est passé.

10

C’est la dernière photographie qu’il a prise ensuite il a commencé à pleuvoir.

On aurait dit une silhouette, ça a duré quoi je dirais à peine une minute, je me suis demandée ce que mon mari photographiait je me suis levée du canapé pour me diriger vers la baie vitrée, et j’ai levé les yeux vers ce qu’il photographiait et ensuite j’ai commencé à entendre le bruit de la pluie sur le carrelage, il a commencé á pleuvoir, mais lui je ne l’ai plus vu il avait disparu.

il faisait sombre et de grosses gouttes commençaient à tomber sur le parasol, j’ai voulu le replier et c’est à ce moment que j’ai vu l’iPhone sur la table . je l’ai attrapé pour pas qu’il se mouille et j’ai vu que l’appli photo était ouverte, il y avait cette image bizarre un morceau du toit avec ce personnage menaçant derriere, on aurait dit une reine noire avec sa longue robe.

Il fait chaud là-dedans ça te viendrait même pas à l’idée d’ouvrir la fenêtre elle a dit mais lui il continuait à jouer sur sa play-station comme s’il m’entendait pas . j’ai ouvert en grand il n’y avait pas un brin d’air mais j’ai aperçu ce type le voisin qui photographiait quelque chose que je ne pouvais pas voir. Puis le téléphone a sonné et j’ai dû décrocher à cause de ma mere qui est malade , il devait être autour de vingt heures et le temps que je regarde par la fenêtre il pleuvait plus fort et le type avait disparu.

on aurait dit la femme sur les paquets de gitanes, de profil, pareille avec une jolie cambrure, un cote fier, ca a duré quelques secondes juste le temps de prendre une photo et au moment ou j’ai reposé l’appareil j’ai senti un truc qui clochait. ensuite tout est devenu sombre j’ai entendu une fenêtre s’ouvrir sur la facade d’en face et la musique horripilante du jeu video du gamin des voisins. puis je me suis senti aspiré vers le haut j’ai vu le paysage basculer d’un coup , j’étais dans la puree de pois. Tout noir autour de moi et soudain une voix de gitane qui disait il est l’heure je suis ta mort, j’ai juste eu le temps d’avoir une pensée pout mon épouse et pour le gosse, puis le bruit de la pluie à rempli ma tête il s’est mis a pleuvoir de plus en plus fort mais moi je n’étais plus nulle part.

11

Il y a un tout petit lit, des barreaux tout autour, il y a une armoire à glace dont un angle de la corniche est abîmé. Il y a aussi do ré mi fa sol là, au-dessus de celle-ci, une panthère en plâtre. Son corps est noir, presque vif, sauf une tâche blanche sur l’oreille droite. Il y a un morceau de l’oreille qui manque. Il y a une gitane blanche sans filtre qui fume dans un cendrier Cinzano. Il y a une table de chevet, dite aussi table de nuit. Il y a un livre de la collection Fleuve Noir, posé sur la table de nuit.

Il y a un long couloir dont le sol est recouvert d’un lino vert. Il y a une cuisine sur la droite, près de l’entrée. Il y a peu de place dans la cuisine. Il y a une cuisinière, un frigidaire, il y a bien sûr un évier avec un robinet dont on a allongé le nez pour économiser l’eau. Il y a la radio, tous les matins il y a RTL. Il y a une table en formica, des chaises en formica. Il y a du carrelage au sol. Il y a mes grands-parents attablés en silence. Ils boivent le café en écoutant la radio.

Il y a une fenêtre, avec un balcon et du bambou tout autour. Il y a une rue que l’on peut sentir derrière les bambous. Il y a une ville. Cette ville se nomme Paris. Il y a un marchand de couleur de l’autre côté de la rue. Il y a un renflement au milieu de la rue Jobbé Duval. Il y a un arbre entouré à son pied d’une plaque ajourée en métal de forme circulaire. Il y a des chiens que leurs maîtresses et maîtres laissent pisser là.

Il y a les abattoirs, juste après la rue Dantzig. Il y a, à l’angle de la rue Dantzig, le bâtiment des objets trouvés. Il y a, au bout de la rue Dantzig, le boulevard Brune. Il y a le marché tous les samedis. Il y a longtemps que je n’y suis pas retourné. Il y a un bassin où l’on peut croire que l’eau est bleue, mais c’est à cause de la couleur du liner. Il y a des pigeons, « cons comme des manches », et des moineaux agiles et rapides.

Il y a à la télé Illya Kouriakine, dans des agents trés spéciaux. Il y a qu’il faut lui couper les cheveux comme ça.

Il y a du vent qui soulève les emballages de fruits et légumes au sol. Il y a du papier gras, du papier craft, du film plastique, des fruits talés, des fruits pourris, de vieilles salades cuites et recuites, des concombres en compote, des poireaux blancs, livides. Il y a le camion-benne des éboueurs. Il y a la borne d’incendie qu’on ouvre à la fin du marché. Il y a le jet puissant qu’il faut parfois deux hommes pour tenir. Ils lavent les trottoirs. Il y a une lumière qui sourd du gris, à Paris uniquement, jamais vue ailleurs.