03 novembre 2025

Où l’on tente de circonscrire l’insaisissable. Peut-on classer Steiner ? La question elle-même trahit une mentalité de bibliothécaire, cette manie d’étiqueter ce qui, par nature, fuit la catégorie. Je pense à ce mot de Valéry : « Ce qui est simple est toujours faux. Ce qui ne l’est pas est inutilisable. » Steiner, lui, choisit délibérément l’inutilisable — c’est-à-dire le complexe, le contradictoire, le profond.

« Je suis un sioniste le matin, un antisioniste l’après-midi. »

Cette phrase n’est pas une boutade. C’est une profession de foi méthodologique. Elle dit : je refuse de m’installer dans une identité politique. Elle dit : je préfère la lucidité douloureuse à l’appartenance confortable. Elle dit aussi, peut-être, que toute pensée véritable est un exil — et que toute terre promise est aussi une terre maudite. Mon archiviste en prend un bon coup sur le carafon, mais en même temps ne s’y est-il pas préparé expressément ?
Lui, George Steiner, défend la haute culture — non comme un privilège, mais comme un droit. Il exige l’exigence. Il veut que le plus grand nombre accède à ce qui n’a jamais été conçu pour le grand nombre. Position intenable ? Sans doute. Mais toute position tenable n’est-elle pas, par définition, une position médiocre ? Je me souviens de cette phrase, lue dans Réelles présences :
« La culture n’a pas sauvé de la barbarie. Elle doit pourtant être notre seul recours. »
Voilà le noyau steinerien : un pessimisme actif. Un courage mêlé de désespoir. Une foi sans illusion.
Et pour revenir encore à l’idée d’Europe : Steiner aime l’Europe de Dante, de Goethe, de Proust — cette Europe des chefs-d’œuvre. Mais il n’oublie pas l’Europe d’Auschwitz, cette Europe des charniers. Comment concilier les deux ? Il ne le fait pas. Il les garde ensemble, douloureusement, comme on garde une cicatrice qui ne se ferme pas.
« L’Europe est ma langue maternelle, mais une langue maternelle qui a commis des crimes contre l’humanité. »
Penser avec Steiner, ou comme lui, ou se découvrir des affinités avec sa pensée, c’est accepter de vivre avec des contradictions qui ne se résoudront jamais. C’est habiter un château de Barbe-Bleue où chaque porte ouverte révèle à la fois un trésor et un cadavre.
Cependant Steiner me rappelle quelque chose que j’ai ces derniers temps tendance à oublier : à ne pas avoir peur des positions intenables. À cultiver le doute comme une vertu. À aimer les questions plus que les réponses. Je note cette phrase, que je viens d’écrire et qu’il n’a peut-être jamais dite, mais qu’il aurait pu signer :

« La pensée commence là où finit l’appartenance. »

Et cette habitude de vivre avec des contradictions, ne serait-ce pas là, justement, la marque d’une pensée talmudiste sans Dieu ? Steiner pense en talmudiste sécularisé, cette habitude de gloser le commentaire, de déplier le texte à l’infini, de chercher non la conclusion mais l’ouverture — c’est la méthode des yeshivas, sécularisée, transposée dans le champ de la culture occidentale.
Je me souviens de cette phrase, lue quelque part dans « Maîtres et disciples » :

« Tout grand texte est un midrash en puissance. Il ne se referme jamais. Il attend le commentaire qui le prolongera, le contredira, le fécondera. »

Steiner ne commente pas la Torah, mais il commente Homère, Dante, Shakespeare, Kafka — avec la même ferveur, la même minutie, le même refus de clore le sens.

Demain, je relirai Le Transport de A.H., ce texte vertigineux où Steiner imagine Hitler réfugié en Amazonie. Texte insoutenable, nécessaire. Comme toute son œuvre.


Nous avons gouté la potée ce dimanche au déjeuner, j’avais pris soin de la faire réchauffer au four le matin même. Dans le fond les saucisses étaient en trop, ou bien elles n’étaient pas pertinentes, il eut fallu prendre de la morteau plutôt que de la toulousaine. Le lard fumé est amplement suffisant. A noter le dégoût que m’inspire la viande, ou plutôt non, c’est plus compliqué que cela, une part profonde, enfouie la désire, me fait saliver, tandis qu’une autre, antagoniste, plus raisonnée sans doute ou délicate ou sensible la réfute.


En fin d’après-midi je relis les textes que j’ai placés à la publication ce jour. La photographie de ce char anglais dans les rues de Tallinn , je m’interroge encore sur la raison pour laquelle j’ai choisi cette image, et je pense au terme de kairos utilisé par les grecs anciens — ce moment de grâce où le temps n’est plus chronologique, mais opportun, où tout s’assemble sans effort apparent. Ce n’est pas du hasard. C’est la convergence de tout un travail souterrain, d’une attention, d’une préparation, la tension d’un ressort et tout à coup le trop plein qui prend la forme d’un lâcher-prise.