Livre Flipbook - Le Dibbouk

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Le rêve d’intemporalité

21 septembre 2025

Cela commencerait par un simple observation. J’aurais écrit mon texte quotidien, un texte bref ; je me serais efforcé d’atteindre ce fantasme de briéveté, et l’insatisfaction demeurerait. Elle demeure parce que pour moi la briéveté est un fantasme. Et donc je voudrais en avoir le coeur net. Je voudrais parier qu’en écrivant un autre texte dans un nouvel espace, je me débarasserai de ce fantasme. C’est la même démarche pour se débarrasser du désir que celle de l’épuiser méthodiquement jusqu’à la lie. Donc je cherche un espace mais voilà que la date se dresse devant moi dans toutes les rubriques de ce site. C’est à dire que si j’écris un nouveau texte il sera irrémédiablement lié à une date. Sauf si je crée un squelette spécial pour une rubrique particulière, une rubrique sans ordre chronologique. Le fantasme ici, l’imaginaire, rêvent d’une absence de temporalité sans doute parce que cernés par celle-ci. C’est donc une friction toujours en cours qui produit l’explosion l’étincelle. Il n’y a pas à s’en sentir bien ou mal c’est un fait.

Etrangement, aujourd’hui je choisis deux illustrations semblables d’Umberto Boccioni. Pour cet article il s’agit de La ville se Lève alors que dans mon texte de carnet j’ai choisi Les adieux 2

12 septembre 2025

12 septembre 2025

Je ne me penche pas sur les abîmes. je réfléchis sur l’emploi de l’article ou de l’adverbe. Cette démarche est plus modeste, par conséquent plus sûre, encore qu’elle puisse aussi conduire tout doucement aux abîmes ; mais justement elle y conduit, et n’y précipite pas d’un coup — assez vainement. (Roger Caillois, Poétique De St-John Perse.)

une seule et longue phrase sans césure à jamais inintelligible. ( à propos de SJP )

Caillois, la Poétique de St-John Perse. L’abîme qui ne prend pas d’un coup mais vous entraîne lentement. Et cette phrase interminable, sans césure, inintelligible.

Hier j’ai changé la graisse des caractères, abandonné une traduction, réuni les textes Recto_Verso en un fichier. Découvert le podcast, quarante-quatre minutes de louanges , trop. J’ai ri, partagé sur le WP de F.B , ri encore.

Ce matin deux élèves. Cet après-midi personne. Ce soir encore personne. Alors j’ai rouvert Caillois.

Plugin chargé, site planté, réparé. Méfiance.

Devant le journal du soir je descends, je m’assieds, je laisse S. s’endormir devant l’écran. Je remonte. Le travail. Rien ne rapporte. Mais ça m’occupe. Pour me détendre je travaille encore. Découverte de ce site sur ST-John Perse Diète concernant les réseaux , cinq jours sans.

Après ce qui a été écrit

3 septembre 2025

« Ils retrouveront peut-être le génie épique quand ils sauront ne rien croire à l’abri du sort, ne jamais admirer la force, ne pas haïr les ennemis et ne pas mépriser les malheureux. Il est douteux que ce soit pour bientôt. » — Simone Weil, L’Iliade ou le poème de la force

Que la force soit avec toi, mais qui es-tu, toi — homme, femme, enfant, vieillard, rien de cela, tout cela ? Tu pourrais dire je ne suis rien, je suis tout, mais la force ne t’écouterait pas. Elle passe, indifférente. Face à elle, il reste la faiblesse.

Et puis vint le silence.

« Et j’ai appris comment s’effondrent les visages, Sous les paupières, comment émerge l’angoisse, Comment le rire se fane sur des lèvres soumises… » -- Anna Akhmatova, Requiem

Et puis vint le silence.

-- Calme-toi, tu n’es pas encore traîné dans la poussière. -- Mais je suis mort déjà. Avec les morts on ne s’agite plus. On use le temps, on épuise l’ennui, la haine, l’amour. Tout s’écrit dans un perpétuel présent. C’est le cadeau : étrange cadeau qu’on déballe au terme de sa vie.

Et puis vint le silence.

Mais ce silence avait des marches. On y descendait, une à une, chaque marche plus basse, plus étroite, chaque marche un gouffre.

« Chaque marche un cri, chaque marche une perte. Chaque marche un vide — un vide plus profond. » -- Marina Tsvetaeva, Poème de l’escalier

Et moi j’écris une marche, puis une autre, puis encore une. Je les efface l’une après l’autre, soit pour descendre plus bas, soit pour tenter de me hisser plus haut. Je sais déjà que ça ne servira à rien. Ce n’est pas l’importance d’une marche qui fait celle de l’escalier. Mais si je dois être vaincu par la force comme toute chose ici-bas, alors la forme d’un escalier me va — un gouffre ayant la forme d’une spirale, d’un colimaçon. Dans la descente comme dans l’ascension, on peut sans doute choisir son escale un moment. Chaque marche pouvait être aussi bien pic ou gouffre, et c’était bien de ne pas savoir d’avance.

2 septembre 2025

2 septembre 2025

Écrire l’impossibilité d’écrire, je crois qu’un grand nombre de textes sur ce site tourne autour de cette idée. Dans ce cas écrire c’est tenter de masquer un vide, d’essayer de l’habiller au moins, peut-être tenter d’en faire un vide décent. Cela me ramène à l’enterrement de mon père. Je n’avais pas de costume et, en aurais-je eu un, je ne pense pas que je l’aurais mis. J’y suis allé en jean et chandail, avec un blouson par-dessus parce que nous étions en mars et qu’il pleuvait. Nous ne nous parlions plus que rarement, de temps en temps un coup de fil où nous étions tout autant gênés l’un que l’autre. Ce genre de coup de fil pour ne rien dire sauf peut-être je sais que tu existes, je suis là, pas grand-chose d’autre. Je ne pense pas qu’il eût pris ma tenue pour de l’irrespect. Les jeux étaient faits depuis longtemps. Il savait que nous étions différents, il s’y était habitué. Je crois me souvenir que les derniers mois avant son départ nous étions parvenus à aplanir nos dissensions. Il y avait mis du sien en tous les cas, ce qui était suffisant pour que j’y mette du mien aussi. Le fait est que peu de temps passa avant que nous, mon frère et moi, mettions en vente la maison. Nous avons convoqué plusieurs agences immobilières qui toutes surenchérissaient l’estimation. La réalité est que nous ne devions pas être si pressés que nous l’imaginions, car un an passa sans qu’aucune offre ne se présente. Et puis soudain un coup de fil me fit remonter à Limeil-Brévannes. L’agent immobilier m’avait dit que ce serait bien de tailler la haie, car c’était un problème pour les acheteurs. Je remontai et achetai un taille-haie après avoir demandé à plusieurs paysagistes leurs devis. Je restai quelques jours car il y avait du travail. Je ne compte plus le nombre de voyages que j’ai dû faire à la déchetterie, à l’époque j’avais une Mégane et je ne pouvais pas mettre grand-chose même en rabattant les sièges. Et puis c’était une très longue haie de thuyas, quelque chose de très rébarbatif. Je travaillais une ou deux heures par jour puis ensuite j’explorais les armoires, les placards, les tiroirs. Les journées passaient ainsi sans que je les voie passer vraiment. Un objet aperçu, une photographie me plaçait hors du temps. Je prenais néanmoins un moment en fin de matinée pour aller faire quelques emplettes au bourg voisin, de l’autre côté de la RN19. En passant par les rues je reconnaissais les façades des maisons, je les avais connues en tant qu’écolier puis en tant que vendeur en porte-à-porte de véhicules neufs pour une concession Renault située sur la nationale. À l’angle d’une de ces rues je retrouvai la vieille baraque aux volets clos qui m’avait toujours intrigué. C’est lors d’une de ces promenades destinées à me dégourdir les jambes que je vis un camion de pompiers en travers de la rue. Un véhicule de police était garé derrière et il y avait un petit attroupement de badauds. Des ambulanciers sortaient un brancard sur lequel était étendu un corps recouvert d’une couverture ou d’un sac gris. Cette image m’a hanté une bonne partie de la journée et des suivantes. Quelques jours plus tard j’avais terminé le taillage de la haie et je m’apprêtais à repartir lorsque, toujours pour me dégourdir les jambes, je vis une entreprise de nettoyage s’activer dans la maison de la rue des Primevères. La mairie n’avait pas traîné. Ce devait être une personne seule, sans famille visiblement, et dans ces cas-là le ménage est rapidement effectué. Il y avait une grande benne garée devant la maison et les nettoyeurs s’en donnaient à cœur joie pour la remplir. En revenant de mes courses je me suis approché de celle-ci pour étudier son contenu et, d’un sac noir de cent litres, je vis déborder des cahiers d’écolier et de petits carnets. Les employés étant repartis, j’ai réuni tout mon courage pour grimper dans la benne et récupérer ces cahiers que j’ai fourrés dans mon sac Lidl. Ils ne contenaient rien d’extraordinaire, des notes tout au plus, et mon premier réflexe fut de vouloir m’en débarrasser. Mais je fus pris d’un scrupule. À cet instant j’ai imaginé une vie entière jetée aux ordures et j’avais du mal à le supporter. Après tout j’avais déjà ce même obstacle à résoudre dans la maison de mon père. Je m’étais dit que j’allais jeter ici aussi beaucoup de choses, mais au final je ne parvenais pas à m’y résoudre. Lorsque nous aurions enfin un acquéreur je m’y mettrais vraiment, me donnais-je alors comme excuse. J’ai jeté ces cahiers il y a seulement deux jours en rangeant mon atelier. Je crois que je les avais lus en diagonale par simple curiosité. Possible que cette idée de récupérer les cahiers d’un inconnu fût une sorte de fantasme d’écrivain. Qui sait si je n’allais pas trouver là matière à une histoire, à un roman. Mais je ne sais pas si l’on peut nommer ça de la pudeur, je n’ai jamais vraiment osé. Je m’en suis empêché plutôt. Qu’allais-je faire du vide d’un autre pour habiller mon propre vide ?

1er septembre 2025

1er septembre 2025

J’écris pour fabriquer un leurre, grotesque et bavard, afin de me tenir à distance de l’Innommable.

L’horreur que m’inspire la vision de m’y confondre, l’insignifiance de ce leurre dérisoire

Mais ce leurre bavarde trop, il parle trop, n’est-ce pas voulu qu’ il se trahisse par son bruit.

Je voudrais parfois qu’il soit muet, opaque, une carapace — et non ce moulin à paroles.

Et souvent non, il ne faut pas que ça arrive.

Chaque phrase que je pose accroît le danger, au lieu de me protéger.

Au lieu de me protéger, quel lieu dans l’expression au lieu de

Et pourtant j’écris encore : grotesque, bavard, fissuré — mon seul bouclier face à l’Innommable.

Ce n’est pas tout à fait ça encore

j’avance à couvert vers l’innommable mais dans quelle intention ?

30 août 2025

30 août 2025

Réveillé tôt, bien dormi. Le calme m’a servi pour traduire Whitehead, L’homme-arbre . Ce titre croise L’arbre de Lovecraft, Weird Tales, août 1938. De là l’idée : confier la traduction à HPL lui-même, lettre imaginaire à une tante, ChatGPT en secrétaire. Je note surtout la vitesse avec laquelle l’IA s’engouffre dans une norme, ton prêt-à-porter du style. Je lui ai demandé un vocabulaire lovecraftien, un écart au langage ordinaire. J’ai laissé la refonte du site en jachère. Ce n’est pas affaire de graphisme, mais de structure plus profonde. Deux voies : publique — navigation simple, intersections nettes entre rubriques et thématiques ; intime — chantier personnel, synopsis et traductions, dont je doute qu’ils intéressent. Même motif : tenir à distance la norme, éviter le cadre trop lisse. Empêchements. Visionné deux vidéos de F. B. sur le journal de 1925. Derrière le ton jovial, une organisation implacable. Cela me pousse au travail. Comme je l’écrivais hier : par les temps actuels, que faire d’autre. Disponibilité. HPL, deux heures offertes à un passant alors qu’il venait écrire dans un coin tranquille. Je me suis reconnu dans ce détail. Plus jeune, je pouvais me donner ainsi, sans broncher. Plus maintenant. J’ai choisi l’enfermement. Cette pièce, ce bureau, la fenêtre sur la cour, le haut mur de l’ancienne grange. Écurie, menuiserie, atelier de peinture. Les enfants repartent aujourd’hui. S. les conduira au train de 10 h à la Pardieu. Je reste à la maison. Hier, rangement de l’atelier en vue de la reprise des cours. Jeté une quantité de papiers prodigieuse : barbouillages d’élèves conservés depuis des années, presque religieusement, dans des cartons. Trois sacs-poubelles de cent litres. Le fait de me mettre au lit de bonne heure et de lire quelques pages fait partie de cette discipline, de cette régularité sans quoi rien ne peut se faire. À 22 h, docilement, je m’arnache du masque et j’appuie sur le bouton on de la machine à respirer. Mes pensées s’orientent alors vers la possibilité d’une issue hors de ce monde débile, tel qu’on nous le présente comme débilité magistrale. Une bascule s’opère, liée à cette attention portée à la respiration, au ressac. Pas rare que je me retrouve sur une plage, face à l’océan. Le ciel est bas, crépuscule. Une embarcation approche, je me tiens prêt à être emporté vers je ne sais où. Il y a tout au fond cette folie furieuse, ces hurlements en continu, même si la surface de l’océan paraît calme, tranquille. J’ignore tout des créatures démentes avec lesquelles je dois négocier ma traversée durant la nuit, sauf l’oubli à payer rubis sur l’ongle. Au réveil je me retrouve nu, dépossédé. C’est avec cette nudité qu’il faudra aborder la nouvelle journée.

28 août 2025

28 août 2025

Tout autour le chaos reprend sa place. Je ne sais pas si l’harmonie a jamais existé. Ce qui reste, c’est la trace d’un son, enfoui sous les couches de bruit. Parfois il revient, si je fais silence. Le cri du coq à l’aube. Un oiseau dans le noir. Un éclat de lumière sur un carreau. L’odeur de terre après la pluie. Tous les sens peuvent l’attraper, mais dès que je veux le nommer, il disparaît.

Lire devient un petit exploit. Tout appelle, détourne, parasite. Peut-être que lire, c’est chercher une fréquence, revenir à une voix. Je résiste. La résistance est un muscle, je le sens. À force, je peux repousser le bruit, presque à volonté.

Je reviens sur mes pas. L’enfance. Trop repeinte. Trop de couches posées pour masquer la précédente. On ne voit plus le bois nu. Il faudrait frapper, gratter. Mais on a fui, on a cru qu’il y avait une sortie, on a couru vers l’âge adulte.

La nostalgie s’obstinait pourtant. Elle reprenait le pinceau, ajoutait sa couche. La scène semblait tenir ainsi.

On avait semé des miettes pour retrouver le chemin. La terre les a englouties. Premier mensonge. On croyait qu’il suffisait de se souvenir. On n’avait pas compris qu’il faudrait aussi oublier.

Un autre souvenir : le corps plaqué au sol, ficelé de cordes. La peau râpée. Tout autour, des visages minuscules, crispés. J’ai été ce corps-là.

Et parfois, dans l’entre-deux des cauchemars, l’inverse : l’air qui porte, le battement des ailes, l’ombre qui s’élargit. J’étais ailleurs. Je volais, je dansais. Imaginer, c’était ma nature.

Les jeunes rêvent de vieillir, les vieux de redevenir jeunes. On croit que la vie est une ligne, d’un néant vers un autre. Mais ce n’est qu’un ressac, un retour. Du pas grand-chose vers le rien.

Un philosophe chinois — Tchouang Tseu, peut-être — aurait dit à l’heure de mourir : « la vie est un rêve ». Il aurait dit cauchemar que cela n’aurait rien changé. Tout passe. Les choses apparaissent, demeurent un instant, puis s’évanouissent pour laisser place à d’autres. Nous appelons cela le temps, la vie, la mort. Comme si les nommer les rendait plus dociles.

Mais elles restent ce qu’elles sont.

27 août 2025

27 août 2025

« Tous ces cauchemars (incubi) et responsabilités détériorent désastreusement l’imagination créative, et je dois cultiver des impressions plus stimulantes de liberté, nouveauté et étrangeté. »H.P. Lovecraft ( relevé dans un pdf de François Bon, Lovecraft le carnet de 1925)

Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une certaine autorité. Je me dis cela en lisant les cahiers fantômes. De quelle autorité s’agit-il ? Il y a une forme de possession. Quelle entité dicte des phrases qu’on ne saurait dire dans la vie de tous les jours ? Car personnellement je suis d’une terrible banalité dans mon expression orale au quotidien. Ce qui me fait dire assez souvent, à chaque relecture : mais pour qui tu te prends ? Et donc je me trompe peut-être de sens. Ce devrait plutôt être : qu’est-ce qui te prend, qui ou quoi s’empare de toi au moment où tu dis « ok », car tu le dis, pour écrire. ( à moins que ce ne soit "comment", comment ça te prend ?) Et peut-être que je me trompe encore en écrivant "possession" car il semblerait que l’événement tienne bien plus à une dépossession. L’écriture me dépossède de quelqu’un, de quelque chose, d’une part de ce que je nomme moi, elle me possède pour me déposséder si je peux oser cet illogisme.
Maintenant, ce qu’il se passe si j’essaie de soumettre ces textes à l’IA. Je sens tout de suite que quelque chose ne va pas, ne peut aller. Cette fameuse autorité, et qui sans doute est l’inconscient, le ça, n’apprécie pas de se faire damer le pion par une machine. Car l’ordre des mots comme celui des fautes a véritablement un sens, une importance. Et l’IA possède un ordre qui est le sien, qui est en vérité une sorte de moyenne effectuée statistiquement, approximativement. Une moyenne d’ordre, osons ça. À moins que ce ne soit plus compréhensible si j’écris un "ordre moyen", c’est-à-dire cette chose tiède, consensuelle, et qui a les mains moites.


Tout cela est très mauvais. Et sans doute l’est-ce quand je n’accepte pas totalement ce passage où je me dévêts de qui je suis au quotidien pour emprunter cette peau de ce qui s’écrit par mon intermédiaire. On ne peut pas avoir le beurre et l’argent du beurre. C’est cette expression populaire qui me vient à l’esprit pour illustrer l’ineptie que représente le fait de vouloir "contrôler" ce qui s’écrit au moment même où ça s’écrit. Et, au bout du bout, écrire sur l’écriture est certainement lassant pour le lecteur, surtout si le lecteur n’écrit pas.


Mais si le lecteur écrit alors une confrontation des points de vue, voire même un échange, peut s’effectuer. Non pas sous la forme de messages, mails, lettres ou je ne sais quoi de concret, non ce n’est pas ça, pas ce type d’échange que je refuse depuis un bon moment déjà car justement dans l’échange quotidien je sais que je ne suis que moi.


Donc la faute évidente d’attribuer une sorte d’ego à l’inconscient est seulement un procédé littéraire et rien d’autre. Pour les psychologues c’est un sujet de moquerie. Voilà aussi pourquoi je n’aime pas les psychologues, vraiment. Cette sorte d’autorité avec laquelle ils s’avancent vers moi en disant : mais non tu racontes n’importe quoi, Freud l’a dit, l’inconscient n’a pas d’ego. Je fais semblant d’être blessé par la saillie évidemment. Vont-ils alors me consoler, me prendre dans les bras, oh mon pauvre toutes mes excuses je ne savais pas que tu ne savais pas. Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul, etc.


Encore une fois, l’étrangeté d’écrire ce genre d’affirmations me saute aux yeux lorsque je relis. Ces colères, ces conflits que je détecte entre les lignes avec mon œil terne de tous les jours. Est-ce que ça m’appartient vraiment ou bien est-ce que dans la vie de tous les jours une sorte de personnage fictif sort de l’ordinateur pour se mettre à ma place à table et boire mon café en disant pouah il est beaucoup trop fort ou pas assez. Ce que je veux dire à la fin c’est où est la vérité. Ce qui signifie que j’en suis malgré tout encore là, hélas.


Autre chose. Dans quelle mesure le souvenir des lectures de certains auteurs te contamine-t-il lorsque cette chose que tu nommes l’écriture s’empare de toi. Es-tu en mesure de t’en rendre compte soit au moment même où la contagion s’installe, soit après coup. Rien n’est moins sûr. Ce texte pourrait bien être contaminé par Dostoïevski. Une histoire de souterrain, et par René Girard car parfois tout se mélange allègrement. Comme si, dans le monde des écrivains morts, on n’attendait que cela : qu’une petite porte s’ouvre dans l’inconscient d’un idiot pour s’y engouffrer séance tenante.


Tout ça, cette affaire de possession / dépossession reste, malgré l’apparence amusante de récit, assez binaire. Il manque un tiers. Une troisième voie ou voix. Une ouverture, un passage, une aide à la traversée en quelque sorte qui t’emporterait du double-bind, si je puis dire, vers les contrées du rêve enfin, c’est-à-dire à une fiction véritable dans laquelle tu serais un simple artisan qui se contente de faire correctement son boulot sans pour autant se prendre le chou.


Cette voix tierce ce serait qui encore ou quoi ? C’est un peu facile de se réfugier dans l’atmosphère confortable d’un atelier d’écriture où tu ferais tes huit voire douze heures puis rentrerais chez toi une fois ton devoir accompli. Surtout cela te paraît manquer de piquant. Ce serait d’un ennui au bout du compte. Mais qu’as-tu contre l’ennui vraiment au fait ? Si tu y réfléchis, l’ennui est le fil conducteur de ton existence, c’est lui le véritable guide, et comme un véritable guide il n’a jamais cessé de te donner du fil à tordre et à retordre. Tu aurais pu t’enfuir de l’ennui mille fois, pourquoi ne l’as-tu pas fait ?


J’écris tout ça au fur et à mesure et puis à la fin je soumets cet ensemble chaotique à l’IA : — challenge moi sur le fond et la forme de cet ensemble. Alors là, j’en prends pour mon grade. Seront pointés du doigt la logorrhée, les redites, le bavardage conceptuel et la conclusion considérée comme trop didactique.


Bon.


Tu écrirais tout ça comment toi je demande.


Pour écrire ne serait-ce que la description d’un lieu, il faut une autorité. Pas « pour qui tu te prends », mais « qu’est-ce qui te prend ». L’écriture me possède pour me déposséder, si je peux oser cet illogisme.

Quand je soumets mes phrases à l’IA, quelque chose se brise. L’ordre des mots, même des fautes, a un sens. L’IA, elle, fabrique un ordre moyen, tiède, consensuel, avec ses mains moites.

Les psychologues me disent : l’inconscient n’a pas d’ego. Je fais semblant d’être blessé. Vont-ils me consoler, me prendre dans les bras ? Et donc maintenant tu sais que tu vas mourir seul.

Parfois je relis et je vois un personnage fictif qui sort de l’ordinateur, s’assoit à ma place, boit mon café, et dit : pouah, beaucoup trop fort, ou pas assez. Où est la vérité ?

Tout ça, possession et dépossession, reste un piège binaire. Il manque un tiers. Peut-être l’ennui. L’ennui comme guide. Tu aurais pu t’enfuir mille fois. Pourquoi ne l’as-tu pas fait ?


J’ai compris ce que tu veux faire, je lui dis, en fait tu veux te débarrasser de moi tout en sachant qu’elle ne pourrait pas comprendre mon trait d’humour.

26 août 2025

26 août 2025

Muer ou ne pas muer, c’est un choix, pas une question. Laisse aller l’explication jusqu’au délire, et peut-être qu’elle deviendra forme. Tu as racheté des boîtes de Nicotinell, deux milligrammes. Tu es paré pour la rentrée, même si tu sais bien que c’est dérisoire de s’appuyer là-dessus. Tu n’es paré de rien. Paré de rien, ça sonne bien. Tu pourrais t’abstenir de bouffer ces cachets qui t’ont bousillé les dents depuis trois ans que tu les suces. Et puis, quand tu le décideras, tu seras sec comme un coup de trique. Tu connais ça aussi : plus un mot, silence total, mutisme. Tu n’arrives plus à dormir. Tu es paré de rien comme tout cela. Du rien dans du rien. Rien de plus. Il faut que tu apprennes à sentir que ça suffit, à cesser de tout pousser au bord. Le rien est sans limite. Mais ce n’est pas une raison. Il faut que tu apprennes à dépasser ce moment où tu te répètes que ça suffit, et aller plus loin encore. Le rien est dans rien, et il est aussi au-delà de lui-même.

25 août 2025

25 août 2025

Les souvenirs d’été s’effacent, l’automne arrive d’abord dans la tête avant les feuilles qui rougissent ; Béziers–Lyon d’un trait pour être à l’heure au train et récupérer les enfants, puis la pluie de consignes : ne pas parler du poids, ne pas revenir sur les vacances ratées, éviter ce qui blesse ; je note, j’ajuste, j’entends moins, en septembre ORL, peut-être un appareil ; en rentrant, une dent a lâché sur une tranche de pain de mie, sec, net ; S. a retiré la grande planche qui masquait l’entrée de la cave, j’ai déplacé deux palettes, passé le jet, odeur de terre humide, courant d’air frais ; pour la paix du foyer, ils iront au centre social cette semaine, on les dépose le matin, je les reprends à pied le soir ; l’aîné a le tranchant de ses douze ans, je pèse mes mots ; écouter mieux pour écrire plus juste : j’imprime deux cents flyers et je ferai le tour des boîtes aux lettres, plus d’association pour l’instant, les cours en ligne restent en réserve ; je compte serré, S. m’a recadré sur le prix du centre aéré, message reçu ; je peins quand je peux, l’acrylique pour les cours, l’huile quand ce sera possible ; cette nuit, sommeil léger malgré le masque, j’avance le café à midi ; je lis J. O., j’en prends la lumière sans me comparer ; au petit matin, dans un rêve érotique, j’ai aligné des prétextes, des images, des gestes ; au réveil, je me suis repris — en rêve, le corps se moque de l’âge, il dit sa vérité ; un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page ; Au matin, en allant nourrir la chatte, je reste un moment devant l’ouverture de la cave, la maison tient une note basse, masque qui bourdonne, je règle mon oreille dessus.


Il reste une insatisfaction, une impression d’avoir frôlé quelque chose sans parvenir à l’atteindre. Je pourrais la situer dans cette phrase, comme dans une balise : « un instant, l’envie de refermer les yeux pour relancer le rêve, le même mouvement que de m’asseoir devant l’écran et rouvrir la page ». Cette proximité entre rêver et écrire, ce glissement d’un état à l’autre, ce sont des gestes qui cherchent la même intensité, une forme d’immersion sans retour. Mais je n’ose pas encore. Je contourne. J’interprète. Je rumine, comme si aller au bout me confronterait à quelque chose de trop net. Fermer les yeux et aller le plus loin possible dans le rêve : est-ce simplement une jouissance que je poursuis ? Une sensation charnelle, isolée, presque misérable ? Ou est-ce que ce que je redoute, c’est ce qui attend derrière ? L’écriture, c’est la même chose. Si je m’abandonne vraiment, si j’ouvre les vannes, que vais-je croiser ? Pas une vérité objective, mais une rencontre. Et cette rencontre me fait peur. Pas parce qu’elle serait horrible, mais parce qu’elle serait peut-être indiscutable. Parce qu’elle exigerait quelque chose. Je pense à ces vieux récits, ces contes oubliés où un dragon immonde protège un trésor. Ce n’est pas une image. C’est une carte. Là où il y a ce qui me répugne ou me terrifie, il y a aussi ce que je cherche. Et si je veux atteindre quoi que ce soit, il faut cesser de tourner autour. Il faut me jeter à l’eau, écrire sans me surveiller, sans mesurer. Le discernement viendra après. Toujours après. Le texte, comme le rêve, ne demande pas d’être jugé d’avance. Il demande d’être traversé.

23 et 24 août 2025

24 août 2025

Couper le son de l’autoradio ne coupe pas tout, n’offre pas le silence apaisant espéré. Le brouhaha se condense dans la suite hétéroclite d’informations que la station diffuse : voix d’hommes et de femmes en catalan, musiques rythmées, jingles publicitaires. Ce n’est pas encore le silence après : il y a le bruit du moteur, la voix de S. qui me demande si ça va, le son du paysage — en l’occurrence l’excitation et la fatigue, traduites par des accélérations intempestives et des coups de frein, dans ce long bouchon où nous sommes pris aux abords de La Jonquera, à la frontière franco-espagnole. Ce que je pense avant d’écrire pèse peu quand j’écris. Au mieux, une accroche ; le plus souvent une bribe, un lambeau arraché à une instance confuse. Non pour renouer un fil rouge, mais pour choisir un point de départ : comme si la confusion formait un cercle et que je pouvais entrer par n’importe quel point de sa périphérie, certain — ou plutôt je le sens — d’être toujours à égale distance de son centre. Peut-être est-ce pour cela que je ne cherche plus à ordonner d’avance. Je laisse l’entrée m’entrer, et non l’inverse. Le plan viendra plus tard, s’il doit venir, comme une topographie tracée après la marche. Au début, rien qu’un bord, un frottement, une phrase qui ne sait pas encore si elle va tenir. Alors je tourne autour. On dit que c’est perdre du temps ; ce « on »-là est dans la tête ; j’y vois au contraire la manière la plus sûre d’approcher. Parfois le centre n’est pas un point, mais une température : on s’en approche par degrés et, soudain, la phrase prend. Je me dis pourtant que tout cela sonne très intello. L’oscillation est souvent large au début puis se resserre ; parfois l’inverse : on part de presque rien — quelques gouttes suintant d’une roche — et, plus loin, c’est un fleuve. On ne décide pas cela d’avance. Reste la vieille question : est-ce suffisant ? La première partie me paraît prétentieuse ; j’accepte qu’elle coexiste avec son contraire : plonger dans l’abstraction pour atteindre le simple, et revenir du simple vers l’abstrait. Deux cheminements parallèles et simultanés. Que conserver de ces vacances, me suis-je demandé. Puis, aussitôt : pourquoi vouloir conserver à tout prix quelque chose ? La confusion reste entière, dans son exactitude. L’écriture ne l’entame pas ; elle donne un bord où tenir, de quoi revenir plus tard sans fermer.


Tout l’été, les clés nous ont poursuivis : celle de la maison confiée à J. qui n’ouvrait pas ; puis la porte de la terrasse, chez P., rétive elle aussi. À Tarragone, sans savoir que cerrajero voulait dire « serrurier », j’ai photographié cette façade : porte, grille en losanges, visage au pochoir, autocollant « CERRAJERO ». En cherchant une image pour ce carnet, c’est elle qui s’est imposée. Le mot appris après coup répond au texte comme une clé tombée de la rue : non pas l’événement, mais le seuil ; non pas une preuve, de simples indices. Coïncidence ordinaire, juste.

22 août 2025

22 août 2025

Le dimanche, autour de la table, mon grand-père trouvait toujours l’interstice. Quand les voix s’essoufflaient, il reprenait son refrain : la guerre, les copains, le bon vieux temps. Chaque semaine la même ritournelle, chaque semaine le même malaise. On baissait les yeux, on s’agitait autour de la viande, mais lui tenait bon. Il rabâchait, encore et encore, comme si sa survie dépendait de cette répétition. Ce qui pour nous n’était qu’un radotage était pour lui une nécessité.

J’ai fini par comprendre que j’avais hérité de ce geste. Je ne rabâche pas sa guerre mais mes obsessions : le vide, la masse, la langue creuse. Mes proches s’agacent, mais ce qui les fatigue est ce qui me permet de continuer. Rabâcher, c’est tenir.

Dans les religions, la répétition est au cœur des pratiques. On ne prie pas pour informer Dieu, mais pour maintenir un fil, pour ne pas disparaître. Le rosaire catholique égrène ses « Je vous salue Marie » jusqu’à l’automatisme ; les sourates de l’islam se psalmodient chaque jour, identiques ; les mantras bouddhistes n’ont pas besoin d’être compris pour agir. Partout, la répétition agit comme une corde tendue contre le néant.

La littérature n’échappe pas à ce geste. Péguy a construit ses poèmes comme des litanies où l’incantation naît de l’obstination. Bernhard a saturé ses romans de ressassements jusqu’à l’asphyxie. Beckett a fait de la répétition la matière même de son œuvre : L’Innommable ne cesse de tourner autour du vide, incapable de se taire comme de continuer. Chez Cioran, chaque aphorisme est variation d’un même désespoir. Blanchot enfin a donné une théorie à ce mouvement : le langage ne touche jamais son objet, il ne fait que l’approcher, encore et encore, dans un « entretien infini ».

Vu de l’extérieur, le rabâchage n’est qu’une scie monotone. Il agace, il pèse. Mais pour celui qui répète, il est vital : il retient ce qui menace de sombrer. Ce contraste explique le malaise qu’il provoque. Ce qui sauve l’un accable les autres. Bernhard l’a utilisé pour étouffer son lecteur, Péguy pour l’élever dans une cadence liturgique. La différence n’est pas dans le procédé, mais dans la place que l’on occupe : survivance d’un côté, lassitude de l’autre.

Le politique a fait du rabâchage son instrument. Slogans répétés, éléments de langage, alternance gauche/droite jouée comme une pièce dont le scénario ne change jamais : répéter, ici, c’est saturer la langue publique, imposer une cadence qui évacue tout autre discours. Comme l’a montré Debord, le système se maintient précisément parce qu’il se rejoue à l’infini. La gauche et la droite ne sont pas des opposés réels, mais des chiens de berger : ils dessinent un contour artificiel autour d’une masse informe, archaïquement effrayante.

La différence est nette : en politique, on rabâche pour masquer le vide ; en littérature, on rabâche pour l’exposer. Même mécanique, intentions inverses.

Rabâcher n’est donc pas un défaut, encore moins une faiblesse. C’est une condition humaine. On prie en rabâchant pour survivre, on raconte la même guerre pour se prouver vivant, on écrit en répétant parce qu’il n’y a pas d’autre manière de creuser. Répéter, ce n’est pas informer. Répéter, c’est tenir. Rabâcher, c’est survivre.

21 août 2025

21 août 2025

Que ce soit pour la musique, la photographie, la peinture ou l’écriture, l’obstacle le plus pénible aura toujours été le jugement des plus proches. Celui qui me coûta le plus cher, puisque, au bout du compte, proche n’est plus rien d’autre qu’un simple adjectif indiquant une distance. Rien n’est plus distant, en mon esprit, que ces fameux « proches ».

Ils m’ont imaginé musicien, peintre, écrivain, photographe. Ils n’ont pas supporté l’écart entre l’image qu’ils avaient de moi et celle qu’ils découvraient. Alors ils ont ri. Ce rire, je l’entends encore : toi, artiste ?

J’aurais pu m’éviter l’énumération. Dire simplement artiste. Mais le mot est souillé. Chaque fois qu’il a claqué, il a blessé. Artiste : un crachat.

Le trop fameux « bon sens », auquel nous essayons tous de nous accrocher dans le naufrage que provoque la confusion, n’est rien d’autre qu’un bâton merdeux. On s’y agrippe malgré tout. Et nos mains sentent la merde, pour reprendre Artaud.

Entre ce vide et l’infini, il reste pourtant le signe. Fragile et imputrescible. Fragile comme une empreinte dans le sable. Imputrescible parce qu’il renaît, malgré tout, à chaque instant.

Puis, se raviser, se risquer dans l’auto-commentaire, l’auto-critique, l’exégèse négative  :

Ce texte hésite, et cette hésitation le tue. On y sent une blessure réelle — le rire des proches, le mot artiste transformé en crachat. Voilà le cœur, la matière brûlante. Mais immédiatement, au lieu d’appuyer, tu fuis, tu te réfugies dans un discours conceptuel : vide, infini, signe. De la douleur, tu passes à la métaphysique de poche. Résultat : le lecteur se lasse. Tu te lasses en te relisant.

Le mélange de registres n’est pas une richesse, c’est une fuite. Le cru d’Artaud et du « bâton merdeux » voisinant avec la méditation sur l’imputrescible, c’est comme mettre du vinaigre dans du vin déjà aigre : ça pique la langue sans nourrir.

Les phrases sont trop longues, alourdies de reprises, de justifications. Le texte ne tranche pas. Il veut être Beckett et Blanchot en même temps, mais il n’a ni la sécheresse du premier, ni la rigueur du second.

Bref : une matière forte, mais noyée. L’auteur avait une lame dans la main. Il a préféré y coller un gant de velours.

ou si, au contraire tu te lançais dans l’exégèse empathique, compréhensive, voire affable :

Ce texte vit de son hésitation, et c’est ce que d’autres lui reprochent. Mais c’est cette tension — entre l’abstrait et le cru, entre la pensée et la blessure — qui en fait sa vérité.

Le rire des proches, le mot artiste jeté comme un crachat : voilà la plaie. Mais aussitôt, le texte se détourne, tente d’élever la douleur en notion : vide, infini, signe. C’est cette oscillation qui dérange les esprits qui veulent du tranchant. Pourtant, n’est-ce pas ainsi que fonctionne la souffrance ? Elle n’est jamais pure, jamais nue : elle se couvre de mots, elle cherche refuge dans l’abstraction, puis elle replonge dans le brut. ( ici tu pourrais parler de Louis Ferdinand Céline moins on souffre plus on étale ce peu cf le père dans Mort à Crédit) L’auteur ne choisit pas, et c’est son choix. Il ne tranche pas, parce que la blessure elle-même ne se laisse pas trancher. Il garde le mélange : la vulgarité d’Artaud et la fragilité de l’empreinte dans le sable. Cela crée un texte bancal, certes, mais c’est le bancal qui est juste ici.

Bref : ce que l’on reproche comme faiblesse est précisément la force — l’impossibilité de stabiliser le ton, de figer la douleur dans un seul registre. Le texte reste en suspens, à vif, et c’est là qu’il touche.


*Que faire de tout cela ensuite, on pourrait envisager une esthétique de l’hésitation.

Le jugement des proches a toujours été l’obstacle. Proches : adjectif de distance. Rien n’est plus éloigné que ceux qui se disent proches.

Ils m’ont ri au nez : toi, artiste ? Ce rire m’a frappé plus durement que leurs silences. Depuis, le mot est interdit. Chaque fois que je le touche, il me brûle. Artiste : crachat ancien, toujours frais.

Alors je multiplie les détours. Musicie​n, peintre, écrivain, photographe — comme si l’énumération pouvait remplacer le mot maudit. Mais elle ne fait que l’exposer : une fuite qui se trahit elle-même.

Et je retombe dans l’abstraction. Parler du signe, du vide, de l’infini : c’est ma manière de tenir à distance la blessure. Mais l’abstraction n’apaise rien. Elle ne fait que déplacer la douleur, la rendre plus froide.

Puis je me rappelle Artaud. Le bon sens comme bâton merdeux, la main qui sent la merde après s’y être agrippée. C’est brutal, ça tâche. Et pourtant ça me soulage. Parce que cette crudité me ramène au réel, au corps, à l’odeur.

Alors je reste entre les deux : le concept et l’insulte, l’empreinte fragile dans le sable et le rire moqueur qui la piétine. Cette hésitation, je ne la dépasse pas. Elle est ma forme.

20 août 2025

20 août 2025

Si, comme les sciences le disent désormais, le temps n’existe pas, alors nous vivons notre misérable existence à l’intérieur d’une sorte de bande magnétique, ou numérique. Quelque chose d’aussi clos qu’un œuf.
Rien de plus cassable que la coquille d’un œuf.
Il y a peut-être une marge mince où ce qui se trouve à l’intérieur d’un œuf choisit d’en sortir.

La naissance, si elle est aussi inéluctable que la mort, partage avec elle la même incertitude. On ne peut pas prévoir exactement l’heure de la naissance comme celle de notre mort. Même si l’on décide de se supprimer soi-même, un élément essentiel nous échappe toujours : non pas la notion du temps, mais sa réalité ontologique.

Hier, dans l’autobus qui nous emportait vers Reus, mon regard fut soudain hypnotisé par les chiffres de la pendule au-dessus du conducteur. Une date, plutôt. Affichage genre réveil à cristaux liquides : « 19.8.2025 ».
Et soudain, je fus projeté quelque part au début de la bande numérique.

— Que serais-je en l’an 2000 ? m’étais-je alors demandé…
Et de revoir la date du jour « 19.8.2025 », j’ai senti que mon temps était passé. J’aurais pu écrire : mon temps était venu, ç’eût été pareil. Je veux dire que ce que j’appelle « mon temps » ne signifie plus rien.

Et désormais, il pouvait écrire « désormais ». Car « désormais » était un signal, comme une déclinaison de « il était une fois », et il pouvait le déclencher, à présent, lorsqu’il le désirerait.

Il existe probablement un yoga de l’écriture, comme il en existe un des corps. Dans le vaste réservoir des idées foutraques, ce serait une façon d’utiliser l’inconfort pour avancer.
Privé ces derniers jours de la facilité d’écrire confortablement, si je puis dire, je reviens moi aussi à un autre moment de la bande magnétique : celui du stylo-bille, de la page quadrillée à petits carreaux. Et, d’une certaine manière, aux mêmes difficultés de naguère.

Cet attendrissement qui me cueillit hier soir, en relisant cette histoire du jeune Carter traversant les bois avec sa vieille clef rouillée ( Contrées du rêve, « The Silver Key », 1926 ), est-il lui aussi inscrit sur le support depuis l’origine ? Et si oui, pourquoi l’émotion n’est-elle pas venue à la toute première lecture ? Ou bien ai-je seulement eu l’impression d’avoir oublié cette émotion ?
Et cette possibilité existe-t-elle vraiment : réinventer une émotion déjà éprouvée, puis perdue ?

19 août 2025

19 août 2025

Tant que je n’y pensais pas, les habitudes installées, la contingence avec toute sa sinistre raison, m’empêchaient de voir l’absurdité dans laquelle nous vivions depuis des générations. Une camisole de règles, doublée de ces « bonnes raisons », et, pour combler toute défaillance, la voix monocorde des médias, nous maintenait captifs volontaires d’un système sur lequel l’étiquette « démocratie » avait été plaquée depuis la Révolution française.

C’est ainsi que je me rendis, docile, à l’école, à l’église, puis au travail, pendant presque une vie entière. Et ce n’est qu’au soir de cette mécanique, lorsque la fatigue prit la place de l’élan, que je compris le piège. L’absurde n’était pas dans tel détail ou telle injustice isolée, mais dans l’ensemble lui-même : un enchaînement de gestes hérités, répétés sans qu’on sache plus au nom de quoi. On se réveille trop tard, au moment où il n’y a plus rien à défaire sinon le regard qu’on porte sur tout cela.

Je m’aperçois alors que, dès que je me mêle d’écrire, le cauchemar fait aussitôt irruption. Car c’est un cauchemar éveillé, à n’en plus douter. La question ainsi posée, plus ou moins clairement, est de savoir comment vivre dans ce cauchemar sans donner l’impression, aux entités qui le peuplent, que l’on sait qu’elles ne sont que des entités peuplant ce cauchemar. Cela me ramène à cette belle notion de vide cerné par l’infini : le vide comme unique moyen de se préserver, en restant vide soi-même.

Et puis au foie, naturellement, dont il faut prendre grand soin, puisqu’il demeure l’unique outil, le seul filtre tamisant, au sein de l’absurde — l’absurde réel comme l’absurde artificiel. L’absurde réel, je le connais : il est fait du temps qui passe, de la maladie, de la fatigue qui ronge, de la mort en embuscade, de ce silence du monde qui ne répond pas aux questions que nous posons. Cet absurde-là est brut, minéral, inévitable. Mais l’absurde artificiel est venu se greffer dessus. Fabriqué par les hommes, il s’est imposé avec ses lois, ses règles, ses discours. Ce sont les papiers qu’on remplit sans fin, les sermons répétés, les bulletins d’information débités à heure fixe, les mots d’ordre accolés à de vieilles institutions — démocratie, progrès, ordre — comme des étiquettes fanées recollées sur une marchandise avariée. Cet absurde-là, on aurait pu s’en passer, mais il nous est tombé dessus comme une seconde peau, une camisole redoublée.

Ainsi je me trouve pris entre deux couches d’absurde : l’une irréductible, l’autre superflue, mais qui pèse plus lourd encore. Et le corps, ce pauvre corps, n’a pour filtre que le foie — à lui seul chargé de tamiser les poisons de l’un comme de l’autre. Je me rappelle que les anciens savaient déjà ce que nous refusons de voir. La médecine chinoise dit que le foie est l’organe du bois, qu’il règle la circulation de l’énergie et du sang, qu’il gouverne la colère et les yeux. S’il se bloque, tout se trouble, le regard comme la pensée. La médecine indienne, elle, affirme qu’il appartient au feu, à Pitta, et qu’il digère non seulement les aliments mais aussi les émotions et les souvenirs. Trop de feu, et la colère nous dévore ; pas assez, et c’est la lourdeur, la mélancolie, l’épuisement. Je me dis que, dans ce cauchemar qu’on appelle monde, peut-être n’avons-nous pour salut que cette usine silencieuse, cette chambre obscure en nous qui transforme le poison en quelque chose de vaguement vivable.

On oublie aussi la rate. La médecine chinoise lui donne la tâche obscure de transformer et de distribuer : elle broie, elle cuisine, elle rend assimilable. Mais si elle faiblit, tout devient lourd, stagnant, englué dans la rumination. La pensée tourne alors en rond, préoccupée, obsédée de détails, incapable de se libérer. En Inde, on dit qu’elle entretient la qualité du sang, qu’elle est une gardienne silencieuse. Quand elle s’épuise, ce n’est pas la colère qui surgit, mais la tristesse, la mélancolie, la perte d’élan.

Le foie filtre, la rate rumine. L’un explose, l’autre s’alourdit. Entre les deux, nous essayons de tenir debout, oscillant entre la colère et le souci, entre le feu qui dévore et la terre qui englue. Peut-être est-ce cela, au fond, vivre dans l’absurde : se laisser travailler par ces deux organes muets qui, dans l’ombre, digèrent à notre place ce que nous ne savons pas digérer.

Comment garder le foie et la rate en état, ces deux gardiens silencieux qui tiennent ensemble la colère et la rumination ? Les vieux savaient : pour le foie, éviter les excès, laisser circuler l’air, marcher, respirer, ne pas s’empoisonner d’alcool ni de rancune. Pour la rate, chercher la chaleur et la simplicité : un repas chaud, régulier, peu de sucreries, peu de froid, peu de dispersion mentale.

En somme, faire sobre. Laisser couler quand ça monte trop vite. Ne pas mâcher cent fois la même idée jusqu’à l’écœurement. Rester dans le rythme lent, digeste, presque banal. C’est ainsi qu’on prolonge l’équilibre : en préservant le filtre du foie et la cuisine de la rate. L’un tempère le feu, l’autre soutient la terre. Entre les deux, une mince chance de survivre à l’absurde.

18 août 2025

18 août 2025

Écrire en voyage est plus compliqué cette année. L’iPad fatigue. Le clavier Bluetooth oublié. Les petites péripéties s’enchaînent et rendent l’écriture plus rébarbative qu’à l’ordinaire. Ici, à la Pinada, Vila Sica, la 4G est saturée. J’ai quand même noirci quelques pages, assez pour mener à terme la dernière proposition de l’atelier d’été.

Comment écrire tout ce qui s’est passé depuis notre départ ? Rien qu’y penser m’embrouille.

Un vieux complexe refait surface : l’école, mon parcours, mon indigence en géographie. Je sais m’orienter dans les villes. Mais distinguer est et ouest, nord et sud, impossible. Je ne me fie pas au soleil. J’ai besoin de repères plus concrets.

Génération baby-boomers. Collection de complexes — surtout aux yeux de mon épouse. Ce n’a pas toujours été ainsi. Les intrépidités d’autrefois venaient moins d’une bravoure authentique que de l’ignorance du danger. Une inconscience qui n’envisage pas les conséquences.

La machine qui module la pression, emportée pour me prémunir de l’apnée, entraîne des effets inattendus. Je dors plus de sept heures d’affilée. Ce qui ne m’était plus arrivé depuis l’adolescence.

Mais ce temps de sommeil me laisse coupable. Contre ce sentiment, j’invente des stratégies. J’imagine une vie parallèle. J’y suis un autre. Pas un hasard si j’ai éprouvé le besoin de relire le cycle des Contrées du rêve de Lovecraft.

Et toujours la même question : est-ce suffisant ? Ce doute qui revient. Pas suffisant. Mais dès que j’écris « suffisant », le mot bascule de l’autre côté, celui du fat, de l’arrogance.

Entre les deux est probablement l’endroit du carnet.

14 août 2025

14 août 2025

Au moment où il va dire ce qu’il pense, l’image du mime Marceau apparaît. Et il comprend que ce qu’il pense n’a aucune importance. Qu’il vaut mieux aller sur la face cachée de ce qu’on pense toujours penser. Cette colère, cet amour, cette même vieille chose. Parfois ces textes me deviennent hostiles, imbuvables. Je cherche des rubriques. Je n’en trouve aucune qui vaille la peine. C’est comme si être seul me renvoyait à la marge de la marge. Ainsi, d’un seul coup d’œil, je vois les extrêmes comme des mains en train d’applaudir la farce. Le centre ne m’attire pas non plus. Rien.

Et dans trois siècles, il faut espérer que toute cette comédie soit achevée. Ne dis pas ce que tu penses, surtout ne le dis pas. Jean-Louis Barrault se superpose à l’image du mime Marceau. Le paradis n’est pas ce que l’on pense. Rare que les choses soient ce qu’on pense.

Il est possible d’écourter. De ratiboiser. Au moment de parler, le mime Marceau prend la place. Ce que je pense n’a pas d’importance. Mieux vaut la face cachée de ce qu’on croit penser. Même boucle : colère, amour. Les textes deviennent hostiles. Je cherche des rubriques : rien. Marges des marges. Les extrêmes applaudissent la farce. Le centre, non plus : rien. Souhait pour dans trois siècles : fin de la comédie. Ne dis pas ce que tu penses. Barrault se colle au mime.

Je pourrais décliner tout simplement. Dire non. Non merci. C’est souvent le premier mouvement de la valse hésitation. Je pense non mais ma bouche dit oui, machinalement. De toute façon, ce que je pense n’a aucune espèce d’importance. Mais tout de même cette bouche.

Il décida de partir dans le Grand Nord… en quelle année déjà ? Il faut des dates, sinon on perd la notion du temps. Des rubriques, des dates. Nous voici bien partis. Équipés pour la journée.

Et si tu décides de ne pas écrire plus que ça pour aujourd’hui, si tu décides de ne pas écrire durant toute une semaine, le seul à qui tu manquerais ne serait que toi, toujours toi.

Recommence. Écoute le mot. Recommence. Dis-le tout haut. Recommence. Au moment de parler, l’image du mime Marceau me coupe la voix : ce que je pense n’a pas d’importance, mieux vaut longer la face cachée de ce qu’on croit penser — la vieille boucle, colère et amour confondus. Les textes se hérissent, m’éjectent. Je cherche des rubriques, rien. Marges des marges : d’ici, les extrêmes se répondent comme deux mains qui applaudissent la farce. Le centre ne m’attire pas non plus, rien. J’aimerais croire qu’en trois siècles la comédie sera close. Ne dis pas ce que tu penses, surtout ne le dis pas : fais signe. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner, dire non, non merci ; je pense non, la bouche dit oui, par habitude. On me parle de dates pour ne pas perdre le fil : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates : équipés pour la journée. Et si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, le seul à qui je manquerai, ce sera moi — toujours moi.

Non, toujours pas. L’histoire de ma vie résumée en trois mots et une pause pour dissocier ce bruit.

Parler, ou faire signe. Le mime prend la place et le centre n’est qu’un néant tiède. Je range, je décline, je diffère — et j’espère qu’un jour la comédie s’achèvera.

Pas besoin de placer de rubrique. Les cimetières en sont remplis. Cénotaphes, épitaphes, toujours un taff de vouloir enterrer les choses. Tu allais dire « correctement ». Oui, en général, le correct ment — car on sait bien que rien ne l’est véritablement. « Véritable », aussi, je te l’accorde.

Le jour où j’ai trimé deux mois pour me payer cette guitare. Ce serait autobiographique encore. Tu y tiens vraiment ? Imagine qu’on tombe, dans mille ans, sur ta fiche de paie d’un de ces deux mois. Ça nous ferait une belle jambe. En revanche, si tu t’extrais totalement de cette histoire, si tu te biffes, tu peux parler des magasins Grizot & Launay de L’Isle-Adam. Mettons dans les années 1975. Tu pourrais trouver de la documentation. Une histoire de vinaigre. Quelles étaient les marques dont tu te souviens encore ? Procter & Gamble ? Des produits qui rendent la vie un peu plus facile.

Le mot « solfétique » remonte comme une acidité dans la bouche. Tu cherches de la doc mais grand-peine à en trouver. D’ailleurs tu ne sais même plus exactement ce que c’était. Était-ce l’outil pour placer le rouleau de scotch d’emballage, ou bien le pistolet pour créer les étiquettes de prix ?

-- ChatGPT, tu sais, toi ? -- Oui : très probablement les étiqueteuses manuelles — pistolets à étiqueter, pinces à étiqueter — utilisés en GMS pour imprimer et poser de petites étiquettes. (Tailles courantes, molette(s) à chiffres, rouleau encreur, avance et pose en un geste. Exemples de marques : Monarch, Meto, Sato, Blitz.)

Et bien voilà. Voilà exactement ce que l’on retiendra de Grizot & Launay. Dans mille ans, pas grand-chose de plus. Et tout sera déformé, comme tout de nos jours l’est déjà. C’est obligé.


Au moment de parler, Marceau me coupe la voix : ce que je pense n’a pas d’importance, mieux vaut longer la face cachée de ce qu’on croit penser — vieille boucle colère-amour. Les textes se cabrent, m’éjectent ; je cherche des rubriques, rien. Depuis la marge de la marge, je vois les extrêmes se répondre comme deux mains qui applaudissent la farce. Le centre n’attire pas, rien. J’espère qu’en trois siècles la comédie sera close. « Ne dis pas ce que tu penses » : fais signe. Barrault se colle au mime. Je pourrais décliner, dire non, mais la bouche dit oui par habitude. On réclame des dates : le Grand Nord, en quelle année déjà ? Des rubriques, des dates ; nous voilà équipés pour la journée. Si je n’écris pas davantage, aujourd’hui ni cette semaine, je ne manquerai qu’à moi. Pas besoin de rubrique : les cimetières en débordent. Le correct ment. Alors je dévie : Grizot & Launay à L’Isle-Adam, années 1975, Procter & Gamble peut-être, et ce mot « solfétique » qui pique la langue — un pistolet à étiqueter ? Peu importe : c’est cela qu’on retiendra, et mal encore. Tout se déforme, forcément.


Parler ou faire signe. Depuis la marge de la marge, les extrêmes applaudissent la farce et le centre n’est qu’un tiède néant. On classe, on date, on corrige — et tout se déforme quand même.


Le collectif des adorateurs du rien. Celui qui fait tout pour exhumer des archives qui ne disent rien de rien. Il fut crée vers 2025, en France. S’inspire d’Alfred Jarry. A ne pas confondre avec une secte religieuse autrefois nommée Catholique. Eux pronaient que tout est dans tout et surtout tous pour un.

Dans quoi je classe ça ?

  • Rubrique "fourre tout "

Nous sommes en 5000 après la Simca 1000. De l’eau a coulé sous les ponts. Il ne reste d’ailleurs qu’un mince filet d’eau dans la Seine. Malgré tout les efforts, les décrets, les avenants aux décrets, les dictatures, les années noires, celles des vaches enragées, celles de la farine d’insecte empoisonnée, celles du virus Gog du virus Magog, celles de la révolution des fleurs, celles du départ pour Mars, celles de la découverte du vaisseau fantôme, celles du retour à la terre, celles du revenu universel, celles où l’IA a failli nous détruire.

Tu ne devrais pas lire ce genre d’ouvrage idiot , dépèche toi on a encore toutes ces antiquités à télécharger dans nos puces neuronales.

Y et X sont dans le même collectif nommé "on garde tout on ne sait jamais". en SIGLE ça donne OGTONSJ et ça se prononce comme on peut.


Le vieux livre " the Time Machine" est posé sur un coussin de velours rouge au centre d’une colonne de plexiglas. Tout autour le sable s’étend à l’infini. Un océan lent de dunes. De loin on peut apercevoir un point noir dans le ciel. Ce point noir grossit. C’est un engin volant. A l’intérieur des êtres humanoïdes.

What the fuck !? dit une voix en se penchant pour voir le paysage au travers d’un hublot.


Naissance d’un nouveau collectif en l’an 11200 après la chûte du Tyran Nosor. Les lecteurs de vieux papier. C’est en fait un jeu de rôle planétaire. Des vieux ouvrages ont été disséminés sur l’ensemble du système solaire. Ceux qui liront le plus seront récompensés par un prix extraordinaire : le droit d’écrire leur vie. On n’en tirera qu’un seul exemplaire que l’on mettra sous globe quelque part dans la galaxie du Centaure, soit sur une île entourée d’une mer de mercure, soit dans une chapelle au sommet d’une montagne de X428 ( voyage à réserver dès la naissance car les files d’attente sont longues comme le bras du géant de Syrius qui en fait est un pouple doté d’une mémoire infaillible, d’une intelligence rare, mais qui en cette année 11202 donne quelques signes de faiblesse. Heureusement la firme je répare tout (JRT) est déjà en train de pomper ses vastes connaissances dans une puce de génération 5.

12 août 2025

12 août 2025

Il a pleuré. Dans son coin je l’ai regardé et je l’ai vu pleurer. C’est un passage aussi nécessaire. Puis il a sorti un mouchoir d’une poche, preuve qu’il prévoyait ce moment depuis longtemps déjà. Enfin, il a repoussé le clavier. Il a chercher un stylo dans un tiroir, une feuille de papier et il a dit : tu es un corps, écris.

Se déplier. S’offrir ingénu. Silence. Non, ce n’est pas le moment, tu comprends. Peut-être une autre fois. Se replier, savant. Sache que de toi ils ne feront pas grand cas. Tituber. Aller seul sur quatre pattes. Tenter de se redresser. Retomber. Tenter encore. Retomber encore. Rire étrange. Il n’est pas volontaire. Sort de la gorge au mauvais moment. On serait tenté de dire : le pire. Tous se retournent. Qu’est-ce donc que ce rire. La question les rassemble et t’isole. Encore. Qu’une grille de contraintes ouvre sur une nouvelle grille — et ainsi de suite. Visiter ainsi, à ta façon, les abîmes. Ce n’est pas un jeu. C’est dire autrement le traumatisme. Parvenir au face-à-face, déjà, l’art n’a rien à voir. L’art ne voudra surtout rien voir. L’art dépassera de cent coudées ce que tu crus un jour avoir vu. À force de rabâcher, le silex se fend. Puissance de la redite. Du répété. Vacillement : entre ce qui fut ressenti et mal dit, et ce qui sera dit autrement, moins l’affect. Peu de chance, ou beaucoup, si tu parviens déjà à t’en sortir. Mais la chance n’est qu’une marche. Creuser n’est pas un choix : c’est la prise de conscience d’une nature. Tu ne peux faire autrement. Danger sur l’intersection. N’aie pas l’air. Étouffe en toute conscience. Ne négocie plus. Arrête avec tes mots d’ordre, tes mantras, ton chapelet, tes paris stupides. Si les mots soudain manquaient… Mais lesquels ? Ceux qui font obstacle au profond étranger. Peut-être le vacillement ne s’interrompt-il jamais. On voudrait un équilibre stable, définitif. On le fantasme. Fausse piste de la volonté. Offusqué, il se replie après s’être déplié. Les animaux marins. Les sensitives. Les pattes d’un insecte qui fait le mort. Tu fais le mort pour qu’on ne t’achève pas. Jamais. Dans le même temps, c’est un souhait secret. Avoue-le.

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Par la mort passer. En sortir, s’en sortir, sang sortir, sans sort ire. Rêver un désir neuf. Une étincelle. Une toute petite aspérité sur la paroi changée mentalement, physiquement, en levier. Grimper. Dépasser quelque chose. Prendre conscience du gouffre, du vertige, de la peur. Les affronter. Grimper encore. Tu n’as pas le choix. Dépasser quoi ? Il s’efface quand tu le dépasses. Tu ne sais plus ce que c’était.

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Arrivé au sommet : le ciel, l’air, les poumons se déploient. Respirer. Battements du cœur réguliers. Le rythme, la musique t’ont calmé. Par quoi es-tu passé pour que tout soit si vite, un jour, oublié ? Pas de réponse hâtive. Aujourd’hui, tu as seulement le droit de dessiner ce mouvement. Tu te donnes ce droit, et la contrainte afférente. Et tu verras bien demain si tout ça tient encore.

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Naïveté. Ne la répudie pas. La catharsis n’est pas un drame. C’est seulement un coquillage. Tu peux vivre à l’intérieur et dire voici mon monde, voici ma vie. T’en convaincre. Tu peux oublier le paradis, la terre promise, comme tu peux aussi oublier la malédiction d’avoir été élu. Car ce sont les élus qui parlent seuls d’élections. D’affinités élèctives. Tu n’es pas Goethe. Ou si tu l’as été cela suffit. tu ne l’es plus. Comme tu n’es plus Artaud, Van Gogh, Bataille, Duras, Pizarnik. Naïveté de penser le refuser, le choix. Naïveté et espoir toujours la petite musique infernale, celle des comptines des ritournelles, on fait feu de tout bois quand on se perd dans la forêt, petit.

11 août 2025

11 août 2025

" Là, j’ai repris les labyrinthes bien aimés et tortueux que j’ai décrits dans tant de récits d’excursions antérieures, recroisant fréquemment ma route et m’imprégnant de l’atmosphère coloniale qui est pour moi synonyme de vie mentale — vieux seuils, heurtoirs de bronze, pignons abrupts, lucarnes et toits à rampants en bâtière et se découpant en silhouette noire sur le ciel à demi nuageux." H.P LOVECRAFT ( lu dans sa correspondance de 1925 pour sa tante Lillian Clark) source : une année avec H.P. LOVECRAFT

La rencontre d’un nouveau mot devrait se fêter. Quand je dis nouveau mot, j’entends bien sûr un mot que je ne connaissais pas encore. Accueillons donc ost, astérisme et algide dans la bande. C’est mon hommage à la soirée d’hier, passée à me replonger dans Les Contrées du rêve de Lovecraft."

Si j’y suis revenu, c’est pour relire attentivement certaines pages, les passer au crible et relever ces mots que d’autres lectures n’avaient pas su — ou voulu — faire surgir. Ainsi un livre est-il un vaste ensemble réflexif. C’est l’effet. Cela pourrait être une ville avec ses quartiers, ses habitants, son fleuve, son climat, sa nourriture, son odeur, ses bruits, son ambiance — mais aussi son énergie, en résonance avec la mienne au moment où je l’arpente.

Je ne me souviens pas, dans la ville, m’être souvent arrêté sur un passant pour l’examiner sous toutes les coutures, comme je peux le faire avec un mot. C’est à peu près la seule différence. S’enfoncer dans un livre comme on s’enfonce dans une ville inconnue. Ou même en soi, à condition d’admettre qu’on ne sait plus rien de ce soi. L’arpenter — ce qui n’est pas la même chose que le parcourir ou y errer. L’arpenteur mesure, explore méthodiquement. Sans doute a-t-il un but précis, ou au moins une manière régulière de se déplacer : dans la ville, en soi, dans un domaine de pensée, dans une bibliothèque, dans une œuvre.

De fil en aiguille, cette première réflexion me conduit à la notion de vie privée. Peut-être parce que parfois, j’ai l’impression d’écrire une lettre à quelqu’un. J’y livre des choses d’autant plus personnelles que je n’imagine jamais avoir à en débattre avec cet inconnu. Et quand bien même m’en demanderait-on compte, j’aurais probablement tout oublié. Ce n’était qu’une simple lettre adressée à un inconnu. Une photographie passée : regardez comme elle est devenue jaune, cornée, obsolète.

Donc oui, la vie privée — l’oikos des Grecs qui, chez Aristote, semblait avoir moins d’importance que la vie publique. On n’était véritablement citoyen qu’à partir du moment où l’on excellait dans la sphère publique, collective. C’était assez simple : on appelait “privé” tout ce qui n’appartenait pas à l’État.

J’ai appris récemment, non sans surprise, que la notion juridique de vie privée est en réalité assez récente. En 1890, deux juristes américains, Samuel Warren et Louis Brandeis (futur juge à la Cour suprême), publient dans la Harvard Law Review un article intitulé The Right to Privacy. C’est la première formulation claire d’un droit à la vie privée comme droit distinct, non réductible à la propriété ou à la diffamation. Warren et Brandeis constatent que les nouvelles technologies de l’époque — la photographie instantanée et la presse à grand tirage — permettent une intrusion sans précédent dans la vie des individus. Ils dénoncent les “invasions de la vie privée” par les médias, notamment dans les mondanités et les affaires familiales.

Cet article a eu un impact immense sur le droit américain et international. Il est considéré comme l’acte de naissance du droit moderne à la vie privée, inspirant ensuite les législations sur la protection des données, la diffamation et la liberté individuelle. Le contexte compte : les journaux américains venaient de passer à l’impression rapide et bon marché, avec photographies. Les élites urbaines (dont Warren) étaient excédées par les intrusions dans leurs mariages, dîners et réceptions. The Right to Privacy est né dans un milieu très bourgeois, pour protéger réputation et intimité sociale.

À la fin du XIXᵉ siècle, les États-Unis expérimentaient beaucoup sur le plan juridique : protection des consommateurs, droit du travail, nouveaux droits civiques. La Constitution ne mentionne pas explicitement la vie privée, mais des doctrines comme le right to be let alone (droit d’être laissé tranquille) ont comblé ce vide. Une tranquillité… bourgeoise, peut-être.

Le droit américain protège fortement la vie privée domestique contre l’État (4ᵉ amendement : protection contre les perquisitions abusives), mais la culture américaine valorise aussi l’exposition de soi, la liberté d’expression et l’accès à l’information — tension permanente. Cette conception a influencé d’autres réformes dans le monde, y compris en Europe, où la vie privée reste souvent liée à la dignité humaine (héritage du droit romain et des droits de l’homme), plus qu’au simple droit d’être laissé tranquille.

Cela me rappelle une matinée d’automne où nous nous étions rendus chez le notaire pour signer l’acte de vente de la maison. Tout se passait dans ce climat de gravité polie propre aux études notariales : gestes mesurés, phrases calibrées, mobilier lourd. Et soudain, dans la lecture appliquée de l’acte, le mot jouir surgit. Le notaire continua imperturbable, mais moi, je l’entendis comme une intrusion.

Dans sa bouche et sur le papier, jouir signifiait l’usage paisible d’un bien immobilier, un droit inscrit noir sur blanc, garanti par la loi. Rien à voir avec ce que j’y mets, moi, en privé : le trouble, la secousse, le corps, l’instant qui fait dérailler la pensée. Là, au milieu de la solennité publique, un mot m’avait rappelé que tout le langage juridique est une traduction appauvrie, policée, de la langue intime.

Bref, il est possible que j’écrive toujours ces lettres à l’inconnu en général. Ce qui me convient assez : je n’aurai jamais à en débattre. Et cela me confère, par ricochet, la même aura d’inconnaissable — une bulle d’anonymat, malgré toute l’impudeur dont je peux parfois faire preuve.

note pour aller plus loin dans la profession de notaire voir ce lien et aussi celui-ci

l’odeur

10 août 2025

Encore une fois, le bruit courut. Les poubelles avaient gagné. Et probablement le syndic, ou l’on ne savait qui encore. Peut-être le réparateur d’ascenseurs, qui ne se pressait plus de venir. Les vieux restaient en hauteur. Et comme ils ne descendaient plus, les poubelles non plus.

C’est la police qui enfonça la porte du 6ᵉ droite. Un certain monsieur Richard. Comme il n’y avait plus de gardien ni de gardienne dans l’immeuble, on frappa aux portes voisines. La seule qui s’ouvrit fut celle du voisin qui avait téléphoné à cause de l’odeur.

-- Vous sentez cette odeur ? dit-il en levant le nez au beau milieu du couloir.

Parquet ciré, encaustiqué, petit paillasson devant les portes. Murs tapissés d’un papier peint neutre. Minuterie pour l’éclairage. La porte céda assez facilement. Un sac poubelle fit irruption sur le parquet. Puis un second. Et encore un troisième.

Les policiers se frayèrent un passage dans l’appartement en faisant la chaîne. Au grand dam du voisin prévenant, qui voyait les sacs d’ordures envahir le couloir. Les brancardiers ne tardèrent pas, l’un d’eux avec une sorte de pulvérisateur. Une odeur chimique, assez neutre. Puis tout ce petit monde redescendit : les brancardiers avec leur brancard, les policiers avec leurs talkies-walkies.

Le voisin prévenant fit des allers-retours pour emporter les ordures au local poubelle. Le lendemain, le propriétaire fit venir une équipe de nettoyage. En quelques heures, l’appartement était remis au propre.

Le voisin prévenant se hâta de répondre « je ne sais pas » lorsqu’on lui posa la question de savoir si le vieux qui était décédé avait de la famille.

Inventaire des malentendus

10 août 2025

Ils me parlent. Je ne comprends rien. Ce n’est pas parce que je ne veux pas les comprendre. Je ne les comprends pas. Autrefois, il y a de cela bien longtemps, j’ai cru que je comprenais ce qu’ils disaient. Mais c’était une impasse. Il y a eu bien des malentendus. Tellement qu’au bout d’un temps, j’ai dû accepter le fait établi : je ne les comprendrai pas, même si je faisais des efforts, il manquerait toujours un petit quelque chose.

Ils disent : ceci est un banc. Un banc public. Ils sont deux assis sur ce banc. Je crois comprendre ce que signifie public. Public, c’est à tout le monde, non ? Alors je m’assieds. Ils me regardent m’asseoir. Leur visage se déforme, traversé par la peur de me voir m’asseoir.

Je donne un verre de sueur à la dame qui vend le pain. Elle refuse. Elle dit : donne ton fric ou rien. Elle a l’air triste en disant cela. Je le vois bien. N’y a-t-il donc aucune échappatoire ? Le fric ou rien ? je demande. J’ai des clients, elle répond.

L’homme qui collecte les impôts, le percepteur, intercepte une partie de mes émoluments. Parce que, dit-il, c’est comme ça, c’est la loi. Va y comprendre quelque chose quand c’est présenté comme ça. Il m’aurait dit : il faut que tu paies pour ne pas crever comme un chien dans la rue, ou pour savoir écrire une phrase sans faute, peut-être que j’aurais mieux compris. Mais moi, quand je ne comprends pas, je me cabre. L’homme qui collecte les impôts, s’il se réfugie derrière la loi, ne me sert à rien.

J’irais bien voter si voter pouvait changer les choses. Mais là aussi je ne comprends pas grand-chose. J’ai cru comprendre, jadis, qu’on votait pour quelqu’un qui défendait des idées. Mais en y regardant mieux, à deux fois, ce sont des privilèges qui sont préservés, pas vraiment les gens.

J’ai cru qu’il fallait vivre, vivre une vie bien remplie. Et au final, je me suis retrouvé avec des tonnes de souvenirs qui ne me servent à rien. J’essaie désormais de m’en débarrasser : ne plus penser à rien, devenir amnésique, ne plus parler de rien.

10 août 2025

10 août 2025

Avant, quoi avant, avant qui a-t-il. Avant il y a le bruit brut du souffle, le craquement des tendons, des cartilages, des os. Avant le vent souffle dans une flûte de roseau et on dit Pan, tu diras que c’est de la musique tiens. Avant la musique, avant la parole, avant le jour, il y a la nuit, disent les présocratiques pas encore trop bourrés de tics. Avant qu’il y ait un après, qu’était donc l’avant ? Un infini avant ; ce n’était pas un long silence, rien ne nous le dit. C’est un bruit qui ne dit rien sauf qu’il est bruit. C’est après que ça se gâte, quand on veut lui faire dire ce qu’il ne veut pas dire. Parle ! Parle ! nous avons les moyens de te faire parler, sale petit bruit de merde qui nous gâche la vie, notre vie qu’on rêve si belle, si longue, si remplie d’actes et de paroles. Avant quoi qu’il y ait qu’on ne retrouve pas après tous ces actes, tous ces bruits, et où l’on comprend enfin la bienveillance des parenthèses. L’amplification sonore d’une suite de sons vaut exactement l’agrandissement d’une photographie 24x36 quand on la tire au-delà d’un 9x13 sur papier. L’effet choc — auditif ou visuel — demeure longtemps en écho dans l’ouïe, la rétine. Ce pourrait être un nom : Louis La Rétine, Louis de l’Ouïe. Oyez ce que vous voudrez ouïr, et que la foudre vous réveille de votre esprit en forme d’entonnoir. Il se trouva soudain qu’une phrase isolée, marchant seule sous un réverbère sur les quais de Seine, m’attira à un point tel que je demeurai comme en suspension.

avavant quaquoi avant kikqui a’t’il boubruit brut sousouffle cracraque ment tendons carti lage ossoss souffle fluflûte roseau Panmuzique tiens avavant muzique avavant parole avavant jour nuinuit présocratiques paspas trop bourrés tictic avant qu’y ait après avant infini pas long silence rienneledit bru bruit quedit rien parle parle nous avons mo moyens sale bruit mer mer gâche lavi vie belles parenthèses

07 août 2025

7 août 2025

« Le pli n’est pas une chose compliquée, c’est une complication. »G. Deleuze

Tout mouvement rencontre des complications. Ce serait une erreur de les nommer obstacles. Elles sont plutôt des vecteurs de forme. Je pense à l’eau, au fleuve, à la rivière, au ruisseau. Je pense aussi aux fourmis : quand elles rencontrent un cours d’eau, elles sacrifient parfois une partie de leur population pour former un pont vivant. Le mouvement se prolonge, coûte que coûte.

Souvent, je nomme complications ce qui ne sont que des modifications : un contretemps, une habitude à déplacer, un automatisme à décaler. Ces complications-là me sortent des clous, m’obligent à entrer dans un inconnu que je ne suis pas toujours prêt à explorer.

« Toutes les misères des hommes viennent de ne savoir pas demeurer en repos dans une chambre. »B. Pascal

Pascal disait que nous fuyons la simplicité d’être. Et Wittgenstein ajoutait : « Ce dont on ne peut parler, il faut le taire. » Pour lui, la complication ne vient pas des choses, mais du langage : c’est la confusion qui engendre le nœud, pas la réalité elle-même.

Dans L’Homme sans qualités, Robert Musil dessine un être empêtré dans les détails, les systèmes, les valeurs multiples — comme si une vie trop pensée devenait une vie entravée. Sartre, avec Roquentin, montre comment l’obsession du sens encombre le réel. Camus, au contraire, oppose à l’absurde du monde une lucidité nue, dépouillée de complication.

Mais qu’est-ce que la complication face à soi-même ? Proust nous en offre une forme : ses longues phrases, où le souvenir, l’émotion, l’amour deviennent des objets essentiellement compliqués. A l’inverse, David Foster Wallace dénonce la simplification médiatique et la paresse intellectuelle, en proposant une littérature volontairement difficile. Comme chez Lovecraft, l’hermétisme devient une esthétique.

Derrida le résume : la pensée n’est jamais linéaire, jamais transparente. Toute simplification est une violence faite à l’ambiguïté. Chez lui, la complication devient une forme de justesse.

Il y a un malentendu autour de ce mot. Je le porte encore en moi, douloureusement, à l’approche de ce qu’on peut honnêtement nommer la fin de ma vie. Je ne cherche pas à le résoudre — simplement à en prendre la mesure. Car il est désormais clair que le parcours d’une vie et celui d’une époque sont étroitement liés. Après nous être jetés à corps perdu dans la complication au XXe siècle, le XXIe cherche à la nier farouchement — quitte à infantiliser les populations.

Cela me rappelle une méditation sur l’invisible. J’en étais venu à croire que plus nous refusons une chose, plus elle revient — avec force, par des voies inattendues.

Au bout du raisonnement

5 août 2025

Grande musique, chansonnette à cinq sous. Quelle est la différence, vraiment ? Sur quoi s’appuie-t-on encore ? Même chose pour le roman de gare et le prix Nobel de littérature. Qui distingue, qui décide, qui juge, et selon quels critères ? Il arrive un moment où plus rien ne se distingue. J’ai connu cela en animant des ateliers de dessin avec des enfants. Au bout d’un certain temps, je ne savais plus dire si un dessin était bon ou mauvais. J’étais parvenu à un plateau, une ligne d’équilibre où tous les anciens critères s’étaient effondrés. Ce qui comptait, c’était qu’un geste ait eu lieu, que quelque chose surgisse, peu importe quoi. Ce qui comptait, c’était de ne pas oublier que je ne savais plus juger, et que je ne le voulais plus. Mais les parents, eux, attendaient autre chose. Ils attendaient la gloire, la reconnaissance, les preuves visibles du talent. Et je me suis souvent demandé si je n’avais pas simplement glissé. Si, au lieu d’avoir atteint un état de clarté ou de paix, j’avais doucement dévalé une pente sans m’en rendre compte. Peut-être que cette équanimité n’était pas un sommet mais un effet secondaire de la fatigue, de l’âge, de cette forme d’indifférence qu’on développe face à l’agitation fébrile des vanités narcissiques. Avec les adultes, ce fut la même chose. J’appris à quoi servaient la flatterie, le compliment, l’encouragement — non pas pour mentir, mais pour aider à tenir. Car les adultes aussi perdent confiance. La technique devient alors un prétexte, une béquille pour retrouver un peu de cette confiance égarée. Et un jour, Schwab m’a demandé : Et l’envie dans tout cela ? Le mot me parut d’une formidable ambiguïté. De quelle envie parlait-il ? L’envie de transmettre, de partager, de continuer à enseigner ? Ou bien cette autre envie, plus trouble — celle d’intégrer une sphère, une chapelle, d’être reconnu, accepté, adoubé ? Ce que j’avais longtemps nommé envie n’était-il pas en réalité un désir de reconnaissance maquillé ? Une ruse ? Une tentative de me faire une place, moi aussi, dans le grand théâtre de la légitimité ? Je ne pouvais plus le nier : la célébrité me dégoûtait. Elle aussi s’était vidée de tout ce que j’y avais projeté. Elle me semblait aujourd’hui creuse, automatique, produite à la chaîne, comme un mauvais geste appris par cœur. Elle subissait le même effet que tout le reste : celui d’une médiocrité devenue norme. La célébrité n’était plus guère attribuée qu’à des médiocres ayant fait preuve d’une médiocrité exceptionnelle. L’institution ne récompensait plus le génie ni l’invention, mais la conformité brillante, la soumission habile, la répétition bien emballée. L’échelle de valeurs qui avait, jadis, permis au monde de progresser — ou du moins de croire qu’il progressait — s’était inversée. Le sommet et le bas s’étaient confondus. Ce n’était pas une décadence visible, spectaculaire. C’était un renversement silencieux, une torsion interne. Un monde debout qui s’était mis à ramper, tout en gardant l’apparence de la verticalité. Et je ne pouvais m’empêcher de voir le même mécanisme à l’œuvre ailleurs. Le fait que je me sois rendu compte du mensonge qu’est devenue, pour beaucoup, la démocratie. Le fait que la France est peut-être le pays où l’on voit défiler les dirigeants les plus corrompus sans que cela n’émeuve plus personne. Le fait que l’abêtissement collectif semble désormais poursuivi avec constance, méthode, détermination. Le fait que tout ce que j’ai connu jadis n’était sans doute pas plus noble, mais qu’on n’avait pas encore le recul nécessaire pour le comprendre. Le fait que les lois, les gouvernements, les institutions n’ont jamais eu pour but de rendre les peuples plus libres ou plus heureux, mais simplement plus dociles. Le fait que je sois parti vivre à l’étranger, puis revenu, et que j’aie vu une monnaie multipliée par six virgule soixante sans que personne ne bronche. Le fait que j’entre dans une boulangerie et voie que le pain suit, lui aussi, ce même trajet, dans une hypnose générale où nul ne se révolte. Et pourtant, malgré tout cela, il reste quelque chose. Ce n’est pas une envie flamboyante, une volonté d’agir ou de changer le monde, non. C’est à peine une vibration. Un reste de mouvement. Une oscillation ténue. L’envie, peut-être, de ne pas m’éteindre tout à fait. De continuer, en silence, à tenir bon dans ce retrait, à faire apparaître, de temps en temps, un mot juste, une phrase claire, une lumière sur un mur. Ce quelque chose qui reste, vous l’appelleriez comment ? m’interrompit Schwab. Est-ce qu’on peut parler de compassion, d’une forme de spiritualité, d’amour ? Quelque chose qui se situe derrière “il n’y a rien, cela ressemble au néant, mais malgré cela” ? Je ne sais pas, ai-je murmuré. Je crois que les mots que vous proposez sont trop vastes pour moi. Trop chargés. Trop exposés. Ce n’est pas de l’amour. Ce n’est pas de la foi. C’est plus pauvre, plus petit. Une forme de fidélité, peut-être. Une fidélité sans objet. Une fidélité à rien. Ou à tout. Une obstination muette. Pas même une espérance, non. Une manière de rester là, à l’endroit même où le langage s’effondre. Une manière de ne pas fuir. C’est tout. Schwab regarda sa montre et je vis qu’il m’avait déjà accordé plus de temps qu’il ne l’avait prévu. Bien que son visage n’en exprimât pas un traître trait. Il referma son carnet, remit son stylo dans la poche intérieure de sa veste, récupéra son chapeau qu’il avait posé sur la chaise de paille de la cuisine. Puis il se leva. Nous reprendrons la conversation, me dit-il, car je pense que vous n’avez pas encore été tout au bout de votre raisonnement. Vous ne l’avez pas totalement épuisé. À cet instant ses lèvres dessinèrent un maigre sourire et son regard voulait dire : non, je ne me moque pas du tout. Continue.

4 août 2025

4 août 2025

Ce n’est pas la nuit du 4 août mais celle du 3. Et rien ne sera aboli. Aucun privilège, aucun désordre. Encore une nuit quasi blanche, à charogner dans ma base de données, à faire, défaire, taper du pied, me raisonner, rire de moi-même, rêver de tout laisser tomber. Puis cet instant d’effroi — plus rien ne me retient. Une chute sans fin, comme dans les rêves d’enfant, suivie d’un effroi plus ancien encore, plus souterrain. Je crois qu’on doit se risquer. Sinon, à quoi bon ? C’est ma conclusion à l’aube. Rien ne fonctionne encore mais j’ai retrouvé le calme. Il n’y a que par là que ça passera. Calme et discipline. Même si ce mot pue l’amertume et la soumission, je n’en ai pas d’autre. On nous veut disciplinés pour servir un but qu’on refuse. Alors on s’arme d’une autre discipline, intérieure, contraire. Ce n’est pas un rapport de force. Je n’ai pas la force. Seulement l’instinct, la main qui s’accroche à la moindre aspérité de la paroi. Et malgré tout, brutalement, je tiens à la vie.

Lu la lettre hebdo de François Bon. Oui François, tu as raison, ne lâche rien. Les strates souterraines et obscures sont importantes : c’est là, sans doute, que réside encore un peu de lumière, à rebours. Et oui, aussi, pour Karl Dubost — trois fois oui. « Là où la vie emmure, l’intelligence perce une issue », dit Proust. Mais la nuit, il n’y a pas d’intelligence. Il n’y a que la vie, dans son magma de contradictions, de douleurs, sans issue. Le cerceau de papier était plaque de béton (même si c’est une citation — Se perdre, Annie Ernaux , oui aussi Annie Ernaux). Et oui, aussi, Adrien. Ce ne sont que quelques exemples. On pourrait en citer mille. Tout n’est pas si noir dans les strates souterraines du net. Bonne surprise aussi : Jean-Pierre Balpe, par la bande. Je pensais à dans vingt ans. Tous les universitaires citeront Tiers Livre. Tous les soi-disant dissidents d’aujourd’hui. Comme il se doit. La culture avance par les bords, les fuites, les fissures. Puis elle devient La Culture, et c’est là que d’autres mouvements frémissent ailleurs. Et ça recommence. Et ça continue.

Nous ne sommes pas allés marcher aujourd’hui. S. s’était levée aux aurores pour aller vendre ses fripes à Beausemblant. Elle est revenue dépitée. Puis de dépit elle a glissé vers une sorte de léthargie. Puis de la léthargie à une petite déprime. J’avais préparé le repas. Le couvert était mis dans l’attente. Mais elle n’a touché à presque rien. Ce qui fait que moi non plus. Et quand j’ai dit “on va se promener”, elle a dit non, et je n’ai pas insisté. Pas de “ça va te faire du bien”. Non. Rien de tout ça. Les événements vont et viennent comme des loups, par meute. Ils tournent en grondant. Et dans ces cas-là je copie l’arbre mort. Je ne montre rien de comestible.

J’ai pris du retard dans les traductions anglaises. J’ai pris du retard quelle drôle de phrase.

03 août 2025

3 août 2025

Qu’allons-nous essayer aujourd’hui. Une écriture frénétique ? Un cri ? Un peu tôt pour la date anniversaire du 18 août 1969, lorsque Jimmy le timide lança, à 9 h du matin, The Star-Spangled Banner à Woodstock. Nous ne sommes que le 3, et mes compétences en cordes ont largement baissé — tant sur le plan vocal qu’instrumental. Non. Pas un cri. Pas ça. Pas encore. Mais l’envie de crier est là. Pas de doute. Sauf que j’ai pratiqué le tantrisme. Il doit m’en rester quelques vagues souvenirs. Comme de ne pas rester dans les bas instincts, ceux liés à la bite ou au trou du cul. Attendre plutôt que ça monte — vers le cœur (pourvu qu’il tienne), et le cerveau, si j’en ai encore un qui m’appartienne. Je pourrais faire une liste de tout ce qui ne va pas dans le monde. Ce serait interminable. Je pourrais faire une liste de tout ce qui ne va pas chez moi. Mais ce ne serait pas très intéressant à lire. Je ne crois pas être si différent des autres. Je pourrais écrire une fiction, faire entrer tout ça dans une métaphore. Mais ce serait encore une redite. Alors voilà un point important : je m’assois à ma table, poussé par une sorte d’injonction, et je m’interroge sur ce que je vais bien pouvoir écrire. C’est déjà un sujet. Car, au fond, qu’est-ce qui me fait répondre toujours aussi docilement à cette injonction ? Pourquoi tant de docilité, alors que j’essaie d’entretenir ce vieux fond de rébellion permanente ? Peut-être que quelque chose bout. Une cocotte-minute siffle et je retarde le moment d’aller éteindre le gaz. J’attends que le contenu refroidisse mais ce ne serait pas logique. Ou peut-être qu’au fond, j’espère que ça pète. Des bouts de cocotte plantés dans les cloisons, des poireaux pendus au plafond, des feuilles de chou collées sur les vitres. Une fin du monde culinaire. Non. J’ai descendu les marches en réfléchissant, j’ai regardé l’heure, et j’ai éteint le gaz sous la poêle où chauffaient les haricots verts. Il y a quelque chose d’apaisant dans l’air depuis quelques jours. Je ne réchigne à rien. Toutes les demandes sont satisfaites dans l’instant. Ce qui est, en soi, une chose à marquer d’une pierre blanche. En général, je louvoie, je tempère, je reporte, j’oublie. Mais là, non. Il y a quelque chose d’apaisé en moi, que je projette peut-être sur l’air ambiant. Ou l’inverse. Comme si tout ce que je faisais d’habitude — mes stratégies, mes mécanismes — avait soudain perdu son sens. Comme si les manies étaient tombées d’un coup, sans prévenir, me laissant à poil au milieu de la cuisine, et serviable par-dessus le marché. S. n’en revient pas. Elle me le dit trois fois par jour : « Je ne te reconnais pas. » C’est troublant. Moi-même, je ne me reconnais plus vraiment. J’ai l’impression de voir quelqu’un partir — quelqu’un qui est encore un peu moi, mais ne l’est déjà plus tout à fait. Presque un inconnu. Et rien n’est grave. Aucun attachement ne me pousse à le retenir. Je n’ai même pas la curiosité de savoir qui je suis sans lui. C’est bizarre. C’est un sujet d’écriture. Rien n’est grave, et en même temps tout l’est. C’est égal. C’est surprenant. Les choses me regardent en même temps qu’elles ne me regardent pas. Ce qui trouble mon vieux fond de rébellion, car il n’a plus rien à se mettre sous la dent — que lui-même, sans doute. Hier soir, nous avons emprunté un nouveau chemin le long du Rhône, juste après le restaurant du Port (que je déconseille). Les arbres me connaissaient — nous connaissaient. C’est cette pensée qui s’est mise à tourner dans ma tête, et probablement dans le cœur. Une pensée peut-elle, à elle seule, produire un tel moment de grâce ? Je l’ignore. Et puis, pourquoi chercher à tout décortiquer. Je me fais à nouveau cette réflexion — moi qui passe mon temps à tout démonter pour en voir les mécanismes internes, et qui, ensuite, peine à les remonter en bon état. Il y avait un banc, et naturellement, au retour de la promenade, nous nous sommes assis. Nous ne parlions pas. Nous étions là, à contempler ce plan d’eau plus ou moins artificiel. S. a juste dit : « Il y a du courant. » Et j’ai pensé que oui, le temps avait passé comme un songe. Et maintenant, nous sommes là, sans doute totalement des inconnus. Nous sommes assis sur ce banc, et nous allons revenir à la maison. Il sera 19h30, ou à peu de chose près. J’irai donner à manger à la chatte, S. ira prendre sa douche. Est-ce que nous saurons un jour qui est vraiment l’un, qui est vraiment l’autre ? Aucune certitude. Et c’est justement ce manque de certitude, tout à coup, qui me semble être l’unique responsable de ce sentiment bizarre d’apaisement. Cette légèreté de l’air.

02 août 2025

2 août 2025

La prison était parfaite, on n’en voyait pas les murs.
Cependant, le mot prison revenait  : quelqu’un ou quelque chose étouffait à l’intérieur de murs invisibles. Ce manque d’air, cette oppression, cet accablement n’étaient-ils pas les meilleurs indices d’un enfermement que l’on découvrait peu à peu  ?
En apparence, tout semblait en ordre. Les rideaux de fer s’ouvraient à l’aube et se refermaient le soir. La pluie, qui tombait drue, donnait une véritable sensation d’être mouillée.
Le soleil, en revanche, dispensait une lumière plus froide. Bien qu’on parvienne à l’étouffement lors des nombreuses canicules qui se succédaient, la chaleur contenait quelque chose d’impitoyablement glacé.

Trouve ta prison. Plisse les yeux. Patience.

F. dit que j’expérimente. Il parle de technique. On se rejoint sur la technique. Sur les outils.
Ensuite, ce que chacun écrit avec ces outils a-t-il de l’importance  ? Je veux parler du contenu.
F. a sans doute viré l’idée de contenu depuis longtemps.
De mon côté, impression d’être sur une paroi rocheuse. Je grimpe à mains nues.
Je sais qu’en haut il n’y aura plus vraiment d’intérêt pour le contenu.
J’aurai certainement une vision d’ensemble.
Je verrai, en un seul regard, tous les outils se déployer comme des chaînes de montagnes, avec leurs vallées intermédiaires, leurs plaines, leurs fleuves.

Ce que j’écris contient encore trop de contenu. La prison est probablement l’idée de contenu. Ce qui est contenu ne doit plus l’être. Il faut que je demande à S de me donner une claque dans le dos pour changer mon point d’assemblage avec l’idée de contenu.

Hors contenu qui a t-il. N’est-il pas erroné de se poser la question alors qu’on est enfermé dans la prison du contenu. Hors contenu y a t’il des questions. La question existe-t-elle en dehors de tout contenu.

J’ai écrit hors lieu. Je sentais qu’il fallait un espace différent. J’avais cette intuition qu’il y avait une possibilité d’extérieur. Cependant encore une fois le divertissement l’aveuglait sur l’essentiel. Je cherchais vaguement un extérieur, ce qui me dispensait de songer à l’intérieur.

Est-ce que Sei Shônagon n’aurait pas un rapport avec ce que j’écris ce jour ?
Est-ce que Notes de chevet serait le lien ?
Est-ce que l’on peut encore croire au hasard — que la proposition 11 = 2, comme dialogue, évoque exactement ce genre de mouvement interne ?
Est-ce que le temps existe vraiment, tant qu’on reste dans l’illusion du contenu ?
Et si l’on sortait du contenu… sortirait-on du temps ?
Tant que je me pose ces questions, je sais que je suis encore en prison.

Lectures : Signal/Bruit de P.C, reçu par mail.
Écho à un autre email de T.C concernant le cancer. Voir aussi D.C, et M., qui va se faire opérer le 6 d’une tumeur à l’amygdale.
Pourquoi est-ce que je relève ces détails, que je les rumine parfois durant des jours.
Pourquoi je ne m’intéresse pas à des choses plus “joyeuses” ?

Trouvé un livre dans la boîte à livres de Molly Sabata : Hymne de Lydie Salvayre.
Lu la première page.
L’utilisation de “on dit que” m’a sauté aux yeux — c’est probablement la raison pour laquelle je l’ai emporté.

écrire est l’outil même

01 août 2025

1er août 2025

Août déjà, voici maintenant trois semaines que nous sommes en connexion partagée à la maison suite à une panne de fibre. Hier, nous sommes allés chez Orange pour essayer de changer d’opérateur. Mais Isère Fibre, la société qui s’occupe de l’installation des câbles optiques, interdit de nouvelles commercialisations à tous les opérateurs dans notre quartier. La raison est principalement une sous-évaluation, par la communauté de communes, des besoins de sa population. Lorsque nous avons été branchés, il y avait encore de la place  ; maintenant, la demande dépasse l’offre. Ce qui fait que nous n’avons aucune visibilité sur un retour à la normale. J’ai essayé de contacter Isère Fibre, mais en vain.

Ensuite, on peut se demander comment nous vivions avant d’être autant asservis à cette connexion, qu’elle soit dispensée par un câble ADSL ou par la fibre optique. Je crois que je m’en fichais pas mal avant. Ce qui me donne l’envie de revenir en arrière, de me dire bof, ce n’est tout de même pas un malheur, sois raisonnable. Le problème est que l’asservissement ne passe absolument pas par la raison, ça se saurait. Il y a des comportements compulsifs qu’on voudrait bien retenir. Comme d’aller se planter devant la box voir si, des fois… mais non, toujours bloquée à 4, en boucle. Est-ce que tu débrancherais  ? Ce serait un acte plutôt sain. Ben non. Tu attends Godot, mon petit vieux.

Depuis lors, j’ai décidé de ne plus m’énerver mais d’appeler régulièrement le service client de Free. Je chronomètre la durée de mes appels pour essayer de battre mon record précédent. Histoire de mobiliser l’interlocuteur le plus longtemps possible. Je demande si tout a bien été scrupuleusement enregistré. Oui  ? Tant mieux. N’hésitez pas à le faire écouter, surtout, et même à Xavier Niel.

Du coup, nous avons repris le rythme de nos promenades en bord de Rhône. Le pont de Serrières a été coupé après celui de Condrieu. L’effet que ça produit, c’est d’être sur une île. Une île d’où l’on pourrait partir quand bon nous semble par la RN7. Déconseillé en ce début d’août. Du coup, j’ai codé encore une partie de la matinée. Puis, en voulant vider un cache, j’ai commencé à avoir des messages bizarres, et ensuite, impossible d’enregistrer dans la base un simple logo d’article. Et puis, encore un peu plus tard, j’ai voulu écrire un article test et j’ai reçu un nouveau message comme quoi ce n’était pas possible. Bref. La base de données rend son tablier. Ce qui fait froid dans le dos puisque c’est un clone de la base distante. Du coup, il va falloir que je supprime toutes les tables, que j’installe un énième SPIP pour que celui-ci me recrée une base saine, et que je réimporte mes données dans les nouvelles tables en évitant les tables problématiques comme spip_plugins, spip_meta notamment, car je crois que c’est d’elles que viennent les difficultés. À voir aussi la table spip_documents, car j’ai relevé des anomalies d’auto-incrémentation d’identifiant. Bref, du pain sur la planche encore. C’est agaçant, car j’avais presque finalisé tous les templates de la nouvelle version du site. Il ne me restait que quelques aside à améliorer.

En arrivant à la hauteur de Molly Sabata, à Sablons, nous avons entendu des chants, de la musique portée par l’eau, à cet endroit où le fleuve est très large juste avant le barrage. C’est une communauté chinoise qui vient régulièrement sur un terre-plein de l’autre côté du Rhône. Nous les croisons souvent en allant nous promener de l’autre côté, au bord des champs de vigne. Ces chants chinois apportaient quelque chose de très apaisant à l’atmosphère déjà très calme du paysage au crépuscule. Je m’imaginais la nostalgie de ces gens quant à leur pays. D’ailleurs je dis chinois mais je n’en sais rien. Peut-être sont ils vietnammiens. Chinois utilisé ainsi est péjoratif.
S a discuté avec un vieil homme qui s’occupait de ses rosiers. Il lui a raconté que, dans les vignes, c’était la coutume de planter des rosiers près des ceps afin que les insectes aillent sur eux plutôt que sur les vignes. À vérifier.

29 juillet 2025

29 juillet 2025

Contrôler l’accès à la nourriture, c’est contrôler les corps, les territoires, les populations. Impossible de ne pas penser aux famines organisées, aux embargos, aux politiques agricoles. En même temps qu’à la télévision on aperçoit ces parachutages de denrées sur Gaza, on repassait hier La Passion de Dodin Bouffant, du réalisateur Trần Anh Hùng. Il s’est produit quelque chose d’étrange à cet instant. Une attirance et une répulsion dans un même mouvement, pour la nourriture, mais plus encore pour cette culture de la mangeaille. Et ce, malgré la qualité visuelle et sonore — surtout sonore — du film. Ça m’est resté en travers de la gorge. Soudain, cette surreprésentation de la bouffe m’est apparue profondément obscène. Mais pas plus, au fond, que ce qu’on nous fait avaler sur papier glacé, dans les affiches publicitaires, sur les réseaux sociaux. L’importance que la nourriture a prise ces dernières années est considérable. Peut-être que le culte de la boustifaille est vraiment apparu sur les réseaux lors des premiers confinements de 2019 ou 2020. Il y avait là déjà quelque chose d’abject, mais j’y accordais sans doute moins d’importance. Peut-être même en ai-je profité, en recopiant quelques recettes. Mais hier soir, non. En écoutant le frémissement du bouillon clair, les rissolements des foies, les rôtis en train de suer, j’avais plutôt envie de dégueuler qu’autre chose. J’avais déjà vu ce film en 2023, je crois, et je n’avais pas éprouvé la nausée à un tel point. Cette célébration m’avait même laissé admiratif, et en même temps nostalgique, voire envieux. Les souvenirs du culte sont nombreux, ils remontent à l’enfance, aux grandes tablées, aux aurores embaumées par l’odeur de brûlure de pattes de volaille, par l’oignon qui revient vers une tendre transparence. Autant de souvenirs olfactifs que l’on se passe comme un relais dans les familles françaises de classe moyenne depuis des générations. Ce goût de la bouffe, de la “bonne chair”, je le transporte encore dans mes gènes. Ce n’est pas faute d’avoir essayé, à tant de reprises, de m’en séparer. De traverser des périodes d’austérité, peut-être dans l’unique but de m’en débarrasser. Mais ça revient. Par le nez, par les papilles. C’est plus fort que moi, comme on dit. Un réflexe pavlovien de chien qui revient vers le maître, celui qui, à la fois, le bat et le caresse. Une voix, tout au fond de moi, voudrait me ramener à je ne sais quelle “raison”. Tu confonds tout, me dit-elle. Tu ne peux pas mettre sur un même plan les exactions, les guerres, l’effroi des images que ces événements charrient, avec l’atmosphère tellement chaleureuse d’un film célébrant la gastronomie française. Tu ne peux pas, tu n’en as pas le droit, continue-t-elle. Je l’écoute, je la respecte. Mais pourtant, si je mets cela en parallèle, si je les place sur un même plan, c’est que le plan du dégoût est devenu si vaste, une fois les apparences traversées — les apparences tellement claires — ainsi que les contours fumeux des lendemains qui ne chantent pas.

28 juillet 2025

28 juillet 2025

Peu à peu, il s’enfonce dans ce que l’on peut nommer une certaine morbidité. Les nuits sont agitées. Malgré l’appareil respiratoire, elles restent morcelées, agitées, ces nuits. Et surtout, il n’en loupe pas une pour prendre à partie le ou la première qui entre dans sa périphérie. -- Vous avez vu ce scandale ? Ce mensonge ? Mais c’est l’apothéose, l’apocalypse, ne le voyez-vous pas ?

Le technicien Free, cette fois, ne sait pas. Il a fait trois fois le tour du pâté de maisons, soulevé une plaque de bronze dans la rue, sorti de l’eau des paquets de câbles. Puis il a tout refermé en secouant la tête. Il ne sait pas. Il le dit, le répète. Puis, soudain, il te demande où est le n° 3 de la rue. C’est l’épicerie turque, fermée depuis des mois. Le problème est sûrement là. Même si tout fonctionnait encore il y a deux semaines. Bref. Nous restons encore en connexion partagée quelques jours. On a l’habitude. Tellement qu’on se demande pourquoi on garderait cet abonnement fibre, au bout du compte.

Ce qu’il y a de rigolo, quand vous prenez à partie les gens, c’est que chacun va parler pour son propre parti. Ainsi, la pharmacienne me fait-elle signer une pétition pour les pharmacies. -- Les petites pharmacies sont en train d’être dévastées, vous savez. Et tout ça pour maintenir le niveau de vie de nos députés à presque 8000 euros par mois. Les pauvres. Eux, ils n’ont pas, eux, de pétition qu’on pourrait aussi signer en passant. Après tout.

Bref, tout ça crée une ambiance… Comment dit-on déjà ? Délétère ? Nuisible, donc, qui vient du grec. On peut trouver aussi des synonymes comme étouffante, négative, pesante.

Ensuite, tout ça ne vient sans doute que de moi, me dis-je soudain. Ce sur quoi ma moitié renchérit, trop contente : -- De toute façon, tout vient de toi. Il n’y a pas à tortiller.

Mais quelle vie, se dit-il en se frappant le front, sans que le moindre eurêka ne sorte de sa bouche.

Calme-toi. Le recours au mot d’ordre comme le recours au rituel. Comme si l’espoir qu’il puisse encore résider un espoir dans ces recours convoquait quoi, dans le fond ? Le collectif ? Un sentiment d’appartenance à un collectif ?

Presque aussitôt, une bouffée de désespérance face à l’espérance. Toujours ces étranges phénomènes binaires qui t’assaillent. Tu n’en veux pas, mais ils te collent aux basques. Cela fait partie du "c’est plus fort que toi". Merde. Qu’attends-tu du collectif encore ? Tu dois bien en attendre quelque chose, encore, pour t’enfoncer systématiquement dans cette image en noir et blanc. Les autres et moi, moi et les autres.

Tu peux aussi botter en touche. Tu en as parfaitement le droit. Te dire que tu t’en fous. Ce qui, en général, ne résout rien mais crée une sorte de "temps mort". Quarante ans de temps morts. C’est presque une vie entière. Merde.

Est-ce que le fait de dire simplement que tu n’en attends rien te dédouane véritablement ? Il y a une sorte de politesse glacée qui existe pour marquer le fait que tu es bel et bien là, mais pas collé à tous. Pas du tout collé. C’est-à-dire que tu adhères poliment à un certain nombre de règles de bienséance. Sauf quand tu n’y adhères plus. Quand ces règles te paraissent si débiles — surtout la violence qu’elles recouvrent en général — qu’elles te font péter un plomb.

À cet instant, plus rien ne peut sortir de ta bouche. Tu restes résolument muet. Comme tétanisé par l’absurdité ou l’injustice. Et si l’injustice est citée, c’est parce que tu trouves véritablement injuste que l’on te prenne pour un imbécile à ce point. Tu veux bien passer pour un imbécile, pas de problème pour ça. Mais en être un véritablement, non. Ça, c’est injuste.

Observation en passant. J’ai reçu environ une douzaine de commentaires pour l’atelier Rectoverso. Auxquels j’ai répondu par mail, en m’appliquant à lire les textes de chacun et même en y faisant référence. Une seule personne m’a répondu par mail en retour. Ce qui conforte mon intuition première : que ces commentaires qui s’échangent ne sont que de l’esbroufe, du paraître, et pas grand-chose d’autre. Je prends un malin plaisir à régresser ainsi, parfois. J’observe que le commentaire est un bon déclencheur pour régresser rapidement. Ensuite, est-ce que je m’intéresse à la façon dont je suis perçu par ce collectif ? Non, je m’en fiche. Évidemment que je m’en fiche. Le décalage est tellement énorme entre ces textes qu’on se partage et ces commentaires, souvent ridicules, que je m’étonne que nul n’en parle jamais.

Cela me rappelle mon père. Tiens. Des trempes magistrales, puis quelques minutes plus tard le fameux "c’était pour rire", "viens me faire un câlin"… Ce modèle de double bind appliqué aux ateliers d’écriture. Mais je suis peut-être véritablement cinglé. La plupart des gens sont à des années-lumière de mes raisonnements. Il ne faut pas oublier ça aussi. Mais quand même, si on écrit et qu’on ignore ça… merde.

25 juillet 2025

25 juillet 2025

Pas possible d’écrire durant ces trois derniers jours. D’une part parce que j’étais en déplacement, d’autre part même lorsque j’obtiens, en jouant des coudes, un peu de solitude, la teneur de la proposition d’écriture, qui s’appuie sur Enfance de Nathalie Sarraute, me paralyse. Je ne cherche pas à brusquer les choses. Patienter plutôt. Tenter de remonter à l’origine du malaise. Le silence. Nous sommes beaucoup moins volubiles que les années précédentes. Comme une lassitude. Nous sommes capables désormais de partager un repas à quatre sans pratiquement dire un mot. Ce qui m’effrayait beaucoup les années précédentes, ce silence, ne me fait plus rien. Je crois même être parmi les premiers à me jeter dedans. S’il fallait conserver en mémoire deux spectacles de ces trois jours passés en Avignon, je placerais Pour un oui pour un non en tête de liste, puis Enfance de Nathalie Sarraute. Pour le reste, plutôt que d’en dire du mal, je préfère me taire. Nous sommes rentrés hier dans l’après-midi. Il fait frais. Ciel couvert. C’est pareil ce matin. Allongé dans le lit, j’ai même eu froid au petit matin. Des sensations d’automne ont pénétré dans la chambre. Des sensations d’automne associées à l’enfance, sur lesquelles on serait bien en peine de poser des mots. Le seul, surnageant à peu près net quand tous les autres se réfugient à présent dans le flou : inéluctable. Enfin, après avoir tourné toute cette masse confuse, j’ai rallumé l’ordinateur. Je me suis assis et j’ai pu écrire ma proposition 08. C’est venu d’une façon tellement bizarre que j’ai bien le sentiment que ce soit juste. En tout cas pour moi.

22 juillet 2025

22 juillet 2025

Arrivés près de la gare. Rue de la République, la bible, les pass. Repas rue des Teinturiers. Formule à 18. Flâné un peu. Cherché un square. Attendre. Pas avant 17 heures pour entrer dans les lieux. Montfavet. Rase campagne. Petit chemin défoncé, encore inondé. Maison vaste, propre, tranquille. Le propriétaire parle beaucoup. Accent supportable. S. et J. aux courses. Spectacle choisi : L’ouverture des Hostilités. Quatre places. 56 euros avec les cartes. D. paie. Parking des Italiens. Bondé. Marche. Théâtre des Doms, bas des escaliers. Salle pleine. Jeunes. Belges. Pas dormi. Assez admiratif. Envie de me laisser emporter par la transe collective, presque, séance de Gospel. Mais non. Tenu bon. Retour tard. Pas faim. Salade tomates, pâtes. Couché 1h30. Machine, casque, sommeil direct. matin, Montfavet, frais à froid. Petit vent. Égouttement de la rosée. Croassements. Coq enroué. Colombes. Moineaux.

21 juillet 2025

21 juillet 2025

voix d’os

Souffle dans un tibia. Suis l’intention d’origine. Va plus loin. Attrape l’os, brise-le. Vois s’il reste un peu de moelle. Quelle est l’espérance de vie de la moelle dans l’os ? Bonne question. Mais pense : plus de soixante-cinq ans ont passé. La moelle s’est durcie, desséchée, recroquevillée. Ce n’est plus que poussière. Un fantôme de moelle. Et même une fois la comédie traversée, au-delà du vrai, il faut encore descendre. Sous la parole, sous le ridicule, sous l’inertie, sous la mort. S’il te reste un peu de force dans les doigts, dans les poignets, utilise-la pour briser les os encore intacts. Hume la moelle. Goûte-la si tu veux. Cendre ? Ou bien une étincelle, vaine ? Prends ce risque. Ouvre l’œil. Sans comédie. Même si ça en devient une. Ça l’est toujours, pour ceux de dehors. Et dehors, ce n’est que ça : la comédie. Un pansement sur une jambe de bois. Personne n’est dupe. On sent bien. C’est le naufrage collectif dans le ridicule. Tu crois t’en sortir. Plus tu t’agites, plus tu es risible. Pauvre chose. Regarde-toi. Tu te débats. Ne cligne pas. Ne bouge pas. Devient inerte. Tu crois savoir ce que c’est ? Tu n’as encore rien vu. Tant que tu n’es pas un tas d’os brisés, tu n’as rien vu. Il faudra être prêt à tuer encore, encore. Combien de bains de sang ? De nausées ? Pourquoi ? Que veux-tu résoudre ? Le savoir ? La gloire ? Non. Trouve une pierre. Assieds-toi. Attends. Essaie le minéral. Pas de jeu de mots, je t’en prie. Ça ne compte plus. Les jeux, les blagues, les calembours : finis. Il ne reste que ça : le corps, la pierre, l’attente. Et quand tu y seras, dans ce futur rêvé depuis des décennies, tu seras déçu. À cause de tous tes espoirs. Des espoirs comme des girls, distractions bourgeoises pour tromper l’ennui de ton ventre. L’Amérique, le Nouveau Monde : toujours cette idée sale de découverte. De ne pas supporter la virginité. De tout vouloir déflorer. Ignorance insupportable, mystère misérable. Tu flottes dans le vide, entouré de graines muettes. Chaque graine : un monde que tu n’atteindras jamais. Ton temps s’épuise. Il s’achève. Il est fini. Il faut encore tuer cette tendance-là : la psychologie. Tu l’as encore plein la bouche. Crache-la. Vomis-la. Sors toute ta psychologie de bazar. Entre dans l’idiotie. Danse avec elle. Baise-la. Meurs en elle. Laisse-la t’emporter. Te dissoudre. Entièrement. Idiot. Le réel nu, comme un corps, de chair, de sang, d’os. Désir incarné. Tangible. Non réconfortant, mais violent. Répugnant. Vomitif. Hors de toi. Fusion. Totalité. Juste une fois : pousse un cri de bête. Laisse-le sortir. Qu’il envahisse l’espace. Que le son se rue vers la limite, l’enclos, le mur. Regarde ce qui se passe là, au pied du mur. La trompette n’est pas ce qu’on croit. Ni Jéricho. Ni ce qu’elle contient. Peut-être rien, qu’un vide cerné de murs. Souffle dans un tibia. Ne joue pas du clairon. Va vers la flûte, le fifre. Deviens bois mort, déjà silex avant même d’avoir été tourbe. Souffle dans le creux, dans le vide. Remplis-le de ton propre vide.


blow into a tibia

Blow into a tibia Track the original intention. You’ll still have to go further. Grab the bone. Break it. See if any marrow’s left. What’s the life expectancy of marrow inside bone ? Good question. But think : it’s been over 65 years. The marrow has hardened, dried, curled inward. It’s powder now. Marrow dust. A ghost of marrow. And even once the comedy’s been crossed, even beyond truth, you still have to go down. Beneath speech. Beneath ridicule. Beneath inertia. Beneath death itself. If there’s still any strength left in your fingers, in your wrists, use it to shatter the bones still intact. Sniff the marrow. Taste it if you must. Is it all ash, really ? Or is there still some vain flicker left ? Risk that risk. Open your eye. Without comedy. Even if it becomes one. It always is one—for anyone on the outside. And the outside is nothing but comedy. Comedy, that bandage on a wooden leg. Nobody’s really fooled. We feel it clearly. Collective shipwreck in ridicule. You think you’ll make it out. The harder you try, the more ridiculous you get. Poor thing. Look at yourself. You’re flailing. Don’t even blink. Don’t move. Go inert. You know inertia. Or you think you do. Wait. You haven’t seen anything yet. Until you’re a pile of broken bones, you haven’t seen anything. You’ll have to be ready to kill again and again. How many more bloodbaths ? How many more nauseas ? What for, exactly—what is it you think you’re solving ? Knowledge ? Glory ? Of course not. Find a stone. Sit on it. Wait. Try the mineral. No wordplay, I beg you. I know, it was tempting. But it doesn’t matter. It doesn’t do anything anymore. Wordplay, jokes, grubby spoonerisms—over, finished. Nothing left. Just that : the body, the stone, the waiting. And once you’re there, in that future you’ve dreamed of for decades, you’ll be disappointed. Because of all the hopes you entertained. Hopes like showgirls. Bourgeois pastime to smother the boredom of lugging around your fat belly. America, the New World. Always that filthy idea of discovering something else. Of finding virginity unbearable. Of deflowering everything that moves. Intolerable ignorance, miserable mystery. You float in the void, surrounded by mute seeds, and you know each is a world you’ll never reach, because your time is running out, your time is ending, your time is done. You still have to kill off that tendency. Psychology. Your mouth’s still full of it. Spit it. Vomit it. Heave out all your dime-store psychology. Enter idiocy. Dance with idiocy. Fuck idiocy. Come, die in it. Let it take you. Let it unmake you. Entirely. Idiot. The real, naked, like a body of flesh and blood and bone, incarnated desire, tangible, not comforting in the least but instead stunning, triggering disgust, vomiting, outside-yourself, union, totality. Just once—scream like an animal. Let it out. Let it flood the space. Let the sound rush toward the boundary, the fence, the wall. See what happens, there, at the foot of the wall. The trumpet isn’t always what you think. Nor Jericho. Nor whatever Jericho contains. Maybe there’s nothing in Jericho but emptiness surrounded by walls. Blow into a tibia. Don’t play the bugle. Lean toward the flute, the fife. Become dead wood, truly dead, already flint before ever having been peat. Blow into that hollow, that void. Fill it with your own emptiness.

20 juillet 2025

20 juillet 2025

Je ne supporte pas l’attention. La sollicitation est une torture. Je veux disparaître. Pas qu’on me voie fuir. Juste ne plus être là. Je l’ai tant cherchée, l’ai quémandée, suppliée. Le dégoût est arrivé d’un seul coup. Tout me revient. La fatigue. Tension, gouffre, rien pour s’accrocher. C’est enfantin. Nommer ne sauve pas. Pas de salut. Pas d’explication. Pas d’adieu. C’est perdu. Mais ce matin tu réponds par mail. Tu prends le temps. Tu déroules la liste des auteurs. Tu lis. Pas tous. Tu cherches quelque chose à dire. Pas une formule. Tu termines. Tu envoies. Ce ne sera pas visible. C’est ce que tu veux. Tu estimes en avoir déjà trop montré. Il faudrait que je me calme. Je pars avec ça à la station de lavage. Cinq minutes passent. Puis elle s’énerve. Des mots sortent. Je ne réponds pas. Je dis : à tout à l’heure, quand tu seras calmée. Je sors. Je ne la vois plus. Je m’assois sur un muret, devant l’EHPAD. Un insecte surgit. Un éclat sur son dos attire l’œil. Il file en zigzag. Un mètre cinquante entre lui et la route. Si moi je devais faire ça à son échelle, ce serait un kilomètre. À ce rythme, phénoménal. Relativiser aide. Le vent se lève. Les drapeaux claquent. Des voitures passent. Je pense que je dois avoir l’air bizarre, assis là. Je pense ce qu’ils peuvent penser. Moi, je ne sais pas quoi en penser. Je relis ce passage de C.D. deux fois. Malaise. Je peux être celui qui ne se rend pas compte. Malgré tout ce que j’accumule, je ne vois pas ce que ça produit sur l’autre. Il faut que je me calme. Si je pense à ça, je n’y arriverai pas. L’avant du véhicule apparaît. Elle a dû me voir. Elle roule au pas, s’arrête quelques mètres avant. Puis repart. Alors tu es calmée, je dis. Elle rigole : tu montes, on va faire le plein. On achètera aussi des pommes de terre, plus tard, à Super U. Et des tomates grappes. Et une baguette déjà un peu molle. Elle sortira de son porte-monnaie un ticket de réduction. Un euro vingt-neuf en plus sur la cagnotte. Lire les autres. C’est là qu’il faut mobiliser quelque chose. Une attention, au sens fort. Mais en as-tu encore. Le constat est implacable. Il faut se lobotomiser pour entrer dans le bain. Faire comme si c’était un autre toi, encore capable de lire sans réflexivité, sans jugement, sans l’intolérable qui te talonne. Épuisant. Comme courir autour d’un stade. Encore un tour, dit le moniteur. Toi, tu ne sais même plus ce que tu fous là. Et sitôt que cette incongruité devient palpable, c’est fini. Tu t’arrêtes. Tu te replies. Tu te refermes. Tu rumines. Tu penses qu’une bête est sur ton ventre, en train de te dévorer la cervelle. Manger ce qu’il reste de ton attention. De ton cœur. Une façon d’espérer, peut-être, que tu possèdes encore un cœur. N’espère pas. Essaie seulement de faire le calme. D’être calme.


I can’t stand attention. Solicitation is torture. I want to disappear. Not to be seen running away. Just not be there. I looked for it so much, begged for it, pleaded. Disgust came all at once. Everything comes back. Fatigue. Tension, void, nothing to hold on to. It’s childish. Naming doesn’t save. No greeting. No explanation. No goodbye. It’s lost. But this morning you reply by email. You take the time. You scroll through the list of authors. You read. Not all. You try to find something to say. Not a formula. You finish. You send. It won’t be visible. That’s what you want. You think you’ve already shown too much. I need to calm down. I take this with me to the car wash. Five minutes pass. Then she gets angry. Words come out. I don’t answer. I say : see you later, when you’ve calmed down. I leave. I don’t see her. I sit on a low wall in front of the nursing home. An insect appears. A glint on its back catches my eye. It runs in a zigzag. About five feet from the road to where I sit. If I had to cover that distance at its scale, maybe a kilometer. At that speed, phenomenal. Perspective helps. The wind picks up. The flags with the car wash emblem flap. Cars go by. I think I must look strange, sitting there. I think what they might think. But I don’t really know what to think. I reread that passage from C.D. twice. Unease. I could be the one who doesn’t realize. Despite all I pile up, I don’t see what it does to the other. I need to calm down. If I think about that, I won’t make it. The front of the vehicle appears. She must’ve seen me. She rolls slowly, stops a few meters ahead. Then drives on. So you’re calm now, I say. She laughs : get in, we’re going to fill the tank. Later we’ll buy potatoes at Super U. And vine tomatoes. And a baguette, already a bit soft. She’ll take out a coupon from her purse. One euro twenty-nine more on the loyalty card. Reading others. That’s where you need to summon something. Attention, in the full sense. But do you still have any. The fact is clear. You have to lobotomize yourself to enter the flow. Pretend it’s another you, still able to read without reflexivity, without judgment, without the unbearable always close behind. Exhausting. Like running laps. One more round, says the coach. But you no longer know why you’re there. And the moment that absurdity becomes tangible, it’s over. You stop. You withdraw. You shut down. You brood. You think some beast is on your belly, eating your brain. Feeding on what’s left of your attention. Of your heart. Maybe a way to hope you still have a heart. Don’t hope. Just try to be calm.

Débordement

17 juillet 2025

La colère déborde . Ce qu’elle fait dire est inimaginable. La contrôler nécessiste quelque chose dont je ne dispose plus. J’ai perdu tout recul, tout discernement. En débordant la hargne m’entraîne dans son courant. J’en prends conscience, je me débats, je barbote lamentablement. Bouchon, pauvre petit bouchon. Est-ce que l’on va te plaindre, certainement pas. tout est encore de ta faute. Mais oui. Mais bien sûr que ça t’incombe. Rappelle-toi ça. Le mot comme une tombe. Sinon tu as aussi la possibilité comme beaucoup de te fourrer la tête dans le sable. N’a pas su n’a pas souffert. Après tout. Pourquoi pas. Essayons. Admettons. Tu tiens pas plus de vingt secondes. La bouche pleine de terre. Tu craches, tu dégueules, et hop ça repart forcément, tellement c’est intenable. Et le pire dans tout ça c’est que les gens tout autour eux continuent à avoir la tête dans le sable. Tu ne vois que leur plumet, leur croupion qui s’agite lascif à l’apéro. Oui, peut-être, tu es sûr, il fait chaud pour parler de tout ça.

Quand je dis que ça ne va pas ce n’est vraiment pas de la blague. Cette nuit j’ai dormi sept heures. Incroyable. Impression désagréable. Celle de rentrer dans le rang. Alors c’était bien la peine de résister tant que ça pour en arriver là

Oui mais si je prends ma tension je ne suis qu’à 10.9 comment expliquer ça. La chaleur. La lassitude. Les médocs. La difficulté insupportable de supporter tout ce qu’il y a à supporter.

En attendant Annie Saumont. C’est marrant comme idée. En attendant de trouver ma voix je voulais dire et je pensais à Annie Saumont en même temps. ça se sera télescopé sans doute en raison du mot considération qui vient s’ajouter à la masse critique. Ce qui signifie que ce n’est pas encore ça mon petit vieux. tu cherches encore trop à rentrer dans une foutue case. Tu lis Annie Saumont et ce putain d’enfoiré de dibbouk te susurre à l’oreille tu vis dans une simulation géante mon p’tit gars, Annie Saumont n’est qu’une partie de toi que tu as laissé filer en raison de ton ignorance crasse. Tu sens qu’elle est de ta famille et ça t’embête toi qui ne cesse de te revendiquer orphelin

Il y avait longtemps que tu ne m’avais pas brandi moi la tête de turc la voix remonte comme un remugle. vieille voix chevrotante. vieux con. La voilà sans doute ma vraie voix. Elle me rappelle quelque chose mais quoi. Je cherche. Je ne trouve pas. En fait je ne veux pas trouver, je ne veux pas le savoir. Il y a tant de façons de se fourrer la tête dans le sable


English version — “Head in the Sand”

Anger is spilling over. What it makes me say is unimaginable. Controlling it would require something I no longer have. I’ve lost all sense of distance, all judgment. Once it overflows, the rage pulls me along with it. I’m aware of it, I try to fight back, but I just flounder like an idiot. A cork, a pathetic little cork. Do you think anyone’s going to pity you ? Of course not. It’s all your fault. Again. As always. Yes, of course it’s your responsibility. Remember that. The word like a gravestone. Otherwise, you can always do like everyone else : shove your head in the sand. Didn’t know, didn’t suffer. Why not ? Let’s try. Let’s suppose. You last twenty seconds. Mouth full of dirt. You gag, you spit, you retch, and of course it all starts again. It’s unbearable. And the worst part is that people around you still have their heads firmly buried in the sand. All you see is their tail feathers wiggling at cocktail hour. Yeah, maybe it’s just too hot to talk about all this.

When I say I’m not okay, I’m really not joking. Last night I slept seven hours. Incredible. Unpleasant. Felt like I’d fallen into line. So that’s what all this resistance was for ? Just to end up here ?

But when I check my blood pressure — barely 109. That’s low. Why ? The heat ? The fatigue ? The meds ? Or just that — the unbearable strain of having to bear what has to be borne. Nothing else adds up. Just that weight, again and again.

Meanwhile : Lucia Berlin. Funny thought. While waiting to find my own voice, I thought of her. It must have overlapped in my head with that damned word : “consideration.” Which basically means : you’re still not there yet, old man. You’re still trying to squeeze into a stupid box. You read Lucia Berlin and some bastard Dibbouk whispers in your ear : “You’re living in a giant simulation, buddy. Lucia Berlin is just a part of you you let slip away because of your own thick ignorance. You feel like she’s family, and it pisses you off. You, who never stop calling yourself an orphan.”

It’s been a while since you pulled me out — your old scapegoat. The voice comes back like a stench. Old man voice. Maybe that’s the real one. It reminds you of something, but what ? You search. You don’t find. In truth, you don’t want to find. You don’t want to know. There are so many ways to bury your head in the sand.

Where Do They Come From, Who Are They

16 juillet 2025

You see them, and already they’ve vanished. Figures, outlines really, glimpsed in the narrow channel of the street between the bypass and the main road. A “hello,” a “good evening,” barely whispered as they slip past. She, the woman, often comes out to smoke on the doorstep. Most times she stubs out her cigarette when she sees you heading towards the Schneider car park. That’s what you think. She sees you coming, fifty metres off, calculates, mutters oh no, not again, crushes the cigarette underfoot and disappears behind the plastic door. Soft click of PVC. Everyone around here has white PVC doors. Though it’s changing, bit by bit. More and more metal security doors now. Things creeping in. “Because insecurity’s rising,” says the man with the loud voice and the Alsatian, the one who’s friendly with the far-right MP — sorry, “National Rally,” though he still calls it the old name. He’s on long-term sick leave. Used to work at the chemical plant down the road. Now he lives on the ground floor, walks his dog, tells anyone who’ll listen that the area’s not what it used to be.

When he sees you, he pounces. He knows everything : that you’re a painter, that you live here, that you’ve had exhibitions on this date or that. It’s uncanny. He doesn’t keep it to himself either — names fly when he talks. He knows everyone. First name terms. That’s the tactic, you think : get in good with everyone. Be seen, be loud, be useful. But my God, he shouts. You looked at his ear once, checking for a hearing aid. With the old models, they can’t hear themselves talk. They shout instead.

The other day it was about the speed bump. “Needs doing,” he said, “been years.” He’s spoken to the MP. You call him “R-Hate” in your head — you shouldn’t. Almost every other neighbour votes for them. Maybe more than that. Maybe the whole street. Maybe not the one your wife calls “our neighbour” — they cross paths a lot. He does the flea markets too. Your wife had given him the name of her knee surgeon. His wife was due for surgery as well, was terrified. As it turned out, she stayed in hospital for nearly two months. “Didn’t go well,” he said. It wasn’t even a knee, in the end — it was her hip. Your wife felt guilty. But they had tea together and it settled. “It’s like over there,” she told you after. “They’ve made it like over there.” Over there meaning Algeria. One of their sons died last year, in a car crash. He was in his thirties. It happened there. You didn’t go. Your wife did. "It’s what you do, as neighbours." They held something here, a gathering, but the body was there. That’s where he was buried.

You don’t go to things like that. Or very rarely. Your wife does. She’s more social. Still, you did offer your condolences, a few days later, crossing the car park. He was rummaging in his car. She stood by the gate. “Hello. My condolences,” you said. They thanked you. That was it. You had to get to work.

Up near the white gate, a woman had said, “It’s close. L. can walk soon, almost by himself.” Not yet though — he’s only six, and cars speed down your street. Ten years you’ve waited for that damn speed bump. One week it’s the mother, the next it’s the father — they’re separated. L. has a little sister, E. They come on Saturdays. E. wants to stay and draw with L., but she’s too small. “She won’t last an hour, madam, believe me — I’ve tried.” They come, they go. You don’t keep in touch. For you, they’re clients. For them, you’re an activity. Something L. is signed up for.

Also — “the husband’s white, the wife is Black, did you notice ?” your wife said. “Really ? You noticed that ?” you replied, noncommittal. Then she switched to the Turkish grocery. It was meant to be demolished — that’s what the council had planned. But they appealed, and won. Since mid-June, apparently. They’ve promised to do the renovations themselves. You sighed. You’d imagined a vacant lot in front of the house. But things take time. Mid-July now, and nothing’s changed. The shutters are still down. Barriers still in place. No one knows when it’ll start.

Your wife asked the neighbours next door — the engineer, the cancer survivor. They live just next to you. The wife never goes out. Long white hair, sings beautifully. Sometimes you hear her through the kitchen wall. The engineer must be past eighty. You’ve spoken to him once, in ten years. Not that you didn’t try — you invite them every year to the party for your students. They never come. One morning, he told you about the 3D printer he ordered from China. In pieces. Spent days, nights, on internet forums figuring out how to assemble it. You nodded, showing you understood. Then he left — the pharmacy was closing soon.

You don’t know who they are, or where they come from. They’re silhouettes, really. Actors in your own little stage play. Likely they’re nothing like the people you imagine them to be. Almost certainly they’re not who you say they are. But you need to call them something, need to say they’re silhouettes. That’s what you tell your wife. They’re entities you invent, day by day, so you don’t have to admit that you’re perhaps the only one left on this street, in this village, in this world — after it’s all disappeared.

français

D’où viennent-ils, qui sont-ils

16 juillet 2025

D’où viennent-ils ? Qui sont-ils ? Comment vivent-ils ? Silhouettes à peine. Tu les aperçois, ils disparaissent déjà. "Bonjour", "Bonsoir", à peine murmurés dans ce boyau que forme la rue, entre la déviation de la RN7 et la grand-rue.

Elle, elle sort souvent sur le pas de sa porte pour fumer. C’est presque systématique : quand elle t’aperçoit te diriger vers le parking Schneider, elle écrase sa cigarette. Tu te dis qu’elle le fait pour ne pas avoir à te parler, à te dire bonjour. Tu arrives à cinquante mètres, elle te voit, se dit probablement "oh non, merde", écrase sa clope et rentre. Claquement léger de la porte en PVC. Ici, presque tout le monde a une porte en PVC blanc. Encore que, peu à peu, ça change. Des portes blindées en métal apparaissent. Ça progresse doucement. Il paraît que c’est parce que l’insécurité augmente, dit le type à la grosse voix avec son chien-loup. Il est copain avec le député du Rassemblement National – il disait encore "Front National" l’année dernière. Lui, il est en longue maladie. Il travaillait à l’usine chimique un peu plus loin. Maintenant, il vit au rez-de-chaussée et passe son temps à promener son chien. À dire que l’insécurité augmente. Quand tu le croises, il te tombe dessus. Il sait tout de toi : que tu es peintre, que tu vis là, que tu as exposé à telle ou telle date. Cet homme sait tout, c’est fou. Et il ne se gêne pas pour partager ces informations avec le quartier. Les prénoms fusent, il connaît tout le monde par son prénom. Voilà donc la stratégie : se mettre bien avec tout le monde, avec "la population". Mais bon dieu qu’il parle fort. J’ai regardé son oreille pour voir s’il avait un sonotone. Tu as remarqué que, pour certains vieux modèles, les porteurs ne s’écoutent plus parler. Ils hurlent.

L’autre jour, le sujet c’était le gendarme couché de la rue. Il est urgent de le faire, il dit. Ça fait des mois qu’il en parle. Il l’a signalé à X, son copain député RN – pardon, "R-haine", comme tu l’écris parfois, mais tu te demandes si tu devrais. Parce qu’ici, presque un voisin sur deux vote R-haine. Peut-être trois sur quatre. Peut-être bien toute la rue. Sauf peut-être celui que ton épouse appelle "voisin", parce qu’ils se croisent souvent. Il fait des vide-greniers, lui aussi. Elle était embêtée : elle lui avait donné l’adresse du chirurgien pour sa prothèse du genou. Sa femme devait passer sur le billard aussi. Elle était très inquiète. Résultat : elle est restée presque deux mois à l’hôpital. Ça ne s’est pas très bien passé, a dit le voisin. En fait, ce n’était pas le genou mais une prothèse de hanche. Ton épouse s’est sentie responsable, mais ça s’est arrangé autour d’un thé.

Chez eux, c’est "comme là-bas", a dit ton épouse. Ils ont tout fait pour que ce soit comme en Algérie. C’est là-bas aussi qu’un de leurs fils est mort l’année dernière, à une trentaine d’années, dans un accident de voiture. Tu n’es pas allé à la cérémonie. Ton épouse, si. "Entre voisins, ça se fait." Ils avaient organisé une veillée ici, mais le corps était là-bas. Il a été enterré en Algérie. Toi, tu vas rarement à ce genre de cérémonie. Ton épouse, oui. Elle est plus sociable que toi. Tu as quand même présenté tes condoléances au voisin, quelques jours après, en allant au parking. Il fouillait dans sa voiture, sa femme était devant le portail. Tu as dit "Bonjour, mes condoléances", ils t’ont remercié, et ça s’est arrêté là. Il fallait que tu partes bosser.

Un peu plus haut, au portail blanc, une dame avait dit qu’ils habitaient là. "Ce n’est pas loin, L. pourra venir à pied, presque tout seul." Enfin, pas encore : il n’a que six ans, et ici les voitures foncent. Cela fait dix ans qu’on attend ce fichu gendarme couché. Pour l’instant, c’est elle ou son père qui l’accompagne, une semaine sur deux : ils sont séparés. L. a une petite sœur, E. Ils arrivent ensemble le samedi. E. trépigne : elle voudrait rester pour dessiner avec L., mais elle est trop petite. "Elle ne tiendra pas une heure, madame, croyez-moi. J’ai essayé plus d’une fois." Ils arrivent, ils repartent. On ne crée pas de lien. Pour toi, ce sont des clients. Pour eux, tu es une activité à laquelle L. est inscrit.

Et puis, a dit ton épouse, "le mari est blanc, la femme est noire – tu as remarqué ?" "Ah bon, tu as remarqué ça ?", ai-je répondu, sans insister. Et elle a enchaîné sur l’épicerie turque. On s’attendait à une démolition complète de l’immeuble – c’était décidé par la mairie. Mais ils ont fait appel, et ils ont gagné. Depuis mi-juin. Ils se sont engagés à faire les travaux eux-mêmes, paraît-il. Tu as soufflé : tu imaginais déjà une sorte de terrain vague devant la maison. En même temps, ça traîne. Mi-juillet, toujours rien. Rideau baissé, barrières en place. On ne sait pas quand ça commencera.

Ton épouse a demandé aux voisins d’à côté, l’ingénieur miraculé du cancer du foie. Ils vivent juste à côté. La femme ne sort jamais. Elle a de longs cheveux blancs, et elle chante très bien. On l’entend parfois derrière la cloison de la cuisine. L’ingénieur doit bien avoir dépassé les quatre-vingts. Tu as discuté une seule fois avec lui en dix ans. Pas faute de les avoir invités chaque année à la fête que tu organises pour les élèves. Ils ne sont jamais venus. Une fois, il t’a confié qu’il avait acheté une imprimante 3D en kit, venue de Chine. Il avait passé des jours et des nuits sur des forums pour comprendre comment la monter. Tu as hoché la tête, signe que tu comprenais. Et puis il est parti à la pharmacie, ça s’est arrêté là.

Tu ne sais pas qui ils sont, d’où ils viennent. Ce sont des silhouettes. Des acteurs de ton petit théâtre personnel, en somme. Sans doute ne sont-ils rien de ce que tu peux dire ou imaginer sur eux. Très certainement, ils ne sont pas ce que tu penses ou dis d’eux. Tu as juste besoin de dire que ce sont des silhouettes, comme tu dis à ton épouse. Des entités que tu inventes, jour après jour, pour te faire croire que tu n’es pas irrémédiablement le seul habitant de cette rue, de ce village, de ce monde après sa disparition.

english

The Time of Writing

15 juillet 2025

the time of writing

I find it difficult to say exactly what I’ve learned from the writing workshops I’ve attended since 2022. And perhaps it isn’t even necessary to make a list. So many things, and so many ways of looking at the same things. And at the same time, strangely, the sense that I haven’t learned anything I didn’t already know — more or less.

That, in itself, confirms what I believe about any form of real pedagogy : we don’t teach — we help people remember. To become aware of what they already carry within them, if only faintly. To gain confidence in that awareness.

It’s often so fleeting that one might mistake it for an illusion or a fantasy. But it isn’t. What we absorb when reading a book, visiting an exhibition, going to the cinema or the theatre — we can’t measure its unconscious impact, but it’s there, undeniably. The art of teaching lies in building bridges between our constrained, conditioned consciousness and that wider reservoir of unprocessed, felt experience.

Writing is a way of teaching myself these things. It is being both the student and the teacher. And in the act of writing, time changes shape. Past, present and future collapse into a single space-time — often indeterminate, hard to locate from within.

I often look up from the screen, astonished at the time, because the experience of writing seems to belong to another rhythm altogether.

The time of writing is not the time of the world — and entering that time carries a certain risk. Since 2019, I’ve noticed how much more I’ve withdrawn into it. Maybe because that date marks, for many, a kind of shift : the COVID-19 pandemic, the lockdowns, the quiet collapse of one version of reality into another.

But I could just as easily mention 2008 and the financial crisis, or 1973–74 and the oil shocks. These ruptures shape our era. What they bring to light is a kind of collective time — punctuated by successive shocks, which affirm its presence, or its fragility.

Writing might begin within this shared time, but it quickly moves beyond it. You come to see that these events — far from being definitive — are merely portals : entry points into deeper layers of perception, of the world, of the self. Layers far more complex than what general information allows us to imagine or believe.

Yesterday, I was listening to the writer Pierre Jovanovic speaking about his latest book, 2008, while putting some order back into the studio. Lately I’ve been training myself to listen to podcasts or recordings while doing tasks that require little attention.

In that state, my attention is neither fixed nor scattered. It floats. I’m not absorbed by what I hear, nor by what I do. My focus is suspended — vacant but receptive, hovering somewhere in between.

It’s what I call floating attention.

I have the feeling that, in this mode, more information sinks in. Not in the usual way, but as if differently tagged. Each piece comes with a faint trace of awareness — a filament — which makes it easier to retrieve later, should I ever need it.

I had read Jovanovic long ago, probably in one of those red J’ai Lu paperbacks on the supernatural. An Inquiry into the Existence of Guardian Angels. I didn’t retain much from it. I was fifteen, maybe. I quickly moved on to Robert Charroux’s books — in the same genre but more substantial, or so they seemed to me then.

That was the time — adolescence — when everything wobbles : the world, reality, and of course, oneself. My interest in the supernatural matched that moment of doubt, that passage beneath the Caudine Forks, when something from childhood has to be surrendered — the sense of omnipotence, the security of certainties — in order to step, however awkwardly, into what is called adulthood.

But to pass through, one must first yield. One must be humbled. One must recognise that the world is not made in our image. Perhaps that’s what those early readings were for : to test the boundaries of what I thought was real, to peer over the edge of belief, before accepting that nothing holds — or rather, that everything holds only through the stories we choose to inhabit.

And so I was surprised to find Jovanovic again, years later, in a series of interviews now branded “conspiratorial,” talking about the 2008 crash. But what struck me wasn’t the label. It was a question. Listening to him, I found myself asking : what was I doing in 2008 ?

I remembered only in fragments — how I lived through that crisis with people around me. While tidying the studio, I came across some old drawings and paintings from that period. Things I had never thought worth showing. But in them, something persisted. The chaos, the disorder — it returned me to that moment.

The drawings remembered. But me ? Not really. I couldn’t retrieve the texture of my life back then. Everything blurred. I hadn’t kept a journal. I had no way to locate those micro-events buried in the shadow of History — all the tiny, lived details that are the real substance of a life.

So I thought about the notebooks I keep today. About what I put in them. About what I leave out. And I wondered : ten years from now, if I reread them, will they help me recover what I’m living now ?

I’m not sure.

visual : Prague 2008

français

15 juillet 2025

15 juillet 2025

Le temps de l’écriture

Difficile de dire exactement ce que j’ai appris au fil de ces ateliers d’écriture commencés en 2022. Et d’ailleurs, est-ce vraiment nécessaire d’en dresser un inventaire ? Tant de choses, et tant de manières de considérer ces mêmes choses. Et en même temps, parfois, l’impression de n’avoir rien appris que je ne sache déjà, plus ou moins.

Cela rejoint ce que je pense de toute pédagogie digne de ce nom : on n’enseigne pas, on aide les gens à se souvenir. À prendre conscience de ce souvenir, un peu plus attentivement. À leur donner confiance dans cette prise de conscience.

Souvent, cela peut être si furtif qu’on le prend pour une illusion, un fantasme. Mais ce n’en est pas un. Ce que nous absorbons en lisant un livre, en allant voir une exposition, un film, une pièce de théâtre — nous ne pouvons pas en mesurer l’impact inconscient, et pourtant il est bien là. L’art de l’enseignement, c’est cela : créer des passerelles entre notre conscience souvent restreinte, et ce vaste réservoir d’impressions non décryptées mais bel et bien éprouvées.

Écrire, c’est une manière de s’enseigner à soi-même ce genre de choses. Être à la fois l’élève et l’enseignant. Dans le geste d’écrire, le temps se métamorphose étrangement. Passé, présent, futur ne forment plus qu’un seul espace-temps, souvent indéfinissable pour qui écrit.

Il m’arrive souvent de relever les yeux de l’écran, et d’être effaré par l’heure qu’il est, alors que l’impression du temps passé à écrire est tout autre.

Le temps de l’écriture n’est pas le temps du monde — et pénétrer dans ce temps-là n’est pas sans danger. Depuis 2019, je constate à quel point je me suis peu à peu replié dans cette temporalité singulière. Peut-être parce que cette date résonne, pour beaucoup, comme un point de bascule : l’épidémie de Covid-19, les confinements, ce glissement d’une réalité vers une autre.

Mais j’aurais tout aussi bien pu évoquer 2008 et la crise financière, ou encore 1973-74 et les chocs pétroliers. Autant de secousses qui marquent notre époque. Ce qu’elles impliquent, c’est une prise de conscience : le temps commun est rythmé par des déflagrations successives, qui viennent nous rappeler son existence — ou sa fragilité.

L’écriture, elle, peut bien s’ancrer dans ce temps partagé, mais assez vite elle le traverse. On comprend alors que ces événements, loin de se suffire à eux-mêmes, ne sont que des portails : des seuils vers des couches plus profondes de perception, du monde, de soi-même, bien plus complexes que ce que l’information générale tente de nous faire croire.

Hier, j’écoutais l’écrivain Pierre Jovanovic parler de son dernier livre, 2008, tout en mettant un peu d’ordre dans l’atelier. Depuis peu, je m’entraîne à écouter des podcasts ou des vidéos pendant que j’effectue des tâches simples, qui ne mobilisent pas trop mon attention.

Mon attention, alors, n’est ni concentrée, ni dispersée. Elle est flottante. Elle ne se fixe sur rien — pas hypnotisée par ce que j’écoute, pas absorbée par ce que je fais. Elle reste vacante, légèrement ouverte, comme en arrière-plan.

Je ne sais pas si c’est très clair, mais c’est ainsi que je définis ce que j’appelle l’attention flottante.

J’ai le sentiment qu’en pratiquant ainsi, bien plus d’informations pénètrent l’inconscient. Mais elles ne s’y inscrivent pas comme d’habitude. Elles sont, disons, taggées autrement. À chacune est attaché un petit résidu d’attention consciente — une trace, un fil. Et ce fil permet, plus tard, de retrouver l’information si besoin. Elle remonte plus facilement à la surface, comme un souvenir dont on n’aurait pas su qu’il était là.

J’avais lu Pierre Jovanovic il y a très longtemps, probablement dans la collection J’ai Lu rouge, celle dédiée au surnaturel. Enquête sur l’existence des anges gardiens. Je n’en ai pas gardé un souvenir impérissable. J’avais à peine quinze ans. Très vite, je m’étais tourné vers les écrits de Robert Charroux, dans le même genre, qui me semblaient plus substantiels, plus riches en hypothèses vertigineuses.

C’était cette époque si particulière — celle de l’adolescence — où tout vacille : le monde, la réalité, et bien sûr, soi-même. L’attrait pour le surnaturel correspondait à ce moment de doute nécessaire, ce passage sous les fourches caudines, où il faut perdre quelque chose de l’enfance — sa toute-puissance, ses certitudes naïves — pour entrevoir ce qu’on appelle, faute de mieux, l’âge adulte.

Mais pour passer, il faut plier. Il faut d’abord être humilié. Constater que le monde n’est pas à notre mesure. Et c’est sans doute à cela que servaient ces lectures : tester les limites de ce que l’on croyait possible, éprouver le vertige d’autres récits, avant d’accepter que rien ne tient — ou plutôt que tout ne tient que par les récits que nous choisissons d’habiter.

Et j’ai été surpris, ces derniers jours, de retrouver Jovanovic dans des émissions classées aujourd’hui "conspirationnistes", autour de la crise de 2008. Mais ce qui m’a arrêté, ce n’était pas le décor. C’était une question. En l’écoutant, j’ai pensé : et moi, qu’est-ce que je faisais en 2008 ?

Je me suis souvenu que je traversais cette crise comme tant d’autres, avec mes proches. Et, en rangeant l’atelier, je suis tombé sur des dessins, des peintures de cette même période. Des choses que je n’avais jamais exposées, que je jugeais sans intérêt. Et pourtant, elles savaient. Le chaos, le désordre dans ces images m’a brutalement ramené là.

Les dessins, eux, se souvenaient. Mais moi ? Impossible de remettre des dates, des lieux, des gestes sur ces jours. Je ne tenais plus de journal. Je n’avais donc aucun appui pour retrouver les micro-événements du quotidien — ces faits minuscules, nichés dans l’ubac de la grande Histoire.

Et j’ai pensé à mes carnets d’aujourd’hui. À ce que j’y dépose. À ce que je choisis de dire. Et je me suis demandé : si je les relis dans dix ans, me redonneront-ils accès à ce que je vis maintenant ?

J’en doute.

illustration : Prague 2008

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Autoroutes  : la rente privée sur un bien public déjà payé

14 juillet 2025

La France aime ses routes. Elle les chérit à coups de milliards, les politise, les sacralise, les vend aussi. On a bâti des kilomètres d’autoroutes en promettant qu’un jour elles reviendraient aux citoyens. Qu’elles seraient, en somme, comme des ponts gratuits entre les régions, des traits d’union. Ce jour n’est jamais venu.

Les autoroutes françaises, initialement financées par l’État, donc par les contribuables, ont été confiées dès 2006 à des sociétés privées dans le cadre d’une privatisation annoncée comme temporaire. En réalité, c’était un passage de témoin définitif. Vinci, Eiffage et Abertis (le trio gagnant) ont récupéré pour 14,8 milliards d’euros un réseau estimé à plus du double de sa valeur réelle par la Cour des Comptes [1]. Depuis, ces groupes engrangent des bénéfices confortables sur le dos des usagers, sans devoir réinvestir proportionnellement dans l’entretien ou la modernisation.

En 2022, les sociétés d’autoroutes ont enregistré près de 10 milliards d’euros de chiffre d’affaires, avec des marges nettes dépassant 20 % [2]. Le prix des péages, lui, augmente deux fois plus vite que l’inflation. Depuis 2006, les tarifs ont grimpé de 35 %, alors même que les coûts d’entretien ont stagné. La dette publique, elle, n’a pas diminué. On nous avait promis que cette vente allégerait les finances de l’État. Mais ce que l’on a perdu, c’est le contrôle.

Les contribuables ont payé pour construire, souvent à travers des prêts garantis par l’État, via la Caisse des Dépôts ou les contrats de concession. Aujourd’hui, ils payent encore pour circuler, et demain, ils paieront probablement pour récupérer ce qu’ils ont cédé, si l’État devait résilier les concessions ou racheter les infrastructures.

Le plus sidérant, c’est l’opacité des contrats. La Cour des Comptes dénonce régulièrement des clauses léonines, des marges exorbitantes, des mécanismes de revalorisation automatique des tarifs. En 2023, une mission sénatoriale a confirmé ce que tout le monde soupçonnait : ces concessions sont une rente à long terme [3]. Les extensions de concessions sont négociées en catimini, sans débat parlementaire. On prétend moderniser le réseau, on étend surtout la durée des profits.

Et les régions traversées ? On a exproprié des terres, abattu des forêts, déplacé des hameaux, parfois des cimetières. Des années de concertation souvent fictive. Des recours administratifs épuisés. Et maintenant ? Des portions abandonnées, inutilisées, comme sur l’A45 entre Lyon et Saint-Étienne, un chantier fantôme suspendu indéfiniment après avoir englouti des millions en études et en concertation [4].

Nous avons construit des routes jusque dans les angles morts du pays, puis abandonné certaines portions en cours de route, autant de morceaux d’infrastructures suspendus entre promesse et oubli.

  • A585 (Digne-les-Bains – A51) : projet d’antenne autoroutière de 20 km, initié dans les années 90, destiné à désenclaver la vallée de la Bléone. Abandonné en 2012 pour des raisons écologiques et financières, l’audit de 2003 estimait le coût à 226,8 M€ [6].
  • A147 (Limoges – Poitiers) : projet de liaison autoroutière à 2×2 voies d’environ 150 km, chiffré entre 842 M€ et 1 168 M€ selon le scénario [7]. Malgré concertation de 2022, le dossier a été abandonné en 2023 au profit de la modernisation ferroviaire [8].
  • A831 (La Rochelle – Fontenay-le-Comte) : déclarée d’utilité publique en 2005, la liaison a été abandonnée en 2015 en raison d’enjeux environnementaux majeurs dans les marais littoraux, après étape préparatoire.
  • A32 (Metz – Luxembourg) : 90 km envisagés pour désengorger l’A31. Projet suspendu dès 2002, coût estimé à 1,5 milliard €. Forte opposition locale et transfrontalière, destruction d’écosystèmes.
  • A45 (Lyon – Saint-Étienne) : déjà évoquée. Coût estimé à 1,2 milliard €, abandonnée en 2018 après mobilisation d’associations et élus locaux. Projet jugé redondant avec A47.
  • A51 (Grenoble – Sisteron) : tronçon manquant entre Monestier-de-Clermont et La Saulce. Projet morcelé, suspendu depuis les années 90. Coût global projeté à plus de 2,2 milliards €, contestations environnementales et rendements faibles.
  • A54 (Contournement d’Arles) : 24 km. Projet prévu pour achever un corridor européen. Abandonné temporairement en 2019. Coût prévu 450 M€. Résistances locales, études d’impact négatives.

Chaque tronçon a engendré des études, des acquisitions foncières, des premiers terrassements parfois visibles encore aujourd’hui, le tout chiffré à des centaines de millions d’euros. Ces sommes, injectées dans des projets jamais achevés, s’ajoutent à la facture globale déjà décrite. Personne ne demande de remboursement. Et bien sûr, personne ne consulte les citoyens en amont : on vous oblige à payer le péage, mais pas à décider du projet.

Les collectivités locales, elles, doivent souvent entretenir les raccords, gérer les impacts environnementaux ou sonores, sans recevoir la juste part des recettes générées. Les sociétés autoroutières, elles, versent des dividendes records à leurs actionnaires. Vinci seul a reversé 1,7 milliard d’euros en 2022 [5].

Ce pillage légal a ses complices. L’État d’abord, par son inaction et ses arbitrages. Mais aussi des hauts fonctionnaires passés dans le privé, d’anciens ministres devenus lobbyistes ou consultants. Les conflits d’intérêts sont fréquents, documentés, et rarement sanctionnés.

On pourrait penser à une tragédie moderne. Ce n’est pas le cas. C’est une gestion froide, comptable, technocratique. Le drame, c’est l’acceptation. On a transformé un bien commun en niche fiscale. Un outil de désenclavement en machine à cash. Et on vient ensuite nous expliquer que nous devons nous serrer la ceinture pour combler une dette que nous n’avons pas contractée.

La vérité est là : on nous a dépossédés. On nous vend notre propre pays à la découpe. Et à chaque péage, chaque ticket, chaque badge sans contact bipant à l’entrée d’une bretelle, une minuscule part de responsabilité collective s’évapore, discrètement.

Sources : [1] Cour des Comptes, Rapport Public Annuel 2009. [2] Autorité de régulation des transports, données 2022. [3] Sénat, Rapport n° 667 (2022-2023). [4] Ministère des Transports, Dossier A45, 2021. [5] Rapport financier Vinci, 2022. [6] Forum WikiSara – coût A585 (226,8 M€) [7] Dossier Nouvelle-Aquitaine – coût A147 (842–1 168 M€) [8] Wikipédia A147 & communiqué Clément Beaune (abandon 2023)

Cabine 32567 – Dernier appel

14 juillet 2025

Cabine 32567 – Dernier appel

Les cabines téléphoniques ont été conçues, financées et déployées par France Télécom, entreprise publique jusqu’en 1997, date de sa transformation en société anonyme.

Pendant plus de 40 ans, les investissements liés à :

la conception du réseau,

l’installation sur le territoire (urbain + rural),

l’entretien courant et la supervision,

ont été entièrement portés par l’État, donc par les contribuables.

Ce sont des milliards d’euros cumulés, non détaillés poste par poste, mais intégrés aux grands budgets télécoms publics d’après-guerre.

À partir de 1997, France Télécom devient entreprise privatisée, puis deviendra Orange SA.

L’entretien du réseau de cabines reste une obligation via le service universel, imposé à Orange, mais financé indirectement par :

les opérateurs télécoms (contributions obligatoires),

les usagers finaux, à travers leurs abonnements.

En 2016, par décret officiel, cette obligation est levée. Orange est autorisé à démonter les cabines, car jugées obsolètes.

Orange missionne des sous-traitants pour démonter les cabines.

Les matériaux sont récupérés et recyclés par Veolia, souvent via contrats de traitement des déchets.

Ce démantèlement devient un marché discret, potentiellement rentable (aluminium, câblage, acier, verre...).

Le service public est ainsi démantelé à bénéfice net pour certains opérateurs privés, sans débat démocratique notable. Le retrait du service universel a été acté par décret, sans vote parlementaire spécifique.

Le suivi a été confié à l’ARCEP, qui valide la conformité mais ne surveille pas la logique de démantèlement commercialisée.

Aucune enquête d’impact globale n’a été publiée sur :

les pertes d’emploi des prestataires techniques locaux,

la destination exacte des matériaux,

ou la revalorisation économique des cabines.

“Ce que les contribuables ont financé pendant 40 ans a été discrètement démantelé par le privé, avec recyclage à profit – sans concertation, ni mémoire.”

Et ce, avec la collaboration active d’Orange, des prestataires techniques, et de Veolia, sans protestation massive, dans un vide politique et émotionnel.

Jusqu’en 2017, les cabines téléphoniques faisaient partie du service universel des télécommunications en France, imposé à Orange (anciennement France Télécom). Ce service était défini par le Code des postes et des communications électroniques (CPCE), article L.35-1 et suivants. Il garantissait à toute personne l’accès à un téléphone public, en particulier dans les zones rurales ou isolées.

Mais : le décret n° 2016-1536 du 16 novembre 2016 est venu modifier le périmètre de ce service. Il a mis fin à l’obligation de maintenir les cabines téléphoniques. Ce décret s’appuyait sur la baisse drastique de leur utilisation. Moins de 1% des Français s’en servaient encore à cette date. Rapporté à une population de 65 millions, cela représente encore environ 650 000 personnes — chiffre modeste, mais pas insignifiant.

Le coût d’entretien était jugé disproportionné : plusieurs millions d’euros par an. On notera qu’en 1997, près de 300 000 cabines étaient encore en service. En 2016 : moins de 40 000, dont beaucoup en panne ou inutilisées.

À partir de 1997, France Télécom devient entreprise privatisée, puis deviendra Orange SA.

L’entretien du réseau de cabines reste une obligation via le service universel, imposé à Orange, mais financé indirectement par :

les opérateurs télécoms (contributions obligatoires),

les usagers finaux, à travers leurs abonnements.

En 2016, par décret officiel, cette obligation est levée. Orange est autorisé à démonter les cabines, car jugées obsolètes.

Orange missionne des sous-traitants pour démonter les cabines.

Les matériaux sont récupérés et recyclés par Veolia, souvent via contrats de traitement des déchets.

Ce démantèlement devient un marché discret, potentiellement rentable (aluminium, câblage, acier, verre...).

Le service public est ainsi démantelé à bénéfice net pour certains opérateurs privés, sans débat démocratique notable. Le retrait du service universel a été acté par décret, sans vote parlementaire spécifique.

Le suivi a été confié à l’ARCEP, qui valide la conformité mais ne surveille pas la logique de démantèlement commercialisée.

Aucune enquête d’impact globale n’a été publiée sur :

les pertes d’emploi des prestataires techniques locaux,

la destination exacte des matériaux,

ou la revalorisation économique des cabines.

“Ce que les contribuables ont financé pendant 40 ans a été discrètement démantelé par le privé, avec recyclage à profit – sans concertation, ni mémoire.”

Et ce, avec la collaboration active d’Orange, des prestataires techniques, et de Veolia, sans protestation massive, dans un vide politique et émotionnel.

À partir de 2017, Orange a été légalement autorisé à démonter ces cabines, selon une logique progressive : d’abord les zones urbaines, puis les zones rurales, avec information des mairies. Certaines ont été conservées à titre patrimonial, ou reconverties — en boîtes à livres, micro-bibliothèques, mini-musées.


Structure extérieure

  • Matériau principal : aluminium anodisé ou acier galvanisé peint
    → souvent gris clair, bleu pâle ou blanc cassé
    → finition lisse, striée ou satinée
  • Montants verticaux : profils métalliques creux (aluminium), angles arrondis
    → sabots en fonte à la base pour stabilisation

Parois vitrées

  • Matériau : verre trempé ou plexiglas épais (PMMA), 6 à 10 mm
  • Aspect : souvent griffé, jauni, tagué
  • Fixation : joints en caoutchouc noir dans les montants
  • Détails : sérigraphie “France Télécom”, logo spirale orange ou motifs géométriques

Porte

  • Type : battante ou coulissante (dans les modèles récents)
  • Matériau : rail en aluminium ou inox
  • Poignée : plastique moulé ou aluminium, parfois absente
  • Vitrage : identique aux parois, parfois partiellement opaque

Poste téléphonique

  • Boîtier : métal émaillé (gris, bleu, vert), bombé, avec trappe de maintenance
  • Fente : pour carte téléphonique, parfois pour pièces
  • Combiné : résine noire, cordon spiralé en acier gainé
    → lourd, solide, prise large et ergonomique

Sol

  • Matériau : plaque de métal strié ou caoutchouc texturé
  • État courant : sale, humide, rouillé
  • Détails : chewing-gums, mégots, parfois grille d’évacuation

Éclairage

  • Type : tube néon horizontal sous cache plastique
  • Lumière : blanche froide, souvent clignotante
  • Activation : détecteur de présence ou interrupteur centralisé

Signalétique

  • Plaque supérieure : “Téléphone” en capitales, fond blanc/bleu
  • Logo : spirale France Télécom, ou pictogramme combiné
  • Instructions internes (sur PVC rigide) :
    • Composez le 0 pour la France
    • Urgences : 112 / 15 / 17 / 18
    • Insérez votre carte téléphonique

Caractéristiques d’ambiance

  • Odeur : métal chauffé, poussière, urine, plastique ancien
    → parfois désinfectant ou humidité rance
  • Usure typique :
    → vitres rayées
    → combiné suspendu ou manquant
    → chewing-gums, autocollants syndicaux
    → inscriptions griffonnées à l’intérieur

Elle était là. Imposante et vide. Elle n’appelait plus personne.
Et pourtant, c’était bien elle qu’on venait visiter —
comme on visite une tombe familière qu’on n’a jamais vraiment connue.


Implications, pertes et profits

On ne se retourne pas quand une cabine téléphonique disparaît.
Pas comme pour une école. Pas comme pour un bistrot.
Et pourtant, pendant des décennies, elle était là. Au bord des routes, dans les parkings des supérettes, sous les arbres des places de village.
Le temps a plié autour d’elle. Puis l’a recouverte.

En 2017, Orange obtient le feu vert pour les démonter.
La France n’en a plus besoin, dit-on. Moins d’1 % de la population y a encore recours. C’est négligeable, 1 %, sauf quand on le convertit en voix.
En gens.
En gestes qu’on n’entend plus.

Au total, 300 000 cabines en 1997.
Moins de 40 000 en 2016. Beaucoup déjà mortes. Débranchées.
Certaines ont été recyclées. D’autres vandalisées, vidées, fondues dans l’oubli. Une poignée ont survécu — transformées en boîtes à livres, en mini-bibliothèques, en curiosités locales.
Ce qu’on appelle un “réemploi”, quand on ne veut pas dire “fantôme”.

Il n’y a pas eu de grève. Pas de chaîne humaine.
Mais dans certains villages du Morvan ou du Limousin, les cabines ont été défendues par les maires, à l’ancienne. Une lettre à la préfecture. Une motion municipale. Un “non” qui n’arrête rien, mais qui dit qu’on était là.
Pas de barricades. Juste des silences. Et parfois des larmes.

Du côté des entreprises, la logique est comptable.
Orange envoie des équipes. La sous-traitance suit.
Les techniciens démontent, pièce par pièce, ce que d’autres avaient installé vingt ans plus tôt. Les prestataires locaux — électriciens, nettoyeurs, poseurs — perdent leur contrat.
Certains seront redéployés sur la fibre. D’autres non.
Ils disparaissent dans les interstices du récit économique, là où ne poussent ni chiffres ni monuments.

Véolia récupère les matériaux. Aluminium, verre, câbles spiralés.
Ils sont recyclés proprement. C’est l’époque qui veut ça.
Dans certaines communes, les plaques "Téléphone" sont arrachées à la meuleuse. Dans d’autres, elles restent là, suspendues à rien, comme les vestiges d’un service qui croyait encore à la présence humaine.

Mais ce n’est pas l’histoire d’un objet.
C’est l’histoire d’un glissement. D’un effacement opéré sans conflit.
Un monde où l’on décide désormais à distance, où même la disparition se fait à huis clos.

On pourrait parler de profit.
De ce que coûte une cabine. De ce que rapporte son absence.
On pourrait aussi parler de Veolia, dont le nom revient dans bien des marchés publics.
On pourrait s’interroger sur les liens entre ce recyclage technique et le recyclage des élites.
Sur le fait que dans la fusion Veolia–Suez, l’Élysée ait joué un rôle discret mais décisif.
Sur le fait qu’Alexis Kohler, bras droit de Macron, soit visé par une enquête du Parquet national financier pour trafic d’influence.
Mais ce serait déjà une autre histoire.
Une histoire où les cabines ne sont plus que le décor d’un théâtre administratif dont les spectateurs ont quitté la salle.

Alors, pour cette fois, on laissera la lumière allumée.

Peut-être qu’un dernier appel viendra.

Théâtre

14 juillet 2025

-- Il n’est pas rare de nos jours de voir des châteaux devenir des masures, des océans des flaques d’eau, et le nectar d’hier ? de la piquette.
(temps)
Ne parlons pas du reste, non, surtout pas du reste. (saut de carpe, salto avant, pirouette arrière)

Décor : un fond gris, une table ronde, une chaise. Sur le côté, des chaises en attente. Si spectateurs il y a. Si budget il y a. Si théâtre il y a.

-- Vous vous prenez pour Beckett ?
-- Qui parle ?
-- Vous. Vous parlez.
-- Pourquoi faut-il se prendre pour quelqu’un pour devenir quelqu’un d’autre ?
-- Je vous le demande.
-- Je me prends pour personne.

-- Après Beckett, Joyce. Logique.
-- La charrue avant les bœufs. Joyce est avant Beckett. Homère est avant tout cela.
-- J’en ai ma claque de vos références.

(Un applaudissement. Unique.)
(L’acteur boit un verre d’eau. S’incline.)

-- C’est une voix enregistrée. Que pensez-vous du stratagème ?

(Le spectateur — ou son simulacre — sourit. Il croit que cela fait partie de la pièce.)

(L’acteur regarde sa montre-bracelet, s’assoit. Une bande-son émet un bourdonnement agaçant.)

-- Vous savez que c’est 700 hertz pour un moustique ? Vous le saviez ?

(Il parle à la salle, évitant soigneusement de croiser le regard du spectateur.)

(Silence.)

-- Un jour je vous décrirai la chambre à coucher de mon enfance. Ce sera grandiose. Un spectacle de six heures. Je n’avais pas grand-chose dans cette chambre. C’est ce qui m’a permis d’observer chaque chose sous toutes les coutures. Je pourrais en parler durant des heures. Des journées entières.

(Temps. Il se tourne soudain vers le spectateur.)

-- Encore faut-il que ça vous intéresse.
-- Lui, vous pensez que ça va l’intéresser ?

(Le bourdonnement cesse. Des bruits de tuyauterie prennent le relais.)

-- Je pourrais aussi vous raconter ma toute première nuit dans une chambre d’hôtel. Je n’ai pas fermé l’œil. Des bruits dans les murs, dans les plafonds, dans les sols. Partout.
(Il sort une longue-vue de sa poche et la braque sur le spectateur.)

-- Je vérifie que vous ne roupillez pas. On ne sait jamais.


-- These days it’s not so rare to see castles become shacks, oceans puddles, and the nectar of yesteryear ? Swill.
(pause)
Let’s not even talk about the rest. No, especially not the rest. (carp leap, forward flip, backward pirouette)

Stage : gray backdrop. One round table, one chair, center stage. Off to the sides : extra chairs, stacked loosely. If there are spectators. If there is a budget. If there is a theater.

-- You think you’re Beckett ?
-- Who’s speaking ?
-- You are. You’re speaking.
-- Do I have to think I’m someone to become someone else ?
-- That’s what I’m asking.
-- I think I’m no one.

-- After Beckett comes Joyce. Makes sense.
-- Cart before the horse. Joyce came first. And Homer came before them all.
-- Enough with the references. I’m full.

(A single applause. Just one clap.)
(The actor sips water. Bows to the room.)

-- That was a recording. Thoughts on that little trick ?

(The spectator — or the idea of one — smiles. Doesn’t answer. Thinks it’s part of the show.)

(The actor looks at his wristwatch. Sits. A low droning hum begins — annoying.)

-- Did you know it’s 700 hertz for a mosquito ? You knew that, right ?

(He speaks toward the room, carefully avoiding the spectator.)

(Silence.)

-- Someday I’ll describe my childhood bedroom to you.
It’ll be a grand event. Six hours at least.
There wasn’t much in that room,
which made it possible to study each thing in great detail.
I could talk about it for hours. Days, maybe.

As long as someone cares, of course.

(Now addressing the spectator directly, pointing at them.)

-- You think he’ll care ?

(The drone fades. Pipes begin clanking, rattling somewhere offstage.)

-- I could tell you about my first night in a hotel room. I didn’t sleep at all.
There were noises in the walls,
in the ceilings,
in the floors.
Everywhere.

(He pulls a small telescope from his coat pocket, aims it at the lone spectator.)

-- Just making sure you’re still awake.
You never know.

A House Like Any Other

13 juillet 2025

Recto

It was a simple house. One storey, plus an attic. Like most of the houses along Charles Vénuat Road, in the La Grave district of Vallon-en-Sully. Nothing special from the outside, unless you knew.

In the cellar, crates of potatoes laid on old sheets of La Montagne, the local paper. Shelves, uneven and makeshift, lined the walls — jars of green beans, peas, cherries soaked in liquor, syrupy prunes. It smelled faintly of damp earth and vinegar. It wasn’t used often, but everyone knew what was there.

Upstairs, the attic held what no one dared to throw away. A trunk of letters with no names. A biscuit tin filled with faces no one could place. The dust had settled over generations. There were hats in round boxes, gloves in pairs or alone, scarves too thin to be useful. It was all left as it was. Maybe another time.

Charles Brunet lived on the ground floor. Eighty-five. Retired schoolteacher. Former town clerk. He said things like that, as if they mattered. He walked to the village each morning to buy his paper, no matter the weather. Back home, he did his crossword. He said it gave structure to the day.

Above him lived a family. The father sold asphalt for a roofing company. The mother sewed from home. Two children — seven and four — had picked up the local accent. “It’s better that way,” she’d said once, “they fit in better.”

Nothing changed much. That was part of its comfort.

verso

We were coming back from Saint-Bonnet. Lunch in Hérisson, cheap, nothing special. I pointed to the house as we drove past.

“Stop,” my wife said. I hadn’t meant to. I slowed down, but I hadn’t meant to stop. I pulled over.

From the outside, it was the same house. But something had gone. The ivy was gone from the bricks. The row of apple trees behind — gone. Even the old cherry tree had been cut down. Everything looked new. Clean. Too clean.

I crossed the road alone. I didn’t want to stay. “Wait,” my wife said.

A woman arrived by bicycle. She looked at us. Not rude. Just cautious. She opened the gate.

My wife spoke. “Are you the owner ?” “Yes,” the woman said. Her voice was sharper now.

“My husband grew up in this house.”

That made it worse.

She spoke of the purchase. “Your father was an unpleasant man,” she said.

I wanted to leave. I didn’t want to know why. I already knew, I suppose. Or feared I did. I felt ashamed. Of him, and then, quickly, of myself.

“Let’s go,” I said.

Another man appeared. Moped. Blue. The kind we used to call les bleues. The woman’s voice hardened. “We have nothing to say to you.”

We left. I haven’t been back since.

français

une maison parmi d’autres

13 juillet 2025

recto

C’est une maison simple. Elle ressemble à tant d’autres, le long de la rue Charles Vénuat, quartier de La Grave, à Vallon-en-Sully. Un rez-de-chaussée, un étage. Une cave, un grenier.

Au rez-de-chaussée vit Charles Brunet. 85 ans. Ancien instituteur et secrétaire de mairie. Il dit que sa vie est réglée comme du papier à musique. Chaque matin, il trempe le pain de la veille dans un bol de café noir, sans sucre. Il se lave le visage dans l’évier de la cuisine, s’habille lentement, et part, à pied, jusqu’au village, à quelques kilomètres. Qu’il pleuve ou qu’il gèle, il va chercher son journal. Ensuite, il fait ses mots croisés. Le reste de la journée.

À l’étage vit une famille. Le père est voyageur de commerce pour une société de revêtements bitumineux. Il part tôt, revient tard. La mère est couturière à domicile. Elle reçoit dans la salle à manger, les volets souvent à demi clos. Les enfants ont sept et quatre ans. Ils parlent avec l’accent du coin, pour ne pas qu’on les traite de Parisiens. C’est mieux, disent-ils, pour avoir des copains.

Dans la cave, les pommes de terre sont rangées dans des cagettes tapissées de feuilles de La Montagne. Sur des étagères bricolées : haricots verts, petits pois en bocaux. Cerises à l’eau-de-vie, prunes au sirop. La cave est une réserve. On n’y va pas tous les jours, mais on sait ce qu’il y a.

Le grenier est en désordre. On y monte par un escalier large. En dessous, une penderie : parkas, manteaux, costumes de laine. Au-dessus, des boîtes en carton et en métal : chapeaux passés de mode, chaussures, foulards, gants. Dans le grenier lui-même : des lettres sans signature, des photos sans noms. On imagine des visages, des noms oubliés. Puis on referme la malle.

verso

J’ai garé la voiture devant la maison. Nous revenions de Saint-Bonnet, nous avions déjeuné à Hérisson, au pied du château. Un petit établissement, repas à moins de 15 euros. -- Arrête-toi donc, m’a dit mon épouse quand je lui ai montré la maison. J’allais passer sans m’arrêter. J’avais ralenti pourtant. Mais je me suis arrêté.

C’était la même maison en apparence, mais comme vidée de quelque chose. Quelque chose d’indéfinissable.

Le lierre avait été arraché de la façade. La rangée de pommiers, celle qui séparait la cour du jardin potager, avait disparu. Même le vieux cerisier n’était plus là. Tout était propre, net. Trop.

Je regardais ça de l’autre côté de la route. J’avais envie de repartir. -- Attends, a dit mon épouse.

C’est là qu’une femme est arrivée, à vélo. Elle nous a regardés, méfiante. Elle a ouvert le portail, a fait entrer son vélo.

C’est mon épouse qui a parlé. Moi, je ne pouvais pas. -- Vous êtes la propriétaire ? -- Oui, a répondu la femme, mais son visage s’est encore durci. Elle ne comprenait pas ce qu’on faisait là. -- Mon mari a vécu dans cette maison, enfant, a dit mon épouse.

Alors c’est devenu pire. La femme a parlé de l’achat de la maison. -- Votre père était un type infect, elle a dit.

Je voulais repartir. Ça n’avait plus aucun sens. Je ne voulais pas savoir. Je savais déjà, ou je me doutais. Honte de lui. Et, tout de suite, honte de moi. Honte de tout.

-- Viens, j’ai dit. On s’en va. Ça ne sert à rien.

Un autre type est arrivé. À mobylette. Une bleue. Comme on disait autrefois. -- On n’a rien à faire avec vous, a dit la femme, quand elle l’a vu. On est repartis. Je ne suis jamais repassé devant la maison depuis.

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Et tout continue

13 juillet 2025

Et tout continue. Je ne sais même pas si l’on peut ajouter "comme avant". Je ne suis pas certain que cette continuité se soucie d’un quelconque avant. Pas plus que d’un "après". Je devrais plutôt écrire : "ça continue c’est tout, c’est un fait." Ce matin je suis parti bille en tête avec une idée de nouvelle. Est-ce que je sais ce qu’est véritablement une nouvelle maintenant en juillet 2025. Je préfère m’avouer que non je ne le sais pas. Et que ne le sachant pas j’imagine une sorte de possible, une invention. Inventer une forme qui puisse ressembler à une nouvelle mais qui ne serait pas une forme habituelle, fatigante, fatiguante tant elle est attendue et que lorsqu’on la voir arriver on s’endorme déjà parce qu’on la tellement attendue, qu’on est déjà repu pas sa seule imagination. Non tout continue certes mais pas comme avant et sans penser au lendemain. tout continue aujourd’hui même et pas besoin de se dire jusqu’à quand. Il n’y a que Laéticia Bonaparte qui s’en soucie encore de nos jours, à rebours. Donc je pensais à Balzac, à Zola, et à ces heures passées à les lire pour dans un premier temps obtenir de bonnes notes à mes devoirs de français. A cette époque j’avais trouvé cela initiatique je suppose. Ces grands auteurs allaient m’apprendre le monde sans nulle doute puisqu’ils étaient au programme. Jusqu’à ce que je referme la dernière page du dernier ouvrage de chacun et que je me dises non je n’en sais guère plus sur ce monde, tout ça est trop bien ficelé pour que ce soit vrai. C’est à partir de ce constat que je commençai à ne plus être aussi docile, à ruer dans les brancards. Je m’étais farci pas moins de dix millions de mots dans la comédie humaine et environ cinq millions dans les Rougon Macquard et qu’en avais-je vraiment retenu sinon un sérieux doute sur la véracité des récits, des romans, des intentions de ceux qui les écrivent et de ceux qui les utilisent ensuite pour nous former ce qu’est la "réalité du monde"

Le masque n’est plus étanche/ We Have a Leak

13 juillet 2025

le masque n’est plus étanche

J’ai coupé la machine vers une heure du matin. Le masque n’est plus étanche. Il y a ce sifflement léger de l’air qui s’échappe, insupportable. Comme une métaphore, sans doute — quelque chose fuit, se dégonfle, lâche prise, et bien sûr, l’agacement que ça provoque me fixe droit dans les yeux, comme un psy suffisant qui demanderait : « et ça te fait ressentir quoi, ça ? »

J’ai scrollé sur YouTube. Ça m’a énervé aussi. En fait, tout m’énerve en ce moment. Même lire Beckett m’énerve. L’existence, dans toute sa grande platitude, m’exaspère profondément, viscéralement.

Et ce n’est pas une histoire de regret, ni de nostalgie, ni de désir de jeunesse — pas question de rembobiner la cassette, de retrouver une version antérieure de moi-même. Juste foncer droit dans le pire, puis dans le plus pire encore.

Je crois que Cioran a écrit quelque chose là-dessus — cette espèce d’élan vers le désastre. Je ne me souviens plus exactement. Et j’ai pas envie de vérifier. À quoi bon ? Pour faire le malin ? Franchement. Si c’est tout ce que j’ai à offrir, alors on est déjà jusqu’aux genoux dans la tragi-comédie.

Entre deux et trois heures du matin, j’ai fini par somnoler, allez, quarante minutes tout au plus, et j’ai rêvé d’une idée de nouvelle. À propos d’un type — persuadé d’être radicalement à gauche, progressiste jusqu’à la moelle — qui glisse lentement, imperceptiblement, vers l’extrême droite. Ironie, détachement, et une petite dose de Now™. Le genre de truc qu’on entend partout en ce moment — dans la rue, au supermarché, même dans ton salon pendant l’apéro. C’est devenu d’un banal lassant. Comme une performance d’identité et de conviction, emberlificotée, à la limite du porno.

Les gens s’emmerdent à mourir ou flippent leur race. La vieille question « qu’est-ce que je vais bien pouvoir foutre de moi-même » refait surface.

Parfois je me dis que le mieux serait de tout couper. Boucher les fissures, sceller les aérations, empêcher la moindre goutte de ce foutu Dehors™ de s’infiltrer. Peut-être même inventer un nouveau nez. Ou une sorte de délicatesse artificielle — comme ces ultra-riches qui font semblant d’avoir du goût tout en écrasant les gencives des pauvres édentés, la masse crade, tu vois le genre. La délicatesse, ça n’a jamais été mon truc. J’ai essayé. Mais je sais trop bien d’où ça vient, et ce savoir-là me la rend insupportable. Alors je me retire. Quelques taches de sauce sur le torse, presque rassurantes. Comme des petites médailles de résistance à la grâce.

L’élégance, par contre — c’est autre chose. Diogène était élégant à sa manière, même s’il était répugnant. Mais aujourd’hui, tout est brouillé. Les mots, les idées, les gestes, les identités — tout balancé dans un wok conceptuel. On ajoute un peu de sauce soja, de ciboulette, de persil, de coriandre, on touille bien. Puis on verse dans un verre et on sirote à la paille comme un cocktail post-genre.

Faire semblant, en gros, pile au moment où le genre — et peut-être même le sens — s’effondre. L’ironie est totale.


we have a leak

I turned off the machine around 1 a.m. The mask isn’t airtight anymore. There’s this faint hiss of escaping air, maddening. Like a metaphor, probably — something is leaking, deflating, giving up, and of course the irritation it causes looks me dead in the eyes, like some smug therapist saying “so what does that make you feel ?”

I scrolled through YouTube. That pissed me off too. Honestly, everything pisses me off right now. Even reading Beckett pisses me off. Existence, in its grand dull totality, is just deeply, profoundly aggravating.

And this isn’t about regret or nostalgia or longing for youth — no rewinding the tape, no yearning for an earlier version of me. Just full throttle into worse and worser.

I think Cioran might’ve had a thing like this — this momentum toward disaster. I don’t remember exactly. Don’t feel like looking it up either. Why bother. Showing off my knowledge ? Please. If that’s all I’ve got, then we’re already knee-deep in tragicomedy.

Between 2 and 3 a.m., when I managed to doze off for, like, forty minutes max, I dreamt up this idea for a short story. About a guy — totally convinced he’s hard-left, progressive to the core — who slowly, imperceptibly, slides to the far right. Irony, detachment, and a touch of Now™. The kind of thing you overhear everywhere lately — in the streets, supermarkets, even in your own living room during the pre-dinner drinks. It’s all become tediously normal. Like a convoluted performance of identity and belief, bordering on the pornographic.

People are bored stiff or scared shitless. The age-old what to do with myself question flares up again.

Sometimes I think the best move would be to shut it all off. Seal the cracks, block the vents, just keep the whole festering mess of Outside™ from oozing in. Maybe invent a new nose. Or a kind of artificial delicacy — like the ultra-wealthy pretending to have taste while standing on the necks of the toothless poor, the dirty masses, you know the type. Delicacy’s never really been my thing. I’ve tried. But I know too well where it comes from, and that knowledge makes it unbearable. So I pull back. A few sauce stains on the chest, almost comforting. Like little badges of resistance to grace.

Elegance, though — that’s something else. Diogenes was elegant in his own way, despite being utterly disgusting. But these days, everything’s blurred. Words, ideas, gestures, identities — all tossed into the same conceptual stir-fry. Add some light soy sauce, chopped scallions, parsley, coriander, and stir well. Then pour it in a glass and sip it through a straw like it’s a post-gender cocktail.

Fake it, basically, right at the point where gender — and maybe meaning — collapses entirely. The irony couldn’t be more thorough.

le lit de la chambre 15

6 janvier 2023

Tu parviens au haut de l’escalier et tu cherches le numéro 15, sur la gauche cette porte qui ne paie pas de mine, sobre, marron, mais sous laquelle un rai de lumière passe -ce qui dans l’immédiat ou l’urgence dans laquelle tu te places pour être enfin frappé par la grâce, t’apparaît de bon augure. La clef dans la serrure fonctionne sans effort, la porte s’ouvre sans difficulté ni grincement, puis s’offre la chambre au regard. C’est un matin de mai ensoleillé, la pièce est baignée de lumière et tu en pleures presque d’apercevoir à côté du petit lavabo, une table recouverte d’une toile cirée et sur laquelle trône une plaque de cuisson. Gaz à tous les étages indique une plaque sur l’un des murs, au rez de chaussée de l’hôtel. Ainsi donc tout est vrai. Comme mobilier encore une grosse armoire de chêne, une petite table de bois, marron. Puis ton regard se porte sur le lit simple installé dans un angle. Tu déposes ton sac au sol, un plancher avec relief qui gondole par endroit le linoléum. Tu t’assois sur le bord du lit pour tester la souplesse du sommier, la qualité du matelas. Tu notes avec plaisir que le couchage n’est ni dur ni mou. Tu sors ton paquet de cigarettes, en allumes une et tu te renverses doucement pour que ton corps tout entier entre en contact avec le lit. Il n’y a pas d’oreiller juste un traversin que tu plies en deux pour reposer ta nuque. Tu peux souffler après toutes les péripéties traversées, l’urgence avec laquelle,tu as déménagé à la cloche de bois de Suresnes. Toute cette violence inouïe de laquelle tu es parvenue à t’échapper, comme aussi de cette étrange période passée dans la pénombre de cette autre chambre, dans cet hôtel-restaurant tenu par un géant rugbyman Un soupçon d’empathie toutefois car de temps en temps l’homme frappait à ta porte pour s’enquérir que tu ne sois pas mort. Plus de six mois passés là-bas dans une presque complète catatonie. Allongé sur un autre lit simple à ruminer ta vie. Au terme de cette toute première cigarette fumée dans la chambre 15, tu te sens déjà chez toi. Comme c’est facile de se sentir chez soi penses-tu soudain. Il suffit d’être allongé sur un lit, de te dire que c’est ton lit que tu y es en sécurité à présent. Puis la cervelle s’en mêle forcément et tu penses à tous ces voyageurs qui ont dormi ici avant toi dans ce même lit. Étaient-ce des hommes, des femmes, des jeunes, des vieux, des personnes en bonne santé ou des malades frappés par un mal quelconque-peut-être même que certains ont été retrouvés morts par la concierge qui sera montée là pour exiger le terme en retard, ou distribuer le courrier... Mais tout cela n’est que supputations et perte de temps inutile n’est-ce pas. Tu n’as pas encore réalisé qu’une nouvelle chambre d’hôtel est comme une nouvelle chance, que tu pourrais -si vraiment tu le désirais- reconsidérer toute ta vie dans l’instant même où cette idée surgirait.

Le train

13 novembre 2019

Train pour Karachi Photographie : Patrick Blanchon

Parti de Quetta la veille au soir, j’ai décidé de prendre le train pour Karachi. Cela fait deux mois que je végète dans ma chambre d’hôtel miteuse. J’ai installé un train-train dans l’attente d’une réponse du groupe avec lequel je dois traverser la frontière afghane.

Dès que les premières voix lancinantes de femmes envahissent la rue, projetées par les haut-parleurs dès tôt le matin, je descends dans la grande salle pour prendre mon thé.

J’échange quelques mots brièvement avec les jeunes qui aident à la manœuvre de l’établissement, et une fois le breuvage amer bu, je sors me balader vers le centre-ville, mon Leica à l’épaule.

Il y a un camp de réfugiés le long de la route poussiéreuse. Des gamins jouent avec un rien, et les femmes discutent en préparant le repas à même le sol de terre battue.

Un peu plus loin, le centre-ville avec le grand bazar dans lequel j’aime m’enfoncer, porté par les odeurs fortes d’épices et les couleurs bigarrées.

Je termine régulièrement ma promenade par l’Intercontinental, perché sur la colline. Je bois un Nescafé dans une jolie tasse en porcelaine, puis je redescends vers l’hôtel Osmani.

Le train arrive en gare avec une demi-heure de retard. Je m’engouffre dans la cohue qui grimpe dans les wagons et m’installe près d’une fenêtre.

Enfin, quelque chose de neuf à regarder : une femme entre deux âges pèle méticuleusement une orange. Cela va m’occuper une bonne vingtaine de minutes au moins. Je reste fasciné par l’extrême dextérité et l’élégance de ses gestes.

Des conversations naissent peu à peu dans le roulis du train qui vient de s’ébranler. Je ne comprends rien à cette langue si rapide, qui me paraît presque enfantine — une sorte de gazouillis accéléré.

Je me sens bien, emporté à nouveau vers l’inconnu. Je continue à observer.

Il y a de nombreuses haltes jusqu’à Karachi. Peu à peu, le crépuscule tombe vers 17h30, et les gares sur le trajet ressemblent à des décors hollywoodiens.

De petites baraques éclairées de lampions, des vendeurs de chapatis qui gesticulent en souriant. Je n’avais pas vraiment remarqué jusque-là, mais dans ce pays, tout le monde sourit pour un oui ou pour un non. Ce sourire n’a sans doute pas la même valeur qu’en France. Du reste, en France — quand j’y pense — on ne sourit pas vraiment. C’est bien pour ça que je l’ai quittée il y a trois mois.

Toutes ces micro-histoires que je pourrais m’inventer ici, dans le train, me paraissent extraordinaires. Et pourtant, à aucun moment je n’ai la force, ni l’envie, de saisir mon calepin pour noter quoi que ce soit.

Une nouvelle station encore.

Toujours le même rituel. D’abord les vendeurs de thé à la cardamome, en premier. Il faut qu’il soit brûlant. Un passager, tout à l’heure, a engueulé un vendeur à un autre arrêt parce que le verre servi était tiède.

Après les vendeurs ambulants, les mendiants grimpent. Il y en a de toutes sortes : des culs-de-jatte, des aveugles, des manchots, qui tendent leur sibylle de wagon en wagon. Étrangement, aucun ne trébuche. Ils traversent mon champ de vision avec une rapidité formidable pour redescendre agilement sur le quai quelques secondes avant que le train ne reparte.

Je m’assoupis enfin quelques heures. Au matin, je vois un homme en pleine prière juste devant moi. Je lui souris et, sans lui demander, je le photographie. Il ne me regarde même pas, concentré dans sa connexion. Je me souviens alors que, comme ici au Pakistan ou en Inde, le tourisme est souvent vu comme une sorte de bestiole exotique sans intérêt véritable.

Je regarde défiler le paysage par la fenêtre. Une terre rouge et aride, avec parfois des trouées de verdure et d’eau qui concentrent la population. Je vois les hommes travailler dans les champs à mains nues. Ici, pas de grosses machines, pas de tracteurs.

Enfin, nous arrivons en gare de Karachi. Je descends sur le quai. Il fait une chaleur étouffante. Il me faut trouver une nouvelle chambre d’hôtel. Peut-être arriverai-je enfin à écrire toutes ces impressions de voyage que je laisse filer, accompagné par la peur de ne pas pouvoir les retenir.