recto
Il m’est soudain devenu difficile d’écrire comme de parler. Impression que tout ce que je peux dire ou écrire sera de toute façon faux, inintéressant, ridicule. J’ai l’impression d’être revenu des années en arrière. Peut-être 79 ou 80. C’est si loin. Je ne me souviens que de cette difficulté à dire que j’avais retrouvée dans l’envie d’écrire. La difficulté de dire, en y réfléchissant, remonte à bien plus loin. Elle est associée à l’enfance. C’est qu’on ne prenait pas la parole si facilement. Ou peut-être que la parole des enfants était du pipi de chat. Tiens. C’est venu comme ça. Du pipi de chat. C’est-à-dire rien, ou presque. C’est difficile de ne pas inventer. De dire les choses telles qu’elles sont. Ce que l’on appelle « dire la vérité ». Comme ils disent. Une fois j’ai voulu tuer tout le monde à cause de ça. Quelle vérité. C’est au même moment que je cesse de parler de toi. Je crois qu’il y a un lien avec cette histoire de vérité. De toute façon, on ne me croit pas. On dit que j’invente, quand on ne dit pas que je mens. Je me vois entrer dans une librairie près de la gare de l’Est, acheter ce premier carnet de la marque Clairefontaine, couverture verte à motif écossais, petits carreaux. Et un feutre le plus fin possible, le plus fin cela devait être du 0,5. Et cette envie d’écrire, d’où vient-elle sinon de cette impossibilité de dire qui remonte. Une acidité. Et je crois que tu es associé à tout cela. Je ne m’en rends pas compte encore. Pour l’instant j’ouvre le carnet, est-ce que je dois écrire tout de suite sur la première page ? Ou bien peut-être laisser une page libre, écrire sur celle d’après. C’est une question. C’est un prétexte. Il faut que je mette la date pour ne pas oublier. Quoi. Je n’en sais rien. C’est sans doute une habitude qui revient avec la difficulté. Qui l’accompagne. Inscrire la date du jour, en marge sur un cahier. Je te vois ricaner. Tu te moques de mes velléités d’application. Tu essaies de me dire quelque chose que je ne désire pas entendre. Que je repousse. L’exact contraire de ce que tout le monde autour me dit. Applique-toi et… tu obtiendras, tu auras, tu pourras. Cette fois tu ris franchement. Je le retrouve, ce rire. Non, je ne dis pas que tu ris de bon cœur. Ce ne serait pas la bonne expression. Tu ris tristement. C’est une chose que je n’avais encore jamais relevée. Et maintenant je peux accoler ces deux mots, rire et tristement. Et c’est toi. C’est tellement toi. Cela je ne peux pas l’exprimer la première fois. J’éprouve une peur inouïe en entendant ce rire. Il y a quelque chose qui ne va pas. C’est évident. Cela saute aux yeux — ou à l’oreille plutôt. Cette fausseté apparente qui vient briser l’idée de justesse apprise.
verso
Tu m’as laissé tomber l’été 1967, pour être précis. Ça s’est passé en fin de journée, vers 18 heures, je m’en souviens comme si c’était hier. Tu étais en train de tailler des flèches en vue de tuer le plus de monde possible. J’arrangeais les plumes des empennages, nous étions là tous les deux juchés sur la tonnelle, concentrés sur notre colère. Cette colère qui, le croyais-je, nous soudait. Et puis tu as détourné le regard, il y a eu ce bruit dans l’escalier de l’autre côté du grillage, chez Muguette, la voisine. Des gens arrivent. Ce sont des étrangers. Des Américains. Tu te souviens de ce mot. Américains. Je n’arrive toujours pas à comprendre l’effet que ce mot a pu avoir sur toi. Est-ce que c’est parce qu’il contient âme, ce mot. Amer. Caïn. Est-ce que c’est parce qu’on vient d’enterrer l’arrière-grand-père. L’œil dans la tombe. L’Hypnose de vouloir croire en quelque chose. Ces choses étranges que tu apprends au catéchisme. Je te rappelle les choses telles que je les ai vues et entendues. Rien de moins, rien de plus. D’ailleurs, Jennifer, si tu veux le savoir, je nie faire est beaucoup moins fort qu’Amer Caïn J’espère que tu t’en rends compte toi aussi à présent. Mon pauvre vieux, tu es tombé dans tous les panneaux. Heureusement que j’étais là, sinon je n’aurais pas donné cher de tes os. Il fallait que j’en aie, de la patience. Pourquoi ai-je eu tant de patience. Tu pourrais trouver ça suspect un jour. Une patience suspecte, c’est aussi bizarre qu’un rire triste, tu ne trouves pas.