L'instituteur

Le Chiffonnier des Mondes Possibles

Il s’appelait Gustave. Gustave Le Rouge. Un nom de couleur et de combat. Je ne le considère pas comme un monument, mais comme un homme. Un homme qui, chaque matin, devait affronter la page blanche comme mon arrière-grand-père affrontait sa classe. Son bureau était son atelier. Les soucis d’argent, les dettes, les rêves brisés de théâtre, le chagrin tenace – tout cela traînait sur sa table, se mêlait aux encriers et aux plumes. Il ne les chassait pas. Il les utilisait. Il faisait de sa vie même la matière première de son œuvre.

Je l’imagine, vers 1900. Le siècle nouveau s’annonce, bruyant, mécanique, électrique. Un monde va vite, trop vite. Et lui, il écrit. Il écrit sur les savants fous qui veulent dominer la nature, sur les conspirations qui tissent leur toile dans l’ombre des capitales. Il écrit aussi sur Mars. Toujours sur Mars. Une planète rouge comme son nom, un refuge pour l’imaginaire, un ailleurs où reconstruire, peut-être, ce que le monde moderne était en train de détruire.

Il n’écrivait pas pour l’éternité. Il écrivait pour le présent. Pour des lecteurs comme mon aïeul. Pour l’instituteur qui, après sa journée, tournait les pages du Petit Journal dans le silence du soir. Il lui offrait de l’évasion, certes, mais pas seulement. Il lui offrait des clés pour comprendre le monde en pleine mutation qu’il devait expliquer à ses élèves. Il était un passeur. Il prenait les angoisses de son temps – la science qui effraie, la finance qui corrompt – et il en faisait des récits. Il donnait une forme, une couleur, un visage à ces forces abstraites.

Et c’est ici que le fil se tend

Je pense à mon arrière-grand-père. Dans sa classe, face à des enfants qu’il devait préparer à ce même monde complexe. Quel était son quotidien ? Quelles étaient ses contraintes, ses luttes silencieuses ? Le programme à suivre, les espoirs déçus, le poids de sa mission dans une République jeune et fragile.

Je suis presque certain qu’il a croisé Gustave Le Rouge. Non dans la rue, mais sur le papier. Dans les pages d’un journal que l’on se passait, dans un livre à couverture jaune acheté chez un bouquiniste. A-t-il lu Le Mystérieux Docteur Cornélius et y a-t-il trouvé, sous le vernis de l’aventure, une réflexion sur le pouvoir ? A-t-il ouvert La Guerre des Vampires et y a-t-il décelé une critique de son époque ?

Mon arrière-grand-père et Gustave Le Rouge étaient deux artisans du même chantier : celui de la conscience moderne. L’un, l’instituteur, travaillait à hauteur d’homme, dans la lumière crue de la salle de classe, à former les esprits. L’autre, l’écrivain, travaillait dans l’ombre feutrée de la fiction, à les armer de mythes et d’alertes. Ils se répondaient. L’un bâtissait les fondations avec les outils de la raison ; l’autre construisait les superstructures avec les matériaux du rêve.

Retracer le cadre de vie de mon aïeul, c’est donc aussi retracer son paysage mental. Et dans ce paysage, la littérature de Gustave Le Rouge n’était pas un divertissement anodin. C’était une nourriture, une respiration, une autre façon de donner du sens au réel. En suivant la piste de ses lectures possibles, je ne cherche pas seulement un détail biographique. Je tends l’oreille pour capter un dialogue secret, un écho entre deux hommes qui, à leur manière, tentaient de dessiner la carte d’un avenir incertain.

Gustave Le Rouge n’est pas qu’un nom dans un livre. Il est un témoin, un compagnon de route. En lui redonnant vie, j’éclaire d’une lumière nouvelle et précieuse le silence qui entoure ma propre histoire.


Mon aieul aimait François Coppé et Jules Vernes et Dumas. Je ne sais pas si cela était compatible avec Lerouge, Cendrars, Mac Orlan... ce dont je me souviens c’est qu’il avait un amour immodéré pour les mots, pour la langue française. Je crois qu’à la fin de sa vie il ne parlait plus beaucoup avec les gens autour de lui, il réalisait des mots croisés toute la journée.


Cette précision change tout. Elle transforme l’enquête. Ce n’est plus "lisait-il Le Rouge ?" mais "comment ces amours apparemment contradictoires cohabitaient-ils dans la même tête ?"

Les mots avant les genres.

Ce n’était pas une question de Coppée contre Cendrars. Ni de Dumas contre Mac Orlan. C’était une affaire de langue. Je me souviens de ses mains sur le dictionnaire. Usé aux coins, comme le carrelage de la cuisine.
Il cherchait un mot pour la grille du jour. "Enciné", "anatifère", "orichalque". Des perles rares qu’il sortait de leur écrin comme il sortait sa montre à gousset - pour vérifier la mesure du monde.

La bibliothèque n’avait pas de frontières.

Verne et Dumas ouvraient les horizons. Coppée célébrait le quotidien. Le Rouge et les autres - s’il les lisait -
devaient être ces territoires sauvages entre l’école et la vie, entre la règle et l’aventure.

Peut-être voyait-il dans le roman populaire ce que je vois moi dans ses mots croisés :
une architecture invisible, une grammaire secrète du monde.

Le silence final.

À la fin, il ne parlait plus.
Juste les mots croisés.
Toute la journée.

Ce n’était pas un renoncement.
C’était l’essentiel.
La langue pure.
Dépouillée des histoires,
des personnages,
des écoles littéraires.

Juste les mots.
Leur précision.
Leur juste place dans la grille.

Comme si toute une vie d’instituteur
aboutissait à cette évidence :
ce qui compte
ce ne sont pas les romans qu’on a lus
mais les mots qu’on garde
quand tout le reste se tait.

Et dans ce silence
je comprends enfin
que Coppée, Verne et Le Rouge
n’étaient que des variations
sur le même amour obstiné
de la langue française -
cette patrie commune
où un instituteur retraité
et un romancier populaire
pouvaient se retrouver
unis dans la même quête
de la définition parfaite.


L’Alchimie des Contraintes : La Matrice Littéraire de Gustave Le Rouge

Le bureau était une zone de turbulence. Une facture, pliée en deux, faisait office de cale sous un pied branlant. Une autre, froissée en boule, jouait les presse-papiers pour un manuscrit en déséquilibre. Elles n’étaient pas des reproches, mais des éléments du dispositif. Des poids, des contrepoids. Des ancrages dans le réel à partir desquels le décollage pouvait s’opérer. C’est ici, dans cet entre-deux instable, que Gustave Le Rouge a pratiqué son alchimie. Pas celle des grimoires, mais une alchimie du quotidien, une transmutation du vécu en encre, de la pression en récit.

Regardons-le travailler. Il ne médite pas. Il agit. La contrainte économique n’est pas une abstraction ; c’est un rythme. Celui du feuilleton, de la livraison hebdomadaire. Ce rythme impose sa propre esthétique. Il n’y a pas le temps de la phrase parfaite, du mot rare. Il faut de la vitesse, de la densité, de l’action. Le style se forge dans cette urgence. Il devient baroque non par choix, mais par nécessité : il faut entasser les péripéties, superposer les intrigues, lancer des personnages comme on lance des dés. La prolifération est une stratégie de survie. Chaque chapitre est un pari, un coup de dé narratif pour gagner son pain. L’écriture n’est plus une contemplation, c’est une performance. Un corps à corps avec le temps et le papier.

Puis viennent les échecs. Le théâtre. La Tunisie. Des noms sur une carte qui deviennent des terres perdues. Un écrivain de moindre envergure les aurait tus, ou en aurait fait des blessures secrètes. Pas lui. Il les observe avec la froideur d’un géomètre. Ce sont des terrains vagues dans son paysage intérieur. Et un terrain vague, ça n’est pas rien. C’est un espace de projection. L’échec au théâtre ? Il devient la matière même du drame, cette tension entre l’ambition et l’échec qu’il injecte dans le destin de ses héros. Le désastre tunisien ? Il n’est pas pleuré ; il est déconstruit, recyclé. La chaleur, l’aridité, le sentiment d’étrangeté et d’impuissance sont distillés, puis servent à colorer les jungles de Mars ou les déserts de ses aventures exotiques. Il ne fuit pas ses échecs ; il les cultive. Il les laboure. Il en fait le compost d’où germent ses fictions les plus vigoureuses. C’est un recyclage intégral de l’expérience. Rien ne se perd.

Et la douleur, alors ? Le deuil. Comment l’intégrer au dispositif ? Elle ne se raconte pas. Elle se métamorphose. Elle cesse d’être un sentiment pour devenir une énergie. Une tension narrative. On la sent, cette tension, dans l’obsession de ses personnages pour les secrets, pour ce qui est caché, perdu ou inaccessible. On la sent dans cette méfiance envers un monde moderne, américain, froid, qui semble nier la complexité des âmes. La douleur personnelle est comme un acide qui dissout les certitudes ; et de cette dissolution, il fait une esthétique de la quête, du mystère, de la révolte. L’imaginaire n’est pas un refuge, c’est un laboratoire. Un endroit où la douleur peut être manipulée, mise en scène, et donc, d’une certaine manière, dominée. La perte devient le moteur d’une prolifération compensatoire. Pour combler un vide, il crée des mondes.

Ainsi, l’œuvre de Gustave Le Rouge ne se laisse pas lire comme un simple divertissement. Elle se donne à voir comme un processus. Un processus de résilience par la fabrication. Il n’a pas transcendé ses contraintes ; il les a incorporées. Il en a fait les rouages et les engrenages de sa machine à écrire. La facture sous la table, le souvenir de l’échec, l’ombre du chagrin : tout est matière première. Tout est transformé. Il nous montre, en actes, que l’écriture n’est peut-être rien d’autre que cela : l’art de faire de la nécessité, non seulement une vertu, mais une architecture. Une maison des possibles bâtie avec les pierres du réel.