L’instituteur

L’arrière-grand-père n’est pas né dans une année quelconque, mais au moment précis où l’État français, incarné par Ferry, décrétait que des millions de petits Français, dont lui, auraient un destin différent de celui de leurs parents. L’État a tracé un chemin, et Charles Brunet a marché dessus, jusqu’à devenir celui qui, à son tour, le traçait pour d’autres.

Notre date de naissance nous place d’emblée dans un flux d’Histoire, avec ses lois, ses guerres, ses révolutions techniques et ses courants de pensée qui vont nous modeler autant que notre famille. Mon intention est de ne pas les séparer. De montrer comment le carrelage rouge et blanc de la cuisine et les lois scolaires de 1883 sont les deux faces d’une même vie.

C’est cette conversation entre le grand et le petit, l’intime et le collectif, qui donne à cette quête, je l’espère sa puissance et son universalité. je ne veux pas raconter seulement une vie, mais montrez le tissage d’un siècle.


Le Peuple de 1883 : Une France rurale et ouvrière

Une marée paysanne : Imaginez une France où 4 Français sur 10 sont des paysans. Ce n’est pas encore l’exode rural massif ; c’est son point de bascule. Les campagnes sont pleines, vivantes, mais la mécanisation commence tout juste. Le travail est à la fois collectif (les moissons) et d’une solitude immense (la ferme isolée). C’est le monde que l’école de Ferry va chercher à "civiliser".

Le fourmillement des artisans et des ouvriers : L’industrie n’en est plus à ses balbutiements. C’est l’âge d’or du textile, de la métallurgie et de la mine. Dans le Nord et l’Est, les cheminées d’usine crachent une fumée qui symbolise autant le progrès que l’aliénation. La classe ouvrière se constitue, dure à la tâche, souvent misérable, et commence à s’organiser.

Une bourgeoisie triomphante : C’est "le monde d’hier" de Proust en gestation. Une bourgeoisie d’affaires, industrielle et rentière, qui impose son mode de vie et ses valeurs dans les beaux quartiers de Paris et des grandes villes.

Les Artères de la Nation : Vitesses et Lenteurs

Le cheval, souverain incontesté : Dans les villes, c’est le trot des fiacres, le pas lourd des chevaux de trait qui tirent les omnibus. À la campagne, la charrette est le moyen de transport universel. Le rythme est celui du pas du cheval. Les distances sont longues, le village est souvent le seul horizon.

Le rail, révolution en cours : Le réseau ferré français est en pleine expansion. Le train n’est plus une curiosité, c’est devenu le système nerveux de la nation. Il rétrécit l’espace et le temps. Il permet l’unité nationale (on diffuse les journaux parisiens), l’acheminement des marchandises, et commence à vider les campagnes en offrant une fuite vers la ville et ses usines. C’est le premier grand prédateur de la France rurale.

La bicyclette, une curiosité : Le vélocipède à grande roue existe, c’est un objet de sport pour riches excentriques. La "petite reine" démocratique n’arrivera que plus tard.

Le Paysage Sonore et Olfactif

Les odeurs : L’odeur du crottin de cheval est partout en ville. Celle du charbon, de la suie et de l’acier chaud dans les faubourgs industriels. À la campagne, c’est l’odeur du fumier, du foin et de la terre labourée.

Les bruits : Le martèlement des marteaux-pilons dans les forges, le sifflet de la locomotive, le tocsin de l’église qui rythme encore le temps, le silence écrasant des nuits sans électricité, troublé seulement par le vent et les animaux.

C’est ce monde-là, à la charnière entre la civilisation du cheval et celle de la machine, entre la France des villages et celle des banlieues ouvrières, que l’instituteur de la IIIe République a pour mission d’unifier et de moderniser. Il est le soldat d’une guerre pacifique contre l’ignorance et le particularisme local, au moment même où les forces qui vont transformer en profondeur le visage de la France sont déjà à l’œuvre.


ÉVÉNEMENTS NATIONAUX FRANÇAIS

  1. L’Âge d’Or des Lois Laïques (Suite des Lois Ferry)

L’école publique devient le creuset de la République. L’instruction obligatoire, gratuite et laïque (lois de 1881-1882) commence à s’appliquer sur tout le territoire.

C’est l’année où l’État forme les premiers instituteurs laïcs qui remplaceront les congrégations religieuses. Charles Brunet est littéralement un enfant de ce projet.

  1. L’Affaire du Tonkin et la Chute de Jules Ferry (30 mars)

Le gouvernement Ferry est renversé à la Chambre, accusé d’être trop "mou" dans l’expédition coloniale au Tonkin (Nord-Vietnam).

C’est la fin du "Grand Ministère" de Jules Ferry, bien que son œuvre scolaire lui survive. Cet événement montre les profondes divisions entre partisans de la Revanche (contre l’Allemagne) et partisans de l’Expansion Coloniale.

  1. L’Affaire de la Rue des Rosiers (27 août)

À Paris, dans le quartier juif du Marais, une rixe entre ouvriers français et ouvriers immigrés juifs d’Europe de l’Est tourne au pogrom. La foule crie "Mort aux Juifs !".

Cet événement, souvent oublié, est un symptôme de la montée d’un nationalisme xénophobe et antisémite qui marquera la fin du siècle (et préfigure l’Affaire Dreyfus).

  1. Inauguration du Musée Grévin (5 juin)

Ouverture du célèbre musée de cire à Paris. C’est un symbole de la nouvelle culture de masse et du divertissement bourgeois qui se développe.

ÉVÉNEMENTS INTERNATIONAUX

  1. Éruption du Krakatoa (Indonésie, 26-27 août)

L’explosion volcanique la plus violente de l’histoire moderne ravage les îles indonésiennes et provoque un tsunami meurtrier.

Ses cendres modifient le climat planétaire pendant des mois, créant des "soleils bleus" et des couchers de feu spectaculaires dans le monde entier, y compris en France. C’est un événement médiatique mondial grâce au télégraphe.

  1. Pacte de la Triple-Alliance (Allemagne, Autriche-Hongrie, Italie)

Renouvellement secret de l’alliance militaire qui oppose la France en Europe. Ce système d’alliances qui divise l’Europe en deux blocs hostiles rendra la Première Guerre mondiale quasi inévitable.

  1. Ouverture du Métro de Londres (Électrification)

La première ligne de métro électrifiée entre en service. C’est la démonstration éclatante de la supériorité technologique et industrielle des grandes puissances.

  1. Fondation de la Ligue de l’Enseignement en Belgique

Sur le modèle français, création d’un mouvement laïque pour l’éducation populaire. Preuve que les idéaux républicains de Ferry essaiment au-delà des frontières.

SYNTHÈSE : LE MONDE EN 1883 VU PAR UN NOUVEAU-NÉ L’année de naissance de Charles Brunet est celle où :

La République installe son école dans le moindre hameau comme à Huriel.

La France se déchire déjà entre colonialistes et revanchards.

La science montre à la fois sa puissance (électricité, trains) et ses limites face aux cataclysmes naturels (Krakatoa).

L’Europe se prépare silencieusement à la guerre par des traités secrets.

C’est dans ce monde en tension - entre progrès technique et poussées nationalistes, entre idéaux républicains et tentations autoritaires - que mon aïeul a grandi, pour devenir plus tard l’un de ces instituteurs qui devaient précisément apaiser ces tensions par l’instruction et la raison.

LE PAYSAGE ARTISTIQUE FRANÇAIS : ENTRE OFFICIEL ET RÉVOLTE

  1. La Peinture : L’Impressionnisme s’impose, le Post-Impressionnisme naît

Le Triomphe Contesté : L’Impressionnisme, après des débuts scandaleux, commence à être reconnu. Manet expose Un bar aux Folies Bergère (1882), œuvre-manifeste qui fascine et déroute par sa complexité spatiale. Monet est à Giverny et commence sa série des Maisons de Parlement à Londres. Renoir, lui, est en pleine "crise ingresque", revenant à un dessin plus classique.

La Nouvelle Génération : C’est l’heure des héritiers révoltés. Georges Seurat, 24 ans, travaille dans l’ombre à son immense toile Une baignade à Asnières. Il invente une technique nouvelle, rigoureuse et scientifique : le Divisionnisme (ou Pointillisme), qui sera révélée au public en 1884 et fera l’effet d’une bombe.

Le Salon Officiel : Au Salon des Artistes Français, la peinture "pompier" règne encore en maître, célébrant l’histoire, la mythologie et la vertu dans un style lisse et académique. C’est le genre d’art que l’État achète et que le grand public admire.

  1. La Littérature : Naturalisme et Décadence

L’Apogée du Naturalisme : Émile Zola est au sommet de sa gloire et de son influence. Il publie Au Bonheur des Dames, célébration et critique du nouveau capitalisme des grands magasins. Le roman observe la société avec la froideur d’un scientifique.

La Réaction : En réaction contre ce matérialisme, l’esthétique de la Décadence et du Symbolisme émerge. Joris-Karl Huysmans publie À rebours, bible du mouvement, qui prône le culte de l’artificiel, du rare et de la sensation raffinée. C’est une œuvre culte pour toute une génération d’artistes en rupture.

La Poésie : Stéphane Mallarmé tient ses "mardis", réunissant dans son appartement parisien les jeunes poètes (comme Paul Valéry) qu’il initie à sa poésie hermétique et pure.

  1. La Musique et le Spectacle

Opéra et Opérette : C’est l’époque de Charles Gounod et de Jacques Offenbach. La musique est encore très mélodique et romantique.

Les Cafés-concerts : Lieux de divertissement populaire par excellence, ils voient naître les premières "stars" de la chanson, comme Thérésa, connue pour sa voix puissante et son répertoire comique ou sentimental.

LE PAYSAGE INTERNATIONAL : LES GERMES DE LA MODERNITÉ

  1. Architecture et Arts Décoratifs : La Révolution en Marche

La Première Maison en Béton Armé est construite aux États-Unis par William E. Ward. C’est une révolution structurelle qui annonce l’architecture du XXe siècle.

Le mouvement Arts & Crafts, initié par William Morris en Angleterre, prône un retour à l’artisanat et une synthèse de tous les arts, en réaction à la laideur de l’industrie. Il influencera profondément l’Art Nouveau.

  1. Littérature Étrangère

Friedrich Nietzsche (Allemagne) publie Ainsi parlait Zarathoustra (1ère partie). Son prophète solitaire annonce la "mort de Dieu" et l’avènement du Surhomme. C’est un séisme philosophique dont les ondes mettront du temps à atteindre la France.

Robert Louis Stevenson (Écosse) publie L’Île au trésor, qui définit pour longtemps le roman d’aventures moderne.

Mark Twain (États-Unis) publie Life on the Mississippi, mêlant souvenirs et réflexions sur l’Amérique.

  1. Musique

Richard Wagner meurt à Venise. Son influence est immense et controversée en France, divisant le monde artistique entre "wagnériens" fervents et anti-wagnériens nationalistes. Sa conception de l’œuvre d’art totale (Gesamtkunstwerk) inspire profondément les symbolistes.

SYNTHÈSE : L’ANNÉE 1883, UNE CHARNIÈRE INSOUPÇONNÉE Le paysage artistique de 1883 est donc un monde d’une incroyable dualité :

D’un côté, un art officiel et populaire qui célèbre le réel, la narration et la beauté conventionnelle (Zola, le Salon, l’opérette).

De l’autre, un art d’avant-garde qui, partout, cherche à s’en échapper :

Soit par la sensation pure (les Impressionnistes),

Soit par la théorie et la science (Seurat),

Soit par le rêve et l’artificiel (les Décadents),

Soit par la révolte philosophique (Nietzsche).

Quand Charles Brunet naît à Huriel, Vincent van Gogh, 30 ans, erre encore en Hollande, cherchant sa voie. Paul Cézanne, 44 ans, travaille dans l’isolement à Aix-en-Provence. Leurs révolutions, qui éclateront quelques années plus tard, couvent déjà.

C’est dans ce bouillonnement créatif, entre le tangible et l’invisible, entre la description du monde et sa réinvention, que grandira l’instituteur. Et il est fascinant de penser que, des décennies plus tard, il aurait pu tenir entre ses mains, dans sa classe de Saint-Bonnet-de-Tronçais, un manuel illustré par des reproductions de tableaux qui, en 1883, faisaient encore scandale.

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L’instituteur

rêves

Les nuits où je rêvais de Charles Brunet ne se ressemblaient pas. Il y eut d'abord, vers mes dix ans, les nuits de la leçon. Sa main, qui sentait l'encre et le bois des pupitres, m'attrapait par l'oreille. « Tu as encore menti, petit farceur. » Son haleine avait le parfum mentholé des pastilles Vichy qui crépitaient contre son palais. Il ne traçait pas au tableau, mais sur le plancher de ma chambre – avec sa canne, il gravait en pointillé : Menteur picoteur, les grenouilles t'attraperont. « Écris-le cent fois, me disait-il à travers le bois, sa voix provenant de sous le plancher. Apprends à écrire tes mensonges, au moins ils serviront à quelque chose. » Je me réveillais avec la paume cramoisie, comme si j'avais vraiment écrit. La frontière était poreuse : le rêve, le mensonge, l'écriture. Tout se confondait. Charles Brunet, mort depuis des années, poursuivait son enseignement nocturne, et dans ma bouche persistait le goût des pastilles Vichy auxquelles je n'avais plus jamais voulu toucher depuis son enterrement. Puis vint la nuit d'Osny, au pensionnat Saint-Stanislas, alors que j'avais douze ans. Cette nuit-là, pour la première fois, je sus voler. Non pas cette ascension laborieuse des rêves d'enfance, mais un envol absolu, souverain, comme une évidence. Le rêve était saturé à mille pour cent – les couleurs hurlaient, l'air avait la consistance du miel. Je fendais la nuit de la région parisienne, survolais Pontoise endormie, lorsque la nostalgie me transperça. Une force irrésistible m'aspira vers le sud, vers la maison de La Grave. Je le vis alors : Charles Brunet, debout devant la maison, les deux mains appuyées sur sa canne. Il leva la main – non pas le geste théâtral de l'instituteur, mais un petit signe amical, complice, comme s'il m'attendait. Ses yeux riaient. Le réveil m'arracha. Je retrouvai ma cellule de pensionnaire, les draps rêche, l'odeur de cire et de soupière. Les sanglots montèrent, non de tristesse, mais de colère. On ne devrait jamais se réveiller d'un tel rêve.|couper{180}

depuis quelle place écris-tu ? fictions brèves imaginaire

L’instituteur

L’instituteur

Le mensonge fut mon liquide amniotique. Depuis le for intérieur de ma mère, je sus que je la décevrai ; elle rêvait d'une fille, imaginait déjà la couleur du papier peint de ma chambre à coucher, les tons pastels, les peluches qu'elle n'avait pas eues enfant. Son mensonge s'infiltra dans mon sang comme une drogue ; je n'ose pas dire un poison, car sans cela, il est tout à fait possible que je n'eusse jamais eu l'outrecuidance d'écrire. Je suis né prématurément à Paris, durant la semaine des barricades à Alger ; je ne sais plus vraiment si c'était quatre ou huit semaines avant terme. Ce dont je me souviens, c'est d'un arrachement qu'immédiatement je transformai en abandon. Placé dans une couveuse à l'hôpital Saint-Michel, mes premiers contacts avec l'air que je respirai furent tintés d'absence, de manque, et laissèrent dans mes poumons, dans mes nerfs, mon sang, la trace d'une atrocité sans nom. Durant toute mon enfance, il me semble que j'ai manqué de souffle, comme d'envergure ; ceci m'explique sans doute la quantité de rêves de vol dont je me souviens encore. S'envoler vers le ciel, vers l'azur, devait être synonyme de respirer ; et cette difficulté à le faire durant la journée, les colères, les rages que j'en éprouvais, se décantaient dans des plages oniriques, souvent récurrentes. Ainsi, il pouvait m'arriver d'entreprendre un rêve de vol le dimanche soir et de le maintenir, surtout dans son échec, jusqu'au dimanche suivant. Ce fut bien plus tard que je découvris la manière de s'envoler et que j'appris à la reproduire, l'élément central, essentiel, étant une certaine forme de nonchalance, une certaine façon d'attaquer du talon le sol de la rêverie, toujours étonnamment solide, comme s'il s'agissait d'un sol réel. Cette occupation me prenait un temps important et, assez rapidement, je découvris que je pouvais effectuer mes tentatives, pratiquer le petit jeu des échecs et des réussites, même en classe où je m'ennuyais terriblement. Mes parents habitaient à l'étage d'une grosse maison dans le quartier de La Grave, sur la rue Charles Vénua, à quelques centaines de mètres du carrefour du Lichou (ici, il faudrait retrouver le nom de la route départementale qui relie Vallon-en-Sully à Montluçon et, dans l'autre sens, vers Saint-Amand-Montrond ; je me souviens vaguement d'une D 915, anciennement route nationale 145, après vérification). Au rez-de-chaussée de la maison vivait encore mon arrière-grand-père, Charles Brunet, né en 1883 dans la commune voisine d'Huriel, soldat de la Grande Guerre et hussard noir de la République, c'est-à-dire instituteur depuis les années vingt, dans le village de Saint-Bonnet-le-Désert, devenu depuis Saint-Bonnet-de-Tronçais, à l'orée des chênes multicentenaires plantés sur les ordres de Colbert. Entre lui et moi, je crois que des liens invisibles se formèrent très tôt ; sa chambre à coucher se trouvant, fortuitement, exactement sous la mienne. Je me suis souvent demandé si les influences de ce vieillard, déjà fort chenu, ne se seraient pas infiltrées au travers du plancher pour me rejoindre, et inversement. Les rares souvenirs que j'ai conservés de lui sont avant tout des souvenirs sonores : « Menteur picoteur, les grenouilles t'attraperont ; menteur picoteur, les crapauds te mangeront. » Et il suffit que j'écrive cette formule magique pour que je le voie tout entier, surmonté de sa touffe de cheveux blancs en bataille, sourcils broussailleux, et œil perçant et malicieux. Né à Paris dans le quinzième arrondissement, je suis resté quatre ans chez mes grands-parents paternels pour des raisons longtemps restées obscures. Puis j’appris la difficulté du couple parental, la guerre d’Algérie, les relations houleuses, la démobilisation, les cours du soir, l’élan qu’avait impulsé la fin d’une autre guerre. Nous n’étions plus vraiment sur le seuil des Trente Glorieuses, il fallait se hâter d’accéder à je ne sais quel idéal, certainement une espèce de rêve américain revu et corrigé par De Gaulle puis Pompidou. Mon père notamment avait un effroi pathologique de la pauvreté, sans doute parce qu’il avait connu des temps de disette autrefois dans sa propre enfance. Contrairement à ce que j’ai pu imaginer souvent, la vie dans les campagnes durant la Seconde Guerre mondiale n’était pas facile ; bien que les potagers existassent, ils ne produisaient leurs fruits que durant une période courte de l’année, les denrées n’étaient pas accessibles, et souvent j’ai entendu des histoires concernant des breuvages affreux se faisant passer pour du café, ou encore les mots « rutabaga », « topinambour », dont on avait d’ailleurs tant soupé qu’on ne voulait plus en entendre parler. Mon père était représentant de commerce pour une société de couvertures asphaltées ; il y était entré grâce à ses états de service durant l’Algérie, comme de nombreux collègues. Ma mère n’était pas vraiment d’accord pour épouser le statut de femme au foyer ; elle avait appris la couture et, très vite, trouva un emploi pour une société du Sentier à Paris, un ouvrage qui s’effectuait au début par correspondance : la création de robes de mariées. Ainsi, nous étions devenus des ruraux avant que je n’aie même le temps de me familiariser à une condition citadine. La légende familiale, tenace, dit que très tôt je sus lire et écrire, sans doute poussé par ma grand-mère paternelle qui était la fille de Charles Brunet, et aussi dans une certaine mesure un échec auquel il avait dû s’habituer : car lui aurait bien aimé se perpétuer dans un être de sexe masculin. illustration : Des parachutistes, qui ont fraternisé avec les insurgés, sont alignés le 31 janvier 1960 devant les barricades dressées à Alger pendant la "semaine des barricades". (JEAN-CLAUDE COMBRISSON / AFP)|couper{180}

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L’instituteur

L’instituteur

Le poids d'un silence Le soir, dans le silence de l'école vide, il prépare la leçon d'histoire. Les Grandes Découvertes. Sa main trace au crayon la route de Vasco de Gama, mais ses yeux voient autre chose. Une côte aride, brûlée par un soleil qui n'avait rien de français. L'odeur de la mer, de la poudre et de la fièvre. Les mouches sur les blessés qu'on ne pouvait évacuer. Le sifflement des shrapnels au-dessus des barges. Le bruit particulier que fait un corps en tombant d'une falaise. C'était aux Dardanelles. Un nom qui, pour les autres, évoquait un lointain échec stratégique. Pour lui, c'était le goût du cognac volé pour se donner du courage, le visage d'un gamin de Marseille, tué à ses côtés avant même d'avoir posé le pied sur la plage. Il n'en avait jamais parlé. Une fois seulement, des années plus tard, il avait murmuré à son frère, dans l'embrasure d'une porte, des mots que j'avais surpris : « Là-bas, c'était pas la guerre, c'était... autre chose. On était de la chair à canon sur un rivage maudit. » Il n'avait jamais su que j'avais entendu. Maintenant, face à la carte du monde, il se tait. Comment leur parler de la grandeur de la France, quand on a vu ses fils mourir pour un détroit turc ? Il prend l'éponge, efface le tracé de son crayon. Demain, il parlera des Gaulois. C'est plus simple. C'est plus loin. Le Choix du Soldat-Maître Instruire après avoir détruit. Enseigner la paix après avoir pratiqué la guerre. Parler de la grandeur de la France quand on a vu sa misère glorieuse. Son caractère ne s'est pas simplement forgé dans la boue des tranchées ou sur les rivages des Dardanelles. Il s'est cristallisé dans le choix délibéré de se tenir debout, chaque matin, face à des enfants, avec pour seule arme une craie et un principe : que le savoir pouvait être une digue contre la barbarie. Il devait regarder ces visages innocents et se demander, chaque jour, lequel d'entre eux ne reviendrait pas, un jour, d'une autre guerre. Son enseignement n'était pas un simple métier. C'était un acte de foi, peut-être le plus radical qui soit. Croire malgré tout à la perfectibilité humaine. Croire que la leçon de morale pouvait l'emporter sur la leçon de violence. L'instituteur public, hussard noir, était sa dernière et plus noble tranchée. Et il la tenait, non par devoir, mais par une conviction farouche, chevillée à l'âme. C'était un homme qui avait vu le monde voler en éclats et qui avait choisi, patiemment, d'en recoller les morceaux avec l'intelligence des enfants. C'est pour cela que, dans mon souvenir, il reste un homme de fort caractère. Non par dureté, mais par ténacité silencieuse. Sa force n'était pas dans ce qu'il racontait, mais dans ce qu'il avait décidé de taire pour continuer à construire.|couper{180}

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