19 décembre 1964, Vallon-en-Sully, quartier de la Grave. Je veux écrire pour comprendre ce que la figure de mon arrière-grand-père dépose en moi. La cuisine revient la première : cuisinière à bois, cafetière posée, odeur de caramel tiède. À gauche la paillasse et l’évier. Au sol un damier rouge et blanc qui use les semelles. Le transistor parle : Malraux pour l’entrée de Jean Moulin au Panthéon. La scansion me saisit. Après la réclame, les Beatles. Je n’éprouve rien. Bruit compact, paroles incomprises. Charles Brunet se lève, coupe la radio. Tic-tac de l’horloge, oiseaux dehors, froid sec. Il sort sa montre à gousset comme on vérifie la mesure d’une vie. Il me demande si je n’ai pas mieux à faire, aider ma mère, lire, ou partir. J’obéis. Muguette passe par la porte vitrée, blouse de nylon, mise en plis, propose d’aller au bourg. Gravier, claquement du portail, moteur d’une 2CV fourgonnette neuve. Je pense à mes Pulmoll volées et à la honte ordinaire de l’enfance. Je note les objets, les gestes, les voix. Je n’essaie pas d’embellir. J’essaie d’établir. Ce matin-là existe pour dire ce que je dois à sa rigueur et à son silence, et ce que j’en retiens aujourd’hui.
Je suis dans la cuisine et tout tient à peu de chose, la chaleur sur la joue quand j’ouvre le rond de la cuisinière, l’odeur qui monte, café presque caramel, et je reste là parce que je n’ose pas bouger, le transistor crache Malraux, les mots tombent comme des pas lents sur le carrelage rouge et blanc, et alors je me dis que c’est grand, que c’est trop grand pour moi, et ensuite la réclame, et les Beatles, un bloc de bruit qui me repousse, je n’y comprends rien, je n’y veux rien. Charles se lève, son corps se déplie, les bretelles claquent un peu, il coupe la radio, et le silence n’est pas un silence, c’est le tic-tac derrière le mur, les oiseaux dehors, le froid sec qui se faufile par la porte, et je voudrais qu’il ne me voie pas. Il sort la montre à gousset, la fait glisser dans sa paume, regarde sans parler, puis me demande si je n’ai pas mieux à faire, aider, lire, partir, et je sens que c’est pour mon bien mais ça serre quand même. Une silhouette bouge derrière la vitre, Muguette déjà sur le paillasson, blouse de nylon, voix trop aiguë, elle propose le bourg, puis repart, gravier, portail, moteur de 2CV qui tousse et s’arrache, et moi je compte mes fautes minuscules, les Pulmoll piquées, la langue qui pique un peu, la honte qui tient au fond de la gorge, et pourtant je reste, je tiens, je respire dans l’odeur du café, comme si ce matin d’hiver pouvait décider de ce que je deviendrai.
Livre en cours de lecture : Jean Coste de Antonin Lavergne
Emission France Culture sur Jules Ferry à retrouver
à lire aussi : le Jean Coste de Péguy. / également l’Orange de Noël Michel Peyramaure
Voir aussi Léon Frapié, l’institutrice de province.
textes qui font référence à Charles Brunet