Fragment 1 – Départ

C’est dimanche. Le père cure sa pipe. La mère s’affaire : sandwiches, serviettes, crème solaire. Je porte un regard distrait sur la Simca 1000. Dans le panier d’osier, des morceaux de pain s’échappent des bords. Mon frère vérifie une dernière fois les lacets de ses chaussures, comme s’il partait pour une expédition.

Mon père dit : « Allez, on y va. »
Le moteur rugit . Je cours ouvrir le portail. Tout est prêt, tout doit être prêt.

Fragment 2 – Sur la route

La route vers Saint-Bonnet serpente, monte, descend. La Simca 1000 peine sur les pentes. Le père rétrograde en seconde, la main gauche sur le volant, la droite qui rallume sa pipe. La vitre est baissée. Je vois le bout rougeoyant de son tabac.

Je tousse. Nous toussons. La mère allume une Benson & Hedges. Le mélange des odeurs s’accroche à la voiture. L’air vibre de chaleur. La côte du Cluzeau se rapproche.

Fragment 3 – Charles Brunet

Il y a une photographie dans le salon de Charles Brunet. Un gamin aux cheveux bouclés, vêtu d’une blouse, y fixe l’objectif. Cette photo ne bouge pas, mais elle a plus de vie que les conversations silencieuses qui flottent dans cette maison.

En juillet 1969, dans cette même pièce, je découvre l’écran noir et blanc où l’homme marche sur la lune. Neil Armstrong saute, et soudain je revois ce gamin de la photographie. Il saute aussi. Je ne sais pas si c’est lui, ou si c’est moi.

Fragment 4 – L’étang

L’étang s’ouvre devant nous comme une parenthèse. Les châtaignes d’eau flottent en surface. Le père entre lentement dans l’eau. Il disparaît, ou presque. Je vois son crâne, puis seulement une silhouette qui rétrécit, happée par l’horizon.

Nous restons sur la berge : ma mère, mon frère et moi. L’eau est chaude, le vent léger. Le silence du père, au loin, me hante. J’aimerais qu’il reste près de nous. J’aimerais nager avec lui. Mais je reste immobile.

Fragment 5 – La maison de La Grave

Chaque fois que je retourne à La Grave, je ralentis. Je passe devant la maison familiale, je regarde la côte du Cluzeau. Elle m’appelle, encore. J’emprunte toujours le même chemin.

En haut, l’air explose dans mes poumons. L’espace immense du ciel se mêle à la terre.

Fragment 6 – Une bicyclette rouge

Quelques jours après avoir reçu mon vélo, je pars pour Saint-Bonnet. Le vélo est rouge, Mercier, flambant neuf. Je pédale longtemps, plus longtemps que prévu.

J’arrive. L’étang est là, fidèle. L’eau est noire, scintillante. Je pose ma bicyclette contre un tronc. Je m’approche. Rien n’a changé. Tout est là. Mais moi, je suis ailleurs.

Fragment 7 – Mars

Je m’arrête d’écrire. Nous sommes en mars. Je pense à février, à ces deuils. Ma mère, partie en 2001. Mon père, en 2013. Ces mois deviennent des lieux. Des points sur une carte que je ne quitte pas.

Je respire l’odeur du matin, cette autre campagne. Elle s’accroche à moi, me rappelle ce que j’ai voulu étouffer : un bourgeon, trop impatient, qui éclate avant l’été.

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