01 mars 2022

Fragment 1 – Départ

C’est dimanche. Le père cure sa pipe. La mère s’affaire : sandwiches, serviettes, crème solaire. Je porte un regard distrait sur la Simca 1000. Dans le panier d’osier, des morceaux de pain s’échappent des bords. Mon frère vérifie une dernière fois les lacets de ses chaussures, comme s’il partait pour une expédition.

Mon père dit : « Allez, on y va. »
Le moteur rugit . Je cours ouvrir le portail. Tout est prêt, tout doit être prêt.

Fragment 2 – Sur la route

La route vers Saint-Bonnet serpente, monte, descend. La Simca 1000 peine sur les pentes. Le père rétrograde en seconde, la main gauche sur le volant, la droite qui rallume sa pipe. La vitre est baissée. Je vois le bout rougeoyant de son tabac.

Je tousse. Nous toussons. La mère allume une Benson & Hedges. Le mélange des odeurs s’accroche à la voiture. L’air vibre de chaleur. La côte du Cluzeau se rapproche.

Fragment 3 – Charles Brunet

Il y a une photographie dans le salon de Charles Brunet. Un gamin aux cheveux bouclés, vêtu d’une blouse, y fixe l’objectif. Cette photo ne bouge pas, mais elle a plus de vie que les conversations silencieuses qui flottent dans cette maison.

En juillet 1969, dans cette même pièce, je découvre l’écran noir et blanc où l’homme marche sur la lune. Neil Armstrong saute, et soudain je revois ce gamin de la photographie. Il saute aussi. Je ne sais pas si c’est lui, ou si c’est moi.

Fragment 4 – L’étang

L’étang s’ouvre devant nous comme une parenthèse. Les châtaignes d’eau flottent en surface. Le père entre lentement dans l’eau. Il disparaît, ou presque. Je vois son crâne, puis seulement une silhouette qui rétrécit, happée par l’horizon.

Nous restons sur la berge : ma mère, mon frère et moi. L’eau est chaude, le vent léger. Le silence du père, au loin, me hante. J’aimerais qu’il reste près de nous. J’aimerais nager avec lui. Mais je reste immobile.

Fragment 5 – La maison de La Grave

Chaque fois que je retourne à La Grave, je ralentis. Je passe devant la maison familiale, je regarde la côte du Cluzeau. Elle m’appelle, encore. J’emprunte toujours le même chemin.

En haut, l’air explose dans mes poumons. L’espace immense du ciel se mêle à la terre.

Fragment 6 – Une bicyclette rouge

Quelques jours après avoir reçu mon vélo, je pars pour Saint-Bonnet. Le vélo est rouge, Mercier, flambant neuf. Je pédale longtemps, plus longtemps que prévu.

J’arrive. L’étang est là, fidèle. L’eau est noire, scintillante. Je pose ma bicyclette contre un tronc. Je m’approche. Rien n’a changé. Tout est là. Mais moi, je suis ailleurs.

Fragment 7 – Mars

Je m’arrête d’écrire. Nous sommes en mars. Je pense à février, à ces deuils. Ma mère, partie en 2001. Mon père, en 2013. Ces mois deviennent des lieux. Des points sur une carte que je ne quitte pas.

Je respire l’odeur du matin, cette autre campagne. Elle s’accroche à moi, me rappelle ce que j’ai voulu étouffer : un bourgeon, trop impatient, qui éclate avant l’été.

Texte original

Pour continuer

Carnets | mars 2022

31 mars 2022

La vérité et le mensonge sont les mots que nous employons dans cette dimension. Pourtant, ces termes nous éloignent souvent de ce point particulier où il est possible de demeurer en paix, à condition de rester silencieux, de ne pas penser avec des mots. Lorsque je fais attention à l’instant présent, je réalise que ce que je perçois n’a souvent rien à voir avec les notions de vérité ou de mensonge telles qu’on me les a inculquées. Dire sa vérité doucement, en la laissant d’abord émerger en soi, constitue le commencement d’une aventure extraordinaire. Mon erreur, sans doute, fut de la proclamer trop fort, à trop de personnes qui ne souhaitaient pas l’entendre. Je saisis donc cet instant pour leur demander pardon si elles estiment encore que je les ai blessées. Depuis toujours, ce qui me guide est une aversion viscérale pour l’injustice, une aversion qui n’a nul besoin du secours du raisonnement. Au contraire, chaque tentative de rationalisation me détourne de mes intuitions premières, de ce qui me paraît juste ou injuste. Je serais bien incapable de dire d’où me vient cette sensation. Elle est présente depuis le commencement. Parfois, je dirais même qu’elle précède ma propre existence, qu’elle appartient à l’être que je suis avant que celui-ci ne se confonde avec cet avatar que je suis contraint de reconnaître comme moi-même.|couper{180}

Carnets | mars 2022

24 mars 2022

Parmi tous les personnages de cette histoire abracadabrante, il est temps d’évoquer le professeur. Et si possible sans porter préjudice à celui-ci. C’est à dire en pesant le pour et le contre comme on le fait d’ordinaire pour se faire une idée à peu près juste de quoique ce soit. Impossible donc de pénétrer dans les extrêmes. Il n’y aura ni louange ni accablement. Juste l’observation la plus objective possible des faits. A très exactement 10h52 minutes le professeur commence à s’agacer et sort précipitamment pour fumer une cigarette. Dehors il fait encore un peu frais mais il fait beau temps. Un bref coup d’œil sur l’ampélopsis squelettique du mur ouest de la cour et qui commence à se peupler de longs bourgeons, inspire au professeur un bref réconfort. Il en profite pour faire le point rapidement car il se trouve aux prises avec un os. Avec cette élève là, la magie du professeur n’opère pas. Elle ne cesse de clamer qu’elle ne sait pas où elle va, que le tableau qu’elle est en train de faire ne veut rien dire, que tout est moche et qu’elle ne sait pas si elle reviendra le mois suivant. A partir de là le professeur a le choix. Soit il rentre à nouveau dans la pièce et il dit : — Effectivement c’est mieux que tu ailles voir ailleurs car tu me gonfles le boudin prodigieusement. ou bien Il peut aussi revenir dans l’atelier en disant : — C’est super ! l’ampélopsis commence à bourgeonner c’est vraiment le démarrage du printemps. Autre possibilité encore : — Tu sais c’est tout à fait normal de se sentir perdu au début, ce n’est que ta troisième séance, accroche-toi. Et même, il pourrait s’asseoir, prendre une feuille et lui montrer comment lui, le professeur, réalise un tableau abstrait sans réfléchir. En ajoutant en guise de préface peut-être : « l’important c’est de bien préparer ses couleurs sur la palette pour ne pas se freiner ensuite ou s’interrompre lorsqu’on peint et qu’il faut en refabriquer dans l’urgence. » Eureka se dit le professeur en éteignant son mégot. Et il fait effectivement ce qu’il a décidé en dernier recours sous le regard de son élève récalcitrante. Elle a les larmes aux yeux la bichette. Puis il dit ; — à toi de jouer ! en ajoutant un petit clin d’œil bienveillant, ça ne mange pas de pain se dit le professeur. Désespoir de l’élève qui reste les yeux rivés sur le tableau du professeur. — C’est vraiment pas compliqué dit encore le professeur. Tu prends le pinceau, tu le trempes dans la peinture et tu peins sans y penser, en t’amusant à poser la couleur. — … — Quels sont les trois mots importants ici et maintenant ? se sent contraint d’ajouter encore le professeur, je vous les rappelle : Accepter Plaisir Enthousiasme. — Maintenant si vous tenez à souffrir absolument, libre à vous, mais sachez que ce n’est pas du tout nécessaire pour réaliser cet exercice. — Moi je ne peux toujours pas m’empêcher de souffrir quand je peins dit une autre élève comme pour rassurer sa voisine éplorée. — c’est parce que tu crois que souffrir te préservera de faire « n’importe quoi » , parce que tu crois que souffrir est la seule solution pour un but une destination, un accouchement… Dit le professeur. Puis il s’adresse au groupe dans son ensemble : — Ce que vous appeler une destination un but c’est du déjà vu, c’est un cliché auquel vous vous accrochez comme une moule à son rocher. Oubliez ces choses idiotes, peignez et surprenez vous.|couper{180}

Carnets | mars 2022

23 mars 2022

Détruire, construire, respiration de peintre|couper{180}