Autofiction et Introspection
Habiter n’est pas impossible, mais c’est un vrai problème pour le narrateur. Il occupe des lieux sans jamais vraiment y entrer. Maison, atelier, villes traversées : ils existent, mais restent comme à distance. Il imagine que peindre ou écrire l’aidera à habiter autrement, à investir un espace intérieur qui compenserait l’absence d’ancrage. Mais cela demeure du côté du fantasme. Le réel, lui, continue de glisser, indifférent.
C’est de ce décalage que naissent ces fragments. Écrire pour traverser l’évidence, pour examiner ce qui ne s’examine pas. Écrire comme tentative d’habiter, sans garantie d’y parvenir.
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Carnets | avril 2023
1er avril 2023
Je viens de renouveler quelques abonnements en ligne : tous mes prélèvements mensuels via PayPal avaient été refusés à la suite d’une vilaine arnaque. Les banques, pour ça, n’ont pas fait de chichi — à croire qu’elles sont rodées à ce genre d’exercice. Opposition de carte, dossier de remboursement, nouvelle carte reçue en quelques jours à peine. Du coup, j’ai désormais un doute quant à PayPal, qui ne m’a même pas répondu lorsque j’ai repéré le pot aux roses : des prélèvements sauvages sur mon compte pro et sur mon compte perso. Heureusement que nous n’avons pas encore cette fameuse puce électronique directement fichée dans l’œil ou dans la cervelle... Je me demande comment il faudrait ensuite modifier ce moyen de paiement en cas de pépin, de piratage. Une opération chirurgicale à chaque fois pour tout remettre d’aplomb ? On semble bien partis vers ça. Mais j’imagine qu’ils pourront reconfigurer les puces à distance — les hackers aussi. Bref, ça promet. Je me sens de plus en plus décalé par rapport à ce monde. J’attribue ce phénomène à l’âge, à une forme de fatigue de la répétition, à une répugnance de plus en plus aiguë vis-à-vis de la bêtise sous toutes ses formes. Surtout lorsque, abasourdi, je comprends qu’elle vient de moi avant tout. Toujours une certaine naïveté — qui est, je crois, une rançon à payer pour je ne sais quoi : cet enthousiasme obstiné, par exemple. Je suis décalé, presque totalement, mais enthousiaste, voire béat. Ce que j’ai vu arriver comme nouveautés en une vie est phénoménal : toutes ces inventions, cette technologie, ce saut quantique accompli par l’espèce en... quoi ? Soixante ans à peine ? Alors que, durant des millénaires, nous fûmes dotés de moyens rudimentaires — enfin, d’après la version officielle de l’histoire qu’on veut bien nous livrer. Hier, au dîner, nous recevions M. et C. La conversation a glissé vers notre vision commune de ce bond technologique. Encore que nous n’arrivions pas à décider si c’était une si bonne chose que cela. Difficile, en voyant l’isolement de nombreuses personnes de nos entourages, toutes connectées à leurs écrans. D’ailleurs, nous le sommes aussi, d’une certaine façon. Le mot « YouTube » est revenu plusieurs fois dans nos échanges, que ce soit à propos de peinture, de civilisations englouties, de science ou de danse. Nous sommes finalement tout autant asservis que n’importe qui d’autre. Ce qui me fait beaucoup réfléchir à ce qui se passerait si, soudain, une panne électrique générale nous privait de toutes ces facilités. J’y pense relativement souvent, je m’en rends compte. Comme si, quelque part, je l’attendais — cette panne générale — comme une libération. Cela me ramène régulièrement aux périodes austères traversées jadis. Des périodes que, sur le moment, j’ai pu considérer comme sombres, et qui aujourd’hui se nimbent à la fois de nostalgie et d’un sentiment de perte : celle d’une simplicité lumineuse. Ne presque rien posséder, sinon l’essentiel, et faire avec, créait une sensation de liberté extraordinaire, en contrepartie de ce qu’on nomme pauvreté. C’est cela surtout qui me rend nostalgique, pas tant une jeunesse passée ou un « c’était mieux avant ». C’est comme si j’avais eu la chance de vivre, à un moment de mon existence, au plus près de l’essentiel, et que, pour des raisons qui n’en sont pas, je l’eusse abandonné — voire trahi. Au profit de quoi, sinon d’une sécurité toute illusoire ? Un asservissement par cercles successifs, qui affermit son étreinte de plus en plus étroitement avec les années. Une sensation de défaite ou d’échec est souvent liée à ce constat. Mais je ne vois souvent que le côté négatif dans ces circonstances ; j’écarte tout de l’aventure fabuleuse qu’a été cette vie. Peut-être une résistance obstinée et trop frontale, en même temps qu’une fausse servilité dans laquelle je me serais embourbé, victime des habitudes. Toujours ce paradoxe, le cul entre deux chaises. Et en même temps, des bouffées d’enthousiasme et de béatitude effrayantes. Un genre de folie douce qu’on pourrait appeler contemplation, émerveillement. Assez rare de rencontrer ces facultés chez mes proches, comme chez mes contemporains en général. Ce qui fait que je ne les exhibe pas. Cette considération miraculeuse envers le monde, je la conserve par-devers moi. Mais peut-être ressort-elle via la peinture, cependant que j’en suis toujours déçu, car le résultat en est toujours désespérément éloigné, bien que je ne sache de quoi vraiment , c'est éloigné. C’est depuis toujours cette marche en crabe, entre lumière et ombre, qui m’aura conduit dans de formidables imbroglios avec autrui — et, au final m'oblige à revenir un peu penaud, seul avec moi-même. Mais aucun regret : c’est assumé. Il arrive pourtant qu’on perde la mémoire comme on perd aujourd’hui ses moyens de paiement : on se retrouve soudain nu et apeuré comme un petit enfant, dans un oubli total de tout ce que l’on croyait avoir amassé — discernement, sagesse, bon sens. Peut-être est-ce voulu par notre inconscient. On peut tellement se retrouver fat, d’une lamentable prétention, sitôt qu’on pense tenir quoi que ce soit. À ces moments-là, où la bêtise véritable nous guette, un programme de survie se met en branle. On redevient idiot, ou simple d’esprit. On se retrouve dans cet étonnant décalage avec les êtres, les choses, et surtout soi-même.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Singer
La machine à coudre était une Singer. Aucun souvenir précis de son arrivée dans l’atelier. Les tout premiers souvenirs doivent se situer vers 1965-66, après la mort de Charles Brunet, mon aïeul. Le salon du rez-de-chaussée avait été transformé en atelier de couture. Au début, ma mère façonnait, comme sa propre mère, des cravates pour une entreprise parisienne. Une activité à domicile. À la Varenne, l’appartement comptait trois pièces. L’une servait d’atelier de couture et de chambre pour ma grand-mère estonienne, Valentine. Un nuage de fumée y flottait en permanence. Elle fumait des « disques bleus ». La cigarette lui avait éraillé la voix. Elle confectionnait ses cravates, cigarette au coin des lèvres, sans cesser de travailler. Le bruit de la machine à coudre Singer résonne encore. Le pied appuyé sur la grande pédale, ma mère coud des robes de mariée. L’atelier a pris de l’envergure, elle a même embauché quelques femmes du village pour les finitions, qu’elles réalisent chez elles. Je revois les mannequins dans l’atelier, habillés comme des mariées. Certains avec tête, d’autres sans. Combien sont-ils ? Deux ou trois ? J’hésite. Je regarde vers la porte qui sépare l’atelier de la vieille cuisine : deux sûrement, et un autre dans l’angle opposé, plus indistinct, car l’endroit est plus sombre. Ce qui est certain, c’est cette impression de mouvement continu, ce bruit de la machine, comme un battement régulier qui rythmait nos journées. Il y avait aussi l’odeur du tabac froid, celle des tissus, des patrons épinglés, des épaulettes qui traînaient sur le sol. À droite de l’atelier, une porte menait au bureau-bibliothèque de mon père. Une odeur de livres, de bois, et de feu de cheminée. Mais en observant une vieille photo de la maison, je me demande si cette porte ne donnait pas plutôt sur un petit couloir, menant à une entrée que nous n’utilisions plus. C’est toujours le même problème avec les souvenirs : ils se mélangent, se superposent, s’inventent. Comment être vraiment sûr d’un souvenir ? Même en imaginant revenir dans cette grande pièce, rien ne garantit que je n’invente pas complètement cette scène. Peut-être faudrait-il tout noter depuis le début pour ne rien oublier. Mais même là, que faire de ces notes ? Les relirait-on ? Les feuilleterait-on ? Tout finirait dans un grenier, une cave, ou pire, à la déchetterie. À moins d’un livre, évidemment. Mais même un livre... Plus j’ai envie de tout oublier, plus les souvenirs reviennent. Que je ressente le besoin de les écrire est déjà suspect. Que j’aie envie d’en faire un livre l’est encore plus. Il doit se passer quelque chose avec le désir et le renoncement en ce moment, qui m’échappe. Je suis étonné de ne pas avoir repris une cigarette depuis le 27 février. Parfois, le désir de fumer surgit, mais aussitôt, j’y renonce sans effort. Peut-être que l’écriture pourrait suivre le même chemin. Éprouver l’envie d’écrire, mais y renoncer, et en ressentir une légère fierté.|couper{180}
Carnets | mars 2023
écouter sur la route
Pas les moyens de prendre l’autoroute, les cartes bancaires sont muettes. Je ne prends pas le risque de compter sur les miracles et m’engage sur la D86. Deux heures trente de trajet pour aller jusqu’à Vals-les-Bains. Pas pressé non plus. C’est aujourd’hui dimanche, aucune maman pour apporter des roses blanches. Station thermale au bout de l’Ardèche. Le niveau de l’eau est extrêmement bas, on peut voir tous les cailloux au fond du lit de la rivière. La saison vient tout juste de commencer. Des cohortes de patients entrent et ressortent du Casino à côté de la Salle Volane. Un couple n’a pas gagné le cocotier, ça se voit. Pas beaucoup de places pour se garer. Un vide-grenier. Mais chance : un part et hop, je me gare. Mais je voulais parler d’Alain Veinstein, pas de mon expo. Écouter Alain Veinstein sur la route pendant deux heures trente raccourcit le temps. Je l’écoutais déjà il y a longtemps et ça raccourcissait les nuits blanches. Là, dans un dossier sur le Cloud, j’ai réuni tous les fichiers, il y en a un bon paquet, toutes les fois où FB a sorti un bouquin ou presque. La voix impressionnante de calme et d’attention d’Alain Veinstein et celle de FB, plus nerveuse, plus hachée en contrepoint. C’est fou comme on apprend des gens par leurs voix, surtout quand ils n’y font pas attention. Alain Veinstein est un professionnel de la voix. On ne peut apprendre de celle-ci que ce qu’il veut bien, à moins d’être un extralucide du tympan. Je me suis souvent demandé si j’avais ce super pouvoir. J’aurais aimé, je crois. Enfin non, ce n’est pas vrai. J’aurais encore plus détesté. Sans avoir l’ouïe affûtée tant que ça mais suffisamment pour repérer les couacs à répétition, c’est une grande difficulté de ma vie d’avoir toujours très bien écouté et entendu. Avant, je braillais, je disais : « Mais tu me prends vraiment pour un con ? » et patati et patata. Maintenant non. Je conduis, je fais gaffe à la route. Je pars entier, je reviens entier. Ensuite, j’ai cette tendance fâcheuse à admirer n’importe qui pour n’importe quoi. À m’intéresser à ce qui n’intéresse personne. Donc j’ai écouté toutes les émissions quasi religieusement pendant l’aller et aussi au retour. C’est bien la radio, ou le podcast puisqu’on dit comme ça désormais. Apprendre à connaître les gens juste par leurs voix, ou s’en faire une idée plutôt. Je n’ai jamais été curieux d’aller voir sur internet la tête d’Alain Veinstein. C’est plutôt drôle. Comme si le souvenir de sa voix suffisait à évoquer les nuits magnétiques, mais pas seulement, des pans de vie entiers passés dans les nuits. Pour autant, je n’ai retenu que peu de choses de ses invités durant ces échanges. Mais je n’avais peut-être pas envie de retenir quoi que ce soit. Comment décide-t-on de retenir les choses ? Je suis souvent éberlué par ces personnes qui peuvent se souvenir d’une multitude d’anecdotes, de détails, de noms, de dates et d’heures. Parfois j’ai l’impression qu’ils cherchent à ne pas se perdre eux-mêmes en se souvenant autant des autres. Peut-être que j’ai toujours désiré me perdre puisque je n’ai que très peu de souvenirs. Ou du moins ce n’est pas tout à fait juste. Je n’arrive jamais à me souvenir au bon moment, c’est surtout ça. Les souvenirs arrivent chez moi comme des événements climatiques. Comme une averse ou une embellie sur la route. Ce fut en tout cas une belle journée. Du trajet ou de la permanence d’exposition, je ne sais s’il faut préférer l’un ou l’autre. J’ai de moins en moins de préférence aussi, c’est pas nouveau mais plus remarquable. Enfin moi, je le remarque de plus en plus. Au bout du compte, après toutes ces émissions écoutées, je trouve que FB s’en est plutôt bien sorti, et de mieux en mieux au fur et à mesure des années. Par contre, Veinstein reste intemporel, c’est très bizarre comme sensation. Un sphinx. Dans un sens, je suis presque soulagé de n’avoir jamais publié de livre. Ça doit être un sacré moment à passer de se retrouver interviewé par Alain Veinstein.|couper{180}
Carnets | mars 2023
cercles
Pourquoi perdre son temps avec ce désir de validation, de reconnaissance, avec cette obsession fatigante qui se manifesterait par je ne sais quelle preuve d'appartenance. Pourquoi. Lucidement, la question apparaît d'autant plus légitime que je regimbe systématiquement à entrer dans la moindre coterie. Peut-être en raison de mon expérience passée, notamment dans le domaine de la peinture, pour avoir fréquenté des groupes, des associations, des entreprises de tout ordre. L'être humain devient rapidement insupportable sitôt qu'il se fond dans un collectif, quel qu'il soit. À partir du moment où il devient membre, quelque chose change : il parle moins en son nom propre qu’au nom du groupe. Une mutation subtile s'opère, comme si l'identité individuelle s’érodait au profit d’un nous un peu artificiel. Aussi les évité-je comme par principe désormais. Comme une règle gravée dans le marbre : pas de groupe, pas d'association. Et pourtant, parfois, je sens bien ce désir d'appartenance qui pointe malgré tout. Je le surprends, le vilain bout de son nez, qui repasse par la fenêtre alors que je l’avais chassé par la porte. Il suffit d’un texte qui circule, d’une petite communauté qui s’échange des félicitations — et je sens ce picotement désagréable : pourquoi eux et pas moi ? C’est sans doute cette envie qui me révolte le plus, comme une trahison contre moi-même. Parce qu'elle va à l’encontre de cette règle d'or que je me suis imposée : rester à distance des clans et des cercles fermés. Mais voilà, l’envie de reconnaissance est plus rusée que la lucidité. Elle revient en douce, masquée sous des dehors de curiosité. Je pourrais m'en moquer, traiter cette tentation d'appartenance comme une faiblesse passagère, un réflexe conditionné par l’obsession contemporaine du réseau. Mais ce serait hypocrite. Car en réalité, ce besoin de validation est aussi légitime qu’agaçant. Qui n’a jamais voulu se sentir accepté par ceux qui partagent le même langage, les mêmes obsessions littéraires ? Peut-être que le problème n’est pas tant l’envie d’être reconnu, mais ce que cette reconnaissance impliquerait : céder, s’enfermer dans une esthétique convenue, faire semblant d’adhérer alors que je ne m’y retrouve pas vraiment. Et peut-être aussi que la lucidité finit toujours par se faire avoir par ce besoin d’exister aux yeux des autres. La question reste ouverte : peut-on se sentir pleinement légitime sans l’aval d’un groupe ?|couper{180}
Carnets | mars 2023
Sortir du récit
La mort rôde, dans le silence inhabituel qui s’est installé depuis que j’ai décidé de sortir du récit. Une décision qui ne m’a pas paru radicale au début. Cela s’est insinué, discrètement, presque malgré moi. Mais à partir du moment où j'ai pris la décision, le monde autour a changé. Un léger déplacement dans l’axe du quotidien. Comme si les choses, soudain, se mettaient à luire d’une lumière neuve et un peu cruelle. C’est devenu plus manifeste depuis ce lundi 27 février. Premier jour sans tabac. La date s’est inscrite dans ma mémoire avec cette précision des moments décisifs. Le jour où quelque chose s’est interrompu. Jusqu’alors, fumer, c’était comme marcher sur un chemin régulier, battu, où les gestes viennent sans y penser. Et puis, sans prévenir, le chemin s’est interrompu. Une brèche. Je ne compte pas les jours depuis, parce que compter, c’est rester attaché à l’ancien récit, celui que je veux quitter. Je n’ai pas envie de m’enfermer dans ce calcul. Je me surprends à regarder la mort comme une silhouette, une présence vague mais familière. Elle n’est pas la figure terrifiante des récits d’autrefois. Elle est simplement là, sans aspérité. Une tête plutôt sympa. Ni belle ni laide, juste normale, presque banale. Et c’est précisément cette banalité qui intrigue. Sortir du récit, c’est aussi quitter la route, faire une embardée, comme un brusque écart qui ne prévient pas. Une image s’impose à moi, sans que je sache pourquoi : le barde d’Astérix, bâillonné, suspendu aux branches d’un arbre, tandis que les autres festoient. C’est à la fois absurde et plein de cette ironie qui naît des moments où la vie prend un tournant inattendu. Il y a quelque chose d'incongru dans cette vision, comme si la rupture avec la ligne droite révélait l’aspect grotesque de ce qui était auparavant perçu comme régulier et linéaire. Mais ce n’est pas exactement cela. C’est autre chose. Et c’est justement ce qui fait tout l’intérêt. Il y a une forme de plaisir dans l’indécision, dans cette hésitation à nommer. Je me trouve face à la mort avec un étonnement calme, presque serein, comme si, en sortant du récit, j’avais libéré cette présence discrète qui était toujours là, en retrait. Elle n’a pas d’emprise. Elle accompagne. Elle attend. Et moi, pour la première fois, je ne la crains pas. C’est cette découverte-là qui, paradoxalement, donne un sens inattendu au geste de sortir du récit. Ne plus fumer, ce n’est pas seulement changer d’habitude. C’est réapprendre à marcher dans un espace élargi, libéré des enchaînements habituels, à explorer le monde sans cet artifice qui maintenait l’angoisse à distance. Maintenant, la mort se rapproche, mais elle n’est plus cette ombre inquiétante. Juste une idée, une pensée qui s’installe à la table, sans se faire prier.|couper{180}
Carnets | mars 2023
Le voyage des pères
Un père, peut-être grand, ou pas. Cela dépend des jours, de la météo intérieure, de ce qu'on a bien voulu garder. On dit le père, le grand-père, le pépère. Il arrive qu'on dise aussi Johannes Musti. C'est plus précis. C'est plus flou. Johannes Musti. Un nom qui sonne comme un souvenir mal rangé dans une valise trop pleine. Il était maigre, paraît-il, svelte, un peu cassant. Parti de Tallinn pour apprendre à peindre à Saint-Pétersbourg, avant de poser ses pinceaux à Épinay, décors de cinéma. Puis l'oubli. L'alcool. Et les enfants. Quatre. Dont un assez grand pour lui rendre le regard. Il boit, Johannes. Peut-être pas pour oublier. Peut-être juste parce que. Un verre. Puis un autre. Celui de trop. Je ne l'ai jamais vu. Il était déjà un bruit, une légende, une photo peut-être. Aujourd'hui encore, je ne sais pas où il repose. Montparnasse ? Le Père-Lachaise ? Nul ne le sait. Alors il est partout. Sous mon toit, parfois. C'est une idée à 63 ans : qu'un mort puisse partager votre logement. Après Johannes, il y eut Vania. Capitaine. Cheveux rares, ail omniprésent. Vodka, PMU, pirojkis. Clichés, oui, mais vivants. Il fut chauffeur de taxi, amant épisodique, vieillard actif. Cannes ou Biarritz, en noir et blanc. Pas un poil de graisse. Vania bombait le torse, fier. Sans révolution, il serait resté moujik. Il est mort convaincu d'une vie extraordinaire. Encore un père. Le père du père. Bourganeuf, la Creuse. Un dernier jour de guerre pour dernier souffle. L'armistice en robe noire. Avant cela, il était monté à Paris à pied. Pour bâtir un hôtel de ses propres mains. On insista beaucoup sur l'expression. Peut-être à Asnières. Mon père à moi, ce fut l'Algérie. Silence et regards vides. Un sac plastique dans une armoire, béret rouge, prière du parachutiste, autographe de Bigeard. Brassens pour seul pont entre nous. Le fils fit aussi la guerre, comme le père du père, comme celui d'avant. Sauf moi. Jamais à la guerre. Pas même père. Ça laisse du vide. Une envie de combler. J'ai pris un appareil photo, cherché la guerre ailleurs. Iran. Afghanistan. Et toujours ce besoin de comprendre. Les pères, les guerres, le silence. Tout s'entremêle. Le langage change. On apprend à lire dans les silences, dans les objets, les odeurs. Le vide laisse des traces. Il n’y a pas eu un seul voyage qui ne fut pas comme sauter d’un train en marche. Tous les pères connus et inconnus ont légué ce goût étrange pour l’ailleurs, pour ce qui échappe, pour le rien même. Être père, parfois, ce serait peut-être vouloir boucher un trou. Ne pas le regarder en face. Moi je l’ai regardé. Et parfois j’y suis tombé. Difficile de résister à l’envie du récit. Chaque père mériterait son roman, ou au moins sa note en bas de page. Mais l’envie est moins vive. Il y a eu trop de pères. Et trop peu d’enfants. La nécessité d’écrire vient peut-être de là. De ce manque-là. Si j’avais eu des enfants, j’aurais peut-être peint autrement, ou pas du tout. On ne saura jamais. Les choses se sont passées autrement. Alors je voyage. J’ai voyagé pour comprendre ces hommes. Ces pères. En espérant que leurs silences, leurs objets, leurs gestes en disent un peu plus. Peut-être qu’il faut lire autrement. Dans les plis d’une chemise, dans la rigidité d’une mâchoire rasée de frais. Ce genre d’indices. Je n’ai pas fait la guerre. Mais elle m’a quand même sali les mains. À force de la suivre de loin. D’en faire le tour sans jamais entrer. Une guerre périphérique. Mais tenace. Un peu de paix ferait du bien après tout ça. Être un homme sans enfants. Un homme qui passe. Rien d’héroïque. Juste un type. On vit. On perd. On gagne. On essaie. C’est tout. Rouge manque. Pair impair. Rien ne va plus. Le vide est toujours là, mais il fait moins peur.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
20 janvier 2023
Mais non, ce n'est pas une question d'organisation ; ça, tu vas l'entendre tout le temps. Tu vas trouver plein de formations qui vont t'apprendre à organiser ton temps pour faire encore plus de choses que tu n'en fais déjà... mais ça ne changera pas la qualité que tu donnes toi à ton propre temps. Tu te souviens quand tu étais gosse que tes parents t'emmenaient en voiture pour aller chez tes grands-parents, ta tante, en vacances, etc., comment tu n'en pouvais plus de trouver le temps long ? Tu te souviens de cette après-midi où tu as été capable d'attendre trois heures la fille dont tu étais amoureux fou, et comment ces trois heures ont été fébriles, intenses, et l'explosion d'émotions quand tu l'as vue arriver au loin ? Tu te souviens de ce livre que tu as dévoré d'un seul trait et ton dépit quand tu es arrivé soudain à la fin ? Toutes ces expériences du temps, de ton temps à toi, tu les fais depuis longtemps déjà. Tu l'as bien compris, ton temps à toi n'est pas forcément le temps de tout le monde. Alors pour peindre, tu vas te dire : 'je n'ai pas le temps' parce que tu ne sais plus retrouver la magie de créer ton propre temps et savourer l'instant d'être seul avec ta toile, avec toi-même, avec le cosmos... L'inquiétude liée au temps, la hantise permanente de ne pas avoir le temps ; puis, pour lutter contre cette inquiétude, le fantasme de l'organisation, de l'emploi du temps, des to-do listes qui ne fonctionnent pas ; tu n'arrives pas à t'ôter de l'esprit qu'il s'agit de s'occuper, de passer le temps pour ne pas voir que le temps te manque, qu'il te manquera toujours ; enfantine résistance que celle qui conduit à ne rien vouloir ou pouvoir faire, comme pour s'opposer à ce que tu considères comme un mensonge du faire. Le désir de réaliser, le but, l'objectif, le challenge, ne sont pas de poids, de taille pour te faire oublier la mort. Il n'y a que l'écriture qui te procure un peu de repos, elle sert à perdre, de jour en jour, une idée d'importance, ta propre idée d'importance ; il y a donc un but, contre toute attente, l'urgence d'écrire pour se tenir prêt à toute fin. La qualité du temps ; la conjugaison des verbes, l'écriture seule te permet d'étudier cette approche ; en aveugle souvent ; mais es-tu vraiment honnête lorsque tu penses que celle-ci est même supérieure à la qualité du temps que tu étudies aussi lorsque tu fais l'amour, lorsque tu es en train de passer un agréable moment entre amis, lorsque tu avales une bouchée d'un plat succulent ? Donc tu étudies tout le temps, tu ne cesses jamais d'étudier le temps quelle que soit son occupation et cela représente une énigme, la seule énigme à résoudre. Mais pourquoi étudier, se cantonner toujours à l'exercice, à l'étude ? N'est-ce pas plutôt pour ne jamais parvenir au chef-d'œuvre, à une idée d'achèvement ? Tu te tiens hors du temps pour l'étudier, c'est aussi pour cette raison que tu écris. Pour ensuite tout oublier dans la journée, pour entrer dans l'oubli sans plus y penser. Mais l'écriture t'attire, tu y passes de plus en plus de temps, tu sens que c'est une erreur, cependant tu persistes. Est-elle devenue elle aussi une occupation, c'est-à-dire pour toi un prétexte ? S'enfuir dans une occupation, se concentrer dans une activité, oublier la mort un instant ; c'est elle encore qui produit ce que tu penses n'être qu'une agitation, c'est-à-dire le simple fait ou la sensation d'être en vie, qui se produira toujours, se reproduira jusqu'à la fin de ta vie. Le fait de l'écrire change-t-il quelque chose ? Tu écris pour réinventer une notion du temps et cette découverte te brouille la vue, tu es comme un gamin qui découvre la mer et qui ne veut plus sortir de l'eau. Sur la berge, des personnes t'appellent que tu n'écoutes plus. En une phrase : tu te pourris la vie en ne cessant de penser à la mort, tu t'obstines à vouloir penser l'impensable, et dans quel but sinon acculer toute pensée à ce que tu crois être son but véritable, le même qu'un pansement : recouvrir, protéger une blessure. Quelle blessure ? Tu ne t'en souviens même plus tant elle est profonde. On meurt seul, même entouré, c'est aussi cela, comme on vit seul quelle que soit l'illusion que l'on s'invente pour oublier cette réalité. Et quel est le plus gênant, de mourir ou de mourir seul ? C'est noué serré et difficile de décider de tel ou tel moment, d'un dénouement ; le fait de se répandre ainsi, de tant écrire, est-ce une recherche de dénouement ou au contraire repousser systématiquement celui-ci ? La fatigue, le découragement, la déception de vouloir reprendre ces textes de 2018 six ans plus tard. Tu voulais réduire, ne retenir qu'une phrase ou deux et tu rajoutes tout à coup mille mots. Qu'est-ce que tu ne comprends pas, refuses de comprendre dans le mot réduire ? Quelle force s'oppose à toute tentative de vouloir te raisonner, d'être raisonnable ? La peur d'un quelconque achèvement, tellement quelconque. Encore un peu d'orgueil ou de vanité sans doute et rien de plus."|couper{180}
Carnets | janvier 2023
19 janvier 2023-3
Ce que tu trouves étrange et que nul autre ne semble voir. Ou n'en parle. Le fait de vivre est en soi tellement étrange. Ensuite, partager cette sensation permanente d'étrangeté est-il utile, intéressant ? Est-ce encore une façon de dire quelque chose sur soi, d'attirer l'attention quand on estime être dans une carence ? Autant de questions sans réponse définitive. Le doute lui aussi devient étrange après toutes ces années, presque comme n'importe quelle certitude. Le doute quant à toute cette fameuse perte de temps que l'on ne cesse de te seriner depuis toujours, quand tu devrais te concentrer sur des choses qui rapportent. Comme si les choses étaient des chiennes ou des chiens. Certains chiens peuvent éprouver une fatigue envers leurs maîtres, et parfois refuser de rapporter, voire ils peuvent mordre tant on les aura désespérés, maltraités. Et là, l'étrangeté se métamorphosera en délit, en crime, mots-valises pour enfermer, en appuyant bien dessus, l'incompréhension, ou l'incompréhensible.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
7 janvier 2023
Ce texte plonge dans les méandres d'une lutte intérieure contre l'autorité. Le narrateur, d'abord en quête de refuge dans l'idiotie et la soumission apparente, finit par voir émerger une autorité authentique, née d'une prise de conscience soudaine et violente. Un voyage à travers l'oppression inconsciente jusqu'à la libération personnelle.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
6 janvier 2023
Une collision entre fatigue et fausse sincérité littéraire|couper{180}
Carnets | janvier 2023
06 janvier 2023
Dans cette famille, les objets des morts ne se jettent pas. Ils circulent, héritage silencieux qui perpétue leur présence. Ce lit, celui de Charles Brunet, incarne la permanence des absents et les rêves qu’ils suscitent. Dormir dans ce lit devient une passerelle vers des souvenirs enfouis et une adolescence marquée par l’ennui et les longues marches à travers la campagne bourbonnaise. Une réflexion subtile sur le poids du passé, de l’héritage, et la confrontation à l’absence.|couper{180}
Carnets | janvier 2023
05 janvier 2023-2
L'homme marche dans les rues d'une ville qui lui est étrangère, bien qu'il y soit né. Le texte relate ses réflexions et son quotidien marqué par un sentiment persistant de décalage avec la société environnante. Les moments d'isolement deviennent des instants de réflexion, où la monotonie du travail et la solitude prennent le dessus, le menant vers une forme d’évasion intérieure.|couper{180}