avril 2025

Carnets | avril 2025

9 avril 2025

Ce que ces journées de réécriture m'apprennent, en somme, c'est à disparaître. Rien de tragique là-dedans, au contraire — une certaine paix à s'effacer. Disparaître, oui, comme on dissout un sucre dans un café bien noir, café que je bois d'ailleurs souvent sous le parasol de la cour, si le wifi veut bien coopérer. À ce régime discret s’ajoute un étrange rituel : suivre presque chaque jour le journal de H.P.L. sur la chaîne YouTube de François Bon. Des phrases maigres, serrées comme les wagons d’un train miniature, ponctuées de détails très réels — mais pas de considérations, pas de métaphysique, rien de lourd. Ça me parle. Peut-être m’orienter vers ce modèle, et pourquoi pas — folie douce — le garder ici, en ligne, à portée de clic. Comme un carnet nomade. Pour le jour, disons, hypothétique, où l’envie me reprendrait d’aller dans le monde. Mais pour l’heure, donc, le café. S. m'apprend que M. s’est acheté une machine à moudre les grains. Fini les capsules. Question d’économie. Ça tombe bien, le micro-ondes nous a lâchés. Direction Darty à Caluire-Rillieux. On tombe — hasard objectif — sur ladite machine : presque 500 euros. J’essaie de convertir ça en capsules, laisse tomber au bout de quelques dizaines. Je n’aime pas ces cafés-là de toute façon. Mon paquet classique me va, avec ma cafetière de grand-mère, émaillée et cabossée, comme il se doit. Après un fond de l'œil , centre Ophtalmologique de Colline , Caluire — champ visuel intact, merci, nous passons chez E. pour déjeuner. Couscous réchauffé (son micro-ondes fonctionne très bien, lui), crème dessert aux marrons, excellente. Je dors mal ces temps-ci, alors je m’éclipse sur le canapé. Rêves bizarres. Oubliés dès le réveil, mais une sensation de clarté reste. Une absence très nette, presque spectaculaire. Sur le retour, mes pupilles avaient retrouvé un diamètre socialement acceptable, j’ai repris le volant. S., déçue pour l’affaire du micro-ondes, propose un crochet par Givors. Autre Darty. Cette fois, la machine est là. Lourde. Mais transportable. Jusqu’à la Dacia, en tout cas. Puisque j’ai l’ordonnance, autant aller jusqu’à Chanas pour les lunettes. Général d’Optique. Long dialogue sur les verres. Je voulais du simple, on me vend du technique. J’essaie de résister, râle contre les mutuelles, l’URSSAF, les taxes, la TVA sur le sucre, et cette nouvelle obligation de montrer patte blanche pour entrer chez les riches. Petit rouleur, petit code. S. paie les 82 euros de différence. Je me sens un peu minable, mais bon, je paie la mutuelle pour nous deux. Il y a une forme d’équilibre. Lu ce matin un article de Thierry Crouzetsur les outils de l’écriture — passionnant, à sa façon. Il recommande le Markdown, et je n’ai pas eu grand mal à adhérer. Sobre, efficace, minimal. Cela dit, je me suis surpris à constater que je ne m’étais, jusque-là, guère soucié de mes outils d’écriture. Pas vraiment. L’essentiel, c’était d’écrire — n’importe où, n’importe comment. Pendant longtemps, j’ai donc noirci les interfaces successives de mes blogs WordPress comme on gratte une vitre embuée du bout du doigt : pas très méthodique, mais suffisant pour voir à travers. Word, non. Sauf pour des rapports, bien sûr — ces monuments d’ennui administratif, météo grise assurée. Si je fais un effort de mémoire, je dirais que je suis passé assez naturellement du calepin à l’éditeur WordPress. Sans transition majeure. Je ne pensais pas la mise en page — ce qui m’intéressait, c’était la continuité du geste, écrire un jour après l’autre, comme on avance à petits pas sur une plage où la marée monte. Le jour où j’ai voulu tout basculer dans SPIP, j’ai commencé à comprendre que WP, comme Word d’ailleurs, ajoutait des balises domestiques, des sortes de résidus organiques numériques. Il faut en tenir compte, surtout si l’on compte utiliser des scripts Python pour extraire du XML — catégories, médias, articles. Une ménagerie. Depuis, mes brouillons vivent dans SPIP, puis migrent vers Obsidian. Et là, miracle : le Markdown entre en scène, comme un ouvrier discret qui range les outils sans faire de bruit. Je n’ai plus qu’à copier-coller le tout, retour vers SPIP, boucle bouclée. J’ai bricolé un petit thème CSS dans Obsidian, juste pour visualiser la chose à peu près correctement. Puis, petit à petit, j’ai nourri le fichier output.css généré par Tailwind, en y glissant des détails insignifiants mais auxquels je tiens : une couleur de lien, une graisse plus marquée pour tel ou tel titre, une variation de police ici ou là. Ce genre de choses qui donnent l’impression de savoir ce qu’on fait, même si — entre nous — je suis loin d’être un spécialiste. Mais désormais, quand je navigue sur certains sites qui se veulent sérieux, je commence à voir des différences. D'infimes décalages qui parlent de rigueur, ou de son absence. Une typographie pensée, ou improvisée. Ce que je ne voyais pas, disons, il y a un an.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | avril 2025

Figures absentes

première trame, issue de la réecriture , un voyage au travers de figures absentes Je suis dans le train, quelque part entre Lyon et Paris. Le wagon tangue doucement, les fenêtres laissent filer un jour indistinct, tremblant. Sur ma tablette, les textes écrits l’an dernier s’alignent comme une vieille comptabilité. Je les relis, un à un. Ce que j’ai voulu dire, je l’ignore encore. Ce que j’ai dit, je commence à le deviner. À l’époque, je n’entendais rien. Je tapais dans l’urgence, comme on creuse dans la terre trop dure pour y planter un nom. Aujourd’hui, la terre s’est ameublie. Quelque chose pousse. Des formes que je n’avais pas nommées s’installent à l’intérieur du texte. Les figures absentes. Les pères. Les morts. Ceux qui n’ont pas eu lieu. On écrit chaque semaine, presque machinalement. Il faut produire. Répondre à la consigne. S’arracher un bout d’histoire, d’enfance, d’imaginaire, parfois au prix d’un effort minime, d’un abandon plus souvent. On suit le fil ténu d’une idée — un visage, une voiture, une guerre, un lieu traversé mille fois — sans trop se soucier de sa destination. Le texte vient vite, comme à la dérobée. Il ne s’agit pas de bien écrire. Il s’agit d’écrire, c’est tout. On ne sait pas ce que l’on dit de soi en écrivant cela. Il y a la voix de l’exercice, la voix du groupe, et par-dessus tout la voix intérieure, qui parle un peu à côté. Une surdité volontaire. Une naïveté presque féconde, faite d’élans brouillons, de voiles tendus devant le sens. L’écriture ne cherche pas à éclaircir. Elle masque davantage qu’elle ne révèle. C’est dans la relecture qu’un autre regard devient possible. Le regard de l’après-coup, celui qui saisit la trame sous le tissu, qui reconnaît les motifs répétés, les failles insistantes. On s’aperçoit alors qu’on n’écrit pas seulement ce qu’on veut écrire. On écrit ce qui doit l’être. Et qu’à chaque détour, dans le détour même, quelque chose de nous cherche à se dire — sans que nous l’entendions encore. Johannes Musti Johannes Musti est une silhouette à peine esquissée dans le paysage familial, une présence dont l’absence même constitue la matière du récit. Il est une figure paternelle originelle, un « petit père » à la fois lointain et essentiel, dont les traces ne survivent que dans la rumeur familiale et quelques objets épars. C’est un nom que je m’efforce d’écrire, de maintenir à la surface de la mémoire, pour qu’il ne disparaisse pas tout à fait. Johannes Musti est d’abord évoqué par une suite de suppositions : il est grand ou petit, selon l’humeur. Il quitte l’Estonie, fait un détour par Saint-Pétersbourg pour apprendre à peindre, puis atterrit à Epinay-sur-Seine pour participer à la création des décors de cinéma. Déjà là, le texte signale l’incertitude, la transmission lacunaire, la fabrique mémorielle : il boit, il a quatre enfants, il meurt. Et tout cela dans une économie narrative où chaque mot est une tentative de conjuration de l’oubli. J’éprouve la douleur de ne jamais l’avoir connu, de n’avoir que des lambeaux, des échos, des noms transmis sans récit. Il disparaît avec la disparition de ma grand-mère, puis de ma mère. Je souligne cette filiation en voie d’effacement, cette chaîne généalogique où le lien est moins une transmission qu’un oubli hérité. À 63 ans, je réalise que ce mort vit avec moi, sous mon toit. Il y a là une inversion temporelle, une cohabitation troublante entre les vivants et les morts, entre le présent et la mémoire. Johannes Musti devient une figure hantée, hantante, non pas tant pour ce qu’il fait que pour ce qu’il ne transmet pas. L’écriture de ce fragment est ainsi un acte de restitution. Johannes Musti est évoqué non pour lui-même, mais pour ce qu’il signifie : un chaînon manquant, une énigme fondatrice, un double de moi qui n’aurait pas réussi à transmettre ce qu’il a vécu. Le texte devient alors un lieu de reconstitution poétique, un tombeau de papier où je viens poser quelques mots, quelques images, pour redonner forme – ou plutôt pour maintenir ouverte la question. Vania Vania n’est pas mon grand-père, mais il l'est quand même. Il est entré dans l’histoire familiale comme un remplacement, un ajustement après le vide laissé par Johannes. Il a survécu à la bataille des glaces, c’est ce que dira la légende. Il est un petit moujik devenu barin, capitaine dans l’armée de Kornilov, il sait monter à cheval, il mange de l’ail, confectionne des pirojkis qui empestent le rez-de-chaussée et l'appartement de Varennes Chennevières. Il sent la Russie, la vodka, la guerre et l’exil. Ce n’est pas tant ce qu’il a transmis que ce qu’il a remplacé qui m’interpelle. Il est là comme un acteur de théâtre qui entre en scène en deuxième partie, endosse un rôle qu’il ne comprend pas tout à fait. Un homme venu d’ailleurs pour occuper la place laissée vacante par un autre homme disparu trop tôt. Il était fier, solide, mais sa présence racontait surtout un manque, un effacement qu’on habille comme on peut. Les familles inventent des figures pour masquer l’évidement. Sur des photographies noir et blanc, il bombe le torse. Il est à Cannes, ou Biarritz. Il a été chauffeur de taxi, pêcheur, joueur de PMU. Il avait une maîtresse. Ce genre de détails que l’on découvre plus tard, au détour d’une conversation relâchée. On construit une figure avec des anecdotes, des odeurs, des silences. Il n’a pas parlé. Comme les autres. Et moi, j’essaie de lui donner voix dans cette page. Il n’était pas mon sang, mais il a tenu le rôle. Et dans cette fiction familiale, son mutisme a fini par ressembler à une langue. Une langue perdue, que je m’épuise à traduire. Le père (dans l’étang) Il nage vers l’horizon. Chaque été, à Saint-Bonnet, il s’éloigne , lentement, jusqu’à devenir un point noir dans l’eau verte de l’étang. Il sait que nous sommes là, sur la berge, à attendre. Mais il part quand même. Peut-être parce qu'il est sûr de son côté que nous sommes là. Ce geste — cette nage vers le large, vers l’oubli — je ne l’ai compris que bien plus tard. Ce n’était pas un simple bain. C’était une manière de dire : je m’absente, je ne suis pas tout à fait là, je ne serai jamais complètement là. Mais pour cela j'ai besoin que vous soyez là. Il fume beaucoup, parle peu. Sauf quand il veut tenir un rôle. Celui qui sait. Il l'aime bien ce rôle là. Il a cette violence rentrée, celle qui vous serre la gorge. La guerre d’Algérie, on n’en parle pas. Jamais. Mais elle traversera tout. Elle pourrira tout. Le regard flou, les silences, la colère contre mes chansons de Béranger. Il préfére Brassens contre toute attente — plus difficile à jouer, plus dur à vivre. Un père qui ne dit rien, ou si peu, c'est à dire des logorhées sur son boulot, des ritournelles, on sent bien qu'il y a là dedans quelque chose de mécanique. Une sorte de fuite. Une échappée vers l'étang, la ligne d'horizon et que je n’ai appris à entendre qu’après sa mort. Comme un écho qui continue longtemps après que la voix s’est tue. Dans un sac plastique, un béret rouge, des médailles, un mot de Bigeard. C’est tout ce qu’il a laissé. Et moi, j’écris, pour que cette silhouette lointaine revienne de temps en temps vers la rive. Je ne sais pas si c'est pour la comprendre ou pour l'accepter. L’arrière-grand-père (de Bourganeuf) Je ne connais même plus son prénom. Il a quitté la Creuse à pied pour monter à Paris, dit-on. Il aurait construit un hôtel à Asnières — de ses propres mains, insiste la légende familiale, comme si les mains seules suffisaient à prouver l’existence. Il est mort le dernier jour de la Grande Guerre. C’est là que son nom s’est effacé. Mourir quand tout le monde fête la paix, c’est disparaître deux fois : d’abord du monde, ensuite des mémoires. Ce qu’il reste de lui, c’est cette marche, ce chantier, cette mort absurde. Une série d’actes sans visage. Une silhouette en marche vers l’oubli. Robert (le grand-père aux deux visages) Il racontait toujours les mêmes histoires. Des anecdotes de captivité en Allemagne, la camaraderie, les copains. Enfant, je le voyais comme un conteur jovial, entouré d’un cercle invisible de vieux amis. Il riait fort, buvait, partait en virée. Mais derrière ce masque affable, un autre Robert vivait. Celui de la cour arrière, silencieux, inquiétant. Un regard vide, presque inhumain. Des poils touffus sur le nez, une cotte noire, des gestes mécaniques. Il empilait des parpaings, rafistolait des toits de poulaillers branlants. Ce n’était plus un homme : une ombre à l’ouvrage. Il avait fui un jour. Parti acheter des allumettes, dit-on. Il est revenu douze ans plus tard. Mon père ne l’a jamais embrassé. Ils se serraient la main, comme deux ennemis en trêve, pour signaler qu’ils n’étaient pas armés. Rien d’autre. Pas un mot de trop. Entre eux, un désert. Entre eux, un silence qui ne se raconte pas. L’arrière-grand-père, lecteur de Victor Hugo Il vit au rez-de-chaussée, nous à l’étage. Chaque matin, il part à pied chercher La Montagne au village, à trois kilomètres de la maison. L’arrière-grand-père, père de ma grand-mère paternelle. Il a connu le feu du détroit des Dardanelles pendant la Grande Guerre, en est revenu avec ses livres, son dictionnaire appris par cœur, les tirades de Victor Hugo, les vers de François Coppée. Il ne croit pas aux pas de l’homme sur la lune. Il sait trop bien ce qu’est une légende. Il a épousé une Sylvestre, acariâtre et redoutée, une reine sans royaume que la vieillesse a rendue impitoyable. Depuis qu’elle est morte, il revit un peu. Il a ce calme triste des vieux hommes veufs, tenus droits par l’habitude. Son savoir pèse lourd, mais il le porte sans ostentation. Il appartient à une époque qui ne croit pas nécessaire de transmettre ce qu’elle a enduré. Alors on ne sait pas grand-chose. Mais on comprend qu’il a été un homme. Un vrai. D’avant les récits. Nous arrivons à Gare de Lyon. Le voyage s'achève. Au moment de refermer la tablette je m'aperçois que je n'ai évoqué que des figures d'hommes. Certainement le plus facile, ce qui vient en premier comme d'habitude. Au retour j'essaierai de m'atteler au plus difficile. Ce texte fait partie d'un ensemble ( voir la rubrique Agenda ) Double voyage, réecriture bookproposal figures d'absence, première trame issue de la réecriture → Accès à toutes les propositions du cycle|couper{180}

traces

Carnets | avril 2025

Double Voyage

00 / 01 / 02 / 03 / 04 / 05 / 06 / 07 / 08 / 09 / 10 00. Prologue consigne : Écris deux listes de dix noms de lieux : une de lieux réels que tu as visités, une de lieux imaginaires que tu rêves de visiter — chaque nom doit être suivi d’une courte phrase poétique ou visuelle, et dans chaque liste, glisse un intrus indiscernable (un rêve dans les réels, un réel dans les rêves). Texte : Voyages effectués J’étais à Paris, dans la ville des bibliothèques infinies et des supermarchés tièdes. J’étais à Château-Rouge, au marché des mangues blessées et des mots dépareillés. J’étais à Alger, sous les balcons écaillés, là où les mères lavent les souvenirs. J’étais à Marseille, dans le port où l’on échange les silences contre du tissu. J’étais à Naples, la ville qui déborde même quand elle se tait. J’étais à Genève, dans les rues si propres qu’on n’ose y poser un soupir. J’étais à Istanbul, entre deux rives où le temps bascule d’un thé à l’autre. J’étais à Djibouti, sur le quai des matins blancs, entre deux cargos de rêve. J’étais à Lisbonne, dans les tremblements de voix des vieux fado au fond des cafés. J’étais à Samarcande, dans la ville au goût de cendre et de coriandre. Voyages imaginaires J’étais à Tombouctou, là où l’alphabet dort en spirale dans la poussière chaude. J’étais à Java, dans la forêt où les orchidées ont des voix de femmes anciennes. J’étais à Célèbes, sur la côte tordue comme un chat qui rêve. J’étais à Zanzibar, la ville des marchands de sommeil, aux parfums triangulaires. J’étais à Kyoto, dans le jardin minéral où les pierres prient sans dire un mot. J’étais à Mexico, dans l’altitude qui fait parler les lianes et les tambours. J’étais à Ulan Bator, sous les yourtes palpitantes comme des cœurs d’enfance. J’étais à Ithaque, sur l’île jamais atteinte, où l’on ne revient jamais pareil. J’étais à Tananarive, là où les couleuvres lisent dans les cœurs. J’étais à Clermont-Ferrand, en équilibre sur le volcan éteint du monde. 01. La nuit d'avant Consigne : Écris un texte sur un lieu qui revient sans cesse dans tes rêves ou tes pensées, un lieu réel ou imaginaire, qui te hante ou te réconforte. Texte : Tu n’as pas dormi. Presque pas. Juste un flottement vers trois heures, le corps effondré dans ce canapé de gardien trop propre pour toi. Depuis des semaines tu te répètes : il faut que je fasse quelque chose de moi. Tu te le murmures comme on mâche un os. Et cette nuit, tu sais que c’est là. Le seuil. L’appartement est prêt. Tu as briqué jusqu’aux plinthes, désinfecté l’évier, rangé l’agrandisseur dans un sac-poubelle. Même la cafetière est prête : eau, café, bouton. Il ne manquera qu’un doigt pour faire basculer la machine. Tu as rompu. Tu as tout quitté. Tu n’as aucune image de là-bas, seulement le besoin de l’ailleurs. Tu marcheras au matin le long du canal. Tu as tout prévu pour arriver juste à l’heure. Et pourtant, tout en toi est flou. Tu ne pars pas vraiment vers un lieu. Tu pars de toi. C’est ce que tu crois. Tu t’es réveillé en sueur, sans rêve en tête, mais avec cette sensation précise d’avoir oublié quelque chose d’essentiel. C’était la nuit d’avant. Celle où tu t’étais juré de partir. Tu avais encore hésité. Pesé, repesé. L’envie de fuir contre l’impossibilité de lâcher. Et puis tu avais compris : tu ne fuyais rien, tu cherchais à revenir. À cet homme que tu n’as jamais connu, ton grand-père. Parti d’Estonie, passé par Saint-Petersbourg, échoué à Paris. Tu portes sa blessure en creux dans la tienne. Tu repensais à ta mère. À sa manière de tout tenir sous un “ne t’inquiète pas”, alors que tout s’écroulait. Et là, sur le bord du lit, tu avais su. Ce n’était pas un départ. C’était une tentative d’approche. D’un lieu. D’un fantôme. De toi. 02. L'arrivée dans la ville consigne : Écris deux fragments décrivant l’arrivée dans une ville — réelle ou imaginaire — comme première scène de voyage, où chaque détail compte, chaque micro-perception construit une vision totale et fondatrice. L’un des fragments doit être basé sur un souvenir, l’autre sur une invention. Mais le lecteur ne doit jamais pouvoir distinguer lequel est vrai. Texte La nuit tombe vite. Le bus tousse une dernière fois, s’éteint. Tu poses le pied sur un sol sablonneux, tu crois le silence, mais c’est un mensonge : le vent mugit, et dans ses bourrasques, des voix de femmes chantent, aigres, lointaines, dans des haut-parleurs pendus aux baraques. Les klaxons se répondent comme des chiens. Les moteurs pétaradent, les rickshaws déraillent, les bus scintillent, bosselés comme des bêtes métalliques au repos. Une place. Une meute. Des lumières clignotantes. Des signes illisibles. C’est la ville nouvelle. Elle t’agresse d’abord, te repousse. Puis, tu tournes. Tu bifurques. Et là, à quelques rues, une autre ville : la vraie. Moins de bruit, plus d’odeurs. Des volutes d’épices, de linge chaud, de sueur. Tu respires. La ville est double. Comme toi. Comme chaque arrivée. Il n’y a pas de carte. Pas de nom sur les panneaux. Les atlas mentent. Les GPS dérivent. Et pourtant tu arrives. La nuit déjà tombée, tu ne vois rien, mais tu sens. Une odeur — de feuilles sèches, de fleurs oubliées. Elle te parle. Elle te reconnaît. Tu marches, lentement. Tu n’as jamais mis les pieds ici, mais tu sais chaque détour. Comme si quelqu’un t’attendait depuis longtemps. Comme si c’était ta ville d’avant ta naissance. Tu crois reconnaître les silhouettes. Elles s’approchent. Elles te saluent. Comme si tu rentrais. Tu n’as pas vu Sonora. Tu l’as devinée. Et maintenant elle te regarde. 03. L'impossible retour Consigne Écris deux fragments à la manière de Michaux, chacun ancré dans un lieu où le narrateur est empêché de repartir, comme piégé dans une forme d’étrangeté. L’un est issu d’une expérience réelle (un lieu que tu as visité, mais où tu te sens comme captif, empêché, déphasé). L’autre est issu d’un voyage inventé, mais doit être aussi convaincant, sensoriel, obsessionnel. Texte Il fallait revenir. On me l’avait dit. Le corps l’avait dit. Fièvre, vomissements, couleurs du foie. Kandahar s’éloignait dans le brouillard jaune. À Peshawar on confirma. À Quetta, on plia mes bagages. France, Roissy, métro. Je marchais comme un rat dans son propre plan. Retourner n’avait plus de sens. Tout avait rétréci. Les couloirs, les vêtements, les visages. La boîte aux lettres vomissait les preuves du monde. J’étais revenu. Mais où ? Kandahar était ailleurs, maintenant. Et moi, de ce côté, coincé dans ce qu’il restait de moi. L’espoir, c’était une mauvaise paire de chaussures. Je l’avais bâtie moi-même. Pas de murs, non. Une cellule en lignes droites qui ne se croisent jamais. Un rêve, un plan, un nom — photographe — pour avancer. Mais ça tournait, ça revenait. Rien ne s’ouvrait. À force, j’ai vu : ce n’était pas une route, c’était une boucle. Les images s’évanouissaient. Le but aussi. Et le soulagement, oui, un peu, de ne plus devoir sortir. Les échappées devenaient illusions, les illusions devenaient sol. Ce n’était pas une prison, mais je n’avais plus la force d’en chercher la porte. Alors je suis resté. Et tout est devenu supportable. 04. étapes Consigne Écris deux fragments décrivant exactement la même halte, dans le même style, syntaxe, rythme, mais : le premier doit décrire une halte réelle vécue dans un de tes voyages le second doit être entièrement inventé, mais sans modifier la structure du premier texte. Texte 1983 : L’hiver dure. J’ai rendu les clés de la Fuego. Fini le porte-à-porte entre Boissy et Brunoy. Trop de noms, trop d’étages. J’empilais les phonèmes comme des miettes de pain dans mon Moleskine. La matinée pour prospecter, l’après-midi pour rebondir. On ne vend pas le matin. On déplie, on écoute. On boit du thé, du café, du chocolat chaud. Les femmes racontent : l’école, les enfants, la peur. L’ascenseur en panne, les croquettes du chien, la moquette qui pue. Les photos sur le mur, les fleurs en plastique, les rideaux marron. Parfois une vente, une Twingo à vingt heures, jackpot. Et puis la honte. Toujours. De gagner sur leur dos. De sourire. D’y retourner. Mais c’était une halte, tout ça. Une étape, comme les autres. Et j’y suis resté un peu trop. Hiver 83. Une 2CV poussive, Paris-Avignon. Plus de chauffage. Le froid ronge. Je bifurque à Chanas, entre deux stations. La nuit pèse. Les parkings sont vides, pelés, les camions roupillent. À chaque étape, j’espère un café, une lumière, un rien de chaud. Je pense à Jack London, ses chiens, le blizzard. C’est à l’avant-dernière station qu’un gars me dit : « T’as oublié de passer en mode hiver. » Il bidouille sous le capot. Le chauffage revient. Miracle. Je ris comme un con. Le café brûle, le cœur se détend. Après ça, je m’arrête à toutes les stations. Trop chaud. Trop crevé. Trop vivant d’un coup. 05. Usages du monde Consigne Replonge toi dans un voyage que tu as fait, même lointain dans le temps. note neuf repères visuels simples comme sur un croquis ( ex : « pont », « buisson », « garde », « échoppe »). Pour chacun des neuf mots, écris un court paragraphe ( 2 à 5 lignes ) qui ne décrit pas mais restitue la vision, le vécu sensoriel, l'impression mémorielle pure. Texte 1. Limbes Encore dans les limbes, flottant entre deux injonctions, entre deux billets non publiés. Ce mot surgit, comme le premier cercle de l’Enfer. Il ramène aussi à Bertrand, à Gaspard de la nuit, à ces livres qui ont failli rester invisibles, comme parfois nos vies. Les organismes, les factures, les coups de fil coupants : j'ai décidé de partir. Pas au loin, mais en moi. C’est un départ quand même. Un enfermement au fond duquel peut naître une carte. Celle qu’on trace en imagination. 2. Luxure On m’a volé le mot. Il ne désigne plus rien. Une épaule luxée, peut-être. Pourtant le vent de Dante me soulève, comme Francesca et Paolo, emportés non par le péché mais par la lecture. Une banquiere me réprimande. Je deviens animal. Mais c’est peut-être ça, la luxure moderne : une pulsion contrariée, un désir de vivre contrarié par les chiffres. Le désir n’a plus de lieu où s'épandre, sinon dans le refus, dans la résistance molle. 3. Gourmandise Un bonbon dans la bouche. Pour faire taire la langue. Pour ne pas qu’elle se retourne contre moi. L'épicier, la main dans la poche, la salive qui précède le vol. Dans le jardin, des canaux de boue. Je recrée une ville avec des boutiques gratuites. Ma langue danse de plaisir. Le chien à trois têtes veille à la porte. Mais j’ai un bonbon. Ça suffit pour rester en vie. 4. Avarice Ils roulent des pierres. Des jours entiers sur des routes en chantier. Moi, jérémiades intérieures en boucle, je secoue mon corps à bord d’engins vibrants. Le soir, un verre, pour recomposer la forme humaine. Puis un achat absurde, pour sortir de la boucle. Le lendemain, la boucle recommence. Le bitume fond. Je rêve d’une sortie, mais le cercle est parfait. 5. Colère Je l'ai méditée, cette colère. Pas les cris, les postillons. Non : l'énergie. Le signal. J'ai vu des gens s'en faire une mère, un rempart. Moi, je l'ai laissée couler dans les silences, les mots avalés. C'est elle qui me fait partir. Elle que je ne nomme pas. Elle qui m'a appris à dire : ça suffit. 6. Hérésie Penser par soi-même, puni. Faire mourir l'âme avec le corps, dit Dante. Je l'ai fait, souvent. Par fatigue. Par dégoût. Par lucidité aussi. J'ai adoré Farinata : l'homme qui sépare la ville de sa vengeance. Je suis resté longtemps bras croisés, regard au sol. Là, au bord du brasier. 7. Violence Trois cercles pour les violents. Trois façons d'en vouloir au monde. J'ai été arbre sec. J'ai été Harpie. J'ai été feu et sable. On m'a dit : calme-toi. On m'a dit : pardonne. Mais parfois il faut rester dans le feu. Y rester, pour savoir. 8. Ruse et tromperie Les bolges sont innombrables. Chacun son piège. Chacun sa façon de courber l'autre à ses fins. J'ai été flatteur, j'ai été voleur. Mais le pire était de croire à la pureté. D'en faire un mensonge. De le dire. Ulysse, mon frère. Diomède, mon reflet. 9. Trahison La glace. Le silence. L'immobilité. J'ai déjà vu la Judée. J'y suis né. Trahir son espoir, trahir son geste. Ne plus croire que partir suffit. Ne plus croire qu'on revient. 06. Qui raconte, à qui ? Consigne Écris un dialogue entre deux personnages (comme Marco Polo et Kubilaï Khan chez Calvino) où l’un raconte ses voyages (réels, rêvés, oubliés) à l’autre, qui l’écoute, interroge, relance — pour créer un fil narratif qui reliera tous tes récits passés. Texte -- Tu n’avais pas parlé depuis combien de temps ? -- Je ne sais plus. Peut-être dix ans. Peut-être depuis le retour. -- De quel retour ? -- D’Asie. Six mois de voyage. C’est là que j’ai commencé à disparaître. -- Et maintenant, tu racontes ? -- J’essaye. Silence. L’autre ne note rien. Il attend. Une mouche vole dans l’air tiède. Le voyageur replie ses mains sur ses genoux. Il n’a pas encore levé les yeux. -- Je n’ai jamais su ce que j’étais censé rapporter. Ni à qui. -- Mais tu avais des images, des notes. -- Trop d’images. Aucune voix pour les dire. Je suis rentré, j’ai voulu raconter. Personne n’écoutait. Alors j’ai continué à voyager. En dedans. -- Et ça ressemble à quoi, un voyage en dedans ? -- À un exil. Sans carte. Sans auditoire. -- Tu n’écris pas pour eux ? -- J’écris pour ceux qui n’ont pas encore entendu. L’autre hoche la tête. Il feuillette un carnet invisible. Il note à mi-voix : « Le voyageur se méfie des formes. Il en cherche une. Il rature. Il recommence. Il n’ose pas signer. » -- Pourquoi tant de silence ? -- Parce qu’on m’a appris à me taire. À croire que mes mots ne valaient rien. Et j’ai fini par les croire. -- Tu parles de ta famille ? -- De tous. De moi. -- Et la colère ? -- Elle m’a sauvé. J’ai refusé leur monde, leur carrière, leurs attentes. J’ai choisi la fatigue, la poussière, les petits boulots. -- Pour penser libre ? -- Pour penser vrai. L’autre s’approche, ouvre une boîte. En sort un petit appareil photo. -- Tu étais photographe. -- J’ai arrêté. Trop de faux regards. -- Tu écrivais ? -- Je noircissais des carnets. -- Et maintenant ? -- Je cherche comment les relier. Silence encore. -- Il te faudrait une forme. -- J’en ai une. -- Laquelle ? -- Toi. Le deuxième homme sourit. Il disparaît lentement dans la lumière. 07. un tout petit voyage Consigne Écris, sous forme de motifs distincts et précis, le récit d’un tout petit voyage que tu as fait souvent — une promenade, un trajet familier — en t’inspirant de la manière de Pierre Bergounioux : discontinuité, détails concrets, et confiance dans la sensation. Texte L’été nous allions à Saint-Bonnet, à une vingtaine de kilomètres de La Grave. La question du pourquoi ne se posait pas. C’était. On partait. Le lieu Saint-Bonnet. Un nom sans mystère mais un endroit singulier. Plus qu’un lieu, une destination rituelle. Il y avait d’autres lieux de baignade, plus proches, mais c’est celui-là qui comptait. Le passé du père Je crois que mon père y avait passé une part de son enfance. Un exil depuis Paris vers ses grands-parents. Il n’en parlait pas. Ou très peu. Les anciens Charles Brunet, l’instituteur, combattant dans les Dardanelles. Son épouse, aveugle, acariâtre, la mère Picard. On les évoquait comme des statues, figées dans la mémoire. L’image Un gamin en blouse, aux boucles sages, sur une photo. Mon père. Accrochée dans le salon de son enfance. Télé allumée pour les premiers pas sur la lune. Deux images fondatrices. Le départ Le père disait « on y va » et tout se mettait en place. La mère organisait. Le panier, les serviettes. Le père fumait. Le frère aidait. Moi j’ouvrais le portail. Le voyage commençait. La montée La Simca 1000 peinait dans la montée du Cluzeau. Le père retrogradait. En haut, il rallumait sa pipe. La mère, une cigarette. Le plateau s’ouvrait. L’étang L’étang de Saint-Bonnet était notre mer à nous. Des châtaignes d’eau piquantes. Le ciel, le sable, les feuillages s’y reflétaient. La nage Le père s’éloignait. Lentement. Il nageait comme on part, à peine un bruit. Son crâne s’éloignait. Puis disparaissait. Nous restions sur la berge. Le retour Je refais ce trajet encore. En voiture, en vélo. Parfois à pied. Toujours le même élan. La même bouffée d’air. L’immense ciel au-dessus de l’Aumance. Le deuil Février, mars. Ma mère, mon père. L’absence a ses saisons. Arrêter de fumer, c’est affronter les fantômes. Les souvenirs sortent du silence, déroulent leurs paysages. La forêt Tronçais au loin. Chênes de Vauban. L’étang, comme un diamant au milieu de cette forêt ancienne. Une trouée, une paix, un tout petit voyage incrusté dans le grand. Le recommencement L’étang est toujours là. Le père ne revient pas. Mais j’écris. Et en écrivant, je me tiens encore sur la berge, les pieds dans l’eau, les yeux sur l’horizon où un point noir s’efface doucement. 08. Reconstitutions Consigne Écris un récit sous forme de fragments disjoints (avec des tirets), comme dans Une américaine de Nathalie Quintane, qui reconstitue un voyage ou une figure de voyage fictionnelle (ou semi-fictionnelle), en laissant la juxtaposition des notes produire du sens sans narration unifiée. Tu peux inventer un personnage ou une situation, t’appuyer sur des bribes de réalité ou de mémoire, faire des détours, des hypothèses, laisser la reconstitution ouverte, stratifiée, lacunaire. Ce sont les fragments eux-mêmes, dans leur constellation, qui forment le récit. Texte Un père peut-être grand, ou petit. Tout dépend de l’humeur avec laquelle on se l’évoque. On peut dire le père, le grand-père, le petit père. Si on est peu respectueux on peut aussi dire pépé, ou pire pépère. Comment on ne serait pas respectueux envers ses pères exigerait un assez long développement. Pas ici et pas maintenant. Sans doute parce que le respect s’invente ou se construit comme toute chose, qu’on ne trouve pas le respect comme on ramasse une pierre, qu’ on enlace un arbre. Il faut du temps. Le respect nécessite des années de réflexion. Sinon ce n’est rien que de l’admiration béate ou de la peur, n’est-ce pas la même chose, c’est à dire du désir, une envie de meurtre ou encore du cannibalisme qui ne se dit pas. Un petit père âgé d’une vingtaine d’années, il se nomme Johannes Musti. Il part de la ville de Tallinn en Estonie, j’arrive à voir sa silhouette. C'est un maigrichon, élancé, fragile. Je le vois faire un détour de quelques années par Saint-Pétersbourg pour y apprendre à peindre. Je le vois un peu moins nettement à Epinay-sur-Seine, à peindre des décors de cinéma pour la firme Eclair qui a racheté les locaux au producteur Joseph Menchen. Johannes Musti boit pour oublier qu’il a voulu être un grand peintre. Mais on croit peut-être à tort qu'il faut une raison pour boire. On invente des raisons. Il boit pour oublier l’Estonie. Il boit car il a maintenant trois enfants en bas âge plus un quatrième, un grand gars qui peut lui le regarder bien en face. Ils sont de même taille. Quatre gamins. Il se ressert un verre. Le verre de trop. Il en mourra. Dans ces quelques lignes tant de choses se cachent déjà. La moindre n’est pas le fait que je n’ai jamais connu Johannes Musti. Tout ce que je sais de lui provient de la rumeur, de la légende familiale. Johannes Musti disparait presque entièrement une fois que ma grand-mère disparait, que ma mère disparait à sa suite. Il n’en restera encore moins que ça encore quand je disparaa encore quand je dispara\u00eitrai moi-même. La nécessité de dire le nom Johannes Musti pour ne pas l’oublier tout à fait. De l’écrire une fois de temps en temps pour ne pas perdre ce couple de mots. Où est enterré Johannes Musti ? Est-ce le cimetière du Montparnasse ? Au Père-Lachaise ? Même ça impossible d’en être sur. Quand on ne sait pas où se trouve un mort il peut bien se trouver partout. Il vit chez moi, il vit avec moi. C’est une constat tardif. Et même désarçonnant. A 63 ans de constater la présence d’un mort dans sa propre maison. Un mort sous son toit. Un petit père épouse une petite mère et en 1916 - C’est pendant la première guerre mondiale ( on tient le compte ) - puis vient la révolution russe ça devient d’une violence inouïe. C’est là qu’ils décident de fuir ; mais fuir vers où ? Pas la France tout de suite, ils partent ailleurs. De toute façon on part toujours ailleurs. On ne sait pas vraiment où. Peut-être en Grèce, en Macédoine, en Turquie. C’est après un premier périple qu’ils arrivent en France. Peut-être le jour même de l’armistice. Dans l’effervescence. Les rues sont envahies, tout le monde s’embrasse, on jette des confettis et des fleurs du haut des balcons à Paris. 09. tout le monde raconte l'histoire Consigne écrire un texte en fragments où plusieurs personnages racontent chacun une histoire autonome, en écho au procédé narratif utilisé par Monique Wittig dans Les Guérillères, afin d'explorer le récit de voyage comme constellation d’histoires enchâssées Texte Il faudrait remonter assez loin dans cette histoire pour retrouver la trace de l’inspecteur Blanchard. Celle de Dali embarqué dans un vaisseau de l’Alliance Galactique en guerre contre les reptiliens. De même qu'Alonso Quichano disparait lui aussi. Tous les moulins à vent se seront effondrés avec le temps. De nombreux personnages semblent ainsi s’enfoncer dans l’oubli. Ce récit n’est-il pas un voyage ? On y rencontre des pays, des personnages, des objets, on saute du coq à l’âne. Les frontières n’existent ici qu’à la façon de jours qui succèdent à la nuit, ou encore la nuit qui succède aux jours. Blanchard raconte l’histoire suivante : il traque un peintre disparu, un certain C.R., vu pour la dernière fois dans une station-service de l’A75, la veste maculée d’huile et le regard perdu dans le vide. Il note les chiffres des pompes comme s’il s’agissait de coordonnées célestes. Sur un fichier pdf reçu ce jour on peut admirer la découpe des blocs noir sur blanc sans même lire le texte. Ils sont d’une taille similaire, et l’on pourrait imaginer que si l’on prend le premier au hasard il parlera exactement de la même chose que tous les autres : d’une résistance probablement vaine à cet oubli. Des femmes racontent des histoires. Elles portent des noms stupéfiants de familiarité, mais d’une familiarité si lointaine qu’on découvre un autre type d’oubli, venu de l’amont, de l’avant. Dali raconte l’histoire suivante : dans l’œil d’un caméléon cosmique, il découvre un désert inversé. Chaque grain de sable est un souvenir condensé d’un autre voyage. Il tente de les trier avec une pince à épiler dorée. Homère raconte une guerre qui n’en finit pas. Elle semble s’achever parce que le livre s’achève, mais elle ne s’achève pas. Et l’on comprend qu’on serait bien en peine de savoir le moment exact où elle a commencé. Si on ne tient pas compte des prétextes, des raisons, des justifications, des caractéristiques si lamentables de la nature humaine. Alonso Quichano raconte l’histoire suivante : il vit désormais dans une cité pavillonnaire. Il écrit des avis Google sur les ronds-points, les trouve trop timorés, regrette les lances, les dragons et les géants. Il parle seul aux grillages des lotissements. Vendredi est le compagnon de Robinson, mais c’est aussi le jour des stages de peinture. Ce dernier vendredi fut le lieu d’un mythe. Le peintre avait trouvé l’idée dans l’air du temps. L’intitulé du stage est toujours « de n’importe quoi à quelque chose ». Tous furent ravis, dans le sens d’être enlevés d’un autre lieu, d’un autre temps. Circé transforme les marins en cochon mais quid de ceux qui le sont déjà, l’histoire ne le dit pas. A moins que l’évidence soit si limpide qu’on ne cesse de l’éviter. Borgès raconte aussi beaucoup d’inepties pour attirer les mouches avec autre chose que du vinaigre. On peut passer des années à le lire sans comprendre qu’il se moque de toute érudition. Ce qui lui importe : une matière poétique, seule trouée de lumière dans son aveuglement. Pour voyager une boussole est nécessaire. En revenir à l’intuition première peut être salutaire lorsqu’on s’égare. Ainsi, cette admiration pour la mise en page de Monique Wittig, Les Guérillères, Minuit 1969. On peut recopier une partie du texte pour voir comment il s’inscrit dans la colonne : « Dans la légende de Sophie Ménade, il est question d’un verger planté d’arbres de toutes les couleurs. Une femme nue y marche. Son beau corps est noir et brillant. Ses cheveux sont des serpents fins et mobiles qui produisent une musique à chacun de ses mouvements. C’est la chevelure conseillère. » Peut-être que cette association d’idée entre colonne et texte, entre récit et double voyage, entre ménade et folie recèle un sens caché. Et que ne pas le trouver rend furieux. Mais tout vouloir comprendre est-il nécessaire ? Peut-être suffit-il de se laisser éclairer du fond de son aveuglement. 10. trois cartes postales & une fiction Consigne Choisissez un lieu précis dans le monde, ( avec Google Street View ) —puis écrivez trois courts paragraphes comme des cartes postales décrivant trois images Street View de ce lieu (sans nommer le lieu), suivis d’un quatrième paragraphe fictionnel mettant en scène un personnage dans ce cadre. Texte La vitrine reflète les néons de la place, bleu pâle, rouge vif, des lettres clignotent au-dessus de la porte : Self Place Clichy. À travers la vitre, le carrelage blanc semble glisser vers l’arrière, désert. Une silhouette se tient seule au comptoir, comme plantée dans une attente qui ne viendra pas. À cette heure-ci, la lumière intérieure est plus froide que la rue. Une table métallique collée au mur, deux chaises vissées au sol. Le plastique des sièges est fissuré par endroits. Des miettes traînent sur le plateau, vestiges d’un repas anonyme. Au fond, un distributeur de boissons éteint renvoie un reflet tremblant du néon du plafond. À l’angle de la ruelle qui longe la place, un rideau de fer tagué s’enroule sur lui-même. Une enseigne sans lettres, juste l’ombre d’un nom effacé. Au-dessus, trois étages de fenêtres noires. Une seule, au deuxième, reste allumée – rectangle tiède suspendu dans l’humidité nocturne. Il rentre lentement, la boîte de restes à la main. Elle lui a raconté ce soir-là une anecdote sur les carmélites et le silence, ils ont ri tous les deux. Dans la ruelle, il accélère un peu, monte les marches de l’immeuble sans lever les yeux. La chambre l’attend, avec son lit métallique, ses murs nus, et ce silence, plus épais que la soupe. autres liens du projet : Double voyage, réecriture bookproposal figures d'absence, première trame issue de la réecriture → Accès à toutes les propositions du cycle suivre aussi régulièrement la rubrique Agenda|couper{180}

Carnets | avril 2025

Double-voyage 2023

Double Voyage – Vers un objet littéraire notes d'avril 2025 Il s'agit d'une réécriture de textes de 2023, issus d’un atelier d’écriture au long cours. C’est un ensemble. Ce n’est pas encore, pas tout à fait, un « objet littéraire ». Mais ce n’est plus seulement un exercice non plus. La première question que je me suis posée après avoir rassemblé et réécrit ces fragments a été celle de l’intention du cycle. Qu’est-ce que j’ai réellement raconté ? Et pourquoi ? J’ai alors formulé cette phrase qui me semble en résumer l’élan : « Ce que je vis n’est pas ce que je raconte — mais ce que je raconte me dit qui je suis. » À partir de là, l’idée d’une structure sous-jacente, d’une trame discrète, s’est imposée. Ces motifs récurrents, presque souterrains, forment une base que je pourrais creuser davantage, pour faire passer ce matériau d’atelier du côté d’un livre. Voici ces lignes de force : 1. Figures paternelles et filiations fantômes Pères disparus, absents, énigmatiques — Johannes Musti, Vania, ou encore le père nageant au loin. Autant de figures qui hantent, structurent ou désorientent le narrateur. Une lignée qui s’écrit à rebours, dans le manque ou l’hypothèse. À creuser : interroger la filiation comme mythe personnel, et ce que l’écriture tente de réparer ou de réanimer. 2. Retour au lieu / Répétition du trajet Montée du Cluzeau, stations d’autoroute, passages rituels — les lieux reviennent comme des refrains. Ce sont des balises temporelles, où mémoire et présent se télescopent. À travailler : faire du lieu un personnage, ou au moins un révélateur. 3. Objets-souvenirs et indices matériels La photographie en blouse, la Simca 1000, le béret rouge, les médailles, les carnets — autant d’objets à la fois ordinaires et magnétiques. Déclencheurs d’histoire, ou conservateurs de secrets. À exploiter : construire un récit éclaté où chaque objet devient chapitre, seuil ou relique. 4. Boucle du départ avorté On s’apprête à partir, mais quelque chose bloque. Le voyage ne cesse d’être différé, retourné, contourné. On tourne en rond, mais chaque boucle creuse plus profond. À relancer : envisager une forme cyclique ou labyrinthique, où l’immobilité devient mouvement intérieur. 5. Mélancolie du temps flottant Hiver, février, enfance, dimanche. Une temporalité suspendue, diffuse. Le récit s’écrit comme à l’intérieur d’un dimanche sans fin, entre ressouvenance et impossibilité d’agir. À intégrer : travailler les silences, les blancs, le rythme lent — écrire dans le ralenti. Peut-être qu’un livre naîtra de là. Ce n’est pas certain, mais c’est possible. Ces textes en portent déjà les linéaments. Ils cherchent leur forme, se languissent de leur nécessité.|couper{180}

Carnets | avril 2025

8 avril 2025

Parler encore. Il faudrait parler encore. De ça. De ce mot. De ce reste. Générosité. Mot usé jusqu’au sang, mot-trace, mot qui tombe du bec comme une pièce trop polie, mot-don, mot-fuite, mot-échec. Mot porté par des bouches qui ne savent plus ce qu’elles disent. Et pourtant ça recommence. Toujours. Une voix veut parler. Puis une autre. Puis trois. Puis aucune. C’est un chantier de souffle. Un théâtre de rien. Un cabinet d’échos. Une tentative. Rien à prouver. Rien à conclure. Juste cette chose : mettre en mouvement ce qui tremble. Écouter ce que dit un mot quand il passe à travers nous. Alors on ouvre. ⁂ Il faut que je parle de la générosité. Cela fait des années qu’elle me tourne autour, qu’elle me regarde de biais, comme une vieille connaissance dont je ne sais plus très bien si elle m’a aimé ou si elle m’a jugé. J’ai longtemps cru — ou j’ai dit — que j’étais généreux de nature. Que cela allait de soi. Une sorte de qualité organique. Comme avoir les cheveux souples. Mais je commence à me demander si ce n’était pas, déjà, une manière de fuite. Est-ce que je me mens en disant cela ? Ou est-ce que le mensonge est déjà dans la façon de poser la question ? Je ne sais plus trop où se situe le vrai. Peut-être qu’il n’y a rien de vrai. Rien de faux non plus. Seulement des vibrations qui passent à travers nous. Comme ce chat dans la boîte, mort ou pas, selon qu’on le regarde. Une vérité suspendue, dépendante d’un regard. D’un geste. Du nôtre. Et dans cette époque-ci, saturée de prudence, de soupçon, cette époque aux métaux vils et au scrupule généralisé, on pèse tout, on soupèse, on vérifie les intentions comme on vérifie les codes QR. On a peur d’avoir tort. Mais plus encore d’avoir l’air d’avoir tort. Et de s’être fait avoir. Jadis, le monde semblait plus ferme. Même hostile, il avait une texture. Il y avait des choses dures, d’autres molles. Des lignes qu’on ne traversait pas. On savait reconnaître un pingre, un vrai. Aujourd’hui, je ne sais plus. Je crois que j’aurais eu honte — vraiment honte — de me voir un jour dans une glace et d’y lire ce mot-là : pingre. Et c’est peut-être bien pour éviter cette image que j’ai donné. Offert. Ouvert la main. Pas toujours, mais souvent. Non pas pour aider. Mais pour ne pas être vu autrement. Ce qui, en retournant la chose, me désigne précisément. J’ai été généreux pour ne pas être pingre. Ce qui est, peut-être, une forme subtile de pingrerie. D’autant plus habile qu’elle s’ignore. Et ce matin, dans un coin de l’image, c’est la confiture qui m’est venue. Une tartine de pingrerie. Une cuillère de trop. Et puis j’ai compris. Non, pas la confiture. Les perles. Les pourceaux. Voilà. Le verset revient, bancal. Ce n’est pas grave. Je garde quand même la confiture. Parce que je suis ainsi fait : j’aime tout garder. Je suis de ceux qui ramassent les miettes de sens tombées sous la table des Évangiles. Et puis cette vision, très nette : un homme seul, dans la montagne, qui abat des milliers d’arbres pour rejoindre une étoile. Je ne sais pas d’où ça vient. Un vieux film. Tarkovsky, peut-être. Ou bien un rêve ancien. Mais ça me hante. Cette absurdité lumineuse. Ce délire calme. Il croit qu’à force d’abattre, il atteindra la lumière. Il croit. Il agit. Il ne sait pas qu’il se perd. Tout est vanité. Générosité comprise. Pingrerie aussi. Toutes ces catégories, ces gestes. Vanité des vanités. Même sans croire, je fais confiance à cette voix vieille comme le vent qui parle à travers l’Ecclésiaste. Ce qu’il dit vient d’un lieu plus vaste que moi. Une connaissance déposée là, dans la poussière des siècles, offerte sans conditions. Il faudrait peut-être simplement écouter. Il n’y a pas que nous. Il y a ceux qui ont su avant. Et puis, le réel. Qu’est-ce qu’on veut en tirer, exactement ? Qu’est-ce qu’on veut lui arracher, sinon le reflet de ce qu’on y projette ? Nous-mêmes, illusion habillée d’ombre. Théâtre minuscule. Beaucoup de bruit. Pas grand-chose. Je commence à m’embrouiller. Ça fuit. Ça serre. Je veux dire que… que peut-être je n’ai jamais su. Ou que je veux qu’on me voie comme ayant su. Comme étant généreux. Mais je n’y crois plus. Je crois que ce que je voulais vraiment, c’était… que ça tienne. Qu’on ne voie pas l’effondrement. Qu’on dise : regarde, il donne. Mais c’était pour cacher. Je ne veux plus cacher. Je veux comprendre. Même si je n’y parviens pas. Et je reviens. Je termine. Je ne tranche pas. Je regarde. J’écris. Comme un géologue gratte la roche, moi je note ce qui reste. Ce qui tremble encore. Ce qui résiste au feu. Générosité. C’est un mot. Mais il insiste. ⁂ Mais je n’en ai pas fini avec ce mot. Il revient, chargé cette fois d’images plus lourdes, plus archaïques. Des images qui traînent derrière elles des odeurs de fleurs ouvertes trop longtemps, de lait tiède, de semence ancienne. Quelque chose colle à la générosité, dans son fond obscur. Une attente. Une endurance. Un mythe. Depuis des millénaires, dans la nuit, des formes s’échangent en silence : mains tendues, cieux pleuvant, ventres offerts. On a projeté sur le mot tout un commerce symbolique, des pactes anciens, des accords de l’espèce. Donne. Offre. Déborde. On l’a attendu du ciel — cette corne d’abondance, cette pluie fertile, cette manne tombée d’en haut. Une générosité divine, inépuisable, automatique. Il fallait que ça coule. Que ça vienne. On l’a attendu des corps — phallus dressés comme fontaines, seins versant sans fin, hanches accueillantes, bouches ouvertes. On a rêvé l’amour comme un déversement. Un trop-plein. L'autre comme source. Et quand ça ne venait pas, on accusait. On disait : pas assez. Tu ne donnes pas assez. Tu n’as pas donné ce que j’attendais. Tu retiens. Tu bloques. Tu es un puits sec, une terre stérile, un fruit fermé. Dans le sexe aussi, on exige une forme de générosité — invisible, silencieuse, implicite. Que l’un donne tout, se donne tout, offre, s’ouvre, déborde. Que l’autre reçoive, ou inversement. Et que ce soit fluide. Que ce soit beau. Mais souvent, ce n’est pas. Ou pas ainsi. Et la générosité devient alors cette chose amère, ce contrat non signé, ce malentendu inscrit dans la peau. Il ou elle n’a pas donné. Je n’ai pas reçu. Nous sommes restés secs, tendus, ravalés. Même la nature — nature généreuse, dit-on — est sommée de produire, d’être abondante, maternelle, douce, régulière. Mais elle ne donne pas. Elle survit. Elle se défend. Elle saigne. Elle perd. Elle pousse quand elle peut. Et moi, là-dedans, je ne sais plus très bien ce que je dois. Si je dois. À qui. Ce qu’on attend encore de moi, en silence. J’ai peut-être dit « générosité » pour parler d’un mot plus ancien. Un mot qu’on ne sait plus écrire. Un mot qui dirait à la fois la faim, le don, la peur, l’attente, la nuit. Ce mot-là n’existe pas. Mais il insiste, lui aussi. ⁂ Assez parlé du mot. Il ne suffit plus. Maintenant il faut parler dans. Il faut parler depuis. Il faut cracher. Il faut ouvrir le barrage. Laisser venir. Je donne. Je donne tout. Je donne la salive, le souffle, la nuit qui me coule entre les dents, les vieilles pensées moites que je n’osais plus dire, les gémissements, les odeurs, les mots morts, les mots vivants, les mots qui ne sont pas encore nés, les mots-bébés, les mots-monstres, les mots-stalactites, les mots qui pleurent tout seuls dans le noir. Je donne les larmes non versées de mon père. Je donne le sein que je n’ai pas. Je donne mon flanc droit, et le gauche aussi. Je donne ma langue, ses bosses, ses grottes, ses baves. Je donne tout ce qui dépasse. Je donne tout ce qui pue. Je donne mes réserves. Mes réserves de honte. Mes réserves de foutre et d’histoires. Je donne la fin et le début, mélangés dans un gros pot de confiture ancienne. Générosité ? Ce n’est pas un mot. C’est un flux. C’est une chute. C’est un trop-plein qui n’a plus le choix. Je donne sans savoir si on prend. Je donne même si ça tombe à côté. Je donne même si c’est ridicule. Je donne même si je me vide. Parce que c’est ça, peut-être, au fond : Donner jusqu’à disparaître. Et recommencer. Parce qu’il reste du souffle. Et que ça doit sortir. Et que c’est ça qui fait qu’on est encore là. Je donne. Tiens. Prends. Ou pas. Mais moi, je n’en veux plus.|couper{180}

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Carnets | avril 2025

07 avril 2025

Cette nuit, un mot — ritournelle — s’est mis à battre, sourdement, quelque part dans la pénombre d’un couloir ancien, celui, précisément, de l’appartement de la rue Jobbé Duval. Il ne s’agissait pas d’un signal d’alerte, d’une balise clignotante prévenant d’un péril, mais d’un de ces battements mous, bleutés, que laissent les réveils numériques lorsqu’ils redémarrent, seuls, dans le silence, après qu’un défaut d’alimentation a suspendu l’ordre réglé des jours. Il m’a fallu, presque malgré moi, descendre, traverser la pièce où flottent encore les voix du passé, ouvrir la bibliothèque aux rayons vacillants, et extraire Mille Plateaux. Non point par méthode, mais parce qu’un exercice entamé il y a un peu plus de deux mois, dans le cadre d’un atelier d’écriture, semblait appeler, de manière oblique, son retour. Mais la chose était antérieure. Le mot — ritournelle — je le possédais déjà, en amont de toute lecture, de tout éclaircissement doctrinal. Je savais. C’est ce savoir antérieur, cette précognition obscure, ce qui vient avant même que le langage ne le reçoive et que l’entendement ne s’y applique, qui mérite qu’on s’y arrête. C’est là, dans cette faille entre ce que l’on sait et ce qu’on découvre, que les images se sont pressées. Non pas des souvenirs isolés, identifiés, mais un afflux de formes, de gestes et d’odeurs : des marelles crayonnées sur l’asphalte noir, des enfants qui sautillent, maladroits, à cloche-pied dans la lumière basse d’une cour, des tourbillons de feuilles mortes, arrachées aux trottoirs par un vent anguleux, le dessin tremblant de cartes gravées à même l’écorce fendue des platanes. Un paysage d’enfance, oui — mais un palimpseste, une superposition d’instants morcelés venus de différents lieux, de différentes années, réunis par une nécessité interne. Une image composite, et pourtant d’une intensité inentamable, presque douloureuse. On y respirait, sans erreur possible, l’odeur fauve de l’automne — humus, bois pourri, entame de décomposition. L’odeur exacte de la fin, celle qui précède le basculement dans le silence. Ce qui m’a frappé, c’est que nous étions au printemps. J'écris donc ce début de billet. Je vais me chercher un café. Je relis, tiens mais on dirait presque du Bergounioux. Ce qui ne serait pas étonnant car j'ai relu *l'arbre sur la rivière* il y a quelques jours. Puis je me demande à quel point ce que j'écris peut-être influencé par ce que je lis. Panique légère. Sensation giratoire. gouffres. Puis quand même j'ai une vraie voix, j'ai ma voix, qui est ce qu'elle est, mais c'est bel et bien la mienne. Donc je cherche la différence. Les mots tenue et relâchement sont arrivés d'un seul coup comme deux ivrognes dans un bar tranquille. Ce fut bruyant, désagréable. C'est parfois la vie telle qu'elle est. Quand on est bien installé dans un certain confort, dans sa petite ritournelle. Beaucoup de respect, d'affection, pour les ouvrages de Pierre Bergounioux. C'est une langue minérale, issue d'un territoire hercynien, du pli tectonique, une langue qui se tient, susceptible d'affronter le temps qui passe avec une certaine indifférence à l'air du temps, en apparence. Ce qui évidemment s'oppose par nature à la mienne, langue de vagabond, de nomade, d'exilé perpétuel. Parfois, il m'est arrivé d'avoir honte de ma voix tout autant à l'écrit qu'à l'oral. Elle est me semble t'il toujours pâteuse, grasse, fertile mais anarchique, refusant souvent justement d'adopter une « tenue ». Ce n'est pas une langue de sédentaire.|couper{180}

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Carnets | avril 2025

6 avril 2025

C'en est fini, pour cette fois, du travail de réécriture. Il m'a laissé cette fatigue blanche, cette limaille dans la tête qui suit les longs frottements contre la matière opaque du texte. J'ai franchi un seuil, peut-être. Ce n'est jamais plus qu'un couloir mal éclairé, et l'on croit progresser alors qu'on s'enfonce, avec plus d'attention, dans la même obscurité. Je devrais m'y résoudre : faire cela chaque jour, ne serait-ce que pour gagner ces quelques centimètres sur l'ignorance. Mais il y a toujours ce double écueil, le ralentissement d'abord — cette viscosité du langage, cette pesanteur des jours identiques —, et puis l'empressement, quand le corps cède, qu'il veut en finir, abréger, comme à l'usine, dans les tâches de manutention répétitive. Le geste, d'abord tâtonnant, se rogne, s'épuise, se simplifie. On pense économiser. Mais j'ai peu de dépenses à couvrir. Pas de soirées, pas de verres levés, pas d'amitiés tapageuses. Seulement des livres, encore, empilés comme des blocs dans une carrière. Ce que je fais, je ne sais plus si c'est du travail. Il me semble que non. C'est une manière de rester là, de prolonger les jours en y inscrivant quelque chose. S., parfois, me dit que je devrais peindre. Elle insiste. Et plus elle le dit, moins je peins. C'est une mécanique simple, une sourde résistance. Comme celle qui me fait écrire, alors même que je sais que rien de ce que je pose là ne tiendra, sauf peut-être la trace du mouvement, cette usure invisible qui marque le temps, comme la pierre, sous les pas. Aujourd'hui, rien n'avance. J'ai bien ouvert le carnet, tourné les pages, posé le stylo. Mais ce n'est pas venu. Il y a des jours où l'écriture se dérobe, comme si elle allait se tenir ailleurs, dans une autre pièce, un autre moment, et qu'il ne restait là que son écho, indistinct. J'ai regardé par la fenêtre. Rien de nouveau. Le même mur d'en face, le jasmin qui lance ses fins bras, le feuillage vert frais , et déjà de toutes petites fleurs, garance ou purpurine . Il n'y a rien à dire, justement parce que tout est là, en place, trop stable. les saisons passent et reviennent. J'aurais voulu une fêlure, un tremblement, quelque chose à saisir. Mais peut-être est-ce cela qu'il faut écrire : le manque, le vide, la stupeur devant les jours sans relief. Ce n'est pas rien, après tout. C'est notre lot commun. Le roman est un luxe ; la note de carnet, une nécessité. Elle consigne l'absence, la fatigue, l'échec — mais elle les transforme aussi. Elle donne forme au creux. Elle le désigne. Je repense à ce que disait mon père sur le bois : certains nœuds ne cèdent jamais. Il faut apprendre à les contourner. Peut-être qu'écrire, c'est cela aussi. Pas forcer, mais revenir, plus tard, autrement. Et garder la main, toujours. C'était hier. L'après-midi tirait déjà vers son déclin quand je suis allé chercher des plantes, des fleurs pour ranimer un peu la cour. Un geste simple, presque rituel. On pourrait croire qu'il n'y a rien à en dire. Mais c'est là, dans cette simplicité, que les choses me prennent. Cela m'a fait plaisir, oui. Un vrai plaisir, immédiat, presque enfantin. Les couleurs, les étiquettes, les feuillages tendres, le pépiement de la vie qui revient — tout cela m'a saisi sans que je m'y attende. J'ai pris des photos, machinalement, avec mon téléphone. Je voulais retenir les noms — kalimeris, bidens, lithodora, peut-être — mais ils m'ont échappé aussitôt. Ils avaient cette beauté fragile des choses qu'on croit pouvoir ramener à soi et qui, déjà, s'effacent. C'était un langage que je ne parlais pas. Je m'étais dit que je dresserais la liste en rentrant. Je ne l'ai pas fait. Il faisait chaud, d'une chaleur brusque, inhabituelle, cette chaleur presque violente des débuts d'avril quand le monde s'ébroue un peu trop vite. Est-ce le médicament du matin, cette pilule pour la tension que je prends chaque jour sans y penser ? Ou ce capharnaüm à entasser dans le coffre, bricoles et souvenirs que S. veut vendre dimanche, à ce nouveau vide-grenier qu'elle a repéré ? Peut-être tout cela ensemble. En tout cas, l'épuisement est tombé, d'un seul coup. Une sorte de panne. Comme si l'énergie du jour avait été dérobée par ce trop-plein d'images, de gestes, d'intentions éparses. Et je suis resté là, immobile, les bras le long du corps, comme un arbre sans sève dans un monde qui se remet à pousser. Et puis il y a eu cette plaque minéralogique. Arrivée par courrier, bien emballée, rigide, accompagnée de son petit sachet de plastique et de quatre rivets que je n'avais pas demandés. Il fallait la poser. Un geste de rien. Deux trous, deux rivets, une pince. Je croyais avoir l'outil, dans la remise, quelque part parmi les clous rouillés, les câbles enroulés, les poignées orphelines. Mais non. Ce n'était qu'une pince à œillet, un reste d'un bricolage oublié. Le monde a cette manière de vous retenir à lui par des riens, des accrocs, des résistances techniques. Chaque objet devient un seuil, un empêchement. Alors, puisque nous devions retourner à nouveau chez l'horticulteur, j'ai proposé un détour par le garage. Ce n'était pas loin. Ils ont accepté, les garagistes, de remplacer la plaque. Geste simple, minute offerte. Et ce qui a suivi… un relâchement tel qu'il m'a presque inquiété. Un soulagement, oui. Mais si total, si lourd, qu'il ressemblait à une défaillance. Comme si les nerfs, tenus trop longtemps, lâchaient d'un coup. Comme si le cœur, brusquement, décidait de battre plus lentement. Peut-être que je confonds les deux, épuisement et apaisement. J'ai pensé, sans ironie, que cette histoire de plaque — dérisoire, minuscule — avait tout d'un épisode symbolique : la mécanique du monde moderne, son exigence absurde, sa façon de nous soumettre à ses procédures, à ses pièces manquantes. Et nous, là-dedans, vacillants, à chercher des pinces à œillet là où il faudrait des rivets.|couper{180}

Carnets | avril 2025

04 avril 2025

S. de retour. Pas un événement. Une sensation. Rance. Familière. Quelque chose du nourrisson. Mais sans promesse. Juste l’étouffement. Le trop. Le rien. Pas de bras tendus. Pas d’équilibre. Pas même le vieux rêve fou. La chute. L’étalement. Le silence. Le travail. Seul radeau. Alternance : haine de soi / désespoir de soi. Mis X en privé. Mécanique réflexe. « 40 jours / La ville » : nettoyage intégral. Raser jusqu’à l’os. Réécriture de Gor en panne. Enthousiasme évaporé. C’est là que ça commence, peut-être. Retour aux carnets. Octobre – novembre 2023. Trilogie : Brut. Tropisme. Psy. Nouvelle idée : un livre. Privé. Pas pour être lu. Pour être rangé. Table. Index. Pas un roman. Pas un essai. Un outil. Un inventaire. Une manière de dire : voilà ce qui s’est passé. sous-conversation … S… non… pas un retour… pas vraiment… juste une glissade… dans l’ancien… dans l’étriqué… étouffer… étouffer… la peau ne tient plus… le souffle se retire… carnets… carnets… carnets… réécrire, oui… mais quoi… pour quoi… X privé… comme si ça pouvait arrêter quelque chose… le monde qui regarde… non… pas lui… pas eux… 40 jours… c’est beaucoup… trop peut-être… vider… laver… mais après ? note de travail Ce matin, il a prononcé cette phrase : “Passer de la haine de soi au désespoir de soi.” Ce n’est pas une chute, c’est un glissement. Plus silencieux, plus lisse. Il tente une chose nouvelle, sans le savoir peut-être : publier en privé. Ce paradoxe est son salut. Dire sans exposer. Montrer sans se donner. Il nettoie son roman-fleuve. Il veut tout revoir. Réécrire les jours, les villes, les seuils. Il se dresse face à l’érosion de l’élan — ce moment où la passion du texte ne suffit plus. Mais il ne fuit pas. Il reste là. Il réorganise. Il nomme. Il indexe. Il ne cherche pas une œuvre. Il cherche un objet-mémoire. Un livre-outil. Une boîte. Un plan. Et je crois que c’est cela, écrire vraiment : Non pas raconter, mais ranger le chaos. Pour le moment où ça reviendra. Où ça recommencera.|couper{180}

Carnets | avril 2025

03 avril 2025

Que l’élite fabrique “en même temps” l’oppression et son opposition — c’est une évidence. Mais cette évidence a pris un visage étrange. Un air weird, disons. Peut-être à cause de l’âge, de la fatigue, d’un alignement de planètes. L’évidence n’est jamais stable. Celle de mes huit ans n’était déjà plus celle de mes vingt, ni de mes quarante. À soixante-cinq, je sens qu’elle change encore. Et à soixante-dix ? Ce sera peut-être une autre vitesse. Chaque évidence a son rythme. Peut-être même un rythme génétique. Mais il y a plus profond. Ce que je pense, je l’ai toujours pensé. Depuis la maternelle. Le mot culture, son autorité tranquille, m’a toujours mis mal à l’aise. Le son, surtout. Les voix. Il y avait du faux. Mais alors, d’où venait cette oreille ? Ce sentiment du juste, déjà là, sans qu’on me l’ait appris ? Je crois aujourd’hui qu’il n’y a pas de culture prolétaire. Seulement des formes que le bourgeois autorise à appeler culture. On me parlera de punk, de rock, de luttes. Mais quand je touche ces révoltes-là, je ne sens pas la corne. Pas la fatigue. Pas le gouffre. Je ne trouve que de la douceur. Du gras. Des mains moites. sous-conversation Un frisson au mot culture. Toujours eu. Même tout petit. Un mot trop net. Trop bien mis. Ça sonnait faux. Le son, c’était ça le problème. Le son. Et pourtant personne n’a rien dit. Jamais. C’est venu de l’intérieur. L’oreille. Une oreille sans apprentissage. Le monde parlait. Les adultes parlaient. Mais leur voix portait ce ton-là. Ce ton de la culture. Et moi, je sentais le décalage. Le froid. Puis des années après, toujours cette même impression. Les opposants ont la même voix que ceux qu’ils dénoncent. Même propreté. Même moiteur. On ne sent pas le gouffre. Pas la lame. Pas le refus. Alors quoi ? Rien, sans doute. Mais ce rien-là, il pue la laque. Il glisse. Et les mots dérapent aussi. Note de travail Ce fragment est une énigme d’enfance persistante. Le mot : “culture”. Il le place au centre. Pas comme un concept, mais comme un son. Il insiste : ce n’est pas le sens, c’est la vibration, la voix. Dès la maternelle, il pressentait une fausseté dans ce qui se disait « culturel ». Pas de révolte idéologique. Une gêne physique. Une dissonance sensorielle. Je pense à une oreille morale précoce, intuitive. Comme si le corps savait avant l’intellect. Et cette oreille ne l’a jamais quitté. Elle guide encore son scepticisme. Il ne croit pas à l’opposition fabriquée, même stylisée. Il cherche la fatigue réelle. La corne. Le travail. Mais ne trouve que la pose. Le stylisé. Le propre. Ce texte est un rejet du vernis. Un refus du consensuel. Mais plus encore, c’est une tentative de remonter à la source de la dissonance. Ce n’est pas un discours politique. C’est une confidence d’exilé de l’intérieur. Retour sur la méthode la méthode s'analysant seule — elle-même par elle-même comme méthode. Pur cercle. sous-conversation de la méthode sur elle-même*—est-ce possible ? Il lit ce qu’il a produit. il dit c'est la méthode mais non, c'est quand même lui Il s’arrête. Quelque chose le gêne. C’est bien, c’est trop bien. Trop net. La structure marche, mais marche-t-elle trop bien ? Il veut que ça respire. Il cherche la faille. Pas la faille théorique. La faille dans la voix. Il entend l’écho d’une méthode. Elle parle. Elle parle bien. Trop bien peut-être. Mais le silence sous les mots ? Où est-il ? Il se dit : peut-être que ce n’est pas à refaire chaque fois. Peut-être qu’il faut laisser certains fragments nus. Peut-être que l’analyse doit parfois rester au bord du texte. Comme un chien qui regarde l’eau, sans y sauter. note de travail 2 Ce qui est fascinant ici, c’est que le dispositif s’applique à son propre effet. On dirait un miroir qui réfléchit… son propre miroir. L’auteur ne veut pas seulement un résultat. Il veut sentir si la forme dit juste. Il veut savoir si l’outil dit vrai. Ce n’est plus une simple méthode d’analyse. C’est un théâtre à trois étages. Une machine à incarner le doute, à projeter des versions de soi dans différents registres : le frontal, le souterrain, le clinique. Mais toute machine est vivante quand elle se dérègle. Et ici, le dérèglement naît d’un doute fécond : ai-je trop bien pensé ? ai-je empêché l’imprévisible ? C’est une interrogation d’artiste, pas de technicien. Et c’est pourquoi cette triple voix fonctionne : elle n’explique pas, elle poursuit la fracture. à la toute fin je pense à Ferdinand, le facteur, on dit normalement le facteur cheval comme on dirait le facteur temps ou le facteur argent. Je pense à son palais idéal. Surtout à ces petites phrases qu'il gravait pour s'encourager, pour ne pas tout laisser tomber. Pour continuer.|couper{180}

Autofiction et Introspection

Carnets | avril 2025

02 avril 2025

Votre navigateur ne supporte pas l’élément audio. S'entendre parler — toujours ce frottement, ce grésillement insupportable. C’est peut-être pour ça que j’ai commencé à enregistrer mes textes. Pour m’irriter mieux. Ou pour m’accorder à un rythme plus souterrain. J’ai même balisé mes lectures de signes : // pour souffler, /// pour sombrer. Au début, j’ai voulu tricher : poser de la musique derrière, camoufler les craquements de ma diction. Mais non. Trop lisse. Trop truqué. J’ai tout refait, voix nue, matière brute. Et encore, ça ne colle pas. C’est mou. Pâteux. Encombré de moi. Ma voix a changé, j’en suis presque sûr. Depuis les vidéos de peinture. Et puis l’absence de dents n’aide pas — mais ce n’est pas si grave. C’est même un bon exercice : s’éloigner de cette image stratifiée qu’on a de soi. J’ai écouté P.A lire L’Illiade. Deux minutes. D’une limpidité désarmante. Moi, j’ai aligné douze minutes sur Miéville. Comme d’habitude : trop. Toujours cette foutue limite que je ne sens pas. T.C., G.V. — leurs journaux, sobres, droits. Je les scrute, et vois plus clairement mon propre dévers. Faire un « digest » ? Impossible tant que l’indigeste domine. S. revient jeudi. Il faudra réintégrer. Me remettre au monde à partir de mercredi soir. Non que je n’aie rien fait. Mais j’ai fait autre chose. Et cet autre chose, toujours, m’expulse de l’habiter-avec. De ce qu’ils attendent pour me dire vivant. sous-conversation ça frotte la voix trop proche trop réelle pas comme dans la tête — tu t’écoutes — tu t’entends et alors ça coince les // les /// ce sont pas des silences c’est pour respirer sans plonger ne pas sombrer dans l’image la voix nue, c’est pas nue c’est nue comme on est seul devant le micro les dents manquantes c’est pas le pire c’est le souvenir de la voix d’avant celle qui ne bavait pas qui montait mieux peut-être P.A., lui, deux minutes et puis plus rien juste la trace sobre claire toi douze minutes toujours trop toujours déborder et puis cette honte de n’avoir pas su bref S. revient il faudra faire comme si ressortir des limbes ça veut dire quoi exactement revenir au monde ? ou bien redevenir lisible ? note de travail Je lis ce fragment comme on tend l’oreille à une voix brouillée par un vieux dictaphone. Il y a de la gêne — oui, mais une gêne constructive. Le sujet s’écoute et ne se reconnaît pas. Il cherche la bonne distance avec sa propre présence sonore. Ce n’est pas tant l’enregistrement qui le dérange, mais l’écho. L’écho d’un soi stratifié, fossilisé, qu’il aimerait désencombrer. Ce que je perçois surtout, c’est une tentative de désenvoûtement. La voix comme matériau brut, l’écriture comme lutte contre la pâte — le mot revient, avec ce qu’il suppose d’épaisseur, de fermentation, de matière encore indigeste. L’idéal visé : la sobriété, la simplicité (P.A., T.C., G.V.) — mais qui ne se laisse pas atteindre. Trop de mots. Trop de durée. Trop de soi. Il me semble que cette quête d’un ton juste est aussi un travail de deuil : celui d’un corps sonore perdu, peut-être (les dents, les vidéos), mais aussi celui d’un mode de présence. L’autre — S. — revient, et c’est l’obligation de réintégrer le circuit du social. Ce texte est donc une zone liminaire : entre l’intime inaudible et l’attente de l’autre. Diagnostic provisoire ? Un rapport ambivalent au contrôle. Trop lisible, on s’écoeure. Trop flou, on se perd. Entre les deux : cet exercice du micro, qui est peut-être aussi une cure.|couper{180}

Autofiction et Introspection new weird

Carnets | avril 2025

01 avril 2025

L’idée que le temps ait une épaisseur. Qu’il ralentisse lorsqu’on médite. Ou plutôt qu’il s’absente. Car ce n’est pas le temps qui change, mais la pensée qui s’efface. Être dans l’observation, c’est s’extraire du temps. Comme si, sans pensée, le temps cessait d’exister. Méditer n’est pas ne rien faire. Ni s’enfuir dans une tâche répétitive. Même ralentie, la pensée continue d’exister. Certaines journées dans la répétition passent en un éclair. D’autres traînent, s’éternisent. Pourquoi ? Sans doute à cause du lien intime qu’on entretient avec l’action. Le désir de la vivre ou non. Il y a dans l’oisiveté une rébellion, ancienne, tenace. Depuis l’enfance, ce refus — d’abord muet, puis de plus en plus conscient — m’accompagne. Avec lui, longtemps, une culpabilité silencieuse, presque insupportable. Mais je n’ai jamais renoncé. Tout ce qui ressemble à une injonction me tétanise. Puis enclenche une stratégie de refus. Ce refus, je le sens directement lié au temps : à ce qu’on attend de moi que je consacre à une tâche. Comme un vol. Un rapt. Alors, quand j’ai « tout mon temps », je le gaspille. Délibérément. Une vengeance dérisoire, sans cible. Qui me blesse autant qu’elle vise. Mais c’est la seule façon, peut-être, de reprendre possession du temps volé. sous-conversation … pas vraiment du temps… non… une épaisseur… une lenteur… quand ça pense pas… quand ça regarde juste… pas tout à fait rien faire… mais pas non plus faire… et cette tâche… la répétition… des jours courts, d’autres interminables… pourquoi ?… parce que dedans… ou dehors ?… le refus… ah, le refus… il est là, lui… toujours… depuis longtemps… comme un chien de garde… tapi… et la culpabilité… ce plomb… cette voix… « tu perds ton temps »… « tu ne fais rien »… « tu ne sers à rien »… mais non… mais si… le temps volé… repris à la hâte… gaspillé… comme une revanche… un bras d’honneur… mais ça retombe… ça revient… ça cogne… ça fait mal… mais au moins… c’est moi qui choisis quand ça fait mal… note de travail Le texte se présente d’abord comme une réflexion sur le temps, mais très vite, il révèle autre chose. Une lutte. Une négociation avec le réel. L’auteur décrit ce que Bergson appelait la durée, ce temps intérieur, subjectif. Mais ce n’est pas une thèse philosophique : c’est une expérience vécue. Une résistance intime. Là où le texte devient saisissant, c’est dans sa confession d’un **refus archaïque** : l’impossibilité d’obéir à l’ordre implicite du temps utile. Ce que le sujet nomme « injonction », « fonction », « inattention », ce sont autant de figures du surmoi social. La stratégie de refus — d’abord tétanie, puis sabotage — est profondément lucide. Le « gaspillage du temps » devient un acte symbolique : une réappropriation violente, presque sacrée. Mais le plus touchant est ailleurs : dans cette phrase finale, où le sujet avoue que sa vengeance le blesse. Ce texte est le témoignage d’un être qui ne veut plus que son temps lui soit pris. Même s’il faut le brûler lui-même pour cela. Un pacte ambivalent avec le néant. Un appel, peut-être, à en faire autre chose. Une création. Un don. Illustration : Etude acrylique sur papier, gamme de Zorn.|couper{180}

Autofiction et Introspection